LES MOTIFS DU
DON ET DU DOUBLE
dans Shining de Stephen King
"Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir
voir
dans le
passé aussi bien que dans l'avenir,"(89)
Avec Shining,
King a atteint la plénitude de ses moyens d'auteur et de son
habileté de raconteur d'histoires1. La particularité de Shining est de mener deux reconnaissances contrefaites
simultanées : celle de l'innommé, avec le don de
voyance de Danny (ordre au paranormal); et celle de l'innommable, les
pouvoirs de l'esprit de l'hôtel Overlook et son emprise sur le
père de Danny (ordre du surnaturel). La conjonction des deux
reconnaissances conduisent inexorablement à l'apparition du
monstre et son affrontement dans une tentative d'infanticide
sacrificatoire.
.. du site ..
Une écriture fantastique
réussie est celle qui, sur un même
événement, donne des explications multiples et laisse
le plus longtemps possible le lecteur dans l'incertitude. Dans
Shining, roman qui servira pour la
démonstration, plusieurs protagonistes donnent des
explications contradictoires en partant d'observations fragmentaires
sur le même sujet. Cette sorte d'introduction au récit,
par opposition de points de vue, met en appétit le lecteur
à condition d'être bien agencée. À un
critique qui se plaignait qu'"il ne se passait rien dans les 250 premières
pages", l'agent
littéraire de King, Kirby McCarley répondit avec
justesse : "Oui, mais il y a
des violons dans le lointain et ça suffit pour attirer les
gens." 2
LE
DÉVOILEMENT DU DON DE DANNY.
Le jeune Danny, cinq ans,
possède le «shine», un don aux possibilités
multiples qui est l'objet d'éclairages divers avant qu'il soit
révélé dans sa plénitude. Sa mère,
Wendy, croit que son garçon est exceptionnel, mais n'ose aller
jusqu'à évoquer la voyance. Pour elle, Danny est
né coiffé, donc particulier : "Elle avait conservé dans un bocal la membrane
qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite
frimousse. Ce n'était pas qu'elle fût superstitieuse,
mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien
qu'elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait
bien admettre que son petit garçon avait été
exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à
la double vue et pourtant..." (60)
Un voyant
rencontre un autre voyant.
Danny est capable de lire dans les
esprits quand il le souhaite : "Danny avait réussi, grâce à un
immense effort de concentration, à sonder l'esprit de son
père. Il y avait entrevu, le temps d'un éclair, un mot
inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le
mot DIVORCE, le mot SUICIDE."
(38) Même à distance il peut suivre les pensées
de son père dans sa voiture, percevoir si les choses vont bien
ou non dans le ménage de ses parents, à la limite de la
dérive. Il ne comprend pas les pensées complexes, mais
peut saisir leur tonalité affective : "Il n'en déchiffrait que les grandes
lignes; dès qu'il voulait saisir l'idée dans sa
complexité, elle se dérobait. Ses multiples
ramifications étaient incompréhensibles pour lui en
tant qu'idées, mais il pouvait les appréhender sous
forme de couleurs, sentiments, états
d'âme.
(...) Les pensées de
DIVORCE de Papa, plus complexes étaient d'une couleur sombre,
inquiétante, du violet foncé veiné de
noir." (38)3
La voyance de Danny n'est pas limitée au présent :
"Avec le don que tu
possèdes, tu dois pouvoir voir dans le passé aussi bien
que dans l'avenir," (89) lui
signale Hallorann, le cuisinier de l'hôtel, lui aussi voyant.
Il est aidé dans sa voyance de l'avenir par une sorte de
double, Tony, qui dans ce cas l'appelle : "Tony avait réapparu dans une cour voisine et,
comme d'habitude, lui avait fait signe de venir: «Danny...,
viens voir...» Danny avait eu l'impression de s'être
levé pour aller voir, puis d'être tombé, comme
Alice au pays des merveilles, au fond d'un trou profond. Il
s'était retrouvé dans le sous-sol de l'appartement;
là, dans la pénombre, Tony lui avait montré une
grande malle où son Papa conservait tous ses papiers
importants, et notamment LA PIÈCE.
- Tu vois? avait demandé Tony de sa voix lointaine et
musicale. Elle est là, sous l'escalier. C'est là que
là que les déménageurs l'ont
entreposée." (38)
Quand son père cherche sa malle partout, pestant contre le
transporteur qui l'avait égarée, Danny peut lui
signaler qu'elle a été mise sous l'escalier de la
cave.
Tony l'informe aussi par l'envoi de
rêves : "Je savais que
cet hôtel était mauvais, dit Danny à voix basse.
Je le savais dès notre arrivée à Boulder parce
que Tony m'a envoyé des rêves pour me
prévenir.
- Quels rêves?
- Je ne me souviens pas de tout. Il m'a montré l'Overlook la
nuit, avec une tête de mort sur la façade. Et il y avait
un bruit de coups. Quelque chose... - je ne me rappelle pas quoi... -
me poursuivait. C'était un monstre. Et Tony m'a mis en garde
contre TROMAL." (245) . Il ne
sait pas ce que veut dire le mot TROMAL, dont les lettres
inversées donnent : LA MORT.
Danny a rencontré à l'hôtel le cuisinier
Hallorann : "Quand nous sommes
arrivés ici, Mr. Hallorann m'a fait monter dans sa voiture et
il m'a parlé du Don. Lui aussi il a le Don.
- Le Don? (...)
- C'est quand on comprend
certaines choses, ou quand on sait des choses que les autres ne
savent pas ou qu'on voit des choses que les autres ne voient
pas. (...) Mr. Hallorann a dit que j'avais le Don moi
aussi et même qu'il n'avait jamais rencontré personne
avec un don pareil. (...)
Mr. Hallorann m'a pris
à part parce qu'il était inquiet, poursuivit Danny. Il
m'a dit que l'Overlook était mauvais pour des gens comme nous.
Il m'a dit avoir vu des choses." (245) Autre caractéristique du don : on peut
échanger mentalement, sans prononcer de paroles :
"Nous avons parlé
ensemble presque sans ouvrir la bouche." King reprendra constamment cette possibilité de
communication psychique.
Danny peut aussi communiquer à
distance par une sorte de cri mental, et envoyer ainsi des appels :
"Si tu as des ennuis,
appelle-moi. Si tu pousses un grand cri comme celui de tout à
l'heure, il se peut que je l'entende jusqu'en
Floride", lui recommande
Hallorann (90)
Enfin grâce à son don,
Danny est en mesure de communiquer avec les puissances invisibles :
il "laissa partir son esprit
à la recherche de son père et le localisa dans le bal.
Il essaya de pénétrer un peu plus avant dans ses
pensées." (320)
L'hôtel réagit avec violence: "(ARRÊTE DE LIRE SES PENSÉES, PETIT
MORVEUX!)
Cette semonce mentale lui donna la chair de poule." (321)
Son don, comme celui que Carrie s'est
découvert et exercé à utiliser, est encore
perfectible : "Il te faudra
encore bien des années avant de savoir dominer ce
don." (85)
Le point de
vue médical.
Ses parents consultent le docteur
Edmonds, qui joue le rôle du «scientifique" de service
«fermé», et ne trouve médicalement rien
d'anormal à Danny. Intellectuellement, il est intelligent,
mais sans doute un peu trop imaginatif : "L'imagination est un vêtement trop grand que les
enfants mettent longtemps à remplir. Celle de Danny est encore
beaucoup trop grande pour lui. (...) À ma
demande, il est entré en transe ici, devant moi. Ça
ressemblait tout à fait à votre description de ce qui
s'est passé dans la salle de bains hier au soir. Tous ses
muscles se sont décontractés, son corps s'est
affaissé et ses yeux sont devenus exorbités.
C'était un cas clinique d'autohypnose. J'en étais
stupéfait. Je le suis encore." (148)
Mais Wendy insiste :
"Quelquefois ce qu'il raconte me fait peur. C'est comme si...
- Comme s'il avait le don de seconde vue? interrogea Edmonds,
souriant.
- Vous savez qu'il avait une coiffe à la naissance, dit Wendy
d'une voix presque inaudible
Le sourire d'Edmonds se transforma en un gros rire franc. Soyons
sérieux. Ce n'est pas la perception extra-sensorielle qui est
à l'origine de ces phénomènes. C'est tout
simplement notre bonne vieille perception humaine, que Danny
possède au plus haut point. Mr. Torrance, Danny savait que
votre malle se trouvait sous l'escalier de la cave parce que vous
aviez sans doute regardé partout ailleurs. Il est
arrivé à cette conclusion par voie
d'élimination, tout bêtement." (149)
Danny a raconté au docteur
Edmonds ses rapports avec Tony, le compagnon irréel qui lui
apparaît de temps en temps. Ici encore le docteur ne se montre
pas surpris : "L'imagination
créatrice de Danny fait de Tony un ami invisible
exceptionnellement intéressant. Ce que Tony apprend à
Danny est souvent utile ou agréable, parfois même
étonnant. Naturellement Danny en est venu à attendre
ses visites avec la plus grande impatience." (148) Le docteur ne pense d'ailleurs pas qu'on
doive se laisser impressionner par les prétendues
révélations de Tony : "Danny reconnaît lui-même que toutes les
prévisions de Tony ne se réalisent pas. Celles qui
n'ont pas de suite étaient fondées sur une perception
erronée des choses, c'est tout. Danny fait inconsciemment ce
que tous les soi-disant mystiques et voyants font consciemment ou
cyniquement." (150)
Vient enfin le type d'explication
psychiatrique que King a en horreur4, et qu'il minimise pour Danny : "J'ai l'impression que Danny était bien
parti pour faire une véritable psychose. Tous les
ingrédients y étaient : milieu familial compromis,
imagination débordante, ami imaginaire si réel pour lui
qu'il finit par le devenir pour vous. Au lieu de «passer avec
l'âge», sa schizophrénie enfantine aurait pu
croître et embellir." Maintenant que les liens familiaux se resserrent, les
conditions auraient changé : "À mon avis, Danny se trouve dans des
circonstances idéales pour guérir. Et je pense que le
fait qu'il distingue si bien le monde de Tony du monde réel en
dit long sur sa santé mentale. Il m'a dit que vous ne songiez
plus au divorce et je crois qu'il a raison, n'est-ce
pas? (...) Il n'a plus besoin de Tony et il est en train
de l'éliminer de son organisme. Tony ne lui apporte plus de
visions agréables, mais des cauchemars tellement affreux qu'il
ne veut même pas s'en souvenir. Pendant une période
difficile de sa vie, il s'est laissé totalement envahir par
Tony et Tony ne va pas se laisser évincer facilement. Mais il
n'en a plus pour longtemps. Votre fils est comme un petit
drogué qui se désintoxique." (151)
En résume, un psychotique
potentiel ordinaire qui, par chance, n'a pas sombré dans la
maladie, mais sans don particulier. On a assisté, avec cette
démonstration, au fait qu'un phénomène
surprenant devient banal quand on peut le rattacher à une
composante connue du psychisme humain. Chez King, ce sont le plus
souvent des médecins qui donneront l'interprétation de
la «science officielle» à un fait étrange et
de rationaliser ainsi le surnaturel5. Ainsi s'établit une "polarité représentation mimétique /
affirmation d'une réalité non mimétique qui
engage la fiction sur la voie de l'irrésolution et de
l'expérience de l'impossible." 6
L'avis des
parents.
Wendy accepte avec réticence
cet avis, plus pour se rassurer que vraiment convaincue :
"Une question lui monta aux
lèvres, la même que Jack et elle lui avait
déjà posée tant de fois : «Comment sais-tu
cela?» (...)
Car il savait
réellement, elle en était convaincue. Tout ce que le
docteur Edmonds lui avait dit sur ses pouvoirs de déduction et
sur la logique de l'inconscient n'était que des
balivernes." (190)
Jack, qui semble avoir des notions de
psychologie, se rend aussi compte du phénomène, mais
fait le chemin inverse de Wendy. Il essaie de rationaliser le cas,
davantage sans doute pour se convaincre que fermement rassuré
par son explication : "Nous
savons que de temps en temps il a ce que j'appellerais, faute d'un
autre mot, des transes. Quand il est en transe, il voit... des choses
qu'il ne comprend pas. Peut-être que Danny a vraiment vu du
sang sur les murs de la suite présidentielle. Pour un gosse de
son âge, le sang et la mort sont des choses quasiment
interchangeables. Chez les enfants, de toute façon, les
facultés visuelles sont plus développées que les
facultés conceptuelles. (...) Ce n'est
que quand nous devenons adultes que nous apprenons à nous
servir des concepts, laissant les images aux
poètes..." (263)
Un jour Danny revient avec des
marques au cou et Jack cherche une explication dans l'hystérie
: "D'abord, ce sont
peut-être des stigmates, dit-il. (...) Il y a des
chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se
mettent à saigner pendant la semaine sainte. L'apparition le
stigmates s'apparente à certaines pratiques des yogis. Tout
cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les
rapports entre le corps et l'esprit - je veux dire qui les
étudient, car personne ne les comprend vraiment - pensent
aujourd'hui que l'on peut contrôler certaines fonctions
physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de
concentration, ralentir le battement du coeur, activer le
métabolisme, augmenter la transpiration et même
provoquer des saignements."
(263)
L'explication de Jack ne convainc pas
Wendy, qui avait d'abord cru que c'était le père qui en
était responsable : "D'accord, mais ce n'est pas tout de même en
tombant qu'il s'est fait ces marques au cou. Je veux bien être
pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites."
La réponse de Jack
devient alors suspecte. Il avait utilisé jusqu'à
présent des explications acceptables pour Wendy. Le voici au
pied du mur, se sentant presque captif de l'hôtel, mais ne
souhaitant pas que le déroulement des choses soit
différent. Ce qui implique qu'il ne doit pas affoler son
épouse. Jusqu'à présent rationnels, ses
arguments s'orientent maintenant vers le paranormal,
mélangeant la transe et l'inconscient, notions
communément admises, à des spéculations
hasardeuses sur les conséquences de visions à
caractère spirite, des «résidus psychiques»
localisés provenant des morts : "Imagine qu'il soit entré en transe, dit Jack, et
qu'il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait
passée dans cette chambre. Une dispute ou un suicide. Bref,
une scène où les émotions sont au paroxysme.
Comme il se trouve dans un état
d'hyper-réceptivité, il est profondément
troublé par ce qu'il voit. Son inconscient, pour visualiser la
scène avec plus de vérité, ressuscite cette
morte, ce cadavre, cette charogne... (...) Je ne suis
pas psychiatre, mais cette explication me paraît très
bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des
vies disparues qui résistent à la dissolution..., mais
en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait
aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l'état de transe,
son moi conscient est submergé, et c'est son inconscient qui
tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à
l'étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le
cou." (265) Jack ne tient pas
à ce que son fils passe pour une victime et le rend, somme
toute, seul auteur de sa mésaventure.
Si Wandy ne se rend pas à ces
arguments, elle accepte néanmoins l'explication spirite, pour
elle seule explication de l'état de Danny : "La vérité, c'est que nous ne
comprenons rien à ce qui s'est passé. Qu'est-ce qui
nous prouve qu'il ne tombera pas de nouveau dans l'un de ces trous
d'air psychiques et qu'il n'y rencontrera pas d'autres monstres?"
(265) Le mot est
lâché et Wendy se trouve prête à accepter
l'impensable et le lecteur à admettre le monstre qui
poursuivra Danny dans les couloirs..
La
réalité-autre.
Le dévoilement se fait par le
romancier, qui sait où il va et impose sa vision des choses.
King, comme la plupart de ses contemporains, produit des
récits privilégiant l'extériorité,
presque tous hétérodiégétiques, donnant
l'apparence de l'objectivité. La narration se veut impartiale,
neutre, produite en focalisation externe par un conteur omniscient.
Sous des dehors anodins, elle conduit sûrement le lecteur aux
explications surnaturelles, qu'il finit par admettre grâce
à un protagoniste qui en effectue une sorte de
synthèse. Wendy, qui a toujours cru au don de son fils,
parvient enfin à faire le bilan des observations
réalisées depuis le début du récit.
L'hôtel est une entité maléfique, le point de
départ du travail de création de King :
"C'était Danny qu'il
visait principalement, (...) avec son
don qui était à l'origine de tout. (...) C'était son énergie mystérieuse qui
avait fourni â l'hôtel les moyens de sortir de l'ombre,
un peu comme une batterie alimente le circuit électrique d'une
voiture et lui permet de se mettre en marche. S'ils
réussissaient à s'évader un jour de l'Overlook,
il était fort possible que l'hôtel retombât dans
sa demi-conscience d'antan et que son pouvoir se limitât
dès lors à monter des scènes de Grand Guignol
à l'intention de ceux de ces clients qui étaient
psychiquement les plus réceptifs. Sans Danny, l'hôtel
redeviendrait aussi inoffensif que le maison hantée d'un parc
d'attractions. De temps en temps on entendrait des bruits bizarres,
des coups retentissants ou les flonflons fantomatiques d'un bal
masqué, ou on verrait quelque chose d'inexplicable, sans plus.
Mais si l'hôtel absorbait Danny et son pouvoir... - son flux
vital..., on pouvait appeler ça comme on voulait - alors de
quoi ne serait-il pas capable?" (356)
Si on examine attentivement cette
interprétation, sa fonction est d'être surtout de
fournir la clef la plus simple pour un lecteur captivé par sa
lecture. Depuis un certain temps déjà, ce lecteur sait
que Danny est recherché par l'hôtel, mais il ne sait pas
«pourquoi». Voilà sa curiosité satisfaite :
l'incertitude de sens est enfin levée. Mais il faut bien voir
tout ce qu'il admet implicitement en adoptant cette signification des
données d'un réel qu'il n'aurait pas accepté si
le romancier le lui avait fourni d'emblée. L'hôtel a une
existence propre, qui échappe aux hommes, qu'il utilise selon
ses desseins. Il ne dispose pas d'une énergie qui lui permet
de fonctionner selon son gré. Mais il peut utiliser une
puissance humaine psychique particulière donnée
à certains, un flux vital capable de réaliser des
choses insoupçonnées, ce qui fait passer le lecteur
dans un monde spirite. Enfin on n'ose imaginer ce que l'hôtel
pourrait faire avec une énergie de l'importance de celle de
Danny s'il arrivait à la capter. Le lecteur a fini par
accepter un monde inexplicable et le travail du romancier est
d'autant plus remarquable que cette évolution s'est faite sans
heurt, avec un lecteur sous emprise. Arrivé à ce stade,
l'hésitation éprouvée par le lecteur en
présence d'une série d'explications naturelles
opposées à une série d'explications
surnaturelles disparaît. Todorov définit ainsi le
fantastique comme ce moment essentiel du récit. Cet instant
passé, le mystérieux bascule vers l'étrange (ou
le merveilleux, suivant le genre pratiqué).
Dans un récit fantastique, être un enfant de cinq ans
recherché par une entité de cette puissance n'est pas
un sort enviable, même s'il possède un don.
Heureusement, Danny reçoit l'aide d'un double.
LE
DOUBLE.
La fascination de l'existence d'un
double se perd dans la nuit des temps. Quels que soient les doubles,
leurs caractéristiques font qu'ils participent à la vie
des humains et les modifient. La place du double dans toute l'oeuvre
de King fera l'objet d'une étude ultérieure qui
examinera la diversité de ces doubles.
Tony, le double de Danny, ne sera pas
vraiment explicité par l'auteur et son mystère
subsiste. Ce double a d'abord l'utilité de lui servir de
compagnon : "Il aimait se
concentrer parce que quelquefois Tony venait. Le plus souvent, il ne
se passait rien; sa vue se brouillait, la tête lui tournait et
ça s'arrêtait là. Mais, d'autres fois, Tony
paraissait à la lisière de son champ de vision, lui
faisait signe de venir et l'appelait de sa voix lointaine.
C'était arrivé deux fois depuis qu'ils étaient
à Boulder, et il se rappelait la surprise et le plaisir qu'il
avait ressentis en voyant que Tony avait fait tout ce chemin depuis
le Vermont pour le rejoindre." (38) King se souvient aussi d'Alice : "Je me brossais
les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit
Danny. Je réfléchissais très fort. Et... et
alors j'ai vu Tony au fond du miroir. Il m'a dit qu'il voulait me
montrer quelque chose. (...)
Il était dans le
miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite,
j'ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de
rien, jusqu'au moment où Papa m'a
secoué." (127)
Tony lui annonce l'avenir, parfois sous forme d'images mentales,
comme celle de l'hôtel, que Danny ne connait pas encore :
"Danny... Dann...y.
Il leva les yeux et vit Tony qui, au bout de la rue, à
côté d'un panneau de stop, lui faisait signe de la main.
Comme toujours à la vue de son vieil ami, une bouffée
de plaisir lui réchauffa le coeur, mais cette fois-ci une
pointe d'angoisse s'y mêlait, comme si Tony avait
dissimulé derrière lui une ombre, un
spectre... (...)
Une partie de lui-même
s'était levée pour suivre Tony dans le gouffre de
ténèbres où il avait disparu.
- Danniii...i...i...y.
Peu à peu, l'obscurité s'anima de tourbillons blancs et
d'ombres tourmentées; des gémissements sourds
déchirèrent le silence. Ils étaient pris dans
une tempête de neige en montagne; les tourbillons blancs
étaient des bourrasques de neige et les ombres
tourmentées des sapins que tordait le vent. La neige
recouvrait tout.
- Elle est trop épaisse, dit Tony d'un ton
désespéré qui lui glaça le coeur. Jamais
nous ne pourrons nous en sortir.
Une forme massive surgit des ténèbres."
(40) D'affreux rêves
prémonitoires amènent Danny à appeler Tony, qui
lui donne ce conseil: "N'y va
pas, Danny... " (64)
L'utilisation du rêve fait aussi partie des
procédés d'anticipation. De tels rêves
préparent le lecteur à une catastrophe
inévitable, mais il n'en connait pas les causes et les
conséquences7. Le désastre annoncé, son
caractère apparemment inévitable, s'apparente au climat
oppressant de la tragédie antique, où l'accomplissement
d'une destinée prédite prend un caractère
inéluctable. Danny reçoit aussi des messages
incompréhensibles : "La
voix de Tony jaillit des ténèbres.
(Ce lieu maudit enfante des monstres.) 8
Il répétait sans cesse cette phrase
incompréhensible.
(Enfante des monstres.)" (144)
Danny ne sait pas trop ce qu'est Tony
par rapport à lui : "Qui est Tony? demanda Hallorann pour la deuxième
fois.
- Maman et Papa l'appellent mon «camarade invisible», dit
Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n'est pas
invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros
efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire :
«Danny, je veux te montrer quelque chose.» Avant qu'il ne
vienne, je m'évanouis, il fait tout noir. Et après je
fais des rêves..." (86)
L'apparition de Tony ne serait donc pas liée au
«don» de Danny, qu'Hallorann possède aussi et dont
il aurait reconnu une des caractéristiques dans ce
«camarade invisible»
si cela avait
été le cas. Mais peut-être que le don de Danny,
exceptionnel, pourrait aussi justifier l'existence de son double
Tony, son ami de rêve?
Il a précisé des caractéristiques de Tony au
docteur Edmonds, qui représente la normalité et la
raison : "Toujours
méfiant, Danny dit: - Je ne sais pas qui est Tony. - Est-ce
qu'il a ton âge? - Non. Il a au moins onze ans. Il est
peut-être plus âgé, mais je l'ai jamais vu de
près. Il pourrait même être assez grand pour
conduire une voiture. - Tu ne le vois que de loin ? - Oui, monsieur.
- Et il vient toujours juste avant que tu ne t'évanouisses? -
En fait, je ne m'évanouis pas. Je m'en vais avec lui et il me
montre des choses." (140)
Mais Tony n'a pas de pouvoir sur le déroulement des
événements : "Tony n'aurait pas pu fermer la porte à clef
puisqu'il n'existe pas. Il voulait que je le fasse et je l'ai fait.
C'est moi qui l'ai fermée à clef. Quelquefois il me
montre ce qui va se passer dans l'avenir." (141) En fait, dans les pages suivantes, Danny, par
l'intermédiaire de Tony, «voit» ce qui va se
produire dans l'avenir.
Qui est donc Tony? Une partie de
Danny lui-même, son double, qu'il peut se représenter
grâce à une imagination particulièrement
développée? Aux caractéristiques d'une
perception sensorielle particulière, liée à un
état psychotique plus dégradé que le
médecin l'avait estimé ("Je ne suis pas psychiatre. Et si vous en
désirez en consulter un pour Danny..." (148)). On peut penser que Danny ne voit pas
bien la limite entre son moi et le non-moi, entre ses perceptions et
le réel. Ce qu'il pense être la réalité
n'est peut-être que la concrétisation des données
que son imagination lui fournit. Demeurent cependant
inexpliquées ses visions de l'avenir quand le lecteur
réalise que toutes les circonstances ont été
fournies par les propos de Danny.
Puis - signe qu'il mûrit face aux épreuves, il va pour
la première fois agir sur les événements que
jusqu'à présent il subissait, par peur devant l'inconnu
-, son attitude à l'égard de Tony change :
"Autrefois je l'aimais. Tous
les jours j'espérais qu'il viendrait parce qu'il me montrait
toujours des choses agréables, surtout depuis que Papa et
Maman ne pensent plus au DIVORCE. (...) Mais
maintenant quand il vient il me montre des choses
désagréables. Des choses terribles." (141)
Et vient la rupture du contact avec Tony, la partie de lui-même
qui l'informe :
"Danny.
Au bout de l'immense couloir, Danny aperçut une petite
silhouette noire, à peine plus grande que lui 9. C'était Tony.
- Où suis-je? demanda-t-il doucement à Tony.
- Tu dors, dit Tony. Tu dors dans la chambre de tes parents. Ta
mère va être grièvement blessée,
peut-être tuée. Et Mr. Hallorann aussi. - Elle ne mourra
pas ! Je ne veux pas!" Mais
voilà que son double - ou la deuxième voix, si
chère à King? - l'incite à ne plus subir, mais
à agir : "Alors il
faudra que tu l'aides. Ici, Danny, tu te trouves dans un monde enfoui
au plus profond de toi-même. Je fais partie de ce monde. Je
fais partie de toi, Danny.
- Tu es Tony. Tu n'es pas moi. Je veux ma maman... Je veux ma
maman...
- Ce n'est pas moi qui t'ai amené ici, Danny. Tu y es venu de
toi-même. Parce que tu savais. - Non!
- Si, tu savais! Tu as toujours su! poursuivit Tony en
s'avançant vers lui. (Pour la première fois, Tony
s'approchait de lui.) Dans ce monde qui existe au plus profond de
toi-même, rien ne peut t'atteindre. C'est un Overlook que tu es
seul à connaître, où les pendules sont
arrêtées et nulle clef ne peut les remonter. Les portes
n'ont jamais été ouvertes et personne n'a jamais
séjourné dans ces chambres. Toi et moi, nous allons
passer encore quelques instants puis ce sera fini, car bientôt
il sera là." (403)
De ce monde qu'il est seul à
connaître, seul à posséder, Danny, mis en face de
ses responsabilités, devra lui-même assurer la
défense, sans l'aide de Tony. Car Tony (autre type de voyant?
une partie de lui-même plus âgée -quinze ans- et
plus évoluée? son double ou lui-même?) va
maintenant le quitter. Et l'ambiguïté sur la nature de
Tony persiste : "Tony avait
surgi devant lui. Danny, qui le regardait de près pour la
première fois, reconnut le jeune homme qu'il serait dans dix
ans. Il avait les mêmes yeux sombres, bien
écartés, le même menton volontaire, la même
bouche finement dessinée. Ses cheveux étaient blonds
comme ceux de sa mère et pourtant ses traits portaient
l'empreinte Torrance. Tony - le Daniel Anthony Torrance que Danny
deviendrait un jour - tenait à la fois du père et du
fils.
- Tu dois essayer de les aider, dit Tony. Mais ton père... il
est passé du côté de l'hôtel maintenant et
c'est lui qui l'a voulu. Mais l'hôtel ne se contentera pas de
rallier ton père. C'est surtout toi qui leur fait
envie.
Et passant près de lui,
Tony s'enfonça dans les ténèbres.
Tony avait maintenant disparu." (404)
Il n'est plus nécessaire. L'accomplissement de Danny, sa
transformation de la passivité (jusqu'à présent,
il a subi les événements) à l'action, est-il son
oeuvre? Pour laisser planer définitivement le doute, King
annonce l'information plus perturbatrice, qui lie l'existence de Tony
à l'esprit de l'hôtel : "Tony ne pourra plus venir. Ils ne le permettront pas.
Il est vaincu.
- Qui ne le laissera pas revenir ?
- Les gens de l'hôtel, dit-il." (313)
Un personnage
positif.
Danny n'est pas le premier personnage
positif à affronter les forces des ténèbres.
Dans Carrie, Sue de bonne volonté, ne peut
guère aider sa condisciple. Dans Salem, c'est
un groupe d'occasion qui affronte les vampires, dont se dégage
nettement l'écrivain Ben. Avec Shining,
King nous propose un héros solitaire, un enfant. Suivant les
oeuvres, il alternera ainsi des personnages positifs, tantôt
isolés, tantôt groupés, souvent des enfants. Ces
héros sont sympathiques, prévisibles, assurés,
travaillant sans douter contre les forces des ténèbres,
continuellement en accord avec l'esprit du bien et de la lutte
positive. À leur côté, des personnages plus
incertains, comme la mère de Danny, qui annonce de nombreux
velléitaires à venir, des attentistes, avec une
certaine ambiguïté dans le comportement. En face, les
reporésentants du mosntre.
Dans cette perspective, la trame de
nombreux récits ultérieurs apparaît. Dans une
situation habituelle qui a sa problématique, mais reste dans
l'ordre du naturel, surgit un élément perturbateur,
amenant transgression, perturbations, désordres, violence et
mort. Cette intrusion ne peut cesser que par l'affrontement entre la
force surnaturelle négative, de l'ordre des
ténèbres, avec un ou des hommes positifs,
hérauts de l'ordre de la lumière. Il faut noter que,
dans certains récits, cette intrusion du surnaturel est
acceptée sans problème, comme par les enfants de
Ça, conditionnés par les icônes
cinématographiques.
Roland Ernould © Armentières, 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
Notes
1 Voir le texte : les premières
nouvelles avant 1973.
2 Fangoria, Stephen King-Clive Barker, les maîtres de la
terreur, éd.
Naturellement, 1999, 122.
3 Cette expression de la couleur des pensées
possible avec certaines voyances sera oubliée quelque temps,
mais réapparaîtra avec force dans Insomnie.
4 King a toujours eu peur de la folie et craint les
psychiatres. Voir sur ce sujet le chap. 23 de King et le sexe, éd. Naturellement, 2000.
5 Alors que, comme le souligne Guy Astic,
"l'autre forme de
cohérence («logique secrète ou inconnue »,
«lois [...] mystérieuses») qui vient concurrencer et
ébrécher l'ordre familier ne se laisse que pressentir,
pas saisir." Le fantastique, op. cit., 12.
6 Guy
Astic, Le fantastique, op. cit., 6.
7 Un autre exemple : "Danny se réveilla en sursaut avec l'impression
d'étouffer. Il venait de faire un affreux cauchemar: un
incendie avait dévoré l'Overlook. Sa maman et lui
l'avaient regardé flamber depuis la pelouse.
Maman avait dit: «Regarde, Danny, regarde les buis.»
Il les avait regardés: ils étaient tous morts. Leur
feuillage roussi laissait paraître par endroits, comme des
squelettes à moitié décharnés, des
touffes compactes de petites branches. Une torche vivante
s'était ruée dehors par la porte d'entrée.
C'était son père, les vêtements en flammes, ses
cheveux flambant comme un buisson ardent, la peau déjà
bronzée par un hâle sinistre." (320) À noter
la perfidie de King qui annonce un incendie tel qu'il s'est produit,
et une mort horrible par le feu qui ne se réalise pas dans le
récit.
8 Déformation du titre du Caprice de Goya correctement cité dans en exergue :
"Le sommeil de la raison
engendre des monstres."
9 Signe que Danny, qui s'affirme et qui prend ses
diatances comme Tony le lui recommande, «grandit»
psychiquement : naguère Danny voyait Tony comme un
«grand», presque en âge de conduite une voiture, le
rêve de tout gosse, signe du passage de l'enfance à
l'âge adulte.
10 Hallorann ne sait pas trop si Jack, le père de
Danny, a le don : "Hallorann
hésita. Il avait sondé Jack et ne savait qu'en penser.
Ses essais avaient donné des résultats étranges,
comme si Jack Torrance cachait quelque chose, comme s'il gardait ses
pensées si profondément enfouies dans son esprit qu'il
était impossible de les atteindre. Je ne crois pas qu'il ait
le Don, dit-il enfin." (89) Mais comme Jack a des visions, que n'a pas
Wendy, on peut supposer qu'il en possède au moins un don
minimal.
11 Ce procédé est utilisé dans
Shining par les annonces de deux personnages.
Hallorann a un long entretien avec Danny qui renferme plusieurs
données importantes donnant un éclairage sur les
événements qui vont se produire. Tony, par ses
évocations reçues par Danny en état de
rêve et ses messages, complète les propos d'Hallorann.
Il faut noter que, dans Shining, King
n'utilise pas la prolepse, ce qu'il fait parfois : l'annonce par
l'auteur lui-même, en tant que conteur,et à mots
couverts, de l'issue généralement malheureuse des
événements, ou des difficultés qui attendent un
ou des personnages.
12 Deux autres fois par Hallorann, qui confirme ainsi le
propos du gardien Watson. Une fois pour prévenir Danny
à mots couverts et lui faire promettre de ne pas entrer dans
la chambre. Une seconde fois en rappelant un souvenir :
"Ce qu'il avait vu dans la
salle de bains de la chambre 217 avait été si horrible
qu'il avait décidé de ne pas revenir l'an prochain.
Ç'avait été pire que la pire des images dans le
plus terrifiant des livres."
(90) Du
Lovecraft... La monstration ne viendra que plus tard.
13 King a également l'art d'introduire des
digressions, des notations abondantes de détails
réalistes, mais inutiles à l'action; ou des
réflexions de personnages parasitaires.
14 Un long extrait de Le Masque de la mort rouge, d'Edgar Poe, est cité en exergue du
roman.
15 Procédé d'antipation au moment où
la famille Torrance arrive à l'hôtel : "Ils étaient rentrés à
l'intérieur. C'était comme si l'Overlook les avait
engloutis." (91)
16 Est incidemment noté ici le rôle
négatif des parents : le père brutal de Jack, la
mère possessive de Wendy.
17 Un monstre ou une entité se manifestent toujours
chez King par des propos - souvent orduriers - liés à
la sexualité.
18 Guy Astic, Le
fantastique, op. cit.,
14.
19 Guy Astic, Le
fantastique, op. cit.,
12.
L'ouvrage de Denis
Mellier auquel il est fait
allusion est L'Écriture
de l'excès : poétique de la terreur et fiction
fantastique, op. cit.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 11 -
printemps 2001.
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