Le motif du LIEU dans SHINING.

 

Avec Shining, King a atteint la plénitude de ses moyens d'auteur et de son habileté de raconteur d'histoires1. La particularité de Shining est de mener deux reconnaissances contrefaites simultanées : celle de l'innommé, avec le don de voyance de Danny (ordre au paranormal); et celle de l'innommable, les pouvoirs de l'esprit de l'hôtel Overlook et son emprise sur le père de Danny (ordre du surnaturel). La conjonction des deux reconnaissances conduisent inexorablement à l'apparition du monstre et son affrontement dans une tentative d'infanticide sacrificatoire.
Une écriture fantastique réussie est celle qui, sur un même événement, donne des explications multiples et laisse le plus longtemps possible le lecteur dans l'incertitude. Dans
Shining, roman qui servira pour la démonstration, plusieurs protagonistes donnent des explications contradictoires en partant d'observations fragmentaires sur le même sujet. Cette sorte d'introduction au récit, par opposition de points de vue, met en appétit le lecteur à condition d'être bien agencée. À un critique qui se plaignait qu'"il ne se passait rien dans les 250 premières pages", l'agent littéraire de King, Kirby McCarley répondit avec justesse : "Oui, mais il y a des violons dans le lointain et ça suffit pour attirer les gens." 2

.. du site ..

'hôtel Overlook édition japonaise

 

L'hôtel Overlook, quel que soit l'esprit qui l'habite, vit sur un même espace, mais à sur plusieurs niveaux de temps. L'hôtel n'a pas de temporalité déterminée. Il est plutôt constitué d'éléments qui se sont additionnés au cours des décennies, et qui vivent en coexistence synergique quelle que soit l'époque où ils ont été intégrés. L'esprit qui hante Overlook fait penser au metteur en scène d'une pièce de théâtre exigeant, qui ne sélectionnerait, parmi une multitude d'auteurs, que ceux qu'il aurait soigneusement retenus en fonction d'un goût particulier pour une théâtralité macabre. De même pour un certain nombre d'objets, qu'il a peu à peu intégrés à sa mise en scène particulière.

Le Guignol d'Overlook.

L'hôtel puise ainsi, à divers moments de son histoire, des êtres choisis pour agrémenter son existence parallèle. Les spectres l'amusent. Les apparitions s'additionnent dans une sorte de continuité et la plus grande distraction de l'hôtel semble être le bal qu'il reproduit régulièrement comme l'amateur une scène de cinéma particulièrement appréciée.
Le procédé pour mettre en place cette idée dans l'esprit du lecteur n'est pas le même de ceux qui ont été utilisés pour faire accepter les particularités du don de Danny. King confrontait différentes opinions pour son lecteur, qui, aidé par de multiples observations, faisait peu à peu son opinion. Dans le cas de l'hôtel, il n'y a pas de confrontations d'opinions, mais tout une série de notations qui s'additionnent et qui amène tout naturellement le lecteur à accepter la vie maléfique de l'hôtel.

Ce passé n'est pas mort. Il survit dans un temporalité parallèle, se réveille occasionnellement sur l'incitation de son organisateur. Il se peut que, chaque jour, dans ce monde parallèle, soit un spectacle dont l'hôtel est friand : "Mais la fête s'était-elle réellement interrompue? N'était-ce pas plutôt qu'elle se poursuivait ailleurs, dans une autre dimension temporelle qu'elle ne pouvait plus percevoir? (377). Quand la pièce jouée lui devient monotone, l'hôtel puise dans notre réel un nouvel élément qui l'intéresse. Il y a ainsi, à certains moments, coïncidence entre notre monde chronologique et cet univers différent constitué de noyaux durs fossilisés de notre passé.
Tout se passe comme si, à plusieurs reprises, l'hôtel s'était figé dans le temps : "
Toutes les époques de l'hôtel semblaient avoir fusionné pour ne plus faire qu'une seule. Il n'y manquait que l'actuelle, celle des Torrance, mais très bientôt celle-là aussi viendrait rejoindre les autres. Et il [Jack] s'en félicitait, c'était une excellente chose. Il pouvait les entendre, les beaux étrangers. Il commençait à prendre conscience d'eux comme ils avaient dû prendre conscience de lui à son arrivée." (88)

Apparitions.


Le lecteur a été prévenu par un effet d'annonce de Hallorann que l'hôtel présentait des aspects inquiétants, qui semblent ne se manifester qu'à ceux qui ont le «don»
10. L'hôtel est en effet capable de déclencher des apparitions : "J'ai fait de mauvais rêves ici; j'ai eu parfois de sales pressentiments. Je n'ai fait que deux saisons et pourtant j'ai dû avoir au moins une douzaine de cauchemars. Plusieurs fois, j'ai eu des visions, mais je ne te dirai pas ce que j'ai vu. Ce n'est pas pour les enfants - c'est trop dégoûtant. La première fois, ça s'est passé dans la buissaie, là où poussent ces maudits buissons taillés en forme d'animaux. La deuxième fois, c'est arrivé à cause d'une des femmes de chambre, une certaine Dolores Vickery. Elle devait avoir le Don, elle aussi, mais sans s'en rendre compte. (...) Elle prétendait avoir vu quelque chose dans une des chambres, la chambre 217. Il s'y est passé quelque chose de moche. Je veux que tu me promettes de ne jamais y mettre les pieds. Pas une une seule fois, de tout l'hiver. Tu fais comme si elle n'existait pas." (88)

Dès son arrivée, Danny voit l'hôtel tel qu'il est au-delà des apparences, comme lorsqu'il visite à son arrivée la suite présidentielle : "Il avait les yeux rivés sur le mur tapissé de soie à rayures blanches et rouges à côté de la porte de la chambre. (...) De grandes éclaboussures de sang séché, tachetées de minuscules caillots d'une substance grisâtre, maculaient la tapisserie. Danny en avait la nausée. Les taches suggéraient la représentation d'un visage humain, convulsé par la terreur et la douleur, bouche béante, la tête à moitié pulvérisée. C'était l'"uvre d'un fou, dessiné dans le sang..." (95) Dans le cas présent, le don de voyance de Danny lui permet des passages temporels : "Il eut l'impression d'avoir crevé une fine membrane sensorielle, de remonter dans le temps se trouvait à présent dans le couloir devant la suite présidentielle, au troisième étage. Près de lui, jetés l'un sur l'autre, les cadavres sanglants de deux hommes en complet veston et cravate étroite, qui avaient été abattus à coups de revolver, se mirent à remuer et à se dresser.
Il allait pousser un cri, mais il se retint.
(VOUS N'ÊTES QUE DES FANTÔMES! VOUS N'EXISTEZ PAS!)
Le tableau se fana devant ses yeux comme une vieille photographie et disparut."
(405) On a l'explication historique de cette vision : "Cet hôtel, dit Jack, a été la propriété pendant un certain temps des gens de la Mafia de Las Vegas, des gangsters. En 1966, un des caïds du milieu, un certain Vito Gienelli, a été assassiné ici avec ses deux gardes du corps. Un journal a publié une photo de la scène qui correspond tout à fait à la description de Danny." (246)
Hallorann l'avait mis en garde contre de telles visions, mais dans un effet d'annonce optimiste, quand il essaie de le rassurer : "
Je crois qu'il n'y a rien à craindre ici. Alors ne te bile pas. (...) Il ne faut pas avoir peur de tes visions. Elles ne peuvent pas te faire de mal, pas plus que les images dans un livre. (...) Dans cet hôtel, c'est pareil. Je ne sais comment te l'expliquer, mais on dirait que le mal hante cet endroit. On en relève encore les traces. (...) Alors, si tu vois quelque chose de bizarre dans un corridor, ou dans une chambre, ou dehors, dans la buissaie..., tu n'as qu'à détourner les yeux, et quand tu regarderas de nouveau, la vision aura disparu. Tu comprends?" Mais il n'en est pas si sûr au fond de lui-même : "Je crois... Mais s'il se trompait?" (89/90)

Car les diverses apparitions (dont l'influence et l'action vont croissant) qui se présentent à Danny, d'abord innocentes (les buis, l'extincteur). Elles se montrent de plus en plus menaçantes, comme déjà le cadavre de la chambre 217.

Le spectre de la chambre 217.

 

Le motif du mixte fantôme/mort-vivant est utilisé à double titre : un autre exemple de la vie parallèle de l'hôtel d'une part, mais aussi - le texte s'y prête bien - à une analyse plus détaillée de la progression réussi du climat d'un sujet fantastique. L'histoire de la chambre est d'abord racontée de manière objective par le gardien Watson. Une vieille femme abandonnée par son jeune amant s'est suicidée dans cette chambre : "Une semaine plus tard, la femme de chambre, une connasse du nom Dolores Vickery, entre dans la chambre où elle est morte pour faire le lit, pousse un cri à réveiller les morts et tourne de l'"il. Quand elle revient à elle, elle raconte qu'elle a vu le cadavre de la vieille dans la salle de bains, qu'elle était couchée toute nue dans la baignoire. «Elle avait la figure toute violette, dit Dolores, et elle m'a fait un grand sourire.» Ullman l'a virée sur-le-champ." (33) Ce procédé, dit d'anticipation, annonce de façon succincte, et souvent de manière détournée, un épisode important qui doit intervenir dans le récit. Le lecteur, prévenu par cet effet d'annonce, est plus réceptif à l'événement quand il se produira11. Cet effet d'annonce sur le même événement peut être répété, sous forme de confirmations ou de variantes12.

Le début de la narration de la vision du cadavre est évidemment consacré à l'objet horrible et à sa description, dont les termes sont choisis pour susciter la montée de l'horreur. Malgré la défense, Jack pénètre dans la chambre : "Il fit glisser le rideau de douche.
La femme qui gisait dans la baignoire était morte depuis longtemps. Elle était toute gonflée et violacée et son ventre, ballonné par les gaz et ourlé de glace, émergeait de l'eau gelée comme une île de chairs livides. Elle fixait sur Danny des yeux vitreux, exorbités comme des billes. Un sourire grimaçant étirait ses lèvres pourpres. Ses seins pendillaient, les poils de son pubis flottaient à la surface et ses mains congelées se recroquevillaient comme des pinces de crabe sur les bords godronnés de la baignoire en porcelaine."
Se produit évidemment la peur, avec ses caractéristiques particulières : "Danny hurla sans qu'aucun son ne sortit de sa gorge; le cri refoulé plongea au fond de son être comme une pierre qui tombe au fond d'un puits. Il recula de nouveau, faisant tinter le carrelage sous ses pas, et subitement il sentit que dans son affolement il s'était inondé d'urine."

À ce stade, pour que la peur laisse la place à la terreur, il faut une menace précise, donc de l'action : "Alors la femme se mit sur son séant.
Toujours grimaçante, elle rivait sur Danny ses énormes yeux exorbités. Ses paumes mortes crissaient sur la porcelaine, ses seins se balançaient comme de vieux punching-balls craquelés. Quand elle se leva, on entendit un bruit à peine perceptible de bris l'échardes de glace, mais elle ne respirait pas : ce n'était qu'un cadavre, mort depuis des années."

Seconde période, qui permet au romancier de décrire les effets physiques de la peur et les perturbations psychologiques qu'elle entraîne : "Les yeux écarquillés, les cheveux dressés sur la tête comme des piquants de hérisson, Danny fit volte-face et s'enfuit à toutes jambes vers la porte extérieure qu'il trouva refermée. Sans penser qu'elle n'était peut-être pas verrouillée et qu'il suffisait de tourner la poignée pour sortir, il se mit à cogner dessus et à pousser des hurlements déchirants qu'aucune oreille humaine ne put entendre." Les derniers mots ne sont évidemment pas anodins, la solitude constituant un élément d'angoisse supplémentaire.

Vient la troisième phase de l'action, avec un crescendo dans la terreur : "La morte au ventre ballonné, aux cheveux desséchés, qui gisait, magiquement embaumée, depuis des années dans cette baignoire, s'était levée et, les bras tendus, s'était lancée à sa poursuite."
Ménager une pause est une bonne solution, à ce stade du récit. Ce procédé, dit de retardement, vise dans le cas présent à maintenir la tension pendant une durée variable (en différant la poursuite de l'action d'un paragraphe, voire d'un ou plusieurs chapitres
13 ). La détente qui se produit renforce, par l'attente, la relance de la peur : "Tout à coup, une voix calme et rassurante se fit entendre, la voix de Dick Hallorann. Et Danny, qui avait retrouvé la sienne, se mit à pleurer doucement, non pas de peur mais de soulagement.
(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal..., pas plus que les images dans un livre... Si tu fermes les yeux, elles disparaîtront.)"

Un dernier rebond porte l'horreur à son comble : "Quelques minutes passèrent. Il commençait tout juste à se détendre (...) quand deux mains puantes, tuméfiées, suintantes de l'humidité des années, se refermèrent doucement autour de son cou et le forcèrent à se retourner et à regarder dans les yeux le visage violacé de la mort." (214/5)
Pour renforcer le suspense psychologique, le bon procédé à ce stade est de passer au chapitre suivant, ne portant pas sur le même sujet... Aussi le lecteur ne sait plus bien où il en est quand, quelques pages plus loin, il retrouve Danny sans qu'une autre explication soit donnée : "
Le col et les épaules de sa chemise étaient trempés et il avait des hématomes au cou et sous le menton." (226)

Wendy croit que c'est son mari est le responsable. Déjà sous l'emprise de l'hôtel, Jack poursuit son discours pseudo-psychologique : "
Il avait nié toute responsabilité dans ce qui était arrivé à Danny. Il avait paru sincèrement horrifié par les bleus sur son cou et par son état semi-comateux. Si c'était lui le coupable, il avait probablement agi sous l'emprise d'un dédoublement de la personnalité." (230)

Aux parents maintenant de prendre connaissance de la version de Danny : "Je suis entré dans la chambre, commença-t-il. (...) Alors elle s'est dressée et elle a voulu me prendre. Je sentais bien que c'est ça qu'elle voulait. Elle ne pensait pas vraiment, pas comme Papa et toi vous pensez. Elle avait des pensées noires, des pensées qui voulaient faire mal. (...)
Alors je me suis appuyé contre la porte, j'ai fermé les yeux et j'ai pensé à ce qu'avait dit Mr. Hallorann, que ces visions ne pouvaient pas me faire de mal qu'elles étaient comme des images dans un livre. Je me suis dit que si je répétais sans cesse «Vous n'êtes pas là, vous n'êtes pas là...», elle finirait pas s'en aller. Mais ça n'a pas marché.
Sa voix se fit aiguë, hystérique.
- Elle m'a attrapé, elle m'a forcé à la regarder... Je pouvais voir ses yeux..., ils étaient tout petits.., puis elle a commencé à m'étrangler... Je pouvais la sentir... Elle sentait la mort.
.. " (217) Danny s'est évanoui quand l'événement s'est produit, ce qu'ignorait le lecteur. King ne nous contera pas ce qu'a fait la morte alors... Bel exemple d'emprise psychologique d'un auteur sur son lecteur, que cet épisode parcouru le c"ur battant. Il vaut mieux ne pas trop réfléchir sur ce qu'un enfant de cinq ans peut bien connaître de l'odeur de la mort... Mais on sait que le récit d'horreur ne peut bien fonctionner que quand il est question de vie ou de mort.

Le bal d'inauguration.

En 1947, lors de sa réouverture après un long abandon, un bal masqué a été donné à Overlook pour célébrer l'événement. Sur le carton d'invitation : À minuit on ôtera les masques et le bal commencera. Pour Danny, averti par Tony, Hallorann, puis enfin Jack, l'hôtel est suspect : "Il se peut aussi que l'Overlook ne soit pas un hôtel comme les autres. (...) L'Overlook serait plutôt hanté par le résidu psychique laissé par ceux qui ont séjourné ici et par leurs actes, bons ou mauvais. On peut dire, j'imagine, que tous les hôtels sont «hantés» en se sens-là, et tout particulièrement les vieux hôtels." (263) Il est vrai qu'on décède beaucoup dans cet hôtel : "D'après mes calculs, entre quarante et cinquante types sont morts dans cet hôtel depuis que mon grand-père l'a ouvert en 1910." (33)

Jack est le premier à avoir vu - ou cru voir - la vie parallèle secrète et cachée de l'hôtel : "Autour de lui, l'Overlook commençait à s'animer. (...) C'était une perception qui, sans faire appel ni à la vue ni à l'ouïe, restait très proche d'elles, comme si elle n'en était séparée que par une fine pellicule presque imperceptible. Un autre Overlook, caché sous l'apparence des choses, affleurait peu à peu et venait faire concurrence au monde réel - si toutefois il existait un monde réel, se dit Jack. Cela lui rappelait les films en trois dimensions de son enfance. Si vous regardiez l'écran sans les lunettes spéciales, vous n'aperceviez qu'une image double - exactement l'impression qu'il avait maintenant. Mais, quand vous mettiez les lunettes, alors tout prenait un sens. (...)
Toutes les chambres de l'Overlook étaient occupées ce matin.
L'hôtel était au grand complet."
(328)

La porosité des frontières entre le monde réel et celui d'Overlook fait que, plusieurs fois, Jack paraît participer à ce bal, cause avec le barman, boit abondamment alors qu'il n'y a pas d'alcool dans l'hôtel, danse avec une jeune femme séduisante. Puis brusquement Jack sort de cette vision : "
Le dancing était vide.
Les chaises aux jambes grêles étaient posées renversées sur les tables recouvertes de housses en plastique. La moquette à motifs dorés avait été remise sur la piste de danse pour en protéger le vernis. Sur l'estrade déserte traînaient un microphone démonté et une guitare sans corde, couverte de poussière."
(339) Et il n'y a a pas de verre sur le comptoir. Le cerveau de Jack, qui se dérange, a-t-il imaginé cette scène? Trois faits viennent interdire cette hypothèse.
D'abord des objets insolites trouvés dans l'ascenseur, après des bruits qui ont alarmé la famille Torrance, attribués par Jack, devenu de mauvaise foi, à un court-circuit : "
Elle réussit enfin à monter dans la cabine. Elle avait les joues en feu, son front était d'une pâleur lunaire. (...) Qu'est-ce que tu dit de ça. Jack? Est-ce un court-circuit?
Elle lui jeta quelque chose et le couloir s'emplit soudain d'une pluie de confetti multicolores.
-Et ça?
C'était un serpentin vert, décoloré par l'âge.
-Et ça?
Elle lança en l'air un loup de soie noire pailletée qui alla atterrir sur les guirlandes de la moquette bleu de nuit.
(...) Sur la moquette jonchée de confetti le loup fixait le plafond de son regard vide." (294) Un serpentin décoloré : de quand peut-il bien dater? Comment est-il là?
Wendy entend des échos du bal : "
Elle avait en effet cru entendre des voix, de la musique, des rires, des applaudissements lui étaient parvenus par intermittence, comme des messages codés à la radio." Elle avait cru comprendre que Jack discutait avec un certain Grady. "Les sons, les voix ne duraient jamais plus de trente secondes à une minute, juste assez pour qu'elle se sente défaillir de terreur." (348/9)
Au bar, "
elle fut saisie par une puissante odeur de gin. Pourtant les rayons étaient vides. Où diable l'avait-il trouvée? Était-ce une bouteille cachée au fond d'un placard? Mais où? (...) Elle se pencha par-dessus le comptoir et le découvrit, étendu de tout son long, ivre mort. A en juger par l'odeur, il avait dû prendre une sacrée cuite." (351)

Le serpentin fané, la musique et les bruits de voix, l'odeur de gin. Wendy est équilibrée, a fait preuve d'intuition et de bon sens. Elle n'a pas l'imagination enfantine de Danny et le cerveau dérangé de Jack. La conclusion s'impose d'elle-même. Cet hôtel a sa vie propre, dans un plan parallèle, sur le même espace géographiques, mais négligeant les contraintes de notre temps. Avec de temps en temps des débordements d'un plan sur l'autre, ce qui justifierait ces débordements. Cette compréhension permet à Wendy de conjuguer cette vie de l'hôtel et le don de Danny pour en arriver à la conclusion que l'hôtel veut s'en emparer.
"
Ôtez vos masques ! Ôtez vos masques!
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir...)"
14 À plusieurs reprises Jack a eu la vision de ce bal (234, 236/9, 243). Il en pénètre peu à peu son fonctionnement. Il finit par admettre la réalité de sa vie propre : "Il savait. Un bal masqué cauchemardesque se tenait ici depuis des années. Et petit à petit, secrètement, silencieusement, un pouvoir maléfique s'était emparé de ces lieux. Fallait-il parler de Force, de Présence, d'Esprit? Peu importaient les mots. Pour se cacher, le mal pouvait emprunter mille masques." (404)

La puissance occulte de l'hôtel vient du pouvoir maléfique d'un esprit, dont l'ombre s'enfuit à la fin du récit (dénouement privilégié par King pour terminer une histoire, et qu'il reprendra plusieurs fois dans d'autres romans). Elle se nourrit de ses visiteurs
15. Elle veut surtout entrer en possession des gens «brillants» (C'est un autre sens du titre : par son don extraordinaire, Danny «brille» plus que d'autres). Sa stratégie est d'utiliser le père pour posséder le fils (dans le récit, Jack se bat pour conserver son équilibre mental et Danny pour survivre).
Outre l'apparition de la chambre 217, les diverses apparitions du barman Grady, l'interprète de l'hôtel, et des divers invités du bal, (dont l'homme-chien (321, 333), véritables marionnettes manipulées par l'hôtel, il faut signaler pour être complet un enfant apparu dans le tunnel du terrain de jeux (280).

Les objets de l'hôtel.

 

Les créatures passées dans le monde de l'hôtel sont évidemment restées possédées et exécutent ses ordres dans notre espace-temps, dans les moments temporels où les deux mondes interfèrent. Mais ils paraissent être capables occasionnellement d'action directe sur ce monde. L'hôtel contacte ainsi Jack enfermé par précaution dans réserve par sa femme. Jack jure au fantôme de Grady, le barman, de tuer Danny. La porte s'ouvre alors de manière inexplicable : "Le verrou fut tiré avec un bruit sec et la porte s'entrebailla d'un centimètre. Jack se tut et retint son souffle. Il lui semblait que la mort elle-même se trouvait de l'autre côté de la porte. (...) La cuisine était déserte. Grady avait disparu. (...) Sur la planche, il vit un verre à cocktail, une bouteille de gin et une assiette en plastique pleine d'olives.
Un des maillets de roque de la remise à outils était appuyé contre la planche.
Pendant un long moment il ne put en détacher son regard."
(368)

Ce qui signifie que l'hôtel, par l'intermédiaire de ses créatures, est capable d'action sur des mécanismes de notre monde (la porte), de déplacer et/ou de placer matériellement des objets. Déjà de l'alcool avait été auparavant fourni à Jack, qui s'était énivré, alors qu'il n'y en a pas une goutte dans l'hôtel.
De la même manière sont contrôlés un petit nombre d'objets, dont le principal est l'ascenseur, qui parait jouer un rôle important. Il semblerait que l'hôtel ne désire pas son remplacement, bien qu'il soit archaïque et en mauvais état. Dès les premières pages du roman, l'ascenseur parait avoir des difficultés mécaniques à se situer par rapport aux niveaux des étages : "
Danny regardait fixement cette dénivellation qui lui semblait porter atteinte à l'ordre naturel des choses." (94) Chaque fête de l'hôtel se manifeste par des mouvements de l'ascenseur. L'ascenseur sert de «porte» entre les vies parallèles (ce qui expliquerait son état). Wendy elle-même a entendu les bruits de l'ascenseur (ainsi que ceux étouffés d'une fête, et a eu un semblant de vision (291), avant de constater que divers objets étaient restés dans la cage. D'autres objets interviennent : le maillet du jeu de roque, qui hante les rêves de Danny avant d'être utilisé par le monstre pour le poursuivre, un extincteur (96,171), une pendule (295, 338) "qu'un diplomate suisse avait offerte à l'hôtel en 1949", qui marque le temps de l'hôtel : "Ses aiguilles marquaient minuit moins une." (416), l'heure de la mort rouge d'Edgar Poe. L'hôtel utilise pour sa défense extérieure des buis taillés en animaux qui paraissent menaçants à Hallorann, Jack et Danny (204,282/7). D'abord inoffensifs, ils deviennent aussi dangereux que des fauves quand l'hôtel est menacé, comme le lion de buis qui agresse Hallorann : "Un éclair de douleur lui lacéra le visage, le cou et les épaules, tandis que sur sa nuque, son passe-montagne fut déchiré de haut en bas. Il fut éjecté du scooter et alla rouler dans la neige." (389)

Autres procédés.

King utilise traditionnellement le fantastique des lieux. En visitant l'Overlook, le visiteur est surpris par ses nombreux couloirs et son caractère de labyrinthe, aspects évidemment d'emblée angoissants : "Mr. Ullman les fit passer par un labyrinthe de couloirs et leur montra, au passage, quelques autres chambres." "Ils sortirent au deuxième où ils découvrirent un labyrinthe de couloirs encore plus inextricable." (96) La mise en condition des protagonistes et l'agression de Danny se produira dans ces couloirs.
La cave, où se trouve la chaudière, devient peu à peu l'endroit de prédilection de Jack, et l'hôtel y accentuera son emprise, en lui préparant la documentation nécessaire - équivalent du livre maudit - (signalée par le barman parallèle Grady : "
On a laissé au sous-sol à votre intention un certain album... - Qui l'a laissé, dit Jack fiévreusement? - Le manager, naturellement." (337) Il utilise le caractère symbolique ou significatif des escaliers, avec les mouvements montants (l'étage du haut interdit à Danny) et descendant vers la cave, la partie obscure de la maison, liée à la puissance souterraine de l'hôtel.
Comme la plupart des auteurs fantastiques, King accorde beaucoup d'importance à la mise en scène climatique qui lui permet de renforcer le climat angoissant : "
Vers huit heures du matin, tandis que la tempête dehors rassemblait ses forces dévastatrices..." (347) Ces contraintes météorologiques retarderont l'arrivée d'Hallorann et créeront un effet supplémentaire de suspense. Dans l'inventaire qui sera fait ultérieurement, on constatera que les conditions de temps anormales sont propices à l'étrange, et quelquefois amenées par des êtres surnaturels, ce qui n'est pas le cas de Shining.

On peut encore noter la temporalité de l'hôtel liée à la pendule, qui, brisée, marquera sa fin : "
Les fenêtres de l'Overlook volèrent en éclats et dans le dancing le globe en verre qui abritait la pendule sur la cheminée se brisa en deux et tomba par terre. Le tic-tac de la pendule s'arrêta, rouages et balancier s'immobilisèrent. Dans la chambre 217," etc... (418)

 

La fin de l'hôtel.

Comme King le reproduira maintes fois par la suite, l'entité n'est qu'un monstre de pacotille, juste bon à faire peur aux grands enfants que nous sommes restés. Le comportement de l'esprit qui habite l'hôtel se fait geignard et quasi-infantile quand il se rend compte que le combat devient incertain, comme un adulte rageur dépassé par les événements se livre à une gesticulation inutile : "Ah! non! Ça ne se passera pas comme ça! Certainement pas! Non! ah! maudit enfant! Ce n'est pas possible! Ah, ah, ah!". Il devient dément après sa défaite : "La créature n'avait plus de voix; elle seule entendait ces cris de rage impuissante et de terreur, ces malédictions. Elle se dissolvait, se défaisait, se vidait de son intelligence et de sa volonté. Elle cherchait désespérément à fuir, mais il n'y avait plus qu'une issue pour elle : l'anéantissement. La fête était terminée." (418)
L'entité disparaît, alors que l'hôtel brûle : "
Hallorann fut le seul témoin de la dernière scène, et il n'en parla jamais. Il crut distinguer une grande forme noire qui s'échappait de la fenêtre de la suite présidentielle. Elle plana un instant devant l'hôtel, pareille à quelque mante géante, puis, happée par le vent, elle se déchira comme une feuille de vieux papier et ses lambeaux furent emportés par un tourbillon de fumée. L'instant d'après, elle avait disparu sans laisser de trace. Peut-être n'avait-elle été, après tout, qu'un nuage de fumée ou un morceau de papier peint déchiré, ballotté par le vent. Peut-être n'y avait-il rien eu d'autre que l'Overlook, transformé en bûcher et flambant au c"ur de la nuit." (421) Fin ambiguë d'un monstre, qui méritait mieux. Il y en aura d'autres, plus ou moins décevantes.


Dans les oeuvres qui suivront
Shining, la présence, presque toujours visible, spectaculaire du surnaturel sera habillée des matériaux fantastiques les plus divers. Si le motif utilisé dans Shining - la maison hantée - reste simple, King employera, dans des modalités quelquefois plus complexes, des monstres variés, utilisant toute la palette de la monstruosité, parfois sur divers plans de temporalité. Cette stratégie aux multiples facettes - dont Ça est la réalisation la plus complexe - se révèle généralement cohérente dans la manifestation des effets et les péripéties de l'action. Certains de ses motifs seront développés dans l'intertextualité, et King ne se prive pas d'annoncer ses références.
Mais une insuffisance pénible se révèle parfois au moment de la monstration, qui confond la mise en scène efficace et le Grand Guignol. Dans
Shining, l'affrontement attendu avec l'esprit de l'hôtel le montre finalement sous un jour plutôt décevant. Il en est de même de Ça, ce monstre polymorphe, qui se révèle au-dessous des espérances. Pour résumer en une formule, King est efficace et brillant dans le suspense, la montée de l'escalier, mais nettement moins bon la porte ouverte. Souvent d'ailleurs, il complète la monstration par un complément cataclysmique, comme dans Shining l'incendie de l'hôtel. La destruction dune ville entière dans la fureur lui plaît particulièrement, pour parvenir à un de ces moments où, comme le fait remarquer Astic : "La violence qui se déchaîne, l'étalage du monstrueux finissent par ne plus signifier. L'innommable et l'irrationnel emportent tout dans une sorte de chaos généralisé." 18 Chez King, la mise en scène est très visuelle, inspirée de celle des films dont le jeune King s'est entièrement imbibé.

Enfin il faut noter que King diffère de la plupart des auteurs populaires en ne cherchant que rarement à dénouer ses récits de manière confortante. Si le bien triomphe, cela se fait dans la douleur et sans prix de consolation. De plus, le mal reste généralement en coulisses, près à reparaître ailleurs, sous une autre forme.

Quant aux techniques littéraires, King se montre un auteur duel, tantôt suggérant, tantôt montrant, souvent même à l'excès. Il met en "uvre tour à tour deux stratégies d'écriture, l'une généralement liée à la découverte du fait surnaturel, l'autre à sa manifestation. Comme l'explique plus généralement Guy Astic, "
la première est à l'origine des textes de l'ambiguïté, où les catégories de l'évitement, de la suggestion, de l'hésitation et du soupçon prévalent. La seconde, particulièrement étudiée par Denis Mellier, rassemble les textes de la monstration, caractérisés surtout par l'excès ou le paroxysme, l'expressivité, l'absence d'ambiguïté et la force pathétique." 19

Avec
Shining, King a atteint la plénitude de ses moyens. Il a créé la forme dans laquelle il coulera bon nombre de ses livres fantastiques. Bien sûr, il y aura des variantes et des évolutions, mais l'essentiel persistera. Il lui arrivera de mettre en évidence tel aspect plutôt que tel autre, mais il est bien rare qu'en dehors des changements dûs au récit on ne retrouve pas en filigrane les mêmes données. Avec son troisième roman publié dans le registre du surnaturel, il a atteint sa maturité, après avoir longuement fait ses gammes sur les nouvelles écrites et publiées depuis sa première année d'université.

 

Roland Ernould © Armentières, 2001.

1 Voir : les premières nouvelles (avant 1973)

2 Fangoria, Stephen King-Clive Barker, les maîtres de la terreur, éd. Naturellement, 1999, 122.

3 Cette expression de la couleur des pensées possible avec certaines voyances sera oubliée quelque temps, mais réapparaîtra avec force dans Insomnie.

4 King a toujours eu peur de la folie et craint les psychiatres. Voir sur ce sujet le chap. 23 de King et le sexe, éd. Naturellement, 2000.

5 Alors que, comme le souligne Guy Astic, "l'autre forme de cohérence («logique secrète ou inconnue », «lois [...] mystérieuses») qui vient concurrencer et ébrécher l'ordre familier ne se laisse que pressentir, pas saisir." Le fantastique, op. cit., 12.

6 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 6.

7 Un autre exemple : "Danny se réveilla en sursaut avec l'impression d'étouffer. Il venait de faire un affreux cauchemar: un incendie avait dévoré l'Overlook. Sa maman et lui l'avaient regardé flamber depuis la pelouse.
Maman avait dit: «Regarde, Danny, regarde les buis.»
Il les avait regardés: ils étaient tous morts. Leur feuillage roussi laissait paraître par endroits, comme des squelettes à moitié décharnés, des touffes compactes de petites branches. Une torche vivante s'était ruée dehors par la porte d'entrée. C'était son père, les vêtements en flammes, ses cheveux flambant comme un buisson ardent, la peau déjà bronzée par un hâle sinistre."
(320) À noter la perfidie de King qui annonce un incendie tel qu'il s'est produit, et une mort horrible par le feu qui ne se réalise pas dans le récit.

8 Déformation du titre du Caprice de Goya correctement cité dans en exergue : "Le sommeil de la raison engendre des monstres."

9 Signe que Danny, qui s'affirme et qui prend ses diatances comme Tony le lui recommande, «grandit» psychiquement : naguère Danny voyait Tony comme un «grand», presque en âge de conduite une voiture, le rêve de tout gosse, signe du passage de l'enfance à l'âge adulte.

10 Hallorann ne sait pas trop si Jack, le père de Danny, a le don : "Hallorann hésita. Il avait sondé Jack et ne savait qu'en penser. Ses essais avaient donné des résultats étranges, comme si Jack Torrance cachait quelque chose, comme s'il gardait ses pensées si profondément enfouies dans son esprit qu'il était impossible de les atteindre. Je ne crois pas qu'il ait le Don, dit-il enfin." (89) Mais comme Jack a des visions, que n'a pas Wendy, on peut supposer qu'il en possède au moins un don minimal.

11 Ce procédé est utilisé dans Shining par les annonces de deux personnages. Hallorann a un long entretien avec Danny qui renferme plusieurs données importantes donnant un éclairage sur les événements qui vont se produire. Tony, par ses évocations reçues par Danny en état de rêve et ses messages, complète les propos d'Hallorann. Il faut noter que, dans Shining, King n'utilise pas la prolepse, ce qu'il fait parfois : l'annonce par l'auteur lui-même, en tant que conteur,et à mots couverts, de l'issue généralement malheureuse des événements, ou des difficultés qui attendent un ou des personnages.

12 Deux autres fois par Hallorann, qui confirme ainsi le propos du gardien Watson. Une fois pour prévenir Danny à mots couverts et lui faire promettre de ne pas entrer dans la chambre. Une seconde fois en rappelant un souvenir : "Ce qu'il avait vu dans la salle de bains de la chambre 217 avait été si horrible qu'il avait décidé de ne pas revenir l'an prochain. Ç'avait été pire que la pire des images dans le plus terrifiant des livres." (90) Du Lovecraft... La monstration ne viendra que plus tard.

13 King a également l'art d'introduire des digressions, des notations abondantes de détails réalistes, mais inutiles à l'action; ou des réflexions de personnages parasitaires.

14 Un long extrait de Le Masque de la mort rouge, d'Edgar Poe, est cité en exergue du roman.

15 Procédé d'antipation au moment où la famille Torrance arrive à l'hôtel : "Ils étaient rentrés à l'intérieur. C'était comme si l'Overlook les avait engloutis." (91)

16 Est incidemment noté ici le rôle négatif des parents : le père brutal de Jack, la mère possessive de Wendy.

17 Un monstre ou une entité se manifestent toujours chez King par des propos - souvent orduriers - liés à la sexualité.

18 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 14.

19 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 12. L'ouvrage de Denis Mellier auquel il est fait allusion est L'Écriture de l'excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, op. cit.

A lire :

Denis Labbé, Gilbert Millet, Étude sur Stephen King, Shining

Ellipses Résonances, 2001.

note de lecture

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 15 - printemps 2002.

 

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