LES MOTIFS DU DON ET DU DOUBLE

dans Shining de Stephen King

 

"Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir voir

dans le passé aussi bien que dans l'avenir,"(89)

Avec Shining, King a atteint la plénitude de ses moyens d'auteur et de son habileté de raconteur d'histoires1. La particularité de Shining est de mener deux reconnaissances contrefaites simultanées : celle de l'innommé, avec le don de voyance de Danny (ordre au paranormal); et celle de l'innommable, les pouvoirs de l'esprit de l'hôtel Overlook et son emprise sur le père de Danny (ordre du surnaturel). La conjonction des deux reconnaissances conduisent inexorablement à l'apparition du monstre et son affrontement dans une tentative d'infanticide sacrificatoire.

.. du site ..

Une écriture fantastique réussie est celle qui, sur un même événement, donne des explications multiples et laisse le plus longtemps possible le lecteur dans l'incertitude. Dans Shining, roman qui servira pour la démonstration, plusieurs protagonistes donnent des explications contradictoires en partant d'observations fragmentaires sur le même sujet. Cette sorte d'introduction au récit, par opposition de points de vue, met en appétit le lecteur à condition d'être bien agencée. À un critique qui se plaignait qu'"il ne se passait rien dans les 250 premières pages", l'agent littéraire de King, Kirby McCarley répondit avec justesse : "Oui, mais il y a des violons dans le lointain et ça suffit pour attirer les gens." 2

 

LE DÉVOILEMENT DU DON DE DANNY.

Le jeune Danny, cinq ans, possède le «shine», un don aux possibilités multiples qui est l'objet d'éclairages divers avant qu'il soit révélé dans sa plénitude. Sa mère, Wendy, croit que son garçon est exceptionnel, mais n'ose aller jusqu'à évoquer la voyance. Pour elle, Danny est né coiffé, donc particulier : "Elle avait conservé dans un bocal la membrane qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite frimousse. Ce n'était pas qu'elle fût superstitieuse, mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien qu'elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait bien admettre que son petit garçon avait été exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à la double vue et pourtant..." (60)

Un voyant rencontre un autre voyant.

Danny est capable de lire dans les esprits quand il le souhaite : "Danny avait réussi, grâce à un immense effort de concentration, à sonder l'esprit de son père. Il y avait entrevu, le temps d'un éclair, un mot inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le mot DIVORCE, le mot SUICIDE." (38) Même à distance il peut suivre les pensées de son père dans sa voiture, percevoir si les choses vont bien ou non dans le ménage de ses parents, à la limite de la dérive. Il ne comprend pas les pensées complexes, mais peut saisir leur tonalité affective : "Il n'en déchiffrait que les grandes lignes; dès qu'il voulait saisir l'idée dans sa complexité, elle se dérobait. Ses multiples ramifications étaient incompréhensibles pour lui en tant qu'idées, mais il pouvait les appréhender sous forme de couleurs, sentiments, états d'âme. (...) Les pensées de DIVORCE de Papa, plus complexes étaient d'une couleur sombre, inquiétante, du violet foncé veiné de noir." (38)3

La voyance de Danny n'est pas limitée au présent : "
Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir voir dans le passé aussi bien que dans l'avenir," (89) lui signale Hallorann, le cuisinier de l'hôtel, lui aussi voyant. Il est aidé dans sa voyance de l'avenir par une sorte de double, Tony, qui dans ce cas l'appelle : "Tony avait réapparu dans une cour voisine et, comme d'habitude, lui avait fait signe de venir: «Danny..., viens voir...» Danny avait eu l'impression de s'être levé pour aller voir, puis d'être tombé, comme Alice au pays des merveilles, au fond d'un trou profond. Il s'était retrouvé dans le sous-sol de l'appartement; là, dans la pénombre, Tony lui avait montré une grande malle où son Papa conservait tous ses papiers importants, et notamment LA PIÈCE.
- Tu vois? avait demandé Tony de sa voix lointaine et musicale. Elle est là, sous l'escalier. C'est là que là que les déménageurs l'ont entreposée."
(38) Quand son père cherche sa malle partout, pestant contre le transporteur qui l'avait égarée, Danny peut lui signaler qu'elle a été mise sous l'escalier de la cave.

Tony l'informe aussi par l'envoi de rêves : "Je savais que cet hôtel était mauvais, dit Danny à voix basse. Je le savais dès notre arrivée à Boulder parce que Tony m'a envoyé des rêves pour me prévenir.
- Quels rêves?
- Je ne me souviens pas de tout. Il m'a montré l'Overlook la nuit, avec une tête de mort sur la façade. Et il y avait un bruit de coups. Quelque chose... - je ne me rappelle pas quoi... - me poursuivait. C'était un monstre. Et Tony m'a mis en garde contre TROMAL."
(245) . Il ne sait pas ce que veut dire le mot TROMAL, dont les lettres inversées donnent : LA MORT.
Danny a rencontré à l'hôtel le cuisinier Hallorann : "
Quand nous sommes arrivés ici, Mr. Hallorann m'a fait monter dans sa voiture et il m'a parlé du Don. Lui aussi il a le Don.
- Le Don?
(...)
- C'est quand on comprend certaines choses, ou quand on sait des choses que les autres ne savent pas ou qu'on voit des choses que les autres ne voient pas. (...) Mr. Hallorann a dit que j'avais le Don moi aussi et même qu'il n'avait jamais rencontré personne avec un don pareil. (...) Mr. Hallorann m'a pris à part parce qu'il était inquiet, poursuivit Danny. Il m'a dit que l'Overlook était mauvais pour des gens comme nous. Il m'a dit avoir vu des choses." (245) Autre caractéristique du don : on peut échanger mentalement, sans prononcer de paroles : "Nous avons parlé ensemble presque sans ouvrir la bouche." King reprendra constamment cette possibilité de communication psychique.

Danny peut aussi communiquer à distance par une sorte de cri mental, et envoyer ainsi des appels : "Si tu as des ennuis, appelle-moi. Si tu pousses un grand cri comme celui de tout à l'heure, il se peut que je l'entende jusqu'en Floride", lui recommande Hallorann (90)

Enfin grâce à son don, Danny est en mesure de communiquer avec les puissances invisibles : il "laissa partir son esprit à la recherche de son père et le localisa dans le bal. Il essaya de pénétrer un peu plus avant dans ses pensées." (320) L'hôtel réagit avec violence: "(ARRÊTE DE LIRE SES PENSÉES, PETIT MORVEUX!)
Cette semonce mentale lui donna la chair de poule."
(321)

Son don, comme celui que Carrie s'est découvert et exercé à utiliser, est encore perfectible : "Il te faudra encore bien des années avant de savoir dominer ce don." (85)

Le point de vue médical.

Ses parents consultent le docteur Edmonds, qui joue le rôle du «scientifique" de service «fermé», et ne trouve médicalement rien d'anormal à Danny. Intellectuellement, il est intelligent, mais sans doute un peu trop imaginatif : "L'imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir. Celle de Danny est encore beaucoup trop grande pour lui. (...) À ma demande, il est entré en transe ici, devant moi. Ça ressemblait tout à fait à votre description de ce qui s'est passé dans la salle de bains hier au soir. Tous ses muscles se sont décontractés, son corps s'est affaissé et ses yeux sont devenus exorbités. C'était un cas clinique d'autohypnose. J'en étais stupéfait. Je le suis encore." (148)
Mais Wendy insiste :
"Quelquefois ce qu'il raconte me fait peur. C'est comme si...
- Comme s'il avait le don de seconde vue? interrogea Edmonds, souriant.
- Vous savez qu'il avait une coiffe à la naissance, dit Wendy d'une voix presque inaudible
Le sourire d'Edmonds se transforma en un gros rire franc. Soyons sérieux. Ce n'est pas la perception extra-sensorielle qui est à l'origine de ces phénomènes. C'est tout simplement notre bonne vieille perception humaine, que Danny possède au plus haut point. Mr. Torrance, Danny savait que votre malle se trouvait sous l'escalier de la cave parce que vous aviez sans doute regardé partout ailleurs. Il est arrivé à cette conclusion par voie d'élimination, tout bêtement."
(149)

Danny a raconté au docteur Edmonds ses rapports avec Tony, le compagnon irréel qui lui apparaît de temps en temps. Ici encore le docteur ne se montre pas surpris : "L'imagination créatrice de Danny fait de Tony un ami invisible exceptionnellement intéressant. Ce que Tony apprend à Danny est souvent utile ou agréable, parfois même étonnant. Naturellement Danny en est venu à attendre ses visites avec la plus grande impatience." (148) Le docteur ne pense d'ailleurs pas qu'on doive se laisser impressionner par les prétendues révélations de Tony : "Danny reconnaît lui-même que toutes les prévisions de Tony ne se réalisent pas. Celles qui n'ont pas de suite étaient fondées sur une perception erronée des choses, c'est tout. Danny fait inconsciemment ce que tous les soi-disant mystiques et voyants font consciemment ou cyniquement." (150)

Vient enfin le type d'explication psychiatrique que King a en horreur4, et qu'il minimise pour Danny : "J'ai l'impression que Danny était bien parti pour faire une véritable psychose. Tous les ingrédients y étaient : milieu familial compromis, imagination débordante, ami imaginaire si réel pour lui qu'il finit par le devenir pour vous. Au lieu de «passer avec l'âge», sa schizophrénie enfantine aurait pu croître et embellir." Maintenant que les liens familiaux se resserrent, les conditions auraient changé : "À mon avis, Danny se trouve dans des circonstances idéales pour guérir. Et je pense que le fait qu'il distingue si bien le monde de Tony du monde réel en dit long sur sa santé mentale. Il m'a dit que vous ne songiez plus au divorce et je crois qu'il a raison, n'est-ce pas? (...) Il n'a plus besoin de Tony et il est en train de l'éliminer de son organisme. Tony ne lui apporte plus de visions agréables, mais des cauchemars tellement affreux qu'il ne veut même pas s'en souvenir. Pendant une période difficile de sa vie, il s'est laissé totalement envahir par Tony et Tony ne va pas se laisser évincer facilement. Mais il n'en a plus pour longtemps. Votre fils est comme un petit drogué qui se désintoxique." (151)

En résume, un psychotique potentiel ordinaire qui, par chance, n'a pas sombré dans la maladie, mais sans don particulier. On a assisté, avec cette démonstration, au fait qu'un phénomène surprenant devient banal quand on peut le rattacher à une composante connue du psychisme humain. Chez King, ce sont le plus souvent des médecins qui donneront l'interprétation de la «science officielle» à un fait étrange et de rationaliser ainsi le surnaturel5. Ainsi s'établit une "polarité représentation mimétique / affirmation d'une réalité non mimétique qui engage la fiction sur la voie de l'irrésolution et de l'expérience de l'impossible." 6

L'avis des parents.

Wendy accepte avec réticence cet avis, plus pour se rassurer que vraiment convaincue : "Une question lui monta aux lèvres, la même que Jack et elle lui avait déjà posée tant de fois : «Comment sais-tu cela?» (...) Car il savait réellement, elle en était convaincue. Tout ce que le docteur Edmonds lui avait dit sur ses pouvoirs de déduction et sur la logique de l'inconscient n'était que des balivernes." (190)

Jack, qui semble avoir des notions de psychologie, se rend aussi compte du phénomène, mais fait le chemin inverse de Wendy. Il essaie de rationaliser le cas, davantage sans doute pour se convaincre que fermement rassuré par son explication : "Nous savons que de temps en temps il a ce que j'appellerais, faute d'un autre mot, des transes. Quand il est en transe, il voit... des choses qu'il ne comprend pas. Peut-être que Danny a vraiment vu du sang sur les murs de la suite présidentielle. Pour un gosse de son âge, le sang et la mort sont des choses quasiment interchangeables. Chez les enfants, de toute façon, les facultés visuelles sont plus développées que les facultés conceptuelles. (...) Ce n'est que quand nous devenons adultes que nous apprenons à nous servir des concepts, laissant les images aux poètes..." (263)

Un jour Danny revient avec des marques au cou et Jack cherche une explication dans l'hystérie : "D'abord, ce sont peut-être des stigmates, dit-il. (...) Il y a des chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se mettent à saigner pendant la semaine sainte. L'apparition le stigmates s'apparente à certaines pratiques des yogis. Tout cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les rapports entre le corps et l'esprit - je veux dire qui les étudient, car personne ne les comprend vraiment - pensent aujourd'hui que l'on peut contrôler certaines fonctions physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de concentration, ralentir le battement du coeur, activer le métabolisme, augmenter la transpiration et même provoquer des saignements." (263)

L'explication de Jack ne convainc pas Wendy, qui avait d'abord cru que c'était le père qui en était responsable : "D'accord, mais ce n'est pas tout de même en tombant qu'il s'est fait ces marques au cou. Je veux bien être pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites." La réponse de Jack devient alors suspecte. Il avait utilisé jusqu'à présent des explications acceptables pour Wendy. Le voici au pied du mur, se sentant presque captif de l'hôtel, mais ne souhaitant pas que le déroulement des choses soit différent. Ce qui implique qu'il ne doit pas affoler son épouse. Jusqu'à présent rationnels, ses arguments s'orientent maintenant vers le paranormal, mélangeant la transe et l'inconscient, notions communément admises, à des spéculations hasardeuses sur les conséquences de visions à caractère spirite, des «résidus psychiques» localisés provenant des morts : "Imagine qu'il soit entré en transe, dit Jack, et qu'il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait passée dans cette chambre. Une dispute ou un suicide. Bref, une scène où les émotions sont au paroxysme. Comme il se trouve dans un état d'hyper-réceptivité, il est profondément troublé par ce qu'il voit. Son inconscient, pour visualiser la scène avec plus de vérité, ressuscite cette morte, ce cadavre, cette charogne... (...) Je ne suis pas psychiatre, mais cette explication me paraît très bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des vies disparues qui résistent à la dissolution..., mais en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l'état de transe, son moi conscient est submergé, et c'est son inconscient qui tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à l'étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le cou." (265) Jack ne tient pas à ce que son fils passe pour une victime et le rend, somme toute, seul auteur de sa mésaventure.

Si Wandy ne se rend pas à ces arguments, elle accepte néanmoins l'explication spirite, pour elle seule explication de l'état de Danny : "La vérité, c'est que nous ne comprenons rien à ce qui s'est passé. Qu'est-ce qui nous prouve qu'il ne tombera pas de nouveau dans l'un de ces trous d'air psychiques et qu'il n'y rencontrera pas d'autres monstres?" (265) Le mot est lâché et Wendy se trouve prête à accepter l'impensable et le lecteur à admettre le monstre qui poursuivra Danny dans les couloirs..

La réalité-autre.

Le dévoilement se fait par le romancier, qui sait où il va et impose sa vision des choses. King, comme la plupart de ses contemporains, produit des récits privilégiant l'extériorité, presque tous hétérodiégétiques, donnant l'apparence de l'objectivité. La narration se veut impartiale, neutre, produite en focalisation externe par un conteur omniscient. Sous des dehors anodins, elle conduit sûrement le lecteur aux explications surnaturelles, qu'il finit par admettre grâce à un protagoniste qui en effectue une sorte de synthèse. Wendy, qui a toujours cru au don de son fils, parvient enfin à faire le bilan des observations réalisées depuis le début du récit. L'hôtel est une entité maléfique, le point de départ du travail de création de King : "C'était Danny qu'il visait principalement, (...) avec son don qui était à l'origine de tout. (...) C'était son énergie mystérieuse qui avait fourni â l'hôtel les moyens de sortir de l'ombre, un peu comme une batterie alimente le circuit électrique d'une voiture et lui permet de se mettre en marche. S'ils réussissaient à s'évader un jour de l'Overlook, il était fort possible que l'hôtel retombât dans sa demi-conscience d'antan et que son pouvoir se limitât dès lors à monter des scènes de Grand Guignol à l'intention de ceux de ces clients qui étaient psychiquement les plus réceptifs. Sans Danny, l'hôtel redeviendrait aussi inoffensif que le maison hantée d'un parc d'attractions. De temps en temps on entendrait des bruits bizarres, des coups retentissants ou les flonflons fantomatiques d'un bal masqué, ou on verrait quelque chose d'inexplicable, sans plus. Mais si l'hôtel absorbait Danny et son pouvoir... - son flux vital..., on pouvait appeler ça comme on voulait - alors de quoi ne serait-il pas capable?" (356)

Si on examine attentivement cette interprétation, sa fonction est d'être surtout de fournir la clef la plus simple pour un lecteur captivé par sa lecture. Depuis un certain temps déjà, ce lecteur sait que Danny est recherché par l'hôtel, mais il ne sait pas «pourquoi». Voilà sa curiosité satisfaite : l'incertitude de sens est enfin levée. Mais il faut bien voir tout ce qu'il admet implicitement en adoptant cette signification des données d'un réel qu'il n'aurait pas accepté si le romancier le lui avait fourni d'emblée. L'hôtel a une existence propre, qui échappe aux hommes, qu'il utilise selon ses desseins. Il ne dispose pas d'une énergie qui lui permet de fonctionner selon son gré. Mais il peut utiliser une puissance humaine psychique particulière donnée à certains, un flux vital capable de réaliser des choses insoupçonnées, ce qui fait passer le lecteur dans un monde spirite. Enfin on n'ose imaginer ce que l'hôtel pourrait faire avec une énergie de l'importance de celle de Danny s'il arrivait à la capter. Le lecteur a fini par accepter un monde inexplicable et le travail du romancier est d'autant plus remarquable que cette évolution s'est faite sans heurt, avec un lecteur sous emprise. Arrivé à ce stade, l'hésitation éprouvée par le lecteur en présence d'une série d'explications naturelles opposées à une série d'explications surnaturelles disparaît. Todorov définit ainsi le fantastique comme ce moment essentiel du récit. Cet instant passé, le mystérieux bascule vers l'étrange (ou le merveilleux, suivant le genre pratiqué).
Dans un récit fantastique, être un enfant de cinq ans recherché par une entité de cette puissance n'est pas un sort enviable, même s'il possède un don. Heureusement, Danny reçoit l'aide d'un double.

LE DOUBLE.

La fascination de l'existence d'un double se perd dans la nuit des temps. Quels que soient les doubles, leurs caractéristiques font qu'ils participent à la vie des humains et les modifient. La place du double dans toute l'oeuvre de King fera l'objet d'une étude ultérieure qui examinera la diversité de ces doubles.

Tony, le double de Danny, ne sera pas vraiment explicité par l'auteur et son mystère subsiste. Ce double a d'abord l'utilité de lui servir de compagnon : "Il aimait se concentrer parce que quelquefois Tony venait. Le plus souvent, il ne se passait rien; sa vue se brouillait, la tête lui tournait et ça s'arrêtait là. Mais, d'autres fois, Tony paraissait à la lisière de son champ de vision, lui faisait signe de venir et l'appelait de sa voix lointaine.
C'était arrivé deux fois depuis qu'ils étaient à Boulder, et il se rappelait la surprise et le plaisir qu'il avait ressentis en voyant que Tony avait fait tout ce chemin depuis le Vermont pour le rejoindre."
(38) King se souvient aussi d'Alice : "Je me brossais les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit Danny. Je réfléchissais très fort. Et... et alors j'ai vu Tony au fond du miroir. Il m'a dit qu'il voulait me montrer quelque chose. (...) Il était dans le miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite, j'ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de rien, jusqu'au moment où Papa m'a secoué." (127)

Tony lui annonce l'avenir, parfois sous forme d'images mentales, comme celle de l'hôtel, que Danny ne connait pas encore : "
Danny... Dann...y.
Il leva les yeux et vit Tony qui, au bout de la rue, à côté d'un panneau de stop, lui faisait signe de la main. Comme toujours à la vue de son vieil ami, une bouffée de plaisir lui réchauffa le coeur, mais cette fois-ci une pointe d'angoisse s'y mêlait, comme si Tony avait dissimulé derrière lui une ombre, un spectre...
(...) Une partie de lui-même s'était levée pour suivre Tony dans le gouffre de ténèbres où il avait disparu.
- Danniii...i...i...y.
Peu à peu, l'obscurité s'anima de tourbillons blancs et d'ombres tourmentées; des gémissements sourds déchirèrent le silence. Ils étaient pris dans une tempête de neige en montagne; les tourbillons blancs étaient des bourrasques de neige et les ombres tourmentées des sapins que tordait le vent. La neige recouvrait tout.
- Elle est trop épaisse, dit Tony d'un ton désespéré qui lui glaça le coeur. Jamais nous ne pourrons nous en sortir.
Une forme massive surgit des ténèbres."
(40) D'affreux rêves prémonitoires amènent Danny à appeler Tony, qui lui donne ce conseil: "N'y va pas, Danny... " (64) L'utilisation du rêve fait aussi partie des procédés d'anticipation. De tels rêves préparent le lecteur à une catastrophe inévitable, mais il n'en connait pas les causes et les conséquences7. Le désastre annoncé, son caractère apparemment inévitable, s'apparente au climat oppressant de la tragédie antique, où l'accomplissement d'une destinée prédite prend un caractère inéluctable. Danny reçoit aussi des messages incompréhensibles : "La voix de Tony jaillit des ténèbres.
(Ce lieu maudit enfante des monstres.)
8
Il répétait sans cesse cette phrase incompréhensible.
(Enfante des monstres.)"
(144)

Danny ne sait pas trop ce qu'est Tony par rapport à lui : "Qui est Tony? demanda Hallorann pour la deuxième fois.
- Maman et Papa l'appellent mon «camarade invisible», dit Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n'est pas invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire : «Danny, je veux te montrer quelque chose.» Avant qu'il ne vienne, je m'évanouis, il fait tout noir. Et après je fais des rêves..."
(86) L'apparition de Tony ne serait donc pas liée au «don» de Danny, qu'Hallorann possède aussi et dont il aurait reconnu une des caractéristiques dans ce «camarade invisible» si cela avait été le cas. Mais peut-être que le don de Danny, exceptionnel, pourrait aussi justifier l'existence de son double Tony, son ami de rêve?

Il a précisé des caractéristiques de Tony au docteur Edmonds, qui représente la normalité et la raison : "
Toujours méfiant, Danny dit: - Je ne sais pas qui est Tony. - Est-ce qu'il a ton âge? - Non. Il a au moins onze ans. Il est peut-être plus âgé, mais je l'ai jamais vu de près. Il pourrait même être assez grand pour conduire une voiture. - Tu ne le vois que de loin ? - Oui, monsieur. - Et il vient toujours juste avant que tu ne t'évanouisses? - En fait, je ne m'évanouis pas. Je m'en vais avec lui et il me montre des choses." (140) Mais Tony n'a pas de pouvoir sur le déroulement des événements : "Tony n'aurait pas pu fermer la porte à clef puisqu'il n'existe pas. Il voulait que je le fasse et je l'ai fait. C'est moi qui l'ai fermée à clef. Quelquefois il me montre ce qui va se passer dans l'avenir." (141) En fait, dans les pages suivantes, Danny, par l'intermédiaire de Tony, «voit» ce qui va se produire dans l'avenir.

Qui est donc Tony? Une partie de Danny lui-même, son double, qu'il peut se représenter grâce à une imagination particulièrement développée? Aux caractéristiques d'une perception sensorielle particulière, liée à un état psychotique plus dégradé que le médecin l'avait estimé ("Je ne suis pas psychiatre. Et si vous en désirez en consulter un pour Danny..." (148)). On peut penser que Danny ne voit pas bien la limite entre son moi et le non-moi, entre ses perceptions et le réel. Ce qu'il pense être la réalité n'est peut-être que la concrétisation des données que son imagination lui fournit. Demeurent cependant inexpliquées ses visions de l'avenir quand le lecteur réalise que toutes les circonstances ont été fournies par les propos de Danny.
Puis - signe qu'il mûrit face aux épreuves, il va pour la première fois agir sur les événements que jusqu'à présent il subissait, par peur devant l'inconnu -, son attitude à l'égard de Tony change : "
Autrefois je l'aimais. Tous les jours j'espérais qu'il viendrait parce qu'il me montrait toujours des choses agréables, surtout depuis que Papa et Maman ne pensent plus au DIVORCE. (...) Mais maintenant quand il vient il me montre des choses désagréables. Des choses terribles." (141)

Et vient la rupture du contact avec Tony, la partie de lui-même qui l'informe :
"
Danny.
Au bout de l'immense couloir, Danny aperçut une petite silhouette noire, à peine plus grande que lui
9. C'était Tony.
- Où suis-je? demanda-t-il doucement à Tony.
- Tu dors, dit Tony. Tu dors dans la chambre de tes parents. Ta mère va être grièvement blessée, peut-être tuée. Et Mr. Hallorann aussi. - Elle ne mourra pas ! Je ne veux pas!"
Mais voilà que son double - ou la deuxième voix, si chère à King? - l'incite à ne plus subir, mais à agir : "Alors il faudra que tu l'aides. Ici, Danny, tu te trouves dans un monde enfoui au plus profond de toi-même. Je fais partie de ce monde. Je fais partie de toi, Danny.
- Tu es Tony. Tu n'es pas moi. Je veux ma maman... Je veux ma maman...
- Ce n'est pas moi qui t'ai amené ici, Danny. Tu y es venu de toi-même. Parce que tu savais. - Non!
- Si, tu savais! Tu as toujours su! poursuivit Tony en s'avançant vers lui. (Pour la première fois, Tony s'approchait de lui.) Dans ce monde qui existe au plus profond de toi-même, rien ne peut t'atteindre. C'est un Overlook que tu es seul à connaître, où les pendules sont arrêtées et nulle clef ne peut les remonter. Les portes n'ont jamais été ouvertes et personne n'a jamais séjourné dans ces chambres. Toi et moi, nous allons passer encore quelques instants puis ce sera fini, car bientôt il sera là."
(403)

De ce monde qu'il est seul à connaître, seul à posséder, Danny, mis en face de ses responsabilités, devra lui-même assurer la défense, sans l'aide de Tony. Car Tony (autre type de voyant? une partie de lui-même plus âgée -quinze ans- et plus évoluée? son double ou lui-même?) va maintenant le quitter. Et l'ambiguïté sur la nature de Tony persiste : "Tony avait surgi devant lui. Danny, qui le regardait de près pour la première fois, reconnut le jeune homme qu'il serait dans dix ans. Il avait les mêmes yeux sombres, bien écartés, le même menton volontaire, la même bouche finement dessinée. Ses cheveux étaient blonds comme ceux de sa mère et pourtant ses traits portaient l'empreinte Torrance. Tony - le Daniel Anthony Torrance que Danny deviendrait un jour - tenait à la fois du père et du fils.
- Tu dois essayer de les aider, dit Tony. Mais ton père... il est passé du côté de l'hôtel maintenant et c'est lui qui l'a voulu. Mais l'hôtel ne se contentera pas de rallier ton père. C'est surtout toi qui leur fait envie.

Et passant près de lui, Tony s'enfonça dans les ténèbres.
Tony avait maintenant disparu."
(404)


Il n'est plus nécessaire. L'accomplissement de Danny, sa transformation de la passivité (jusqu'à présent, il a subi les événements) à l'action, est-il son oeuvre? Pour laisser planer définitivement le doute, King annonce l'information plus perturbatrice, qui lie l'existence de Tony à l'esprit de l'hôtel :
"Tony ne pourra plus venir. Ils ne le permettront pas. Il est vaincu.
- Qui ne le laissera pas revenir ?
- Les gens de l'hôtel, dit-il."
(313)

 

Un personnage positif.

Danny n'est pas le premier personnage positif à affronter les forces des ténèbres. Dans Carrie, Sue de bonne volonté, ne peut guère aider sa condisciple. Dans Salem, c'est un groupe d'occasion qui affronte les vampires, dont se dégage nettement l'écrivain Ben. Avec Shining, King nous propose un héros solitaire, un enfant. Suivant les oeuvres, il alternera ainsi des personnages positifs, tantôt isolés, tantôt groupés, souvent des enfants. Ces héros sont sympathiques, prévisibles, assurés, travaillant sans douter contre les forces des ténèbres, continuellement en accord avec l'esprit du bien et de la lutte positive. À leur côté, des personnages plus incertains, comme la mère de Danny, qui annonce de nombreux velléitaires à venir, des attentistes, avec une certaine ambiguïté dans le comportement. En face, les reporésentants du mosntre.

Dans cette perspective, la trame de nombreux récits ultérieurs apparaît. Dans une situation habituelle qui a sa problématique, mais reste dans l'ordre du naturel, surgit un élément perturbateur, amenant transgression, perturbations, désordres, violence et mort. Cette intrusion ne peut cesser que par l'affrontement entre la force surnaturelle négative, de l'ordre des ténèbres, avec un ou des hommes positifs, hérauts de l'ordre de la lumière. Il faut noter que, dans certains récits, cette intrusion du surnaturel est acceptée sans problème, comme par les enfants de Ça, conditionnés par les icônes cinématographiques.

Roland Ernould © Armentières, 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

 

Notes

1 Voir le texte : les premières nouvelles avant 1973.

2 Fangoria, Stephen King-Clive Barker, les maîtres de la terreur, éd. Naturellement, 1999, 122.

3 Cette expression de la couleur des pensées possible avec certaines voyances sera oubliée quelque temps, mais réapparaîtra avec force dans Insomnie.

4 King a toujours eu peur de la folie et craint les psychiatres. Voir sur ce sujet le chap. 23 de King et le sexe, éd. Naturellement, 2000.

5 Alors que, comme le souligne Guy Astic, "l'autre forme de cohérence («logique secrète ou inconnue », «lois [...] mystérieuses») qui vient concurrencer et ébrécher l'ordre familier ne se laisse que pressentir, pas saisir." Le fantastique, op. cit., 12.

6 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 6.

7 Un autre exemple : "Danny se réveilla en sursaut avec l'impression d'étouffer. Il venait de faire un affreux cauchemar: un incendie avait dévoré l'Overlook. Sa maman et lui l'avaient regardé flamber depuis la pelouse.
Maman avait dit: «Regarde, Danny, regarde les buis.»
Il les avait regardés: ils étaient tous morts. Leur feuillage roussi laissait paraître par endroits, comme des squelettes à moitié décharnés, des touffes compactes de petites branches. Une torche vivante s'était ruée dehors par la porte d'entrée. C'était son père, les vêtements en flammes, ses cheveux flambant comme un buisson ardent, la peau déjà bronzée par un hâle sinistre."
(320) À noter la perfidie de King qui annonce un incendie tel qu'il s'est produit, et une mort horrible par le feu qui ne se réalise pas dans le récit.

8 Déformation du titre du Caprice de Goya correctement cité dans en exergue : "Le sommeil de la raison engendre des monstres."

9 Signe que Danny, qui s'affirme et qui prend ses diatances comme Tony le lui recommande, «grandit» psychiquement : naguère Danny voyait Tony comme un «grand», presque en âge de conduite une voiture, le rêve de tout gosse, signe du passage de l'enfance à l'âge adulte.

10 Hallorann ne sait pas trop si Jack, le père de Danny, a le don : "Hallorann hésita. Il avait sondé Jack et ne savait qu'en penser. Ses essais avaient donné des résultats étranges, comme si Jack Torrance cachait quelque chose, comme s'il gardait ses pensées si profondément enfouies dans son esprit qu'il était impossible de les atteindre. Je ne crois pas qu'il ait le Don, dit-il enfin." (89) Mais comme Jack a des visions, que n'a pas Wendy, on peut supposer qu'il en possède au moins un don minimal.

11 Ce procédé est utilisé dans Shining par les annonces de deux personnages. Hallorann a un long entretien avec Danny qui renferme plusieurs données importantes donnant un éclairage sur les événements qui vont se produire. Tony, par ses évocations reçues par Danny en état de rêve et ses messages, complète les propos d'Hallorann. Il faut noter que, dans Shining, King n'utilise pas la prolepse, ce qu'il fait parfois : l'annonce par l'auteur lui-même, en tant que conteur,et à mots couverts, de l'issue généralement malheureuse des événements, ou des difficultés qui attendent un ou des personnages.

12 Deux autres fois par Hallorann, qui confirme ainsi le propos du gardien Watson. Une fois pour prévenir Danny à mots couverts et lui faire promettre de ne pas entrer dans la chambre. Une seconde fois en rappelant un souvenir : "Ce qu'il avait vu dans la salle de bains de la chambre 217 avait été si horrible qu'il avait décidé de ne pas revenir l'an prochain. Ç'avait été pire que la pire des images dans le plus terrifiant des livres." (90) Du Lovecraft... La monstration ne viendra que plus tard.

13 King a également l'art d'introduire des digressions, des notations abondantes de détails réalistes, mais inutiles à l'action; ou des réflexions de personnages parasitaires.

14 Un long extrait de Le Masque de la mort rouge, d'Edgar Poe, est cité en exergue du roman.

15 Procédé d'antipation au moment où la famille Torrance arrive à l'hôtel : "Ils étaient rentrés à l'intérieur. C'était comme si l'Overlook les avait engloutis." (91)

16 Est incidemment noté ici le rôle négatif des parents : le père brutal de Jack, la mère possessive de Wendy.

17 Un monstre ou une entité se manifestent toujours chez King par des propos - souvent orduriers - liés à la sexualité.

18 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 14.

19 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 12. L'ouvrage de Denis Mellier auquel il est fait allusion est L'Écriture de l'excès : poétique de la terreur et fiction fantastique, op. cit.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 11 - printemps 2001.

 

 

Contenu de ce site Stephen King et littératures de l'imaginaire :

Sa vie

Ses oeuvres

Ouvrages récents DE King

Ouvrages SUR King

Cinéma

Revue trimestrielle

différentes saisons

Notes de lectures

Revues fantastique et SF

Dossiers

 .. du site Imaginaire

.. ... .

 .. du site Stephen King