QUELQUES
FANTÔMES
de Stephen
KING.
Les
apparitions courtes.
Les histoires d'apparitions, esprits,
revenants, spectres et fantômes ont alimenté longtemps
les légendes des veillées, pour être
utilisées de nos jours dans les Ïuvres de fiction romanesques
ou cinématographiques. Ces êtres surnaturels forment une
vaste famille, où les fantômes sont les mieux
codifiés. Le mot fantôme (du mot grec :
apparaître) a été longtemps utilisé pour
désigner l'image incorporelle ou semi-corporelle d'une
créature humaine ou animale trépassée.
L'âme d'un mort, continuant de se maintenir terrestrement parce
qu'elle ne peut trouver la paix ou qu'elle a une mission
particulière à accomplir, revient parmi les vivants. Le
motif du fantôme a été longuement utilisé
par King dans Sac
d'os (
VAMPIRES AU
PASSÉ). Mais
d'autres fantômes apparaissent chez King, de façon
beaucoup plus brève.
.. du site ..
Il convient d'abord de faire un sort
aux faux fantômes, qui ne sont qu'apparences vite
évacuées. Avec comme seul objectif narratif la
création artificielle de la terreur, est suggéré
dans Jessie
7 un faux fantôme. Jessie, menottée sur son
lit, voit la nuit quelque chose dans sa chambre, un homme incertain,
ou une hallucination, qu'elle prend un moment pour le fantôme
de son père, qui a jadis abusé d'elle sexuellement. La
voix de la raison lui rappelle que son père,
décédé depuis douze ans, ne peut être
revenu d'entre les morts : "Ce
n'est pas un film d'horreur, ni un épisode de la
Quatrième Dimension, Jessie, c'est la
réalité." (159)
Mais la voix de la peur sort de la prison de la logique, et s'impose,
avec sa version surnaturelle : "C'est possible que ce soit ton papa, (...) n'en doute pas. Dans la journée, les gens sont
presque toujours à l'abri des fantômes, des goules et
des morts vivants, (...)
mais quand on est toute seule
dans le noir, tout peut arriver." (159) Ce n'est cependant pas son père, mais un
être aux "yeux
cernés de rouge, hideusement fiévreux, aux
paupières sillonnées de rides [au] fond de
leurs orbites creuses."
Fausse alerte, et fausse piste pour le lecteur : encore que, devant
le sens nouveau à donner à cette apparition de celui
qui se révélera plus tard être un psychopathe,
l'esprit de Jessie renâcle, dans l'horreur pure :
"Vu l'expression de
démence maléfique qu'elle lut sur le visage de son
visiteur, elle aurait bien préféré que ce
fût lui [son
père], même
après douze ans passés dans le
cercueil." (160)
Le
Fléau.
Dans Le Fléau 8 , Tom Cullen
est le demeuré, le simple, l'agneau biblique, que le
maléfique Flagg ne peut atteindre à cause de son
innocence. De retour à Boulder avec Stu, gravement malade, il
ne sait comment faire face à la situation. Leur ami mort Nick,
le sourd muet, lui était déjà apparu très
brièvement dans un rêve (1040). Tom le retrouve à
nouveau, marchant à côté de lui dans la rue. Le
revenant parle, d'une "voix
grave et chantante, une belle voix." (1133) Il est vêtu comme naguère. Il est
insensible au froid glacial et baisse son jeans pour montrer à
Tom la blessure qu'il s'était faite et qui s'est
infectée : il veut expliquer l'importance des antibiotiques
à Tom réfractaire à toute explication. Quand il
touche Nick, sa main est comme "de la fumée". Nick le malmène un peu pour lui faire
comprendre la gravité de la situation : "Nick se pencha en avant. Son bras se
précipitait sur lui. Il ne sentit pas le coup - à
nouveau Nick était comme de la fumée qui passait
à côté de lui, peut-être même
à travers lui. Mais Tom sentit sa tête basculer en
arrière quand même. Et quelque chose dans sa tête
parut se briser." (1134) Ils
entrent dans une pharmacie et instantanément Nick se retrouve
derrière le comptoir portant la blouse blanche traditionnelle.
Il dispose les flacons de capsules d'antibiotiques, enseigne leur
mode d'emploi et disparaît. Fantôme insolite, capable de
s'adapter à certaines circonstances de la vie courante, tout
en étant insensible à d'autres, et de retrouver dans
l'au-delà des fonctions vocales et auditives ignorées
dans ce monde.
Les
Régulateurs. 9
Une entité, Tak, occupe le
corps de Seth, autiste de six ans, doué de remarquables
pouvoirs, dont il a absolument besoin pour survivre. Seth choisira de
se faire tuer en même temps que sa tante Audrey, pour enlever
à Tak toute possibilité de se réincarner
à nouveau (366). Seth se retrouve avec sa tante dans un espace
qu'elle a connu, mais en un autre temps, en 1982, quatorze ans plus
tôt. Alors qu'Audrey avait vingt et un ans, son père lui
avait offert un week-end de vacances, passé avec une amie
chère, dans un hôtel10 des Catskill, au nord de l'État de New-York. Ce
week-end avait été merveilleux. Audrey s'est
réfugiée imaginairement à cet endroit, dans une
gloriette, toutes les fois que Tak lui rendait la vie trop dure.
Depuis, les résidants de
l'hôtel voient régulièrement deux fantômes,
dans un endroit sur une hauteur appelée le pré
Mère-et-Fils : "La
femme aurait une trentaine d'années, serait jolie, aurait de
longues jambes, des cheveux châtain clair. Son fils (plusieurs
témoins ont fait état d'une ressemblance) est petit,
très mince, âgé d'environ six
ans" (385) Ils sont
"solides", constamment habillés comme ils
l'étaient le jour de leur mort, un short blanc, une blouse
sans manches pour le fantôme d'Audrey, un gilet de peau, un
short et des bottes de cow-boy pour Seth.
Des découvertes
singulières, faites fréquemment : divers objets, des
jouets, un livre à colorier, un nécessaire de
maquillage et même un mange-disque d'enfant avec un
quarante-cinq tours des Beattles! King s'amuse avec le motif, en
faisant écrire à la narratrice : "Ce sont ces bottes de cow-boy qui m'intriguent
le plus : comment croire que tous ces gens iraient chercher un
détail pareil, si c'était une histoire
inventée?" Ou :
"Des plats à demi
consommés de spaghettis! (...) A-t-on
jamais entendu parler de fantômes amateurs de spaghettis? De
spaghettis en boîte?"
(386) La touriste qui raconte ces détails a fait une
découverte originale, un dessin représentant la femme
en short bleu et l'enfant. Pour amplifier le réalisme de la
description, King reproduit le dessin!
Ces fantômes éponymes ne
sont pas ordinaires. Ils se manifestent depuis quatre ans, et ne
vieillissent pas. Ce dernier point prouverait à la narratrice
qu'il ne s'agit pas de mystificateurs. Le portier de l'hôtel
propose son hypothèse : "On ne peut pas voir au travers, comme ceux de
Ghosbusters. Il ne s'agit pas forcément de fantômes, y
avez-vous pensé? Mais peut-être de gens vivant dans un
plan légèrement différent du
nôtre." (386) Plan
différent, astral ou temporel, en tous cas le dessin a, pour
la narratrice, quelque chose de touchant : "une impression de foyer
retrouvé."
(388)
La ligne
verte.
Une brève vision sans aspect
particulier dans La Ligne verte
11 , apparition incertaine mais de taille, au
sens propre comme au sens figuré, celle de John Caffey, le
Christ guérisseur noir mort sur la chaise électrique
pour un crime qu'il n'a pas commis. Il protège le gardien-chef
Paul Edgecombe, homme compréhensif et généreux,
qu'il a connu dans la prison, et guéri d'une maladie
invalidante. Il lui a assuré une vitalité surprenante.
Lors d'un grave accident d'autobus,
Paul, miraculé, a sa femme Janice qui se meurt entre ses bras
: "Au secours! j'ai
crié de nouveau.
Je me suis tourné vers le passage sous le pont, et là,
j'ai vu John Caffey. Il se tenait, formidable silhouette fondue dans
l'ombre, ses longs bras ballants, le crâne luisant.
- John! j'ai appelé de toutes mes forces. Oh, John, je t'en
prie, aide-moi! Je t'en prie, aide Janice!
J'avais de la pluie dans les yeux. J'ai cligné des
paupières et il n'était plus là.
(...) Peut-être juste un fantôme, mais
bien présent, la pluie sur son visage se mêlant au flot
éternel de ses larmes." (393)
Vision réelle ou
imaginée? De Caffey, qui faisait le bien à sa
façon instinctive, qui lui a "inoculé"
la vie, Paul continue à rêver : "Des fois je m'assoupis et je revois ce passage
sous le pont et la pluie, et John Caffey dans l'ombre; c'est lui,
à n'en pas douter mon big boy, qui se tient là et qui
regarde." (396) Pour le
sauver, personnellement. Mais pourquoi pas Janice?
Pompes de
baskets.
Les toilettes hantent King!
Participant de son goût pour le trivial, elles sont
l'inhabituel décor de plusieurs de ses
nouvelles12. Dans Pompes de
baskets 13, le suspense se met en place à partir
d'une porte des WC d'un étage d'un studio. Quel autre
écrivain a planté un fantôme sur un siège
de WC?
Qui, se demande le timide Tell,
techicien du son dans un studio d'enregistrement, qui a ses pieds
dans ces baskets sales, dont un oeillet est vide, qu'on voit sous une
porte des WC, jour après jour, autour duquel s'accumulent peu
à peu des mouches mortes? Tell s'interroge : "Ce ne sont pas les mêmes... ce ne peut
pas être les mêmes! Et pourtant, si. L'oeillet vide
était déjà un excellent point de repère,
mais tout le reste concordait. Tout était exactement
identique, y compris leur position. Il ne put découvrir qu'une
seule différence nette : ils étaient maintenant
entourés de nombreuses mouches mortes." (290)
Installé sur son siège
dans un autre WC, Tell prête l'oreille : pas de bruit de
journal, ou de raclement de gorge. Le silence : "Le genre de silence auquel seraient
confronteés les morts dans leur cercueil s'ils pouvaient
entendre." (292) N'y
aurait-il pas un mort derrière cette porte? Comment
l'accumulation des mouches est-elle possible? Pourquoi le service de
nettoyage néglige-t-il ce WC particulier? La porte
s'ouvrira-t-elle un jour? Faut-il l'ouvrir? Des questions
angoissantes qu'on ne se pose pas d'ordinaire dans les WC, lieu,
comme le remarque opportunément Guy Astic, "sécurisant, voué à la
sauvegarde de notre pudeur : on peut s'y enfermer, alors qu'on se
trouve dans une position qui fragilise notre
dignité."
14 Tell se met à éviter les toilettes de
l'étage, "comme un
gosse mort de frousse qui fait tout un détour de
l'école pour ne pas passer devant la maison
hantée." (295)
Le récit s'articule autour de
l'amoncellement des mouches, de la tension et de la fascination que
leurs cadavres produisent sur Tell. Son attitude est d'abord
paranoïaque, il croit qu'on le persécute, qu'on monte au
jour le jour le spectacle pour lui. La présence des baskets
l'attire. Et un jour qu'il est une fois de plus en contemplation
devant les baskets, il voit son producteur, Paul Jannings, qui lui a
fait des avances sexuelles pour mieux le dominer15 (comme il le fait pour Georgie, un autre
subordonné qui vit dans son ombre) pénétrer dans
le WC suspect. Horrifié, il constate que, dans un angoissant
ballet, les chaussures Gucci de l'arrivant se juxtaposent aux baskets
: "Tell avait l'impression de
voir un cliché ayant subi une double exposition, ou l'un de
ces effets spéciaux avec apparition de fantômes, sur un
vieux programme de télé. Il voyait tout d'abord les
Gucci de Paul à travers les baskets; puis les baskets
paraissaient se solidifier, et il voyait alors à travers les
Gucci, comme si Paul était le fantôme. Sauf que,
même lorsqu'il regardait à travers les chaussures de
cuir, celles-ci étaient animées de petits mouvements,
alors que les baskets conservaient leur immobilité de
toujours." (302) Tell pense
qu'il est occupé "pour
être vulgairement précis, à chier
dedans." (304)
16 Dans quoi?
Il finit par extorquer l'histoire
à un collègue17. Effectivement le bruit a couru dans l'immeuble qu'un
fantôme existe, celui d'un vendeur de cocaïne, au nom de
Baskets, qui a été assassiné dans les WC du
troisième étage et délesté de l'argent
qu'il portait dans une sacoche attachée par une menotte
retenue à son poignet. On l'a retrouvé assis sur un
siège, mort, "un crayon
dans l'oeil." (305) Tell a
une révélation : "Ou peut-être valait-il mieux parler
d'épiphanie, tant la chose avait eu de force. Voilà ce
qu'il avait ressenti : on pouvait parfois arriver à se
débarrasser des fantômes qui vous empoisonnaient la vie
si l'on parvenait à mobiliser assez de courage pour les
regarder en face." (307)
Il a compris qu'il a
été choisi pour regarder les baskets, que les autres ne
voient pas : "Les baskets
n'ont été là qu'à partir du moment
où je les ai vus." Il
entre dans le WC : "L'un des
gonds grinça sur un mode gothique approprié. Il
était bien là, le client. Bienvenue chez les vivants,
l'invité mystère! se dit Tell." Le fantôme fait partie de ceux qui ne
peuvent intervenir directement dans l'existence des vivants, tout au
plus leur envoyer des signes, dans le cas présent le singulier
appeau du décorum des baskets et des mouches. Mais que veut-il
sgnifier à Tell, seul à le voir? "Il y eut un grincement qui n'était pas
sans rappeler celui qui avait produit le gong . Il provenait, se
rendit-il compte, des tendons, dans le cou du cadavre. Baskets
relevait la tête et le regardait. Sans la moindre surprise,
John Tell constata que, mis à part les cinq centimètres
de crayon qui dépassait de l'orbite droite, c'était le
même visage qu'il voyait tous les matins dans sa glace en se
rasant. baskets et lui ne faisaient qu'un." (308)
Le fantôme reprend ensuite son
propre visage de vivant, puis celui de son assassin, avant de devenir
trans parent et de disparaître. Libéré pour avoir
prévenu Tell. Il n'a pas dit un mot, mais Tell a compris. Il
avait fait un rêve, révélateur de son
désarroi, lors de la proposition sexuelle de son producteur.
Il ouvrait la porte des WC : "Ce fut pour se retrouver face à face avec
Jannings. Ce dernier était mort sur le trône, nu comme
un ver, dans un état d'excitation qui s'était
prolongé après sa mort, même après tout ce
temps. La mâchoire de Paul se détendit. «C'est
bien, je savais que tu étais
prêt»." (297) Le
mort voulait lui signifier d'avoir à se méfier de celui
qui l'a jadis tué.
Tell peut maintenant se libérer de sa soumission à
l'emprise de son producteur, qu'il quitte après l'avoir
injurié. Son rêve lui a permis de comprendre qui jadis a
assassiné le dealer. Le fantôme a disparu. Ainsi que les
mouches... Laissant au chômage Tell le timide, le
réservé juste arrivé de sa province, qui a
maintenant pris conscience du danger de la hiérarchie.
Réveillé de ses innocences, libéré du
vertige de la mort18, il pourra regarder la vie en face, grâce
à son fantôme et reprendre ses anciennes habitudes,
celles qui rendent un "homme
heureux" (311)...
Notes
:
7 Gerald's
Game. Création :
1989/91. Publication : 1992. Édition fr. Albin Michel
1993.
8 The
Stand, version
abrégée. Création : 1975-78. Première
publication : 1978. The
Complete & Uncut Edition
1990. Édition fr. Lattès 1991.
9 The
Regulators. Richard Bachman.
Création : 1994/6. Première publication : 1996.
Édition fr. Albin Michel 1996.
10 "L'établissement a été ouvert en
1869 et mérite sans aucun doute le nom de vieil hôtel;
même s'il ne ressemble probablement pas à celui de
King [allusion à
l'Overlook de Shining], il n'en compte
pas moins de recoins biscornus et de corridors angoissants. Les
histoires de fantômes n'y manquent pas non
plus." (384)
11 The Green
Mile. Feuilleton en six
épisodes. Création : 1996?. Postface avril 1996.
Première publication : 1996. Édition fr. Librio
1996.
12 En ce lieu les
tigres, Le rapace nocturne, Le doigt télescopique.
13 Sneakers. Création : 1988. Première
publication : 1993. Dans le recueil Rêves et Cauchemars (Nightmares and
Dreamscapes).
14 Guy Astic, L'art
de la démesure en raccourci, Stephen King,
premières approches,
Cefal, 2000, 126.
15 "«On va
commander et faire comme si rien ne s'était
passé.» Jusqu'à ce que tu changes d'avis, ajouta
son regard implacable."
(297)
16 On se rendra compte plus tard que c'est le criminel
revenant sur les lieux de son crime.
17 Qui fredonne "quelques mesures de l'air de Twilight Zone,
s'efforçant de prendre un air
inquiétant."
(303)
Twilight
Zone est une
célèbre série télévisée
(156 épisodes) de la CBS, consacrée au fantastique et
à la science-fiction et créée par le
scénariste Rod Serling. L'annonce de chaque production
affirmait : "Nous sommes
transportés dans une autre dimension, une dimension faite non
seulement de paysages et de sons, mais aussi d'esprits. Un voyage
fait dans une contrée sans fin dont les frontières sont
notre imagination. Un voyage au bout des ténèbres
où il n'y a qu'une dimension : La Quatrième
Dimension." Cité par
King, Pages
Noires, 21, qui ajoute ce
commentaire : "Les
téléspectateurs étaient invités à
pénétrer dans un étrange univers infini... ce
qu'ils firent sans problème. La chaîne CBS diffusa La
Quatrième Dimension d'octobre 1959 à
l'été 1965."
18 Les toilettes exercent sur Tell un pouvoir fascinateur,
comme beaucoup de personnes de King, qui éprouvent ce vertige
sans avoir la chance de s'en libérer : "Sensation terrible, comme d'être
attiré par une fenêtre ouverte en haut d'un grand
immeuble ou de se voir soi-même plonger le canon d'un revolver
dans sa bouche, comme si l'on était à
l'extérieur de soi."
(300)
Roland Ernould © Armentières, 11/2000.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2000.
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