LE SURNATUREL
DANS LES
PREMIÈRES NOUVELLES
de Stephen
King 1
"Petit
à petit, j'ai trouvé mon propre style. "1
Entre 1966 et 1973, King écrit
des oeuvres qui seront pour la plupart éditées
ultérieurement : plusieurs romans courts, et des nouvelles.
Les uns et les autres sont le résultat de recherches dans les
domaines les plus variés. Les nouvelles notamment
méritent un regard attentif. Il faut en effet constater que
les romans qu'écrit le jeune King sont réalistes, ou
à peine marqués par une science-fiction minimaliste
touchant des périodes proches. King ne s'y attaque pas au
genre fantastique et au surnaturel. Ces romans2 s'apparentent davantage au courant
mainstream, genre de fictions sur lesquelles il est difficile
d'apposer une étiquette. Comme le signale Guy Sirois,
"out débutant qu'il
pût être en cette fin des années soixante, King
était parfaitement conscient que le marché de
l'horreur, ou même du fantastique, n'existait plus. Il
suffisait de jeter régulièrement un coup d'oeil sur les
rayons des librairies et les présentoirs des magasins de tabac
pour arriver à la conclusion que ces genres ne
s'écrivaient plus ou, du moins,qu'ils ne se publiaient
plus."3
..
du site
..
couvertures des
premières éditions américaines.
C'est précisément au
moment où King se met à écrire que le genre
ressuscite, après une période de léthargie, avec
la publication réussie en 1967 du roman d'Ira Levin,
Le
Bébé de Rose Marie, et surtout le succès du film qu'en a
tiré Roman Polanski (1968). Trois ans plus tard,
L'exorciste de William Peter
Blatty vient à point pour redonner des espoirs financiers aux
éditeurs, dont Carrie a
bénéficié. Ces romans sont à l'origine du
succès du roman d'horreur moderne aux USA, qui s'est
répandu par la suite dans le monde entier.
Les nouvelles écrites par King
à cette époque explorent de multiples pistes. La
nouvelle est un genre qui permet, en peu d'espace, de s'essayer
à certaines musiques et de réaliser des intentions
où le perfectionnement professionnel tient une grande place.
Il s'agit pour un auteur consciencieux de se former, de se
dégager des influences subies4. Dans cette sorte de champ clos, aux dimensions
réduites, les expériences peuvent être facilement
tentées. La mise en perpective en quelques phrases est
calculée au mot près pour créer le climat et la
mise en scène appropriée pour amener la chute finale.
On ne trouvera pas la profondeur dans ces nouvelles, ni la dimension
psychologique possible dans les romans, mais des indications sur les
thèmes, intérêts et images qui hantent King
adolescent et jeune adulte. Ce qui explique les dates retenues pour
les oeuvres analysées dans ce chapitre : les nouvelles qui
participent au surnaturel écrites de ses années de
lycée à l'acceptation de Carrie par
Doubleday en mars 1973, et la rédaction de Second Coming, qui deviendra Salem.
N'ont évidemment pas été retenues les nouvelles
sans rapport avec le surnaturel. Le lecteur trouvera en fin de volume
la liste complète des oeuvres de King traduites en
français, avec des indications sur leur contenu.
1968. En ces lieux les tigres.5
La première nouvelle que King
a conservée pour la publication se passe dans le milieu
scolaire, qu'il a le plus souvent perçu comme hostile, comme
il le montre dans plusieurs oeuvres de cette époque. Si
Rage lui avait permis
de régler certains comptes avec le lycée, cette
nouvelle liquide d'une certaine manière le souvenir d'une
institutrice qui n'avait pas plu à l'enfant King :
"La première
institutrice à Stratford, dans le Connecticut, fut Mme Van
Buren. Elle était drôlement impressionnante. Je suppose
que si un tigre était venu la boulotter, je n'aurais pas
été contre. Vous savez comment sont les
enfants."(Brume,
notes, 639)
Le jeune Charles sait que son institutrice, Melle Bird, au nom
pourtant aérien, veut le détruire. Melle Bird a
plusieurs défauts graves pour une enseignante : elle n'aime
pas les enfants, a horreur des «cabinets», et n'admet que
les enfants aillent aux «toilettes» qu'à la limite
de leurs possibilités, après les avoir
préalablement humiliés, comme Charles en a fait
plusieurs fois l'expérience. Charles, un garçon timide
et sage, craque quand il doit aller aux cabinets de la honte : il
injurie mentalement son institutrice de garce ("Sale g-a-r-c-e, pensa-t-il. Charles avait
épelé car il avait décrété
l'année précédente que Dieu ne précisait
pas qu'il y avait péché si on
épelait."(166) Et dans
les cabinets, pardon, les toilettes, plane dans l'odeur de chlore
l'ombre de Melle Bird. Et un tigre.
Le lecteur pense d'abord que
symboliquement l'enfant a projeté une image
thériomorphe de son institutrice l'attendant dans les
toilettes. Le tigre évoque en effet l'idée de puissance
et de férocité, transposition des tendances
destructrices et sadiques de Melle Bird, réprimant la
satisfaction des besoins les plus élémentaires. Charles
voit le tigre, ferme prestement la porte, fuyant le fauve à
l'air méchant et réprimant son envie à la
souffrance. Comme il le fait en classe avec Melle Bird.
Mais si le tigre symbolise ordinairement le malfaisant, il
représente dans certains cas, la force protectrice, comme les
tigres mythologiques chinois gardant les points cardinaux et
dévorant les influences maléfiques. Le tigre
imaginé peut se mettre au service des pulsions d'un Charles
désireux de se venger de son institutrice et d'un camarade
qu'il déteste. Kenny, le déplaisant copain, qui vient
chercher Charles dans les toilettes sur l'instigation de son
institutrice, et va voir le tigre malgré la mise en garde de
Charles. Il ne reste qu'un lambeau de chemise, quand Charles va
contrôler ce qui s'est passé dans la partie
cachée des toilettes où se trouve le tigre. Et ce
tigre, complice de Charles, le regarde maintenant Charles
"d'un air
indifférent."(169)
Car la nature du tigre a
changé, et Charles est devenu mentalement le tigre :
"Voir déambuler un
tigre dans ses rêves, suggère Aeppli, signifie être dangereusement exposé
à la bestialité ses élans
instinctifs."6 Donc à laisser s'accomplir le destin de Melle
Bird, quand elle viendra à son tour chercher Charles. Dans la
mesure où le tigre symbolise, comme l'indique encore Aeppli,
"l'obscurcissement de la
conscience, submergée par le flot des désirs
élémentaires."
La description des toilettes est minutieuse, avec des détails
topographiques particuliers (il ne faut évidemment pas que le
tigre puisse être vu d'emblée, il doit être
nécessairement dissimulé, aussi bien pour le
récit que pour la symbolique de la pulsion meurtrière
cachée de Charles) Les notations d'hygiène et de
propreté, sont d'un réalisme incisif, que
complète une comparaison astucieuse avec le "petit réduit enfumé et puant du
cinéma l'Étoile au centre ville."(167) King utilise d'emblée la
procédé selon lequel l'espace fantastique
s'insère sournoisement dans le quotidien, en le
déformant progressivement pour le transmuer finalement. La
présence insolite du tigre en ces lieux est thétique,
d'abord décrite de manière réaliste :
"Il banda ses muscles lisses
et finit par se dresser. Sa queue cinglait la porcelaine du dernier
urinoir, produisant de légers tintements."(167) Ensuite le réalisme devient
insidieux : "Le tigre
l'observait de ses prunelles vertes étincelantes. Au milieu de
tout cet éclat, Charles pensa apercevoir une minuscule
moucheture bleue, comme si l'oeil du tigre avait absorbé l'un
des siens. Comme si..."(168)
Le lecteur notera que la phrase devient incertaine, avec des points
de suspension qui suggèrent sans rien dire,
procédé dont King sera constamment friand.
La discrétion, l'art de
suggérer sans montrer, est la règle dans cette
nouvelle. Deux correspondances seulement laissent entendre la
disparition des victimes : le lambeau de chemise resté entre
les pattes du tigre et l'odeur qui se mêle à celle du
chlore : "Une odeur presque
imperceptible, mais désagréable, semblable à du
cuivre coupé."(169)
Enfin la nouvelle suggère
l'illimité des capacités imaginatives de l'enfance.
Charles et son camarade, sont prêts à admettre
l'impossible, sans s'étonner des monstres ou autres
entités, puisqu'ils font partie de leur imaginaire. Kenny, qui
ne s'étonne pas d'entendre Charles évoquer le tigre, a
trois réactions significatives. La première, qui ne
conteste pas la situation, est liée à la crainte de
l'institutrice : "Un tigre,
jeta Kenny écoeuré. Bon sang, Melle Bird va te passer
un de ces savons."(168) Il
suggère ensuite que le tigre est venu pisser dans les
toilettes, puis il va tranquillement à sa rencontre en
l'appelant «minou», comme un chat...
La nouvelle signale aussi la
méchanceté spontanée de l'enfance,
mêlée à un certain état d'innocence, comme
le manifeste Charles dans le dernier paragraphe : il regarde des
affiches dérisoires sur la pollution et la protection, (dans
cette nouvelle, transparaît constamment la dérision,
depuis le nom de Melle Bird jusqu'à la notation du drapeau
américain protecteur qui flotte au-dessus du gymnase), et
retourne en classe, à sa place, les yeux baissés :
"Il était onze heures
moins le quart. il sortit. En route pour le monde entier et
commença à lire l'histoire de Bill au
rodéo."(170)
La postérité de la nouvelle n'est pas
négligeable, avec la place principale donnée à
la puissance de l'imaginaire enfantin contre les limitations de
toutes sortes, ainsi que la singularité et la
méchanceté de l'enfance. À noter les camarades
malveillants, la sexualité naissante (avec la place que la
fille occupe dans les pensées). Les enfants peuvent être
des créatures dangereuses.
1968. Le printemps des baies. 7
King a transformé son
histoire, à l'origine sorte de poème en prose, pour la
développer en la liant à une situation climatique
particulière. Cette nouvelle fait partie du surnaturel
météorologique : le procédé est
utilisé depuis les apparitions de Yahvé soigneusement
mises en scène dans La Bible. Des situations
atmosphériques exceptionnelles suscitent l'apparition chez un
homme apparemment normal d'un comportement perturbé. Les
«météorosensibles» réagissent à
des conditions particulières
bien définies pour
eux8.
Le printemps est la saison du renouveau. Quand il se produit
exceptionnellement en avance comme lors d'un printemps des baies, un
campus devrait se sentir l'âme en goguette. Mais des crimes
horribles sont commis. Ce phénomène, se produisant tous
les huit à dix ans, déclenche le processus, la pulsion
meurtrière chez un psychopathe. Le faux printemps, lié
ici à la mort et non la renaissance, s'accompagne de la
progression de la terreur chez les étudiants. Cette terreur
individuelle devient collective et dégénère
bientôt en paranoïa. Les crimes ont lieu la nuit, dans la
brume. Dans cette nouvelle, plusieurs détails se renforcent
mutuellement, qui jouent le rôle de prolepse,
d'avertisseur.
Un des procédés
courants des romanciers du fantastique est l'utilisation de
l'atmosphère nocturne, de préférence les
premières heures de la nuit. Le diurne brouille ses
repères, et le familier devient méconnaissable
derrière les éléments nyctomorphes. Ces heures
marquent la frontière entre les lois naturelles clairement
connues, et d'autres plus obscures. Deux sortes d'images visuelles
sont utilisées ici, en renforcement. Les unes sont
liées à la nuit. Entrer dans la nuit, c'est
pénétrer dans l'incertain, l'indéfini, le flou,
l'irrésolu, où se mêlent cauchemars et monstres.
La nuit est une image de l'obscur, du sombre ou du noir, et aussi de
l'inconscient, puisque l'inconscient se libère durant le
sommeil de la nuit. Les autres notations sont associées
à la brume et au brouillard. La nuit et le brouillard,
symboles de l'indéterminé, forment une masse humide et
opaque où les formes habituelles disparaissent, ne se
distinguent plus. Il faut noter que King s'en est tenu pratiquement
au seul registre de l'auditif, dans un renversement des perspectives
habituelles. Alors que, la nuit, la vue n'a qu'un rôle
limité, l'ouïe peut facilement percevoir. C'est la nuit
que les bruits résonnent le mieux dans le silence. Les seuls
bruits sont ici ceux de pas et surtout de l'eau qui, avec la fonte
des neiges, tombe des toits ou des arbres sans discontinuer :
"Tout paraissait
étrange, magique."La
conscience d'un monde mystérieux et inquiétant ne vient
pas des bruits, mais de la particularité laiteuse des
ténèbres. Le promeneur nocturne découvre,
"au lieu d'une nuit
étoilée et glaciale d'hiver, un monde silencieux
qu'étouffait un brouillard opaque où seuls parvenaient
à ses oreilles le bruit de ses propres pas et celui de l'eau
qui s'écoulait des gouttières."Ces notations jouent un rôle de
prolepse, d'éléments annonciateurs et conditionnants,
avec les distractifs ordinaires, comme cette incidente suspensive :
"Vous vous attendiez presque
à croiser Frodo ou Sam le Hobbit."(230)
En place du renouveau printanier et de ses espoirs, un fantastique de
l'ambiguïté débouche ainsi sur l'angoisse, sans
qu'une explication soit fournie, avec la possibilité de voir
apparaître l'inexplicable au détour d'une allée
du campus. Quatre meurtres de jeunes femmes se produisent à
quelques jours d'intervalle. Chacun suspecte l'autre. De faux
coupables sont désignés. L'équivoque et les
ténèbres s'installent entre les êtres comme le
brouillard s'est installé dehors : "L'ombre était parmi nous, aussi sombre que les
tortueux sentiers qui coupaient le mail."(234)
Le lecteur est en possession d'éléments
différents, dont il ne parvient pas à faire la
synthèse. Il constate d'abord la plénitude ressentie
par le narrateur quand certaines conditions sont réunies :
"J'étais ravi. Ravi par
ce sombre et brumeux «printemps des baies» et par ces nuits
d'il y a huit ans où rôdait l'ombre de la
mort."(229). Le lendemain
d'un meurtre, on ne sait pourquoi, il a la "langue pâteuse"dans la bouche "desséchée"(233) Le lecteur ne peut connaître ce qui se passe
que par la voix du narrateur, qui ne soupçonne pas qu'il est
lui-même l'assassin. Le lecteur ne saisit pas d'abord, puis
constate l'euphorie surprenante du narrateur dans le climat de peur,
enfin soupçonne à partir d'indices qu'il pourrait bien
commettre ces crimes pendant une sorte de trou noir intemporel. Pour
sa part, le narrateur9 sent confusément qu'il a des rapports incertains
avec les meurtres. L'horreur se produit pour le lecteur à
partir de la normalité apparente du personnage, dont les
réflexions pourraient être celles de n'importe quel
membre du campus. Il rapporte, indifférent, le quotidien des
ragots et de la vie universitaire de tous les jours, les propos
contradictoires qui circulent sur chacune des victimes, la confusion
policière.
Des années plus tard, un printemps des baies identique se
produit. Le narrateur mène maintenant une vie normale, exerce
un bon emploi, s'est marié, a un fils. Mais un meurtre a lieu.
Et King va rapidement à la chute : "Je repense à cette nuit où, souffrant
d'une migraine, je suis sorti prendre l'air parmi les ombres douces,
sans forme ni substance. Et je repense à la malle de la
voiture - qu'on appelle aussi, c'est horrible, un coffre - et je me
demande pourquoi diable j'aurais peur de l'ouvrir.
Tandis que j'écris cela, j'entends mon épouse pleurer
dans la pièce voisine. Elle pense que j'ai passé la
nuit avec une femme.
Et, oh! mon Dieu, je le pense aussi."(239)
Dès Rage, et
La révolte
de Caïn, King a mis en
scène des psychopathes, qui tiennent une grande place dans son
imaginaire10. Durant son adolescence, il a été
fasciné par les tueurs déséquilibrés. Il
a collectionné notamment les coupures de journaux sur Charles
Starkweather. Ce tueur qui, avec sa petite amie, a commis une
série de meurtres durant les années cinquante dans le
Midwest, transparaît dans Nona
11, où un auto-stoppeur rencontre une femme qui le
séduit et l'entraîne dans un chemin de mort.
Ce récit psychologique glacial d'un meurtrier qui
découvre progressivement sa propre folie surprend par sa
maîtrise narrative. Rien de trop, tout est en place. King
utilisera par la suite fréquemment les circonstances
météorologiques exceptionnelles, en abusera même.
Le brouillard formera la trame de Brume.
1969. L'image de la faucheuse. 12
Plusieurs motifs se trouvent en
connection dans cette nouvelle. D'abord celui de l'objet
maléfique : dans le cas présent, un miroir, objet
lié nécessairement au regard, ce qui permettra de
multiples variations sur ce thème. Le miroir a une surface
réfléchissante, qui est le support d'un symbolisme
important dans l'ordre de la connaissance, de l'intelligence qui
réfléchit. Cette perspective permettra à King
d'opposer deux types d'hommes, un rationnel et un intuitif. D'autre
part, la réflexion des phénomènes visibles par
la lumière comporte un certain aspect d'illusion, de mensonge
à l'égard de la réalité. Vu sous cet
angle, le miroir apparaît comme doté d'une
propriété bien particulière. Enfin le miroir
représente aussi la tentation, puisqu'il est utilisé en
divination (comme la surface de l'eau) pour interroger les esprits.
Qui ne souhaiterait posséder le miroir magique permettant de
lire le passé, le présent et l'avenir?
La faucheuse est l'allégorie
du trépas, en ceci que la faux, comme la mort, coupe et fait
disparaître tout ce qui pousse sur le sol. Ce qui s'explique
par la persistance de ce vieux symbole de la faucille ou de la faux,
qu'on retrouve dans les plus anciens mythes agraires. La faucheuse
est ainsi la figure du temps destructeur et la personnification de la
mort. En plus, elle se présente avec un aspect arbitraire,
discriminatoire (comme son opposé, la corne d'abondance), une
sorte de désignation personnelle différant des autres
symboles de la mort.
Pour donner son plein effet à
la dualité miroir/mort, King se servira d'un cadre gothique
qui a fait ses preuves dans le genre. Le récit se passe dans
un hôtel particulier transformé en un musée
personnel par un riche industriel. Il y règne une
atmosphère morbide, par les nombreux objets oppressants qui
s'y trouvent réunis au hasard du mauvais goût du
collectionneur. Celui-ci a fait de son musée une sorte de
coûteuse brocante, où se trouvent des "oripeaux", des "monstruosités picturales", des "sculptures atroces", des "imitations"de
tentures ou de tableaux, "luisant fantômatiquement"; ou encore un "lustre monstrueux obscènement
décoré et surmonté d'une nymphette au sourire
salace."(403/4) Le tout dans
l'odeur des "mouches mortes
depuis longtemps gisant dans les coins ombreux, de pourriture humide
et de vers de bois rampant derrière le
plâtre."(405). A
ajouter des clichés, comme les "oiles d'araignées"aux carreaux. (408) Un objet au moins comporte une
allusion directe à la mort, "le squelette démembré d'un vieux
tandem."(405). Et une
comparaison plus singulière13 : le musée baigne "dans une odeur très semblable à celle qui
devait monter de la tombe d'une jeune vierge, morte depuis quarante
années."(405)
On sait que le visiteur est venu voir un miroir, un des rares objets
de collection sérieux dans ce capharnaüm, qui
présente "un effet
troublant"(405),
"en raison de la beauté
du travail et du cristal qu'il a utilisé, un cristal qui
agrandit et distord légèrement l'image aux yeux de
celui qui le regarde."(406)
L'habileté de l'artisan qui l'a fabriqué lui permet de
refléter la réalité avec un "léger effet
d'agrandissement", qui donne
aux objets reflétés "une courbure légère"qui ajoutait "comme une quatrième dimension"(408). Quatre dimensions, trois dimensions?
King, utilisant toutes les astuces du gothique, a placé le
miroir dans les combles au-dessus du quatrième étage du
bâtiment "plein de coins
et de recoins"(405),
où l'on accède par des escaliers, dans une chaleur
grandissante. Il multiplie les obstacles retardateurs. Le miroir se
trouve dans le grenier, protégé par une trappe
fermée par un cadenas rouillé, à laquelle on
accède par une échelle de meunier... Bref, l'endroit
interdit et condamné.
Tout au loin du parcours, les
notations de vision se font obsédantes (regarder, voir,
observer, se mirer, oeil froid), ce qui peut paraître normal
pour les visiteurs d'un musée, mais prend un sens particulier
si on se situe dans la perspective du miroir. Même les objets
participent : "Une armure qui
gardait les ombres d'acajou du corridor de l'étage les fixait,
impassible."( 403)
"Une tête de taureau
mangée par les mites le regardait avec ses yeux
d'obsidienne."(410) Un
Adonis14 surtout, avec trois notations : "Une reproduction d'Adonis les fixait
inexorablement de ses yeux sans pupilles"(405); Adonis "au
regard aveugle"(407);
"L'Adonis aveugle continuait
de les fixer sans le savoir."(408) Bref, en quelques pages, King a amassé ce
qu'il pouvait de notations se renforçant
mutuellement15, pour ménager le suspense et faire ressentir
l'arrivée inévitable d'événements
insolites.
Deux personnages seulement dans ce
récit, construit sur un dialogue entre un homme rationnel et
un intuitif. Spangler est le personnage qui s'en tient aux faits
(construction et état du miroir) sans se laisser envahir par
le surnaturel. Dans ce récit
hétérodiégétique16, diverses impressions ressenties par le
personnage nous font entendre qu'il tient en piètre estime le
propriétaire de ce bric-à-brac, qu'il prend pour un
"imbécile"(407) Carlin, le propriétaire et le guide, est
obnubilé par la fatalité qui frappe son miroir. Seul
l'intérêt financier l'amène à le
conserver. Au point qu'il l'a assuré pour le transporter au
grenier, pour éviter des incidents ultérieurs, en
souhaitant qu'il se brise, de façon à perdre le miroir
sans perdre son argent... C'est l'autre personnage, le rationnel,
porté par sa superbe, qui deviendra la lamentable victime
malade du miroir, quand il y regarde17 : "Tout y
paraissait un peu plus distordu; les angles inhabituels de la
pièce semblaient s'élargir comme s'ils étaient
sur le point de se dérober dans quelque invisible
éternité. Il n'y avait pas de coin d'ombre dans cette
glace. Elle était sans défaut. Brusquement une crainte
morbide surgit en lui et il se méprisa.
- On dirait que c'est elle, hein? demanda M. Carlin. (...)
Admettez-le, Spangler. On dirait qu'il y a derrière vous une
silhouette à capuchon, non?"(409) Comme tous ceux qui ont vu la faucheuse, Spangler
disparaît de ce monde, sans laisser de traces. Il faut noter
que la victime est, comme cela se produira constamment par la suite,
l'adulte rationnel, méthodique, sûr de lui, qui ne veut
pas croire au surnaturel, comme le font spontanément les
enfants, et qui sera victime de sa défiance.
Et c'est peut-être là que se trouve l'effet trompeur du
miroir. Car, en dehors du climat, il n'y a rien de proprement
horrible ou surnaturel dans cette nouvelle. Pas de fantôme, de
vampire, ou de monstre. Ceux qui voient la faucheuse disparaissent,
c'est tout. Rien de sensationnel. La faucheuse n'apparaît
d'ailleurs que sous la forme de la vision d'un spectateur, sans
description particulière : "Il a regardé derrière lui comme s'il avait
vu le reflet de quelqu'un - ou l'ombre de quelqu'un - qui se tenait
derrière son épaule. «On dirait une femme, a-t-il
dit. Mais je n'arrive pas à voir son visage. C'est parti
maintenant» et c'est tout.
- Continuez, dit Spangler. Ça vous démange de me dire
que c'était la Faucheuse... Je crois que c'est l'explication
habituelle, non? Que parfois des gens marqués par le destin
voient l'image de la Faucheuse dans le miroir?"(407)
Ainsi le miroir frapperait ceux qui
désireraient aller au-delà de la connaissance
ordinaire, voudraient pénétrer la surface des choses,
voir de l'autre côté du miroir. Toute la
différence entre se regarder dans le miroir et chercher
à voir ce qui, dans le miroir, «produit» sa propre
image. Y a-t-il un oeil dans le miroir, comme le croit Carlin?
L'image produite ne serait-t-elle pas toujours un reflet, une
représentation en renvoi, mais une «production» au
sens premier du terme? La sanction de l'interdit de la connaissance
infligée par le miroir à l'imprudent qui voudrait
pénétrer son mystère, à la recherche de
défauts techniques ou de perfection
narcissique18?
Tout est suggéré par le
narrateur qui valorise Carlin, obsédé par le mythe
qu'il a lui-même créé. Et si la seconde
leçon du miroir consistait à signaler que notre monde
n'est qu'un monde reflété par notre esprit, au travers
de ses filtres, et que la réalité n'est finalement
qu'une apparence?
1970. Poste de nuit. 19
Lorsque King a cherché des
exemples de ce qu'il appelle "des points de pression phobiques", les deux premiers qui lui viennent à
l'esprit sont l'araignée et le rat : "Les araignées vous font peur? Bien. On
va vous en donner, des araignées, comme dans Tarantula,
L'Homme qui rétrécit et L'Horrible Invasion. Et les
rats? Dans le roman de James Herbert qui porte ce titre
20, vous les sentirez ramper sur vous... et vous
dévorer vivant."(Ana, 11) Le
motif de l'araignée sera évoqué
ultérieurement. Les rats sont les monstres de Poste de Nuit.
Quand King écrit
Poste de Nuit, Herbert n'a pas encore publié son
roman, qui ne sortira que quatre ans plus tard. Le motif était
dans «l'air du temps». Les références de King
sont évidemment Les
rats dans les murs, la
nouvelle de Lovecraft21, dont il s'inspirera plus nettement quelque temps plus
tard pour la nouvelle Jerusalem's Lot.
Mais King a été impressionné surtout par les
rats de Dracula, de
Bram Stoker : "À en
croire le folklore (et dans ce long roman, Stoker exploite à
fond le folklore vampirique), le vampire a le pouvoir de dominer les
animaux inférieurs - les chats, les rats, les
fouines."22 (Ana, 35)
On pourrait s'interroger sur la place
du rat dans l'imaginaire en général. Les croyances
populaires le voient comme une manifestation des sorciers, des
démons, des entités nocturnes. L'animal n'a pas bonne
réputation, avec ses activités de dévastation :
il ronge, mord, use, détruit sans remède. Symbole
chthonien, le rat, affamé et nocturne, est une créature
quasi-infernale, lié à la destruction des
récoltes dans l'antiquité
méditerranéenne, et vecteur de la peste, ce qu'on a su
très tôt. Freud a donné au rat, animal impur qui
creuse les entrailles de la terre, une connotation phallique et
anale23. Le rat, avec son avidité destructrice, marque
aussi les pulsions et les idées obsessionnelles, qui rongent
l'homme de l'intérieur et le déséquilibrent, lui
dévorent son énergie vitale.
Si on s'en tient à des
déclarations au premier degré, King n'aurait
cherché, avec ses rats, qu'à simultanément
satisfaire une phobie et créer des effets pittoresques :
"Je n'aime pas les rats. Les
rats me font peur. J'ai écrit une histoire appelée
"Graveyard Shift"où j'ai mis les pires choses que j'ai pu
imaginer, où un homme ouvre la bouche pour crier et un rat y
entre en courant. Il se tortille dans sa bouche. Vous ne pouvez pas
vous empêcher de penser à ce petit corps qui
frémit sur votre langue, les poils drus brossant les
côtés de vos lèvres, mordant votre doux palais.
Alors vous l'écrivez et c'est parti. Ça devient presque
amusant."(Interview, Martin
Coenen, Ph.2, 48) En fait, cette nouvelle d'une vingtaine
de pages se révèle être d'une certaine
complexité, et fait intervenir un vécu personnel.
L'étudiant Hall, bohème, rétif à
l'autorité, y affronte ses démons en même temps
que les choses immondes que King a accumulées à plaisir
dans le sous-sol de l'usine qui a besoin d'un nettoyage.
Les êtres d'origine souterraine sont d'une nature redoutable,
liés à la lutte que se livrent la vie et la mort,
étroitement associées. Mais ils symbolisent aussi le
côté menaçant de l'existence, que le danger soit
intérieur ou extérieur. Le caractère chthonien
de l'inconscient recouvre ce qu'un individu peut craindre par son
caractère latent, imprévu, irrépressible. Le
chthonien est l'aspect nocturne d'un individu. Hall n'aime pas
l'autorité en général, et son contremaître
Warwik en particulier, sans pouvoir bien éclaircir la
situation, et parvenir à "déterminer pourquoi, dans son esprit, Grand-Chef
et lui étaient devenus liés l'un à l'autre d'une
quelconque façon."(72)
Quand ils se défieront mutuellement, sentant
confusément que quelque chose de mortel va se produire pour
l'un d'eux, les éléments rassemblés se mettront
en place.
Pour renforcer le pouvoir
maléfique des rats, King va faire entrer à son habitude
divers éléments associés. La chauve-souris vit
dans les cavernes et, comme le rat, incarne les forces souterraines.
Elle est destructrice de vie, dévoreuse de lumière, et
apparaît liée à la mort. Elle évoque le
vampire. Enfin sa nature hybride, ni mammifère, ni oiseau,
symboliserait une évolution spirituelle entravée, ou
ratée. S'y joignent un insecte noir, la blatte, couleur de
mort, et un végétal qui vit de la décomposition,
le champignon. Avec de nombreuses autres notations : "Les émanations de la rivière
polluée s'alliaient à la puanteur des tissus en
décomposition, des plâtres pourrissants, de la
moisissure."(69)
La mise en forme littéraire de cette nouvelle, située
à un carrefour entre Edgar Poe et Lovecraft, n'est
peut-être pas le plus important, et sert seulement de cadre
à des enjeux plus vastes. On peut rattacher ce récit
à des éléments psychologiques personnels, parmi
lesquels d'abord son statut d'étudiant contestataire. Au cours
de son adolescence, King a souffert de ne pas être comme les
autres et cette frustration a vite
dégénéré en opposition24. Les «différents» engendrent
la moquerie, ou font peur. King en a souffert dans les divers petits
boulots qu'il a exercés comme Hall, en étant à
l'université ou jeune marié. Marqué par le fait
qu'il était un étudiant miséreux, il se trouvait
en opposition (le signalaient la provocation de la longueur de ses
cheveux et son allure) avec une société qui le lui
rendait bien. C'est "l'intellectuel",
comme le contremaître qualifie Hall avec dérision (67).
La moquerie est souvent le masque de la peur et les individus qui se
différencient trop du groupe doivent s'attendre à
servir de cible à l'agressivité collective. Dans un
milieu de prolétaires rustres comme ceux décrits
dans Grandes Roues 25, autre aspect de son expérience d'une filature,
être étudiant passait pour une provocation. Car la
non-appartenance au groupe menace ses valeurs, ses autorités
et et sa cohésion. À cette époque,
l'étudiant ne pouvait qu'être un contestataire, en
rupture avec le mode de vie établi. Hall accepte de nettoyer
le sous-sol parce qu'il a la "soudaine prémonition que quelque chose de pas
ordinaire allait se produire. L'idée lui plut. Il n'aimait pas
beaucoup Warwick."(69) Son
opposition avec ce contremaître autoritaire entraînera
Hall vers une mort pensée évitable, mais finalement
acceptée, comme l'affirmation à la fois de son
existence, et du peu de valeur de celle-ci. Du moins, face au
contremaître, a-t-il sauvé sa dignité en
affrontant des rats qui ne paraissent pas seulement des adversaires,
mais des juges. En effet, à un certain moment, les rats
l'observent "de leurs yeux
noirs et fixes. On aurait dit des jurés."(68)
Car il y a dans cette nouvelle
souterraine un aspect initiatique incontestable. Passer par la
caverne ou la fosse représente une épreuve tragique.
L'antre, région souterraine comme ce sous-sol aux limites non
atteintes, incompréhensiblement en dehors des murs d'enceinte
de l'usine, est un lieu d'épreuves plutôt que de
protection. Archétype de la matrice maternelle, la caverne est
à la fois un lieu de renaissance, d'épreuve, et
symbolise les difficultés propres à l'étape
confuse précédant l'intégration des
éléments de la personnalité. Ainsi, dans les
mythes, la caverne est hantée par des monstres symbolisant les
contenus - dangereux parce qu'inconnus - de l'inconscient.
D'ailleurs ce sous-sol d'usine est
suggéré comme étant davantage qu'un sous-sol :
"L'endroit évoquait la
nef délabrée d'une église
désacralisée, avec ses hauts plafonds et ses
gigantesques machines disloquées que l'équipe
n'arriverait jamais à déplacer avec ses murs où
une mousse jaunâtre poussait par plaques."(70) La métaphore avec l'église
est renforcée un peu plus loin : "Au fond de cette sinistre tombe, un unique rat
emplissait tout le boyau. C'était une bête
énorme, une masse grise et frémissante qui ne
possédait pas plus d'yeux que de pattes. Quand la
lumière de Hall la frappa, elle poussa un vagissement hideux.
C'était donc leur reine, la magna mater. Une chose
monstrueuse, innommable, dont la progéniture, peut-être,
serait un jour pourvue d'ailes."26 (84) Le sous-sol est ainsi le temple de la Magna Mater,
nom donné aussi bien par les catholiques à «la
sainte mère l'Église» que, dans les mythologies
plus lointaines, à la matrice de la terre, la
déesse-mère vitale originelle, la créatrice...
La nouvelle terminée, deux inconnues subsistent : que vont
devenir ces rats mutants envahisseurs? Et aussi : qui a bien pu,
naguère, fermer la trappe du sous-sol par une fermeture
intérieure et pourquoi? Seule trace qui subsiste de cette
action à imaginer : un squelette.
1972. Laissez venir à moi les petits
enfants. 27.
Comme le signale Alain
Dorémieux dans Territoires de l'inquiétude,
"le thème de l'enfance
étrange, ambigu, parfois même malfaisant, n'en finit pas
d'habiter de façon obsessionnelle le fantastique
anglo-saxon."28 Enfant-victime, enfant-bourreau, enfant innocent comme
enfant maléfique, tous les types d'enfant seront
utilisés par King. On remarquera que cette nouvelle est la
seconde (après En ces
lieux les tigres,
1968) à être consacrée aux
problèmes rencontrés par une institutrice avec les
enfants de sa classe, dans ce jeu du chat et de la souris où
l'on ne sait trop qui dévorera l'autre. King aime beaucoup
cette nouvelle : "Elle me
rappelle un peu le Bradbury de la fin des années quarante -
début des années cinquante, le Bradbury diabolique qui
se régalait d'histoires de meurtriers de bébés,
d'entrepreneurs de pompes funèbres escrocs et de contes que
seul un gardien de cimetière pouvait aimer. En d'autres
termes, «Laissez venir à moi les petits enfants »
est une plaisanterie malsaine effroyable, sans même le
mérite d'être un plaidoyer social. Elle me plaît
beaucoup."29
La première piste
donnée est favorable aux enfants. Proche de la retraite, Melle
Sidley est une institutrice redoutable, qui ne tolère pas un
bruit dans sa classe et peut faire une bonne partie de la
leçon le nez au tableau, le dos tourné à ses
élèves. C'est une gagnante, qui n'admet pas de perdre.
Petite vieille aux yeux perçants, souffreteuse, elle est
redoutée : "Ses yeux,
lorsqu'ils se posaient sur un élève gloussant ou
chuchotant, étaient capables de liquéfier les genoux
les plus robustes."(99) Il
est vrai qu'elle utilise le reflet à l'intérieur de ses
lunettes de myope pour suivre ce qui se passe dans la classe. Et un
jour elle surprend Robert à grimacer, ou, plus exactement,
à modifier son visage alors qu'elle écrit au tableau.
Prié de faire une phrase, Robert prononce ces mots sybillins :
"Demain, il arrivera quelque
chose d'horrible."(100)
L'institutrice ne sait trop si elle a imaginé la chose, Robert
prenant un air tout à fait innocent.
Peu à peu, Melle Sidley semble
devenir paranoïaque, emportée par une sorte de
délire de la persécution. Un jour, aux toilettes, elle
voit au travers des vitres dépolies deux de ses filles :
"Les ombres changèrent.
Elles semblèrent s'allonger, couler comme de la
mélasse, prenant une étrange forme
bossue. (...) Leurs voix avaient changé, ce
n'étaient plus des voix de petites filles, elles
étaient sans sexe et sans âme, et tout à fait
maléfiques. (...)
Elle s'évanouit.
Gloussements et rires de démons la suivirent au fond des
ténèbres."(104)
Son calvaire n'est pas terminé. Elle se croit folle, cherche
à sauver les apparences, de plus en plus
déboussolée notamment par Robert : "«Nous sommes déjà
nombreux», dit soudain Robert, comme s'il parlait du temps qu'il
faisait. (...)
«Déjà onze
dans cette école.» Robert continua
d'afficher son petit sourire."(105) Le lecteur est perplexe, même quand Robert
propose à Melle de «changer» : "Son visage se mit soudain à couler
comme de la cire qui fond, ses yeux s'aplatirent et
s'élargirent comme des jaunes d'oeuf percés par un
couteau, son nez s'épaissit et s'ouvrit, sa bouche disparut.
Sa tête s'allongea et ses cheveux devinrent des tiges drues et
ondoyantes.
Robert se mit à ricaner.
Ce son lent et caverneux provenait de ce qui avait été
son nez, mais ce nez dévorait la moitié
inférieure du visage, les narines se fondant en un trou noir
pareil à une immense bouche hurlante."(106) L'ambiguïté de la nouvelle
vient ce ce que, jusqu'aux dernières lignes, on ne sait pas si
tout cela se produit uniquement dans l'imagination de Melle Sidley :
"Tout se passait dans ta
tête, Emily. Seulement dans la tête"(109). Elle finit par craquer et tue douze de
ses élèves avec un revolver. Elle est enfermée
dans un établissement psychiatrique et l'opinion du lecteur
prend forme quand, lors d'une séance de
rééducation où Melle Ripley lit un texte
à des attardés mentaux profonds, elle abandonne
brusquement sa lecture. Le psychiatre regarde plus attentivement
l'auditoire : "Les enfants qui
la regardaient partir, les yeux écarquillés et vides,
mais comme attentifs. L'un d'entre eux sourit, un autre se mit les
doigts dans la bouche d'un air perfide. Deux fillettes se
serrèrent l'une contre l'autre en gloussant.
Ce soir-là, Miss Sidley se trancha la gorge avec un
éclat de verre provenant de son miroir, et Buddy Jenkins
commença à observer les enfants."(110) Cette fin abrupte ne peut que conduire
le lecteur à reprendre sa lecture.
En fait, King vient de brillamment
reprendre le motif du double, revu dans la perspective de
L'invasion des
profanateurs
de Jack Finney30. Le double du «je-l'autre lui»
31 : un humain habité par un «autre», qui
occupe peu à peu sa place. Cette nouvelle est la
première d'une série mettant en scène des
doubles-habités, que King reprendra constamment, et dont
Tak-Seth est le dernier avatar dans Les Régulateurs.
Dans le cas présent, le double-habité est le lieu du
passage de l'hétérogène à
l'homogène. Le monstre est d'abord composite, suivant une
idée dont Finney se fait l'interprète :
"Je me rappelle avoir
écrit un premier chapitre où des gens se plaignaient
qu'un de leurs proches était en fait un imposteur. Mais je ne
savais pas non plus où cette idée allait me conduire.
Et pendant que je cherchais à bricoler une histoire
satisfaisante, j'ai eu vent d'une théorie scientifique selon
laquelle la pression luminique pouvait propulser des objets dans
l'espace, lesdits objets étant susceptibles d'abriter une
forme de vie dormante (...) et
voilà comment tout a commencé."(Ana, 99) Dans le
roman de Finney, des personnages «normaux» sont incapables
de prouver que certains de leurs proches ne sont plus
eux-mêmes, tout en renforçant par divers indices leur
conviction, de telle manière que leur angoisse diffuse se
communique chez le lecteur. Le roman de Finney se passait dans une
collectivité, alors que la nouvelle de King se déroule
dans un cadre plus intimiste. Mais on y trouve le même univers
subjectif et paranoïaque, dans un climat de tromperie sur
l'apparence : "Qu'est-ce que
c'était? C'était bulbeux. Ça chatoyait et
ça changeait et ça me regardait, oui, ça me
regardait en souriant et ce n'était pas un enfant, non.
C'était vieux et maléfique."(102)
Le double envahisseur commence par
réprimer celui qui le contient, avec lequel il doit composer :
"Robert - l'autre Robert -
aimait bien les leçons de choses. Il se cache encore quelque
part au fond de ma tête
(...) Parfois, il s'agite...
ça me démange. Il veut que je le laisse sortir.
Elle aperçut au sein de son visage les restes épars de
l'autre Robert, criant de terreur, suppliant qu'on le laisse
sortir."
Aussi avant que Melle Sidley se
décide à l'élimination des enfants monstrueux,
elle est un moment torturée : "Elle vit grouiller, tapie sous la peau, la
monstruosité fangeuse qui se cachait en lui. Peu lui importait
de savoir ce qui se faisait passer pour Robert, mais elle aurait
aimé savoir si le vrai Robert était encore là.
Elle ne voulait pas devenir une meurtrière. Elle décida
que le vrai Robert avait dû mourir ou devenir fou, à
force de vivre à l'intérieur du monstre immonde dont
les ricanements l'avaient poussée à fuir sa classe.
Même s'il était encore vivant, à vrai dire, mieux
valait pour lui qu'elle abrège ses
souffrances."(108)
Oui, décidément, comme
le fait est signalé en conclusion de la nouvelle
En ce lieu les
tigres, les enfants peuvent
être des créatures dangereuses.
Dans le
deuxième
partie, sont
étudiées les nouvelles suivantes :
1972. Petits soldats.
1972. La
presseuse.
1972. Le
croque-mitaine .
1973. Poids lourds .
1973. Matière grise.
Notes.
1 Martin Coenen ,
KING, Les Dossiers de Phénix 2, p. 74, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995.
2 Rage,
Marche ou
crève, Running Man ont été édités
utérieurement. The
Aftermath, Sword in the Darkness (Babylon
here), Blaze
ont été écrits avant Carrie, mais
n'ont pas été publiés par King.
3 Un baiser dans
le noir, in Morin,
80.
4 King appartient à la tradition romanesque de
Charles Brocken Brown (XVIIIè), d'Edgar Poe et Nathaniel
Hawthorne (XIXè), de
Weird Tales, la
première revue à être consacrée à
la littérature du surnaturel et de l'horreur, H.P. Lovecraft
et Robert Bloch (milieu du XXe). King a des parentés
évidentes avec Ray Bradbury, Fritz Leiber, Richard Matheson et
Charles Beaumont. Il ne s'est d'ailleurs pas gêné pour
emprunter à ces auteurs. Il reconnaît un certain nombre
de ses emprunts dans Anatomie
de l'horreur et
Pages Noires, essai où il fait preuve d'une
connaissance remarquable de la littérature du genre.
5 Here There Be
Tiggers. Création :
1968. Première publication : printemps 1968. Fait partie du
recueil Brume (Skeleton
Crew).
6 Ernest Aeppli, Les Rêves et leur
interprétation, Payot,
1986, 280.
7 Strawberry
Spring. Création :
1968. Première publication : automne 1968.
Réécrite en 1975. Fait partie du recueil
Danse Macabre (Night Shift).
8 Michel Gauquelin, La santé et les conditions
atmosphériques,
Hachette, 1967.
9 Avec un récit homodiégétique de
type actoriel, pour reprendre la distinction de Gérard
Genette, le lecteur ne connait que ce que lui dit le
narrateur-personnage, qui raconte les événements
auxquels il a participé. (Nouveau discours du récit, éd. du Seuil, 1983, 82). Un autre type
de récit homodiégétique est le type narratif
auctoriel, dans lequel le narrateur-est un témoin.
10 Pour sa peur de la folie, se rapporter à mon
livre Stephen King et le
sexe, chap. 1 et 23.
11 Brume
(Skeleton crew)
12 Reaper's
Image. Création :
printemps 1969. Première publication : 1985. Fait partie du
recueil Brume (Skeleton
Crew).
13 Tout au long de son oeuvre, King a produit de ces
comparaisons insolites, qui ne sont pas toutes réussies, et
qui font, comme ici, grotesquement référence à
des situations explicites où précisément la
comparaison ne peut s'établir : qui peut bien connaître
l'odeur de la tombe d'une jeune fille morte depuis 40 ans?
14 Dans le mythe grec, Adonis est associé à
la mort et à la résurrection.
15 On trouve dans cette nouvelle un grand nombre de points
de suspension, de phrases inachevées, destinés à
faire planer une impression de mystère.
16 Récit fait par un narrateur invisible, mais
omniscient, qui se manifeste par sa voix narrative. Ce type de
récit permet notamment de connaître les pensées
des protagonistes. Pour des informations complémentaires, voir
Gérard Genette, Figures
III, éd. du Seuil,
1972, 252.
17 Il ne regarde pas l'image que lui reflète le
miroir, mais au-delà, cherchant à y percevoir un
prétendu défaut, donc à pénétrer
la nature du miroir.
18 Ceux qui ont lu la nouvelle se rappellent que les
disparus cherchaient tantôt le défaut de l'objet,
tantôt leur propre image idéalisée.
19 Graveyard
Shift. Création : 1970. Première publication :
octobre 1970. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night
Shift).
20 The Rats (1974),
Les Rats (Pocket n° 9007). À ce roman James Herbert (Grande-Bretagne, 1943)
donna deux suites sur le même sujet : Le Repaire des rats (Lair, 1979) (Pocket
n° 9021) et L'Empire des rats (Domain, 1984) (Pocket
n° 9050).
21 "On ne peut pas
dire qu'il ait toujours été bien inspiré, mais
quand il l'était - voir par exemple L'Abomination de Dunwich,
Les Rats dans les murs et surtout La Couleur tombée du ciel,
le résultat était invariablement
fantastique."(Ana, 77) L'Abomination de Dunwich, Oeuvres
complètes, Tome 1, 227;
éd. Robert
Laffont, collection Bouquins. Les
Rats dans les murs, idem, t. 2, 150; La
Couleur tombée du ciel, idem, t. 1, 97.
22 King ajoute : "... (et peut-être même les Républicains,
ha-ha).
23 Sigmund Freud, L'Homme aux rats, in Cinq
psychanalyses, PUF,
Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie,
éd.1995.
24 Voir King et le
sexe, chap. 1.
25 Laitier 2 : grandes roues, où on lave
son linge sale en famille
(A Tale of the Laundry
Game) Création : 1979,
extrait d'un roman inachevé, The
Milkman. Première
publication: 1980. Fait partie du recueil Brume (Skeleton
Crew).
26 Comme les chauves-souris, qui sont des mutantes
possédant encore leur queue de rat...
27 (Suffer the little
Children). Création :
1972. Première publication : février 1972. Fait partie
du recueil Rêves et
Cauchemars (Nightmares and Dreamscapes).
28 Alain Doremieux,
Territoires de l'inquiétude, volume 1, Denoël éd.,1991, préface,
11.
29 Rêves et
Cauchemars , notes,
689.
30
Référencé et commenté au
chap.1. Comme le film qui en a été tiré, ce
roman a été considéré comme l'expression
parfaite de la schizophrénie des années de guerre
froide : les extraterrestres sont parmi nous! De gigantesques cosses
venues de l'espace produisent des doubles des êtres humains
véritables et se répandent rapidement dans la
société.
31 Nicole Fernandez-Bravo distingue le «je-autre
lui», l'habité; le «je-deux en un» (Jekyll et
Hyde); et le «je-le même» (la métaphore de
l'original, caché par son masque). Dictionnaire des mythes
littéraires, article
«doubles», éd. du Rocher, 2è éd.
1994.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 7 -
printemps 2000.
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