Guy Astic, L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars

dans Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, 2000,.

 

La "démesure" du dernier recueil de nouvelles traduit en français (il nous faut attendre la traduction de "Hearts in Atlantis") tient à l'intervalle de création, particulièrement étendu, qui sépare certaines nouvelles (plus de vingt ans, de 1969 à 1992) : "Entre-temps, le jeune homme est devenu un homme mûr, les Etats-Unis ont vu les contours du mauvais rêve américain se préciser, la mass médiatisation a explosé, la technoculture s'est répandue, suscitant craintes et fascination." (98) Il n'est donc pas étonnant que le recueil présente dans le désordre des "morceaux de réel détraqué" et se trouve représentatif d'un "fantastique, qui innove sans cesse en ménageant des lieux précaires, incertains et variables pour l'impossible à figurer", qui pratique "le brouillage des catégories (réel-irréel), la confusion des facultés de classification (raison-déraison), l'hésitation entre l'incrédulité et son contraire", le tout conduisant à une "vive indétermination..." (99). Pour que le lecteur s'y retrouve dans cet ensemble "fait de bric et de broc", Astic dresse un intéressant tableau qui ordonne les différentes nouvelles selon leurs motifs, et dont l'aperçu témoigne de la richesse d'inspiration de King.

En vue d'éclaircir la signification de son investigation, Astic fait appel au "binôme incontournable" aux yeux de King : "Le «text» constitue l'épine dorsale de ses écrits (donner à lire ou à voir une bonne histoire), mais il ne peut occulter le «subtext» (le texte sous-jacent ou texte symbolique), ces ramifications qui confèrent à l'intrigue sa complexité idéologique, psychologique, culturelle." (104) D'autant plus que King est réfractaire à l'impersonnalité dans son acte de conteur, et que ce recueil, comme les autres, rassemble introduction, épigraphe, dédicace, note et même un conte conclusif, qui témoignent de son désir d'assurer son omnipotence en tant que scripteur.

Le réalisme des nouvelles de "Rêves et Cauchemars" ne correspond pas tout à fait à l'acception du sens ordinaire du mot : "Elle recoupe le processus complexe engagé pour rendre crédible et acceptable une fiction qui détonne. Ce processus prend appui bien entendu sur les effets de réel, sans pour autant les faire prévaloir. Il ménage aussi et surtout les angles d'approche du banal que l'auteur américain adopte avec une double visée : susciter la terreur, explorer les zones limites et encore tangibles du monde référentiel." (109)

Pour développer une image qui l'intéresse, King la fait "miroiter", renforce sa "nature scandaleuse, aberrante, saugrenue". Il prend le pari : «si, après tout...», «suppose que... », qui permet toutes les fictions en contraste avec une réalité plate et ordinaire. La "matrice imaginative" kingienne repose ainsi sur une vision qui se charge progressivement de sens, "d'actes narratifs dans le cas de la rédaction d'une fiction. Or l'image elle-même, autrement dit l'impensable figuré, est perçu par l'écrivain américain comme l'aboutissement, ce vers quoi doit tendre le récit. (...) Par conséquent, sa tâche consiste à combler l'intervalle qui sépare le choc projeté du concret inféré." (110) Cette assertion est justifiée par Astic en auscultant quelques nouvelles du recueil sous cet angle. Une autre approche du réel auquel King s'intéresse est lié à la décomposition de la vie urbaine, "à la fois autopsie et corruption". Le surnaturel n'est plus rattaché aux cités et demeures gothiques, ou aux contrées exotiques. Sa présence dans nos villes est telle qu'il suffit de porter un regard plus aigu sur la vie ordinaire pour voir l'envers du décor apparaître.

Par ailleurs, King est un "farceur", désireux de surprendre en mêlant les représentations habituelles, "avec des facéties fantastiques en apparence grossières et gratuites. L'excès règne donc aussi dans l'orchestration des registres littéraires". King, désireux d'en mettre plein la vue au lecteur, s'attache particulièrement à la "tournure spectaculaire" de ses récits. Cependant, son écriture ne travaille pas seulement "le clinquant, la surface du texte, mais elle participe d'une esthétique dictée par le résultat à obtenir sur le lecteur, que King veut étonner et enchanter, et de la stratégie conçue pour atteindre ce résultat." (114) Astic s'applique à justifier ces diverses analyses par de nombreux exemples, pour montrer que King souhaite "faire sensation et recourt à une rhétorique de forain de l'étrange tout à fait en phase avec son époque." (120)

Astic met aussi en évidence d'autres significations transversales de l'oeuvre kingienne : King fait se rejoindre ses fictions modernes avec les mythes, légendes, contes dans lesquels elles sont fréquemment présentes. Il utilise la satire des ridicules de son temps, mais avec l'exagération d'un François Rabelais, exagération qui "dépasse le vraisemblable, voire le convenable, comme moyen monstrueux de renverser certaines normes, certains travers communément acceptés." (121) Astic note encore la place de l'obscénité, au sens étymologique du terme, ce qui est de mauvais augure, qui crée le scandale, qui fonctionne chez King comme "un vomitif fictionnel où la révulsion aboutit à un soulagement sublime, à une forme d'illumination, d'expression d'un instinct de vérité passager", qui révèle les aspects occultés de la réalité : "Sous leurs dehors de non-sens grotesque et de basic instinct, les récits nous ouvrent les portes d'un univers brouillé, souillé, une sorte de «zone crépusculaire»". (127)

Enfin Astic insiste sur l'idéologie du représentable, qui permet des grilles de lecture et de transmission du réel, marquées par l'omniprésence de l'impureté médiatique, le règne de l'image, et l'abolition des frontières entre réalité et projection du réel : "Rêves et Cauchemars explore intensément les conséquences de la médiatisation à outrance et de la dissolution des frontières entre le réel et la représentation." (129) Astic établit un relevé succinct des intertextes audio, vidéo et scripturaux pour saisir l'ampleur de la surenchère médiatique présente dans ces nouvelles d'un recueil, dont l'esthétique est atteinte "du syndrome de la sur-représentation. Rien de moins surprenant puisque Stephen King, rejeton d'une époque régie par l'impératif de l'image, opère en véritable «story-movie-teller», en « écrivain-réalisateur»." (130)

Ces nouvelles réfléchissent leur époque. Elles sont "à la fois ancrées et désentravées dans la modernité qui les baigne, elles sont empreintes d'une esthétique hybride, tiraillée entre le transcendant éveil à des images neuves ou restaurées et l'hyperréalisme désenchanteur dont, semble-t-il, l'envolée fantaisiste ne peut guère se départir." (136) La fiction narrative se trouve engagée dans les sollicitations de l'hypermédiatisation d'un monde en crise, avec "en point de mire et soubassement, l'excès. Il reste une impression durable de régénération, voire de nouveauté, alors même que s'impose un monde confronté à sa dislocation, à son éparpillement."

La réflexion d'Astic s'appuie sur les analyses pertinentes des nouvelles qui servent de support à sa démonstration. L'étude est brillante, écrite avec plus de densité dans le choix des concepts que les autres participations du collectif. Astic connaît bien le sujet, qu'il a précédemment développé dans une étude parue dans les Cahiers du Cerli en 1997. Si quelques emprunts ont été effectués, le mode d'approche du sujet, les vues développées, plus drastiques et synthétiques, et le ton adopté présentent des différences importances, qui font des deux études des apports de choix complémentaires. Guy Astic, qui a effectué le travail de coordination des textes pour l'édition de cet ouvrage, a fourni deux autres apports, "Stephen King en images. Panorama réglé d'une filmographie déréglée", ainsi qu'une bibliographie sélective des études sur l'oeuvre de Stephen King.

Guy Astic est chargé de cours à l'université de Nice et rédacteur en chef de la revue Simulacres, consacrée au cinéma fantastique. Il prépare un doctorat de littérature comparée sur Les mouvances du roman moderne européen. Passionné de fantastique, il collabore à un grand nombre de revues universitaires ou grand public. Il publie Relic, le bulletin des amis du CERLI. Il a lancé fin 1999 la revue Simulacres, revue d'esthétique du cinéma. (Au sommaire du #1 un dossier Stephen King). Il a publié un livre sur Le Fantastique et a coordonné un collectif, Stephen King, premières approches, éd. du Cefal, 2000. Infos. Autres livres recensés sur ce site : Alexandre Dumas, Histoire d'un mort racontée par lui-même, anthologie présentée par Guy Astic - Suite fantastique,de Charles Nodier à Roland Topor,anthologie présentée par Guy Astic

 Ernould Roland, 1999.

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 Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, mai 2000, 270 p

autres textes :

 

Guy Astic

L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars.

Jean Marigny

Stephen King Romancier.

Denis Mellier

Le grand Bazar de Stephen King.

De l'épouvante en régime libéral : terreur, économie, réflexivité.

Sophie Rabau

Comment lire Stephen King? ou La frontière effacée

Autres ouvrages publiés par le CEFAL analysés sur ce site :

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 1 : Des origines aux pulps, Cefal 1993

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 2 : De la mort des pulps aux années du renouveau, Cefal, 2000

D'un autre éditeur : Jean-Baptiste . Baronian .. Panorama de la littérature fantastique de langue française La Renaissance du Livre, 2000

 .. du site Imaginaire : liste des auteurs

.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle

.. du site Stephen King

mes dossiers sur les auteurs

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