LE SURNATUREL

DANS LES PREMIÈRES NOUVELLES

de Stephen King 1

"Petit à petit, j'ai trouvé mon propre style. "1

Entre 1966 et 1973, King écrit des oeuvres qui seront pour la plupart éditées ultérieurement : plusieurs romans courts, et des nouvelles. Les uns et les autres sont le résultat de recherches dans les domaines les plus variés. Les nouvelles notamment méritent un regard attentif. Il faut en effet constater que les romans qu'écrit le jeune King sont réalistes, ou à peine marqués par une science-fiction minimaliste touchant des périodes proches. King ne s'y attaque pas au genre fantastique et au surnaturel. Ces romans2 s'apparentent davantage au courant mainstream, genre de fictions sur lesquelles il est difficile d'apposer une étiquette. Comme le signale Guy Sirois, "out débutant qu'il pût être en cette fin des années soixante, King était parfaitement conscient que le marché de l'horreur, ou même du fantastique, n'existait plus. Il suffisait de jeter régulièrement un coup d'oeil sur les rayons des librairies et les présentoirs des magasins de tabac pour arriver à la conclusion que ces genres ne s'écrivaient plus ou, du moins,qu'ils ne se publiaient plus."3
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couvertures des premières éditions américaines.

C'est précisément au moment où King se met à écrire que le genre ressuscite, après une période de léthargie, avec la publication réussie en 1967 du roman d'Ira Levin, Le Bébé de Rose Marie, et surtout le succès du film qu'en a tiré Roman Polanski (1968). Trois ans plus tard, L'exorciste de William Peter Blatty vient à point pour redonner des espoirs financiers aux éditeurs, dont Carrie a bénéficié. Ces romans sont à l'origine du succès du roman d'horreur moderne aux USA, qui s'est répandu par la suite dans le monde entier.

Les nouvelles écrites par King à cette époque explorent de multiples pistes. La nouvelle est un genre qui permet, en peu d'espace, de s'essayer à certaines musiques et de réaliser des intentions où le perfectionnement professionnel tient une grande place. Il s'agit pour un auteur consciencieux de se former, de se dégager des influences subies4. Dans cette sorte de champ clos, aux dimensions réduites, les expériences peuvent être facilement tentées. La mise en perpective en quelques phrases est calculée au mot près pour créer le climat et la mise en scène appropriée pour amener la chute finale. On ne trouvera pas la profondeur dans ces nouvelles, ni la dimension psychologique possible dans les romans, mais des indications sur les thèmes, intérêts et images qui hantent King adolescent et jeune adulte. Ce qui explique les dates retenues pour les oeuvres analysées dans ce chapitre : les nouvelles qui participent au surnaturel écrites de ses années de lycée à l'acceptation de Carrie par Doubleday en mars 1973, et la rédaction de Second Coming, qui deviendra Salem. N'ont évidemment pas été retenues les nouvelles sans rapport avec le surnaturel. Le lecteur trouvera en fin de volume la liste complète des oeuvres de King traduites en français, avec des indications sur leur contenu.

1968. En ces lieux les tigres.5

La première nouvelle que King a conservée pour la publication se passe dans le milieu scolaire, qu'il a le plus souvent perçu comme hostile, comme il le montre dans plusieurs oeuvres de cette époque. Si Rage lui avait permis de régler certains comptes avec le lycée, cette nouvelle liquide d'une certaine manière le souvenir d'une institutrice qui n'avait pas plu à l'enfant King : "La première institutrice à Stratford, dans le Connecticut, fut Mme Van Buren. Elle était drôlement impressionnante. Je suppose que si un tigre était venu la boulotter, je n'aurais pas été contre. Vous savez comment sont les enfants."(Brume, notes, 639)
Le jeune Charles sait que son institutrice, Melle Bird, au nom pourtant aérien, veut le détruire. Melle Bird a plusieurs défauts graves pour une enseignante : elle n'aime pas les enfants, a horreur des «cabinets», et n'admet que les enfants aillent aux «toilettes» qu'à la limite de leurs possibilités, après les avoir préalablement humiliés, comme Charles en a fait plusieurs fois l'expérience. Charles, un garçon timide et sage, craque quand il doit aller aux cabinets de la honte : il injurie mentalement son institutrice de garce
("Sale g-a-r-c-e, pensa-t-il. Charles avait épelé car il avait décrété l'année précédente que Dieu ne précisait pas qu'il y avait péché si on épelait."(166) Et dans les cabinets, pardon, les toilettes, plane dans l'odeur de chlore l'ombre de Melle Bird. Et un tigre.

Le lecteur pense d'abord que symboliquement l'enfant a projeté une image thériomorphe de son institutrice l'attendant dans les toilettes. Le tigre évoque en effet l'idée de puissance et de férocité, transposition des tendances destructrices et sadiques de Melle Bird, réprimant la satisfaction des besoins les plus élémentaires. Charles voit le tigre, ferme prestement la porte, fuyant le fauve à l'air méchant et réprimant son envie à la souffrance. Comme il le fait en classe avec Melle Bird.
Mais si le tigre symbolise ordinairement le malfaisant, il représente dans certains cas, la force protectrice, comme les tigres mythologiques chinois gardant les points cardinaux et dévorant les influences maléfiques. Le tigre imaginé peut se mettre au service des pulsions d'un Charles désireux de se venger de son institutrice et d'un camarade qu'il déteste. Kenny, le déplaisant copain, qui vient chercher Charles dans les toilettes sur l'instigation de son institutrice, et va voir le tigre malgré la mise en garde de Charles. Il ne reste qu'un lambeau de chemise, quand Charles va contrôler ce qui s'est passé dans la partie cachée des toilettes où se trouve le tigre. Et ce tigre, complice de Charles, le regarde maintenant Charles "
d'un air indifférent."(169)

Car la nature du tigre a changé, et Charles est devenu mentalement le tigre : "Voir déambuler un tigre dans ses rêves, suggère Aeppli, signifie être dangereusement exposé à la bestialité ses élans instinctifs."6 Donc à laisser s'accomplir le destin de Melle Bird, quand elle viendra à son tour chercher Charles. Dans la mesure où le tigre symbolise, comme l'indique encore Aeppli, "l'obscurcissement de la conscience, submergée par le flot des désirs élémentaires."

La description des toilettes est minutieuse, avec des détails topographiques particuliers (il ne faut évidemment pas que le tigre puisse être vu d'emblée, il doit être nécessairement dissimulé, aussi bien pour le récit que pour la symbolique de la pulsion meurtrière cachée de Charles) Les notations d'hygiène et de propreté, sont d'un réalisme incisif, que complète une comparaison astucieuse avec le "
petit réduit enfumé et puant du cinéma l'Étoile au centre ville."(167) King utilise d'emblée la procédé selon lequel l'espace fantastique s'insère sournoisement dans le quotidien, en le déformant progressivement pour le transmuer finalement. La présence insolite du tigre en ces lieux est thétique, d'abord décrite de manière réaliste : "Il banda ses muscles lisses et finit par se dresser. Sa queue cinglait la porcelaine du dernier urinoir, produisant de légers tintements."(167) Ensuite le réalisme devient insidieux : "Le tigre l'observait de ses prunelles vertes étincelantes. Au milieu de tout cet éclat, Charles pensa apercevoir une minuscule moucheture bleue, comme si l'oeil du tigre avait absorbé l'un des siens. Comme si..."(168) Le lecteur notera que la phrase devient incertaine, avec des points de suspension qui suggèrent sans rien dire, procédé dont King sera constamment friand.

La discrétion, l'art de suggérer sans montrer, est la règle dans cette nouvelle. Deux correspondances seulement laissent entendre la disparition des victimes : le lambeau de chemise resté entre les pattes du tigre et l'odeur qui se mêle à celle du chlore : "Une odeur presque imperceptible, mais désagréable, semblable à du cuivre coupé."(169)

Enfin la nouvelle suggère l'illimité des capacités imaginatives de l'enfance. Charles et son camarade, sont prêts à admettre l'impossible, sans s'étonner des monstres ou autres entités, puisqu'ils font partie de leur imaginaire. Kenny, qui ne s'étonne pas d'entendre Charles évoquer le tigre, a trois réactions significatives. La première, qui ne conteste pas la situation, est liée à la crainte de l'institutrice : "Un tigre, jeta Kenny écoeuré. Bon sang, Melle Bird va te passer un de ces savons."(168) Il suggère ensuite que le tigre est venu pisser dans les toilettes, puis il va tranquillement à sa rencontre en l'appelant «minou», comme un chat...

La nouvelle signale aussi la méchanceté spontanée de l'enfance, mêlée à un certain état d'innocence, comme le manifeste Charles dans le dernier paragraphe : il regarde des affiches dérisoires sur la pollution et la protection, (dans cette nouvelle, transparaît constamment la dérision, depuis le nom de Melle Bird jusqu'à la notation du drapeau américain protecteur qui flotte au-dessus du gymnase), et retourne en classe, à sa place, les yeux baissés : "Il était onze heures moins le quart. il sortit. En route pour le monde entier et commença à lire l'histoire de Bill au rodéo."(170)
La postérité de la nouvelle n'est pas négligeable, avec la place principale donnée à la puissance de l'imaginaire enfantin contre les limitations de toutes sortes, ainsi que la singularité et la méchanceté de l'enfance. À noter les camarades malveillants, la sexualité naissante (avec la place que la fille occupe dans les pensées). Les enfants peuvent être des créatures dangereuses.

 

1968. Le printemps des baies. 7

King a transformé son histoire, à l'origine sorte de poème en prose, pour la développer en la liant à une situation climatique particulière. Cette nouvelle fait partie du surnaturel météorologique : le procédé est utilisé depuis les apparitions de Yahvé soigneusement mises en scène dans La Bible. Des situations atmosphériques exceptionnelles suscitent l'apparition chez un homme apparemment normal d'un comportement perturbé. Les «météorosensibles» réagissent à des conditions particulières

bien définies pour eux8.
Le printemps est la saison du renouveau. Quand il se produit exceptionnellement en avance comme lors d'un printemps des baies, un campus devrait se sentir l'âme en goguette. Mais des crimes horribles sont commis. Ce phénomène, se produisant tous les huit à dix ans, déclenche le processus, la pulsion meurtrière chez un psychopathe. Le faux printemps, lié ici à la mort et non la renaissance, s'accompagne de la progression de la terreur chez les étudiants. Cette terreur individuelle devient collective et dégénère bientôt en paranoïa. Les crimes ont lieu la nuit, dans la brume. Dans cette nouvelle, plusieurs détails se renforcent mutuellement, qui jouent le rôle de prolepse, d'avertisseur.

Un des procédés courants des romanciers du fantastique est l'utilisation de l'atmosphère nocturne, de préférence les premières heures de la nuit. Le diurne brouille ses repères, et le familier devient méconnaissable derrière les éléments nyctomorphes. Ces heures marquent la frontière entre les lois naturelles clairement connues, et d'autres plus obscures. Deux sortes d'images visuelles sont utilisées ici, en renforcement. Les unes sont liées à la nuit. Entrer dans la nuit, c'est pénétrer dans l'incertain, l'indéfini, le flou, l'irrésolu, où se mêlent cauchemars et monstres. La nuit est une image de l'obscur, du sombre ou du noir, et aussi de l'inconscient, puisque l'inconscient se libère durant le sommeil de la nuit. Les autres notations sont associées à la brume et au brouillard. La nuit et le brouillard, symboles de l'indéterminé, forment une masse humide et opaque où les formes habituelles disparaissent, ne se distinguent plus. Il faut noter que King s'en est tenu pratiquement au seul registre de l'auditif, dans un renversement des perspectives habituelles. Alors que, la nuit, la vue n'a qu'un rôle limité, l'ouïe peut facilement percevoir. C'est la nuit que les bruits résonnent le mieux dans le silence. Les seuls bruits sont ici ceux de pas et surtout de l'eau qui, avec la fonte des neiges, tombe des toits ou des arbres sans discontinuer : "Tout paraissait étrange, magique."La conscience d'un monde mystérieux et inquiétant ne vient pas des bruits, mais de la particularité laiteuse des ténèbres. Le promeneur nocturne découvre, "au lieu d'une nuit étoilée et glaciale d'hiver, un monde silencieux qu'étouffait un brouillard opaque où seuls parvenaient à ses oreilles le bruit de ses propres pas et celui de l'eau qui s'écoulait des gouttières."Ces notations jouent un rôle de prolepse, d'éléments annonciateurs et conditionnants, avec les distractifs ordinaires, comme cette incidente suspensive : "Vous vous attendiez presque à croiser Frodo ou Sam le Hobbit."(230)

En place du renouveau printanier et de ses espoirs, un fantastique de l'ambiguïté débouche ainsi sur l'angoisse, sans qu'une explication soit fournie, avec la possibilité de voir apparaître l'inexplicable au détour d'une allée du campus. Quatre meurtres de jeunes femmes se produisent à quelques jours d'intervalle. Chacun suspecte l'autre. De faux coupables sont désignés. L'équivoque et les ténèbres s'installent entre les êtres comme le brouillard s'est installé dehors : "
L'ombre était parmi nous, aussi sombre que les tortueux sentiers qui coupaient le mail."(234)
Le lecteur est en possession d'éléments différents, dont il ne parvient pas à faire la synthèse. Il constate d'abord la plénitude ressentie par le narrateur quand certaines conditions sont réunies : "
J'étais ravi. Ravi par ce sombre et brumeux «printemps des baies» et par ces nuits d'il y a huit ans où rôdait l'ombre de la mort."(229). Le lendemain d'un meurtre, on ne sait pourquoi, il a la "langue pâteuse"dans la bouche "desséchée"(233) Le lecteur ne peut connaître ce qui se passe que par la voix du narrateur, qui ne soupçonne pas qu'il est lui-même l'assassin. Le lecteur ne saisit pas d'abord, puis constate l'euphorie surprenante du narrateur dans le climat de peur, enfin soupçonne à partir d'indices qu'il pourrait bien commettre ces crimes pendant une sorte de trou noir intemporel. Pour sa part, le narrateur9 sent confusément qu'il a des rapports incertains avec les meurtres. L'horreur se produit pour le lecteur à partir de la normalité apparente du personnage, dont les réflexions pourraient être celles de n'importe quel membre du campus. Il rapporte, indifférent, le quotidien des ragots et de la vie universitaire de tous les jours, les propos contradictoires qui circulent sur chacune des victimes, la confusion policière.
Des années plus tard, un printemps des baies identique se produit. Le narrateur mène maintenant une vie normale, exerce un bon emploi, s'est marié, a un fils. Mais un meurtre a lieu. Et King va rapidement à la chute : "
Je repense à cette nuit où, souffrant d'une migraine, je suis sorti prendre l'air parmi les ombres douces, sans forme ni substance. Et je repense à la malle de la voiture - qu'on appelle aussi, c'est horrible, un coffre - et je me demande pourquoi diable j'aurais peur de l'ouvrir.
Tandis que j'écris cela, j'entends mon épouse pleurer dans la pièce voisine. Elle pense que j'ai passé la nuit avec une femme.
Et, oh! mon Dieu, je le pense aussi."
(239)

Dès Rage, et La révolte de Caïn, King a mis en scène des psychopathes, qui tiennent une grande place dans son imaginaire10. Durant son adolescence, il a été fasciné par les tueurs déséquilibrés. Il a collectionné notamment les coupures de journaux sur Charles Starkweather. Ce tueur qui, avec sa petite amie, a commis une série de meurtres durant les années cinquante dans le Midwest, transparaît dans Nona 11, où un auto-stoppeur rencontre une femme qui le séduit et l'entraîne dans un chemin de mort.
Ce récit psychologique glacial d'un meurtrier qui découvre progressivement sa propre folie surprend par sa maîtrise narrative. Rien de trop, tout est en place. King utilisera par la suite fréquemment les circonstances météorologiques exceptionnelles, en abusera même. Le brouillard formera la trame de
Brume.

 

1969. L'image de la faucheuse. 12

Plusieurs motifs se trouvent en connection dans cette nouvelle. D'abord celui de l'objet maléfique : dans le cas présent, un miroir, objet lié nécessairement au regard, ce qui permettra de multiples variations sur ce thème. Le miroir a une surface réfléchissante, qui est le support d'un symbolisme important dans l'ordre de la connaissance, de l'intelligence qui réfléchit. Cette perspective permettra à King d'opposer deux types d'hommes, un rationnel et un intuitif. D'autre part, la réflexion des phénomènes visibles par la lumière comporte un certain aspect d'illusion, de mensonge à l'égard de la réalité. Vu sous cet angle, le miroir apparaît comme doté d'une propriété bien particulière. Enfin le miroir représente aussi la tentation, puisqu'il est utilisé en divination (comme la surface de l'eau) pour interroger les esprits. Qui ne souhaiterait posséder le miroir magique permettant de lire le passé, le présent et l'avenir?

La faucheuse est l'allégorie du trépas, en ceci que la faux, comme la mort, coupe et fait disparaître tout ce qui pousse sur le sol. Ce qui s'explique par la persistance de ce vieux symbole de la faucille ou de la faux, qu'on retrouve dans les plus anciens mythes agraires. La faucheuse est ainsi la figure du temps destructeur et la personnification de la mort. En plus, elle se présente avec un aspect arbitraire, discriminatoire (comme son opposé, la corne d'abondance), une sorte de désignation personnelle différant des autres symboles de la mort.

Pour donner son plein effet à la dualité miroir/mort, King se servira d'un cadre gothique qui a fait ses preuves dans le genre. Le récit se passe dans un hôtel particulier transformé en un musée personnel par un riche industriel. Il y règne une atmosphère morbide, par les nombreux objets oppressants qui s'y trouvent réunis au hasard du mauvais goût du collectionneur. Celui-ci a fait de son musée une sorte de coûteuse brocante, où se trouvent des "oripeaux", des "monstruosités picturales", des "sculptures atroces", des "imitations"de tentures ou de tableaux, "luisant fantômatiquement"; ou encore un "lustre monstrueux obscènement décoré et surmonté d'une nymphette au sourire salace."(403/4) Le tout dans l'odeur des "mouches mortes depuis longtemps gisant dans les coins ombreux, de pourriture humide et de vers de bois rampant derrière le plâtre."(405). A ajouter des clichés, comme les "oiles d'araignées"aux carreaux. (408) Un objet au moins comporte une allusion directe à la mort, "le squelette démembré d'un vieux tandem."(405). Et une comparaison plus singulière13 : le musée baigne "dans une odeur très semblable à celle qui devait monter de la tombe d'une jeune vierge, morte depuis quarante années."(405)

On sait que le visiteur est venu voir un miroir, un des rares objets de collection sérieux dans ce capharnaüm, qui présente "
un effet troublant"(405), "en raison de la beauté du travail et du cristal qu'il a utilisé, un cristal qui agrandit et distord légèrement l'image aux yeux de celui qui le regarde."(406) L'habileté de l'artisan qui l'a fabriqué lui permet de refléter la réalité avec un "léger effet d'agrandissement", qui donne aux objets reflétés "une courbure légère"qui ajoutait "comme une quatrième dimension"(408). Quatre dimensions, trois dimensions? King, utilisant toutes les astuces du gothique, a placé le miroir dans les combles au-dessus du quatrième étage du bâtiment "plein de coins et de recoins"(405), où l'on accède par des escaliers, dans une chaleur grandissante. Il multiplie les obstacles retardateurs. Le miroir se trouve dans le grenier, protégé par une trappe fermée par un cadenas rouillé, à laquelle on accède par une échelle de meunier... Bref, l'endroit interdit et condamné.

Tout au loin du parcours, les notations de vision se font obsédantes (regarder, voir, observer, se mirer, oeil froid), ce qui peut paraître normal pour les visiteurs d'un musée, mais prend un sens particulier si on se situe dans la perspective du miroir. Même les objets participent : "Une armure qui gardait les ombres d'acajou du corridor de l'étage les fixait, impassible."( 403) "Une tête de taureau mangée par les mites le regardait avec ses yeux d'obsidienne."(410) Un Adonis14 surtout, avec trois notations : "Une reproduction d'Adonis les fixait inexorablement de ses yeux sans pupilles"(405); Adonis "au regard aveugle"(407); "L'Adonis aveugle continuait de les fixer sans le savoir."(408) Bref, en quelques pages, King a amassé ce qu'il pouvait de notations se renforçant mutuellement15, pour ménager le suspense et faire ressentir l'arrivée inévitable d'événements insolites.

Deux personnages seulement dans ce récit, construit sur un dialogue entre un homme rationnel et un intuitif. Spangler est le personnage qui s'en tient aux faits (construction et état du miroir) sans se laisser envahir par le surnaturel. Dans ce récit hétérodiégétique16, diverses impressions ressenties par le personnage nous font entendre qu'il tient en piètre estime le propriétaire de ce bric-à-brac, qu'il prend pour un "imbécile"(407) Carlin, le propriétaire et le guide, est obnubilé par la fatalité qui frappe son miroir. Seul l'intérêt financier l'amène à le conserver. Au point qu'il l'a assuré pour le transporter au grenier, pour éviter des incidents ultérieurs, en souhaitant qu'il se brise, de façon à perdre le miroir sans perdre son argent... C'est l'autre personnage, le rationnel, porté par sa superbe, qui deviendra la lamentable victime malade du miroir, quand il y regarde17 : "Tout y paraissait un peu plus distordu; les angles inhabituels de la pièce semblaient s'élargir comme s'ils étaient sur le point de se dérober dans quelque invisible éternité. Il n'y avait pas de coin d'ombre dans cette glace. Elle était sans défaut. Brusquement une crainte morbide surgit en lui et il se méprisa.
- On dirait que c'est elle, hein? demanda M. Carlin.
(...) Admettez-le, Spangler. On dirait qu'il y a derrière vous une silhouette à capuchon, non?"(409) Comme tous ceux qui ont vu la faucheuse, Spangler disparaît de ce monde, sans laisser de traces. Il faut noter que la victime est, comme cela se produira constamment par la suite, l'adulte rationnel, méthodique, sûr de lui, qui ne veut pas croire au surnaturel, comme le font spontanément les enfants, et qui sera victime de sa défiance.
Et c'est peut-être là que se trouve l'effet trompeur du miroir. Car, en dehors du climat, il n'y a rien de proprement horrible ou surnaturel dans cette nouvelle. Pas de fantôme, de vampire, ou de monstre. Ceux qui voient la faucheuse disparaissent, c'est tout. Rien de sensationnel. La faucheuse n'apparaît d'ailleurs que sous la forme de la vision d'un spectateur, sans description particulière : "
Il a regardé derrière lui comme s'il avait vu le reflet de quelqu'un - ou l'ombre de quelqu'un - qui se tenait derrière son épaule. «On dirait une femme, a-t-il dit. Mais je n'arrive pas à voir son visage. C'est parti maintenant» et c'est tout.
- Continuez, dit Spangler. Ça vous démange de me dire que c'était la Faucheuse... Je crois que c'est l'explication habituelle, non? Que parfois des gens marqués par le destin voient l'image de la Faucheuse dans le miroir?"
(407)

Ainsi le miroir frapperait ceux qui désireraient aller au-delà de la connaissance ordinaire, voudraient pénétrer la surface des choses, voir de l'autre côté du miroir. Toute la différence entre se regarder dans le miroir et chercher à voir ce qui, dans le miroir, «produit» sa propre image. Y a-t-il un oeil dans le miroir, comme le croit Carlin? L'image produite ne serait-t-elle pas toujours un reflet, une représentation en renvoi, mais une «production» au sens premier du terme? La sanction de l'interdit de la connaissance infligée par le miroir à l'imprudent qui voudrait pénétrer son mystère, à la recherche de défauts techniques ou de perfection narcissique18?

Tout est suggéré par le narrateur qui valorise Carlin, obsédé par le mythe qu'il a lui-même créé. Et si la seconde leçon du miroir consistait à signaler que notre monde n'est qu'un monde reflété par notre esprit, au travers de ses filtres, et que la réalité n'est finalement qu'une apparence?

 

1970. Poste de nuit. 19

Lorsque King a cherché des exemples de ce qu'il appelle "des points de pression phobiques", les deux premiers qui lui viennent à l'esprit sont l'araignée et le rat : "Les araignées vous font peur? Bien. On va vous en donner, des araignées, comme dans Tarantula, L'Homme qui rétrécit et L'Horrible Invasion. Et les rats? Dans le roman de James Herbert qui porte ce titre 20, vous les sentirez ramper sur vous... et vous dévorer vivant."(Ana, 11) Le motif de l'araignée sera évoqué ultérieurement. Les rats sont les monstres de Poste de Nuit.

Quand King écrit Poste de Nuit, Herbert n'a pas encore publié son roman, qui ne sortira que quatre ans plus tard. Le motif était dans «l'air du temps». Les références de King sont évidemment Les rats dans les murs, la nouvelle de Lovecraft21, dont il s'inspirera plus nettement quelque temps plus tard pour la nouvelle Jerusalem's Lot. Mais King a été impressionné surtout par les rats de Dracula, de Bram Stoker : "À en croire le folklore (et dans ce long roman, Stoker exploite à fond le folklore vampirique), le vampire a le pouvoir de dominer les animaux inférieurs - les chats, les rats, les fouines."22 (Ana, 35)

On pourrait s'interroger sur la place du rat dans l'imaginaire en général. Les croyances populaires le voient comme une manifestation des sorciers, des démons, des entités nocturnes. L'animal n'a pas bonne réputation, avec ses activités de dévastation : il ronge, mord, use, détruit sans remède. Symbole chthonien, le rat, affamé et nocturne, est une créature quasi-infernale, lié à la destruction des récoltes dans l'antiquité méditerranéenne, et vecteur de la peste, ce qu'on a su très tôt. Freud a donné au rat, animal impur qui creuse les entrailles de la terre, une connotation phallique et anale23. Le rat, avec son avidité destructrice, marque aussi les pulsions et les idées obsessionnelles, qui rongent l'homme de l'intérieur et le déséquilibrent, lui dévorent son énergie vitale.

Si on s'en tient à des déclarations au premier degré, King n'aurait cherché, avec ses rats, qu'à simultanément satisfaire une phobie et créer des effets pittoresques : "Je n'aime pas les rats. Les rats me font peur. J'ai écrit une histoire appelée "Graveyard Shift"où j'ai mis les pires choses que j'ai pu imaginer, où un homme ouvre la bouche pour crier et un rat y entre en courant. Il se tortille dans sa bouche. Vous ne pouvez pas vous empêcher de penser à ce petit corps qui frémit sur votre langue, les poils drus brossant les côtés de vos lèvres, mordant votre doux palais. Alors vous l'écrivez et c'est parti. Ça devient presque amusant."(Interview, Martin Coenen, Ph.2, 48) En fait, cette nouvelle d'une vingtaine de pages se révèle être d'une certaine complexité, et fait intervenir un vécu personnel. L'étudiant Hall, bohème, rétif à l'autorité, y affronte ses démons en même temps que les choses immondes que King a accumulées à plaisir dans le sous-sol de l'usine qui a besoin d'un nettoyage.

Les êtres d'origine souterraine sont d'une nature redoutable, liés à la lutte que se livrent la vie et la mort, étroitement associées. Mais ils symbolisent aussi le côté menaçant de l'existence, que le danger soit intérieur ou extérieur. Le caractère chthonien de l'inconscient recouvre ce qu'un individu peut craindre par son caractère latent, imprévu, irrépressible. Le chthonien est l'aspect nocturne d'un individu. Hall n'aime pas l'autorité en général, et son contremaître Warwik en particulier, sans pouvoir bien éclaircir la situation, et parvenir à "
déterminer pourquoi, dans son esprit, Grand-Chef et lui étaient devenus liés l'un à l'autre d'une quelconque façon."(72) Quand ils se défieront mutuellement, sentant confusément que quelque chose de mortel va se produire pour l'un d'eux, les éléments rassemblés se mettront en place.

Pour renforcer le pouvoir maléfique des rats, King va faire entrer à son habitude divers éléments associés. La chauve-souris vit dans les cavernes et, comme le rat, incarne les forces souterraines. Elle est destructrice de vie, dévoreuse de lumière, et apparaît liée à la mort. Elle évoque le vampire. Enfin sa nature hybride, ni mammifère, ni oiseau, symboliserait une évolution spirituelle entravée, ou ratée. S'y joignent un insecte noir, la blatte, couleur de mort, et un végétal qui vit de la décomposition, le champignon. Avec de nombreuses autres notations : "Les émanations de la rivière polluée s'alliaient à la puanteur des tissus en décomposition, des plâtres pourrissants, de la moisissure."(69)

La mise en forme littéraire de cette nouvelle, située à un carrefour entre Edgar Poe et Lovecraft, n'est peut-être pas le plus important, et sert seulement de cadre à des enjeux plus vastes. On peut rattacher ce récit à des éléments psychologiques personnels, parmi lesquels d'abord son statut d'étudiant contestataire. Au cours de son adolescence, King a souffert de ne pas être comme les autres et cette frustration a vite dégénéré en opposition
24. Les «différents» engendrent la moquerie, ou font peur. King en a souffert dans les divers petits boulots qu'il a exercés comme Hall, en étant à l'université ou jeune marié. Marqué par le fait qu'il était un étudiant miséreux, il se trouvait en opposition (le signalaient la provocation de la longueur de ses cheveux et son allure) avec une société qui le lui rendait bien. C'est "l'intellectuel", comme le contremaître qualifie Hall avec dérision (67). La moquerie est souvent le masque de la peur et les individus qui se différencient trop du groupe doivent s'attendre à servir de cible à l'agressivité collective. Dans un milieu de prolétaires rustres comme ceux décrits dans Grandes Roues 25, autre aspect de son expérience d'une filature, être étudiant passait pour une provocation. Car la non-appartenance au groupe menace ses valeurs, ses autorités et et sa cohésion. À cette époque, l'étudiant ne pouvait qu'être un contestataire, en rupture avec le mode de vie établi. Hall accepte de nettoyer le sous-sol parce qu'il a la "soudaine prémonition que quelque chose de pas ordinaire allait se produire. L'idée lui plut. Il n'aimait pas beaucoup Warwick."(69) Son opposition avec ce contremaître autoritaire entraînera Hall vers une mort pensée évitable, mais finalement acceptée, comme l'affirmation à la fois de son existence, et du peu de valeur de celle-ci. Du moins, face au contremaître, a-t-il sauvé sa dignité en affrontant des rats qui ne paraissent pas seulement des adversaires, mais des juges. En effet, à un certain moment, les rats l'observent "de leurs yeux noirs et fixes. On aurait dit des jurés."(68)

Car il y a dans cette nouvelle souterraine un aspect initiatique incontestable. Passer par la caverne ou la fosse représente une épreuve tragique. L'antre, région souterraine comme ce sous-sol aux limites non atteintes, incompréhensiblement en dehors des murs d'enceinte de l'usine, est un lieu d'épreuves plutôt que de protection. Archétype de la matrice maternelle, la caverne est à la fois un lieu de renaissance, d'épreuve, et symbolise les difficultés propres à l'étape confuse précédant l'intégration des éléments de la personnalité. Ainsi, dans les mythes, la caverne est hantée par des monstres symbolisant les contenus - dangereux parce qu'inconnus - de l'inconscient.

D'ailleurs ce sous-sol d'usine est suggéré comme étant davantage qu'un sous-sol : "L'endroit évoquait la nef délabrée d'une église désacralisée, avec ses hauts plafonds et ses gigantesques machines disloquées que l'équipe n'arriverait jamais à déplacer avec ses murs où une mousse jaunâtre poussait par plaques."(70) La métaphore avec l'église est renforcée un peu plus loin : "Au fond de cette sinistre tombe, un unique rat emplissait tout le boyau. C'était une bête énorme, une masse grise et frémissante qui ne possédait pas plus d'yeux que de pattes. Quand la lumière de Hall la frappa, elle poussa un vagissement hideux. C'était donc leur reine, la magna mater. Une chose monstrueuse, innommable, dont la progéniture, peut-être, serait un jour pourvue d'ailes."26 (84) Le sous-sol est ainsi le temple de la Magna Mater, nom donné aussi bien par les catholiques à «la sainte mère l'Église» que, dans les mythologies plus lointaines, à la matrice de la terre, la déesse-mère vitale originelle, la créatrice... La nouvelle terminée, deux inconnues subsistent : que vont devenir ces rats mutants envahisseurs? Et aussi : qui a bien pu, naguère, fermer la trappe du sous-sol par une fermeture intérieure et pourquoi? Seule trace qui subsiste de cette action à imaginer : un squelette.

 

1972. Laissez venir à moi les petits enfants. 27.

Comme le signale Alain Dorémieux dans Territoires de l'inquiétude, "le thème de l'enfance étrange, ambigu, parfois même malfaisant, n'en finit pas d'habiter de façon obsessionnelle le fantastique anglo-saxon."28 Enfant-victime, enfant-bourreau, enfant innocent comme enfant maléfique, tous les types d'enfant seront utilisés par King. On remarquera que cette nouvelle est la seconde (après En ces lieux les tigres, 1968) à être consacrée aux problèmes rencontrés par une institutrice avec les enfants de sa classe, dans ce jeu du chat et de la souris où l'on ne sait trop qui dévorera l'autre. King aime beaucoup cette nouvelle : "Elle me rappelle un peu le Bradbury de la fin des années quarante - début des années cinquante, le Bradbury diabolique qui se régalait d'histoires de meurtriers de bébés, d'entrepreneurs de pompes funèbres escrocs et de contes que seul un gardien de cimetière pouvait aimer. En d'autres termes, «Laissez venir à moi les petits enfants » est une plaisanterie malsaine effroyable, sans même le mérite d'être un plaidoyer social. Elle me plaît beaucoup."29

La première piste donnée est favorable aux enfants. Proche de la retraite, Melle Sidley est une institutrice redoutable, qui ne tolère pas un bruit dans sa classe et peut faire une bonne partie de la leçon le nez au tableau, le dos tourné à ses élèves. C'est une gagnante, qui n'admet pas de perdre. Petite vieille aux yeux perçants, souffreteuse, elle est redoutée : "Ses yeux, lorsqu'ils se posaient sur un élève gloussant ou chuchotant, étaient capables de liquéfier les genoux les plus robustes."(99) Il est vrai qu'elle utilise le reflet à l'intérieur de ses lunettes de myope pour suivre ce qui se passe dans la classe. Et un jour elle surprend Robert à grimacer, ou, plus exactement, à modifier son visage alors qu'elle écrit au tableau. Prié de faire une phrase, Robert prononce ces mots sybillins : "Demain, il arrivera quelque chose d'horrible."(100) L'institutrice ne sait trop si elle a imaginé la chose, Robert prenant un air tout à fait innocent.

Peu à peu, Melle Sidley semble devenir paranoïaque, emportée par une sorte de délire de la persécution. Un jour, aux toilettes, elle voit au travers des vitres dépolies deux de ses filles : "Les ombres changèrent. Elles semblèrent s'allonger, couler comme de la mélasse, prenant une étrange forme bossue. (...) Leurs voix avaient changé, ce n'étaient plus des voix de petites filles, elles étaient sans sexe et sans âme, et tout à fait maléfiques. (...) Elle s'évanouit. Gloussements et rires de démons la suivirent au fond des ténèbres."(104) Son calvaire n'est pas terminé. Elle se croit folle, cherche à sauver les apparences, de plus en plus déboussolée notamment par Robert : "«Nous sommes déjà nombreux», dit soudain Robert, comme s'il parlait du temps qu'il faisait. (...) «Déjà onze dans cette école.» Robert continua d'afficher son petit sourire."(105) Le lecteur est perplexe, même quand Robert propose à Melle de «changer» : "Son visage se mit soudain à couler comme de la cire qui fond, ses yeux s'aplatirent et s'élargirent comme des jaunes d'oeuf percés par un couteau, son nez s'épaissit et s'ouvrit, sa bouche disparut. Sa tête s'allongea et ses cheveux devinrent des tiges drues et ondoyantes.
Robert se mit à ricaner.
Ce son lent et caverneux provenait de ce qui avait été son nez, mais ce nez dévorait la moitié inférieure du visage, les narines se fondant en un trou noir pareil à une immense bouche hurlante."
(106) L'ambiguïté de la nouvelle vient ce ce que, jusqu'aux dernières lignes, on ne sait pas si tout cela se produit uniquement dans l'imagination de Melle Sidley : "Tout se passait dans ta tête, Emily. Seulement dans la tête"(109). Elle finit par craquer et tue douze de ses élèves avec un revolver. Elle est enfermée dans un établissement psychiatrique et l'opinion du lecteur prend forme quand, lors d'une séance de rééducation où Melle Ripley lit un texte à des attardés mentaux profonds, elle abandonne brusquement sa lecture. Le psychiatre regarde plus attentivement l'auditoire : "Les enfants qui la regardaient partir, les yeux écarquillés et vides, mais comme attentifs. L'un d'entre eux sourit, un autre se mit les doigts dans la bouche d'un air perfide. Deux fillettes se serrèrent l'une contre l'autre en gloussant.
Ce soir-là, Miss Sidley se trancha la gorge avec un éclat de verre provenant de son miroir, et Buddy Jenkins commença à observer les enfants."
(110) Cette fin abrupte ne peut que conduire le lecteur à reprendre sa lecture.

En fait, King vient de brillamment reprendre le motif du double, revu dans la perspective de L'invasion des profanateurs de Jack Finney30. Le double du «je-l'autre lui» 31 : un humain habité par un «autre», qui occupe peu à peu sa place. Cette nouvelle est la première d'une série mettant en scène des doubles-habités, que King reprendra constamment, et dont Tak-Seth est le dernier avatar dans Les Régulateurs.

Dans le cas présent, le double-habité est le lieu du passage de l'hétérogène à l'homogène. Le monstre est d'abord composite, suivant une idée dont Finney se fait l'interprète : "
Je me rappelle avoir écrit un premier chapitre où des gens se plaignaient qu'un de leurs proches était en fait un imposteur. Mais je ne savais pas non plus où cette idée allait me conduire. Et pendant que je cherchais à bricoler une histoire satisfaisante, j'ai eu vent d'une théorie scientifique selon laquelle la pression luminique pouvait propulser des objets dans l'espace, lesdits objets étant susceptibles d'abriter une forme de vie dormante (...) et voilà comment tout a commencé."(Ana, 99) Dans le roman de Finney, des personnages «normaux» sont incapables de prouver que certains de leurs proches ne sont plus eux-mêmes, tout en renforçant par divers indices leur conviction, de telle manière que leur angoisse diffuse se communique chez le lecteur. Le roman de Finney se passait dans une collectivité, alors que la nouvelle de King se déroule dans un cadre plus intimiste. Mais on y trouve le même univers subjectif et paranoïaque, dans un climat de tromperie sur l'apparence : "Qu'est-ce que c'était? C'était bulbeux. Ça chatoyait et ça changeait et ça me regardait, oui, ça me regardait en souriant et ce n'était pas un enfant, non. C'était vieux et maléfique."(102)

Le double envahisseur commence par réprimer celui qui le contient, avec lequel il doit composer : "Robert - l'autre Robert - aimait bien les leçons de choses. Il se cache encore quelque part au fond de ma tête (...) Parfois, il s'agite... ça me démange. Il veut que je le laisse sortir.
Elle aperçut au sein de son visage les restes épars de l'autre Robert, criant de terreur, suppliant qu'on le laisse sortir."

Aussi avant que Melle Sidley se décide à l'élimination des enfants monstrueux, elle est un moment torturée : "Elle vit grouiller, tapie sous la peau, la monstruosité fangeuse qui se cachait en lui. Peu lui importait de savoir ce qui se faisait passer pour Robert, mais elle aurait aimé savoir si le vrai Robert était encore là. Elle ne voulait pas devenir une meurtrière. Elle décida que le vrai Robert avait dû mourir ou devenir fou, à force de vivre à l'intérieur du monstre immonde dont les ricanements l'avaient poussée à fuir sa classe. Même s'il était encore vivant, à vrai dire, mieux valait pour lui qu'elle abrège ses souffrances."(108)

Oui, décidément, comme le fait est signalé en conclusion de la nouvelle En ce lieu les tigres, les enfants peuvent être des créatures dangereuses.

Dans le deuxième partie, sont étudiées les nouvelles suivantes :

1972. Petits soldats.

1972. La presseuse.

1972. Le croque-mitaine .

1973. Poids lourds .

1973. Matière grise.

Notes.

1 Martin Coenen , KING, Les Dossiers de Phénix 2, p. 74, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995.

2 Rage, Marche ou crève, Running Man ont été édités utérieurement. The Aftermath, Sword in the Darkness (Babylon here), Blaze ont été écrits avant Carrie, mais n'ont pas été publiés par King.

3 Un baiser dans le noir, in Morin, 80.

4 King appartient à la tradition romanesque de Charles Brocken Brown (XVIIIè), d'Edgar Poe et Nathaniel Hawthorne (XIXè), de Weird Tales, la première revue à être consacrée à la littérature du surnaturel et de l'horreur, H.P. Lovecraft et Robert Bloch (milieu du XXe). King a des parentés évidentes avec Ray Bradbury, Fritz Leiber, Richard Matheson et Charles Beaumont. Il ne s'est d'ailleurs pas gêné pour emprunter à ces auteurs. Il reconnaît un certain nombre de ses emprunts dans Anatomie de l'horreur et Pages Noires, essai où il fait preuve d'une connaissance remarquable de la littérature du genre.

5 Here There Be Tiggers. Création : 1968. Première publication : printemps 1968. Fait partie du recueil Brume (Skeleton Crew).

6 Ernest Aeppli, Les Rêves et leur interprétation, Payot, 1986, 280.

7 Strawberry Spring. Création : 1968. Première publication : automne 1968. Réécrite en 1975. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night Shift).

8 Michel Gauquelin, La santé et les conditions atmosphériques, Hachette, 1967.

9 Avec un récit homodiégétique de type actoriel, pour reprendre la distinction de Gérard Genette, le lecteur ne connait que ce que lui dit le narrateur-personnage, qui raconte les événements auxquels il a participé. (Nouveau discours du récit, éd. du Seuil, 1983, 82). Un autre type de récit homodiégétique est le type narratif auctoriel, dans lequel le narrateur-est un témoin.

10 Pour sa peur de la folie, se rapporter à mon livre Stephen King et le sexe, chap. 1 et 23.

11 Brume (Skeleton crew)

12 Reaper's Image. Création : printemps 1969. Première publication : 1985. Fait partie du recueil Brume (Skeleton Crew).

13 Tout au long de son oeuvre, King a produit de ces comparaisons insolites, qui ne sont pas toutes réussies, et qui font, comme ici, grotesquement référence à des situations explicites où précisément la comparaison ne peut s'établir : qui peut bien connaître l'odeur de la tombe d'une jeune fille morte depuis 40 ans?

14 Dans le mythe grec, Adonis est associé à la mort et à la résurrection.

15 On trouve dans cette nouvelle un grand nombre de points de suspension, de phrases inachevées, destinés à faire planer une impression de mystère.

16 Récit fait par un narrateur invisible, mais omniscient, qui se manifeste par sa voix narrative. Ce type de récit permet notamment de connaître les pensées des protagonistes. Pour des informations complémentaires, voir Gérard Genette, Figures III, éd. du Seuil, 1972, 252.

17 Il ne regarde pas l'image que lui reflète le miroir, mais au-delà, cherchant à y percevoir un prétendu défaut, donc à pénétrer la nature du miroir.

18 Ceux qui ont lu la nouvelle se rappellent que les disparus cherchaient tantôt le défaut de l'objet, tantôt leur propre image idéalisée.

19 Graveyard Shift. Création : 1970. Première publication : octobre 1970. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night Shift).

20 The Rats (1974), Les Rats (Pocket n° 9007). À ce roman James Herbert (Grande-Bretagne, 1943) donna deux suites sur le même sujet : Le Repaire des rats (Lair, 1979) (Pocket n° 9021) et L'Empire des rats (Domain, 1984) (Pocket n° 9050).

21 "On ne peut pas dire qu'il ait toujours été bien inspiré, mais quand il l'était - voir par exemple L'Abomination de Dunwich, Les Rats dans les murs et surtout La Couleur tombée du ciel, le résultat était invariablement fantastique."(Ana, 77) L'Abomination de Dunwich, Oeuvres complètes, Tome 1, 227; éd. Robert Laffont, collection Bouquins. Les Rats dans les murs, idem, t. 2, 150; La Couleur tombée du ciel, idem, t. 1, 97.

22 King ajoute : "... (et peut-être même les Républicains, ha-ha).

23 Sigmund Freud, L'Homme aux rats, in Cinq psychanalyses, PUF, Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie, éd.1995.

24 Voir King et le sexe, chap. 1.

25 Laitier 2 : grandes roues, où on lave son linge sale en famille (A Tale of the Laundry Game) Création : 1979, extrait d'un roman inachevé, The Milkman. Première publication: 1980. Fait partie du recueil Brume (Skeleton Crew).

26 Comme les chauves-souris, qui sont des mutantes possédant encore leur queue de rat...

27 (Suffer the little Children). Création : 1972. Première publication : février 1972. Fait partie du recueil Rêves et Cauchemars (Nightmares and Dreamscapes).

28 Alain Doremieux, Territoires de l'inquiétude, volume 1, Denoël éd.,1991, préface, 11.

29 Rêves et Cauchemars , notes, 689.

30 Référencé et commenté au chap.1. Comme le film qui en a été tiré, ce roman a été considéré comme l'expression parfaite de la schizophrénie des années de guerre froide : les extraterrestres sont parmi nous! De gigantesques cosses venues de l'espace produisent des doubles des êtres humains véritables et se répandent rapidement dans la société.

31 Nicole Fernandez-Bravo distingue le «je-autre lui», l'habité; le «je-deux en un» (Jekyll et Hyde); et le «je-le même» (la métaphore de l'original, caché par son masque). Dictionnaire des mythes littéraires, article «doubles», éd. du Rocher, 2è éd. 1994.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 7 - printemps 2000.

 

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