Tous les morts n'oublient pas :
"Si l'on en croit la légende, il est vieux..., très vieux.
Peut-être a-t-il eu douze noms différents. Peut-être en a-t-il eu mille.
Comme le dit Dostoïeski, la mort
"est cette notion d'une force
obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle
tout est assujetti et qui vous domine malgré
vous." 1 La mort inspire l'épouvante par son
apparente absurdité individuelle, mais elle fait peur aussi
à cause de la croyance en une certaine forme de survie
possible qui pousserait les morts à se venger des vivants. La
conviction populaire ainsi veut qu'il existe des esprits malfaisants,
porteurs de malchance de maladies ou de mort, et que des revenants
puissent jouer ce rôle. Comme le signale Chareyre-Mejan :
"Ici gît Dracula : le
roman ne dit rien d'autre.
(...) Littéralement, le
cadavre se porte bien. (...)
Raconter des histoires de
vampires, ça n'est pas rendre compte de la vie après la
mort : c'est parler de «l'existence» des
morts." 2
Inventer des monstres humains pour
exorciser leurs peurs et leur démons intérieurs semble
avoir toujours été une préoccupation des hommes,
comme le montrent certains masques cauchemardesques, africains,
asiatiques ou océaniens. Des créatures
menaçantes et horribles vivent ainsi à la
frontière du monde et hantent l'imaginaire humain. Les
fantômes reviennent visiter les vivants sous forme
d'apparitions et d'images, que l'oeil voit, mais que le doigt ne peut
toucher. Les esprit des morts, tout aussi impalpables, peuvent
chercher à envahir les vivants, à les
«posséder» pour s'assurer une seconde vie. Les
morts-vivants (vampires, zombies) réapparaissent sous forme de
cadavres, d'enveloppes charnelles particulières, avec lesquels
on peut entrer en contact, et leurs intentions ne sont
généralement pas bonnes...
La double origine psychologique de
ces créations de l'esprit est bien connue. Les hommes ont
d'abord peur, quand leur vie s'en va, de n'être pas tout
à fait morts. Dans les régions où l'on enterre
les trépassés s'y ajoute la peur d'être
enterré vivant. Des cas de catalepsie, rares mais
multipliés par la légende, ont transformé cette
inquiétude en crainte véritable. S'y ajoute la croyance
en quelque chose de spirituel qui pourrait nous survivre après
la mort, l'âme, le ka, un fluide particulier. La psychanalyse a
mise en évidence ce fort besoin des hommes de ne pas croire en
la mort définitive3, et ils essaient, par divers moyens, de garder en
mémoire l'«image» du disparu.
Mais ce disparu a pu, de son vivant,
être l'objet d'avanies, d'outrages. Qui n'a pas, dans un moment
d'agressivité, maudit ou souhaité les pires maux
à un antagoniste? Si le «mort» n'était pas
tout à fait mort quand la vie l'a quitté, ne
souhaitera-t-il pas maintenant se venger? Certains vivants n'ont-ils
pas eux-même pensé à exercer une telle vengeance
pour leur compte personnel?
D'où, sociologiquement cette fois, ce besoin qu'ont les vivants d'honorer publiquement leurs morts, par diverses cérémonies funéraires très variables suivant les contrées. Ces hommages aux morts peuvent durer longtemps, toute une vie dans les pays où le culte des ancêtres est pratiqué. Ainsi, peut-être, le mort ne souhaitera-t-il pas revenir se venger des vivants. Tous les cultes rendus au mort cherchent à établir une dédramatisation de l'événement, où finalement le mort n'est vénéré qu'égoïstement, pour la survie et la quiétude du vivant...
La plus codifiée de ces
créatures imaginaires est le vampire4. La plus effrayante parce que son action est
subie. On peut se concilier les défunts par des rites
appropriés. On ne peut rien contre les vampires, qui
pratiquent le rapt du corps comme de l'âme. Le vampirisme vient
du fond des âges : "Le
vampire est un personnage chthonien. Il est donc fortement
ancré dans la terre, mais aussi dans les mondes de
l'Éros et de Thanatos. Cette triple appartenance fait lui le
Mal incarné."
5 Le vampire est un non-mort sortant de son cercueil la
nuit, cherchant, dans les ténèbres, le sang humain dont
il a besoin afin de conserver son corps intact à travers les
siècles, et semant autour lui ses effluves de mort en se
servant de sa fascination sexuelle.
Ces légendes terrifiantes de
morts qui boivent le sang des vivants se retrouvent dans le monde
entier (les lamies et les striges antiques, les goules arabes, et
bien d'autres) mais, sur le continent européen, la croyance
aux vampires se rencontre surtout dans les Balkans et l'Europe
orientale6. C'est un seigneur roumain de la Transylvanie du XVe
siècle réputé pour sa cruauté, Vlad
l'Empaleur, qui est l'ancêtre du Dracula de
Bram Stoker7.
Il est possible que des cas de
personnes enterrées cataleptiques ou comateuses, se
réveillant dans leur cercueil et essayant d'en sortir, soient
à l'origine des histoires de tombes ouvertes, où se
trouvent des cadavres étrangement bien conservés, avec
du sang autour de la bouche ou sur les ongles. Cette explication
n'était toutefois pas celle des autorités religieuses.
Pour l'Église, c'était le Diable qui protégeait
les cadavres de la putréfaction, leur donnait une vie
particulière démoniaque afin d'accroître le
nombre des âmes contraintes de le servir.
Par ailleurs, comme celle du loup-garou, la légende du vampire fut sans doute inspirée en partie par des cas de psychopathes assassins qui aimaient boire le sang de leurs victimes. A un niveau plus subtil, toutefois, cette croyance s'appuie également sur le fait que, dans la vie réelle, certaines personnes semblent «sucer», «pomper» l'énergie nerveuse des autres, se nourrissant de leur vitalité par une sorte de vampirisme psychologique. Dans la légende originelle, le vampire tirait sa force de ses victimes, non seulement en buvant leur sang, mais aussi en les épuisant sexuellement. Cet aspect du mythe a été largement passé sous silence au XIXè siècle, pour réapparaître dans le milieu du XXè, véhiculé notamment par le cinéma. De nombreux films inspirés par les méfaits de Dracula ont eu du succès et le jeune King, cinéphile passionné, en a bénéficié.
Le roman vampirique est de
création récente. Jusqu'au début du XIXè,
les ancêtres littéraires des vampires n'étaient
apparus que dans quelques oeuvres poétiques.
Le
Vampire de John W.
Polidori en 1819 rencontra un vif succès. Son récit en
inspira bien d'autres. Mais les traits du vampire demeurent mal
définis, jusqu'au Dracula de
Bram Stoker (1897), qui en définit des
caractéristiques8 demeurées pratiquement inchangées pendant
plus d'un demi-siècle : "Il est plus rusé qu'aucun mortel, puisque son
astuce s'est affinée au cours des siècles. Il se sert
de la nécromancie, art qui, comme l'indique
l'étymologie du mot, consiste à évoquer les
morts pour deviner l'avenir, et tous les morts dont il peut approcher
sont à ses ordres. C'est une brute, et pis qu'une brute; c'est
un démon sans pitié, et il n'a pas de coeur."
Voilà pour les dispositions
psychologiques. Allongé dans son cercueil, dans un état
comateux le jour, dont il ne peut supporter la lumière, il
quitte sa tombe après le coucher du soleil pour se nourrir du
sang des humains. Il possède certains pouvoirs, que la
tradition attribuait jadis au Diable : "Le vampire qui se trouve parmi nous possède,
à lui seul, la force de vingt hommes. (...)
Il peut, avec pourtant certaines réserves, apparaître
où et quand il veut et sous l'une ou l'autre forme de son
choix; il a même le pouvoir, dans une certaine mesure, de se
rendre maître des éléments : la tempête, le
brouillard, le tonnerre, et de se faire obéir de
créatures inférieures, telles que le rat, le hibou, la
chauve-souris, la phalène, le renard et le loup; il peut se
faire grand ou se rapetisser et, à certains moments, il
disparaît exactement comme s'il n'existait
plus.» (Dracula, chap. 18) Il faudrait ajouter à cela un
érotisme particulier dans la mesure où s'établit
une relation homme/femme séduite (ou
l'inverse9), relation où, d'une part, un plaisir sexuel est
impliqué,et où, d'autre part, s'expriment les fantasmes
liés au rapt d'un corps et à son viol.
Alors que Stoker n'avait pas cédé à la
facilité, la plupart des auteurs qui suivirent affadirent ce
genre porteur en recherchant les gros effets tout en conservant les
caractères énoncés par Stocker, avec quelques
réussites divergentes, comme Je suis une légende, de Richard Matheson (1954). Quand King conçut
le projet de Salem, il
sent le besoin de changer d'époque : "L'astuce pour moi était de trouver une
sorte de pont entre les histoires d'horreur gothiques écrites
au 18ème siècle, et le monde dans lequel nous vivons,
le monde moderne. "Frankenstein" n'a jamais été un
livre qui m'a beaucoup excité. "Dracula" m'a excité.
Cependant, tous les deux se situent en Europe et contiennent une
atmosphère antique. Il y a les châteaux, les landes. Je
ne vis pas dans ce monde là. Je vis dans un monde de petites
villes, d'Américains modernes, d'automobiles, de drive-in, de
Mac Donald, de Burger King, de boulodromes."
King met le doigt sur un point
intéressant : le vampire de Bram Stoker est daté, et le
mode de vie avait beaucoup changé en trois quarts de
siècle, quand King a eu l'idée de son roman. La double
nécessité de moderniser le sujet et de ne pas
être trop répétitif explique que Matheson ait
réussi son roman en inversant les perspectives :
"C'était l'histoire du
dernier homme sur terre après que celle-ci ait
été envahie par des vampires. Ce type se cachait dans
sa maison la nuit. Les vampires se rassemblaient à
l'extérieur mais ne pouvaient pas entrer parce qu'il y avait
des croix sur les murs et de l'ail suspendu aux fenêtres,
toutes ces sortes de choses. Le jour, il sortait et emportait des
pieux aiguisés. Il trouvait les vampires dans leurs cachettes.
Beaucoup parmi eux se terraient dans les comptoirs de viande froide.
Il leur enfonçait des pieux dans le coeur. Je pense que ce que
je préférais le plus dans ce livre, c'était
qu'il utilisait son propre atelier pour transformer les battes de
base-ball en pieux pour tuer les vampires." Dans Salem,
King a repris cette
idée moderne de l'atelier10 : "Pour moi,
c'était mélanger deux choses différentes : le
monde où nous vivons et le monde classique de l'horreur;
j'entends par là : Mary Shelley, Bram Stoker, Edgar Allan Poe,
H.P. Lovecraft; des gens que j'aimais, des gens dont j'avais le
sentiment qu'ils n'avaient aucun rapport avec ma propre vie. Et j'ai
pensé que ce serait possible de transporter un vampire en
Amérique. J'ai donc écrit "'Salem's Lot" où un
vampire Européen arrive dans une petite ville - Jerusalem's
Lot -, s'y établit et ouvre un magasin d'antiquités. Il
transforme toute cette ville de propriétaires de pensions de
famille, de barbiers et de policiers en vampires. Cela a fait l'effet
d'une bombe! C'était formidable." (Interview Coenen, Ph. 2 84/5)
Dans Salem, King
annonce ses références, toutes classiques : le
Christabel
de Coleridge, le Dracula de
Bram Stoker (169). Matt a ramené de ses recherches
«scientifiques» à la bibliothèque :
"Dracula. L'invité
de Dracula. A la recherche de Dracula. La Branche
d'or 11. L'Histoire naturelle des vampires -naturelle?- Recueil de contes hongrois. Les Monstres des
ténèbres. Les Monstres dans la vie de tous les jours.
Peter Kurtin, le monstre de , Düsseldorf. Et...
Il passa la main sur la dernière couverture, en retira une
épaisse couche de poussière et découvrit l'image
d'un spectre penché sur une jeune fille endormie.
- Varney le vampire ou
La fête du sang."
(292). Ces livres ont été évidemment lus par
King, et constituent, avec les films, sa documentation.
De tous ces livres, c'est
le
Dracula de Stoker qui a
été le modèle et King en a repris le mouvement
général (découverte du vampirisme dans une
première phase, puis lutte contre les vampires dans une
seconde). Cet hommage littéraire lui a permis d'emprunter ce
qui convenait à sa création littéraire tout en
lui laissant exercer sa créativité : "Au bout d'un certain temps, j'avais la
sensation de jouer une intéressante (...) partie de
squash littéraire : Salem était la balle et Dracula le
mur sur lequel je la lançais sans me lasser, attendant devoir
de quelle façon elle allait rebondir. En fait, certains des
rebonds ont été des plus passionnants, et j'attribue
cette réussite au fait que, bien que ma balle ait
été fabriquée au XXe siècle, le mur sur
lequel je la lançais était un pur produit du XlXe
siècle. En même temps, comme le vampire était un
habitué des EC Comics qui m'avaient tant marqué dans ma
jeunesse, j'ai décidé d'intégrer aussi à
mon roman cet aspect de l'histoire d'horreur." 12
Dès ce récit, King montre son habileté à gérer les incursions du surnaturel dans notre réalité. Il suit dans la première partie le même cheminement lent que Stoker. Il distille habilement les détails qui, par une progression savamment graduée, amèneront le lecteur à admettre le vampire (les procédés utilisés ont été analysés au chap. 2). Et dans la seconde partie, il utilise "le groupe d'Intrépides Chasseurs de Vampires qui se forme dans les deux livres." Des tableaux se ressemblent : "Les scènes de Dracula que j'ai choisi d'adapter pour mon usage personnel sont celles qui m'avaient le plus impressionné, celles que Stoker semble avoir écrites dans un état de fièvre." (Ana, 35)
Le climat est créé avec
le cadavre d'un chien accroché à la grille du
cimetière, la tête en bas, pendu comme une pièce
de boeuf à un crochet de boucher : "Les mouches rendues paresseuses par la fraîcheur
du matin, allaient et venaient lentement sur son corps."
(53) Dans Salem, les
habitants, conditionnés par un récent fait divers
(titre d'un journal : LES ADORATEURS DE SATAN PROFANENT UNE
ÉGLISE DE FLORIDE) formulent l'hypothèse d'un crime
satanique : "Des adorateurs de
Satan, fit Dell. Ç,
ça m'étonnerait pas du tout. Je sais pas ce que les
gens ont par les temps qui courent." (76)
Les premières pratiques de
l'étranger, Straker, qui vient s'installer à Salem
donnent à penser qu'il s'agit d'un diable, identique à
Leland Gaunt de Bazaar. Il
achète Marsten House et un magasin pour le prix symbolique de
1$ (62), connait les moindres détails des affaires que
pratique l'agent immobilier Crockett avec lequel il négocie la
vente. A son départ, le vendeur n'a pas gardé une bonne
impression : "Il avait compris
qu'il s'était livré pieds et points liés
à cet homme. (...)
En traversant la rue, Lawrence
Crockett pensait aux marchés conclus avec le
diable." (67)
Cette impression est corroborée par une scène satanique
: "Au cimetière
d'Harmony HiII, une silhouette sombre se tenait pensive
derrière le portail. Quand elle parla, ce fut d'une voix douce
et élégante.
- O Père, jette les yeux sur moi. Seigneur des Mouches, jette
les yeux sur moi. Je dépose maintenant à tes pieds de
la viande avariée et de la chair fétide. Pour jouir de
ta faveur, j'ai accompli un sacrifice. L'objet de ce sacrifice, je te
le présente de la main gauche 13. Fais pour moi un signe sur ce sol, que j'ai
consacré en ton nom. J'attends un signe de toi pour accomplir
tes oeuvres."
Puis la silhouette
"se pencha en avant et, quand
elle se redressa, elle portait le corps d'un enfant dans ses
bras.
- Voici ce que je t'offre.
Le reste se situe au-delà des mots." (82)
Le Seigneur des Mouches,
Belzébuth, vieille divinité philistine14, est devenue, dans les Évangiles, le
Prince des démons. Encore appelé «La
Bête», il a gardé son titre dans une
hiérarchie diabolique moyenâgeuse complexe.
Traditionnellement, les vampires paraissent toujours
dépendants du diable, et sensibles aux représentations
symboliques divines. Autre indication, le livre relié
trouvé sur une table de Marsten House, portant un titre
intraduisible : "Il ouvrit le
livre au hasard et tressaillit. Il était tombé sur
l'image d'un homme nu qui tendait le corps
éviscéré d'un enfant vers quelque chose ou
quelqu'un qu'on ne voyait pas. Il se hâta de remettre le volume
sur la table, heureux de s'en débarrasser." (279)
Enfin Barlow, le Maître des vampires, dont la police ne connait ni l'origine ni l'âge, explique sa situation, avec des accents lovecraftiens : "Je vous ai observé depuis mon arrivée à Jerusalem's Lot, comme un bon joueur d'échecs15 étudie la position des pièces de son adversaire. L'Église catholique n'est pas la première à m'avoir combattu! J'étais déjà vieux quand elle est apparue, quand ses fidèles se cachaient dans les catacombes de Rome peignaient des poissons sur leurs poitrines pour se reconnaître entre eux. Ma puissance était déjà fermement établie lors que ces faiseurs de grimaces, ces mangeurs de pain et ces buveurs de vin 16 étaient encore en butte aux persécutions. Les rites de mon église ont de loin précédé ceux de la vôtre. Et cependant je ne vous sous-estime pas. Je connais la saveur du bien aussi bien que celle du mal. Je ne suis pas blasé." (325) Avec le mythe biblique de l'existence d'entités mal définies pré-créationnistes17, plus le clin d'oeil aux Anciens Dieux18 de Lovecraft, ce sont des forces cosmiques cachées qui sont suggérées dans les dernières phrases. On ne trouve évidemment pas ces aspects dans le Dracula de Stoker.
"Si je dois accepter l'existence des
vampires, dit un des
protagonistes, cela n'implique
pas que je doive les considérer comme des créatures
échappant à toutes les lois naturelles. Ils
échappent à certaines lois, c'est évident. La
légende dit qu'ils ne se reflètent pas dans les
miroirs, qu'ils peuvent se transformer en chauves-souris, en loups ou
en oiseaux et rapetisser jusqu'à réussir à
passer par les plus petits trous. Et cependant nous savons qu'ils
voient, qu'ils entendent, qu'ils parlent... et que, très
probablement, ils ont aussi le sens du goût. Peut-être
connaissent-ils également la gêne, la
douleur..." (319)
Le maître-vampire n'a pas
d'âge : "Si l'on en
croit la légende, il est vieux..., très vieux.
Peut-être a-t-il eu douze noms différents.
Peut-être en a-t-il eu mille. Peut-être est-il né
successivement dans toutes les régions du monde, encore que je
le croie plutôt d'origine roumaine ou magyare. Comment est-il
arrivé ici? Il n'est pas tellement important de le savoir..."
19 Si le «pourquoi» de la venue des vampires
n'est pas élucidée, le processus de leur arrivée
à Salem a été reconstituée par ses
adversaires humains : "Straker
est probablement une sorte de garde du corps de Barlow. Il fallait
qu'il le précédât en ces lieux, car il y avait
certains rites à accomplir pour se concilier la faveur du
Maître Suprême des Ténèbres. Car Barlow a
lui aussi un maître, voyez-vous. (...) Je crains
qu'on ne retrouve jamais trace de Ralphie Glick. Il dû servir
de ticket d'admission à Barlow, si je peux m'exprimer~ ainsi.
Et c'est dans ce but que Straker l'a pris et l'a sacrifié."
(312)
Les différents ingrédients qui ont fait le
succès de Dracula sont
repris : l'ancienneté du personnage, manifestée par le
serviteur du maître, Straker, qui paie avec des billets anciens
(103,112), a une vieille voiture (101). On trouve la correspondance
d'un noble autrichien20 à Marsten House (215). Le vampire possède
la force physique (102), la connaissance du passé et du
présent. Il se montre bon stratège (32). Une odeur
caractéristique, de l'haleine ou du corps, émane de
lui. Il manifeste un goût particulier pour les
prédateurs,qui sont ses serviteurs, comme les rats :
"Des prédateurs, dit
l'homme, les mains croisées derrière le
dos. (...) J'adore les prédateurs de la nuit. Les
rats,les chouettes, les loups. Y a-t-il des loups dans la
région?" Par contre,
il aborrhe les compagnons humains : "Des chiens, dit l'étranger avec un geste de
mépris.Ces animaux vulgaires qui tremblent et pleurent au
bruit d'un pas inconnu. Ils ne sont bons qu'à ramper et
à gémir. On devrait les étriper tous,
croyez-moi, tous, tous autant qu'ils sont." (151)
Il faut se méfier des yeux des
vampires, tantôt cruels, tantôt tentateurs, surtout ne
jamais les regarder en face, sous peine d'être
transformé soi-même en vampire : "Ben s'aperçut que ses yeux sombres
l'hypnotisaient et il en arracha son regard. On se serait noyé
avec délices, en assistant de surcroît à sa
propre noyade, dans ces galaxies noires, cernées de
rouge." (261)
Leurs victimes, cou perforé,
épuisés, deviennent quelque temps après vampires
à leur tour, mais sans les pouvoirs des maîtres. Morts,
ils présentent les apparences de la vie : " Les cils noirs de Mike se détachaient
sur le rose délicat des joues. Ses pommettes étaient
d'un blanc rosé et son corps avait toutes les couleurs de la
vie. (...) Mike dormait; comment aurait-il pu en
être autrement ? Ce teint animé, la souplesse
évidente des muscles, les lèvres entrouvertes comme
pour respirer doucement..."
21 (180) Mais leur peau est devenue froide. Avant que les
victimes meurent, les transformations sont cependant visibles :
"Dans sa chute, ses jambes
s'étaient découvertes jusqu'aux cuisses; elles avaient
la pâleur du marbre. Tout le hâle qu'elle avait pris
pendant les vacances d'été avait disparu. Ses mains
avaient l'air de fantômes. Sa bouche s'ouvrait et se fermait
comme si ses poumons n'avaient plus la force de pomper l'air. Il
remarqua la forme curieusement proéminente de ses dents, mais
n'y prit pas garde. Cela aurait pourtant dû
l'éclairer." (218)
Après la mort, les traces de morsure disparaissent :
"Si l'on en croit la
légende, les marques disparaissent, dit Matt tout d'un coup.
Quand la victime meurt, les marques disparaissent.
- Je sais, dit Ben.
Il se rappelait l'avoir lu dans le Dracula de Stoker et vu dans les
films de Hammer où Christopher Lee jouait le rôle de
Dracula." (181)
Devenus vampire, les
vampirisés ne songent qu'à pomper du sang pour assurer
leur survie, celui des proches d'abord, puis toutes les victimes qui
leur tombent sous la canine : "Les vampires n'ont pas de mémoire; ils n'ont que
leur appétit insatiable et leur volonté de servir le
Maître." (345) Ils se
présentent la nuit sous des apparences humaines et il ne faut
surtout pas les inviter chez soi : "D'après tout ce que j'ai lu d'eux, les vampires
ne peuvent pas simplement décider d'entrer dans la maison de
quelqu'un pour sucer son sang. Non. Il faut qu'on les
invite." (206)
On peut les mettre en échec par les moyens apotropaïques
bien connus, qui les font battre en retraite. Ordinaires, comme
l'ail, la rose, l'eau courante. Ou religieux : le crucifix, l'hostie,
l'eau bénite. Ces ingrédients ne sont pas ordinairement
justifiés dans les romans de vampire. Mais à son
habitude, King ose des explications : "Je me demande comment on explique le rôle de l'ail
dans la lutte contre les vampires, dit Ben en sortant du magasin.
Est-ce qu'on en parle dans la Bible? Est-ce que ça correspond
à une malédiction ancienne?...
- Je croirais plutôt qu'il s'agit d'une allergie, dit
Jimmy." (319) Les vampires
peuvent être tués par des balles en argent, mais le
moyen radical est d'utiliser un pieu quand, le jour, ils sont
inactifs : "Pour
anéantir définitivement le vampire, il faut que le pieu
lui traverse le coeur. Jimmy, tu y veilleras. Cela fait, il faut lui
couper la tête, lui remplir la bouche d'ail et le mettre dans
son cercueil, le visage tourné vers le sol. Dans les films et
dans les livres de fiction, le vampire, une fois transpercé,
tombe presque immédiatement en poussière. Mais il se
peut que la réalité soit différente. Dans ce
cas, il faudrait que vous preniez le cercueil et que vous alliez le
jeter dans une eau courante. (...) Vous devez
emporter de l'eau bénite et des hosties. Et vous devez vous
confesser au père Callahan avant de partir.(...)
Ainsi vous partirez purifiés." (312) Chassés, ils disparaissent en fumée. King
n'apporte rien de neuf et se contente de reprendre les moyens bien
connus. L'églantier traditionnel, difficile à trouver
dans le commerce, est remplacé par les roses blanches.
(310)
Enfin certains humains particuliers sont contraints de boire du sang du vampire-maître et deviennent ses créatures, comme le père Callahan, vaincu par Barlow : "Il était seul dans les rues. Et il était le seul à n'avoir rien à craindre. Comme c'était drôle! Il rit tout fort d'un rire de fou qui ressemblait à un sanglot. Aucun vampire ne s'attaquerait à lui. A d'autres peut~être, mais pas à lui. Le Maître l'avait marqué de son sceau et tant que le Maître ne revendiquerait pas son bien, il serait libre." (347) Ainsi le cadavre de Straker, qui a failli, a été pendu par le maître, tête en bas : "En Macédoine on procédait déjà ainsi. dit le père Callahan. On pendait le corps de l'ennemi ou du traître par les pieds. Ainsi, son visage faisait face à la terre et non au ciel. Saint Paul fut crucifie comme ça; on le cloua sur une croix en forme de X et on lui brisa les jambes." (324) Preuve que le vampire est bien une créature diabolique, qui utilise des rites anciens pour son culte.
Dans Anatomie de l'Horreur, King précise qu'il a, en parfaite connaissance
de cause, repris des épisodes de Dracula :
"Parmi les scènes de
Salem présentant des parallèles avec des scènes
de Dracula, on trouve celle où Susan Norton est tuée
à coups de pieu (un sort correspondant à celui que
Stoker inflige à Lucy Westenra), celle où le
père Callahan boit le sang du vampire (dans Dracula, c'est
Mina Murray Harker qui est obligée de célébrer
cette perverse communion avec le Comte (...), celle
où la main de Callahan prend feu alors qu'il tente d'entrer
dans son église pour y recevoir l'absolution (lorsque, dans
Dracula, Van Helsing pose une hostie consacrée sur le front de
Mina pour la purifier du contact impie du Comte, l'hostie s'enflamme
en laissant une horrible cicatrice). 22 (34)
Il n'est pas possible de comparer dans le détail ces trois
scènes23. Le décalque kingien est, pour notre
sensibilité, supérieur au modèle dans la mesure
où Stoker, bien que faisant preuve de vigueur dans ses
descriptions, est limité dans ses effets par la
discrétion britannique victorienne. King ne subit pas ces
blocages et peut multiplier ses effets.
Par exemple dans les moyens de lutte divers énoncés
figure en bonne place le crucifix. Par rapport à l'utilisation
qu'en fait Stoker, l'expression de King est plus percutante :
"Elle battit en retraite
malgré elle, fixant son regard tantôt sur la croix
odieuse, tantôt sur un endroit précis du cou de Ben :
sous le menton à droite. Les bruits qui sortaient de sa gorge
-sifflements et grognements gutturaux- n'avaient rien d'humain et,
dans ce recul qui lui était imposé, elle ressemblait
à quelque insecte énorme et maladroit. Ben comprit que,
s'il n'avait pas brandi cette croix, elle lui aurait
déchiré la gorge de ses ongles et se serait
jetée sur lui comme le rescapé du désert,
mourant de soif, se précipite vers un point d'eau. Elle se
serait gorgée du sang qui aurait jailli de sa carotide et
peut-être même s'y serait-elle
baignée." (262)
La différence entre le traitement de diverses scènes
éclate avec la mort de Dracula, sur la route près de
son château des Carpathes : "À la seconde même, surgit l'éclat du
grand couteau de Jonathan. Je jetai un cri en le voyant trancher la
gorge. Et au même moment, Ie coutelas de Mr. Morris
pénétra en plein coeur.
Ce fut comme un miracle : oui, devant nos yeux et dans le temps d'un
soupir, le corps tout entier se réduisit en poussière
et disparut.
Pour la joie de ma vie entière, au moment de la dissolution
suprême, une expression de paix se répandit sur ce
visage où, jamais, je n'aurais cru que pût
apparaître rien de tel. " (XXVII). Simplicité, sobriété, et
conclusion heureuse, mais fermée.
La même scène chez King, qui corse le récit en
reprenant la scène de l'empalement, qui a déjà servi pour Susan (329), et qui
manifestement l'attire pour ses possibilités
littéraires : "Le
marteau s'abattit encore et encore. Le sang gicla des narines de
Barlow. Son corps se tordit. Ses mains griffèrent les joues de
Ben, lui arrachant des lambeaux de chair.
- Laisse-moi...
Il assena un dernier coup de marteau sur le pieu et de la poitrine de
Barlow, jaillit cette fois du sang noir.
En l'espace de deux secondes, le corps se désagrégea,
trop vite pour que plus tard, à la lumière du jour, on
puisse y croire, mais pas assez pour que Ben ne reste pas
hanté pour toujours par cette vision affreuse.
La peau jaunit et se craquela comme un vieux parchemin. Les yeux
devinrent vitreux et s'enfoncèrent dans les orbites. Les
cheveux blanchirent et tombèrent en petits tas sur l'oreiller
de satin. Le corps se ratatina. La bouche, en un terrifiant rictus,
découvrit les dents de carnassier. Les ongles noircirent et se
détachèrent. Bientôt il ne resta plus des doigts
que les os et quelques bagues cliquetant comme des castagnettes; la
tête chauve et ridée ne fut plus qu'un crâne; la
veste et le pantalon de satin noir s'affaissèrent et des
bouffées de poussière s'échappèrent de la
chemise en toile de lin."
Manifestement, King ne veut pas rater la monstration de la
décomposition. Il faut noter les petits détails
(bagues, vêtements) Mais pour un romancier qui ne raffine pas
toujours dans l'horreur, ce n'est pas suffisant : "A chaque étape de cette horrible
décomposition avait correspondu une odeur particulière
: d'abord une infecte puanteur de charogne, ensuite une odeur de
moisi, enfin une odeur acre de poussière. Et puis plus rien.
Les osselets des doigts s'agitèrent en une dernière
danse, puis s'écaillèrent et tombèrent en
poudre. Les fosses nasales s'élargirent jusqu'à
rejoindre la cavité orale. Les orbites s'agrandirent, donnant
au crâne une expression de surprise et d'horreur, puis
fusionnèrent. Il n'y eut plus, à la place de la
tête, que des fragments d'os, comme les morceaux d'un vase
brisé, et, à la place du corps, que quelques
vêtements chiffonnés, comme un tas de linge sale."
Enfin quand Stoker octroyait à Dracula la possibilité
de trouver enfin la paix, King ne procède pas de même
avec Barlow : "Pourtant
l'esprit de Barlow ne s'avouait pas vaincu; la poussière au
fond du cercueil se soulevait encore en petits nuages qui
virevoltaient diaboliquement. Soudain Ben sentit passer un vent de
tempête et fut saisi d'un grand frisson. Au même moment,
toutes les vitres de la pension explosèrent." (393/4) Le commentaire est inutile. Pour la
même scène de la mort du vampire, on trouve d'un
côté presque la sécheresse d'un rapport de
police. De l'autre, l'oeil fabuleux du conteur.
Dans les deux romans, les justiciers
se mettent en chasse avec beaucoup de retard. L'organisation de leur
lutte a des analogies, Van Helsing jouant un rôle
déterminant alors que les autres personnages sont bien falots.
King a beaucoup mieux équilibré les personnages de son
groupe, Ben l'écrivain; le professeur, Matt; le médecin
Cody; un prêtre, Callahan; et Mark, un enfant d'un
côté; et le vampire Barlow de l'autre. Mais
l'originalité de King se manifeste surtout dans le domaine de
la lutte entre les ordres, dont l'antagonisme est constamment
affirmé dans la seconde partie du récit. Les ordres
sont cette fois nommés : le Bien contre le Mal, le vampire ici
suppôt du mal, contre les hommes de Dieu.
Le maître-vampire, Barlow, orgueilleux comme son
supérieur Satan a lancé un défi au prêtre
: "De nous deux, c'est moi qui
serai le plus fort. Comment cela? direz-vous. Moi, Callahan, je
représente le Bien, Je peux me déplacer de jour comme
de nuit, je connais, par mon ami Matthew Burke, les potions et les
charmes, tant païens que chrétiens, à employer
contre vous. Oui, trois fois oui. Mais, en face de moi. Vous
n'êtes qu'un enfant. Je connais plus d'un tour. Je ne suis pas
le serpent, mais le père du serpent24.
Cela ne suffit pas,
direz-vous. Et c'est vrai. Ma force supplémentaire, c'est
votre faiblesse. Père Callahan, vous ne tarderez pas à
flancher. Votre foi dans le Bien n'est pas assez solide."
(325/6)
Mais que Barlow ne triomphe pas trop vite! Dans le camp adverse, Matt
essaie aussi de trouver son point faible : "Son orgueil est immense. C'est là une faille dont
nous pourrons peut-être tirer parti. Mais son intelligence est
supérieure et ça, il faut que nous sachions le
reconnaître et en tenir compte. Vous m'avez montré sa
lettre -il y parle des échecs. Je suis sûr que c'est un
joueur hors pair. Il aurait pu, vous le savez très bien, faire
ce qu'il voulait chez les Petrie sans couper la ligne. S'il l'a
coupée, c'est qu'il voulait faire savoir qu'il avait mis en
échec une pièce maîtresse des blancs. Il sait que
l'union fait la force et il a profité de ce que vous l'aviez
oublié pour introduire la confusion dans vos
esprits." (339) L'urgence de
la lutte s'impose, car, comme le dit encore Matt sur son lit
d'hôpital : "Quand il en
aura terminé avec vous, Salem lui appartiendra tout
entière. (...) J'ai peur pour la ville. En tout état de
cause, il faut que l'un de nous au moins reste pour arrêter
Barlow dans son oeuvre de destruction." (339)
Le prêtre Callahan est un
symbole que le vampire Barlow va d'abord affronter. Comme le lui a
clairement signifié Matt : "Je pense que ce sera pour vous l'occasion de mettre
l'Église -votre Église- à l'épreuve."
(297) Il lui propose un
marché : il veut bien accorder la grâce d'un enfant
qu'il tient en otage à certaines conditions : "Alors il faut que tu acceptes de jeter ta
croix et de lutter avec moi à armes égales -le blanc
contre le noir, ta foi contre la mienne." (342). Comme gage de sa proposition, le vampire
libère l'enfant qui lui crache aussitôt au visage.
"- Tu as osé
craché sur moi, siffla-t-il.
Et tremblant de rage, il fit un pas en avant.
- Arrière! cria Callahan en brandissant sa croix.
Barlow hurla et couvrit son visage de ses mains. La croix brilla d'un
feu céleste. Callahan aurait eu tout pouvoir sur lui s'il
avait osé pousser son avantage à cet instant
précis."
Mais le père Callahan faiblit
et discute quand il lui faudrait agir avec détermination :
"À toi maintenant de
remplir tes engagements, misérable sorcier." (343) Callahan ne parvient pas à oser
jeter la croix qui le protège. S'il hésite ainsi
à jeter cette croix, cela signifie qu'il admet qu'il peut
perdre, qu'avec lui son Dieu peut perdre. Callahan est
désemparé, dépassé par les
événements, et ne se résout pas à jeter
sa croix protectrice pour affronter ce vampire en serviteur divin,
prêt à se sacrifier, fort de la puissance de sa foi et
de son Dieu : "Si seulement
les choses n'allaient pas si vite, si seulement il avait le temps de
peser le pour et le contre...
La rayonnement de la croix diminuait (...).
- Vade retro, dit-il d'une
voix rauque en reculant lui-même d'un pas. Je vous l'ordonne,
au nom du Seigneur.
Barlow éclata d'un rire ironique.
Le crucifix maintenant ne brillait plus."
C'est que Callahan a reculé, physiquement et moralement. Et il
continue à le faire jusqu'au moment où il se trouve
acculé. "Impossible
d'aller plus loin, dit Barlow avec une désolation feinte.
Dans ses yeux brillait une joie infernale.
- C'est triste de voir un homme avoir une foi si chancelante.
Enfin...
La croix tremblait dans la main de Callahan. Et brusquement elle
perdit tout éclat. Ce ne fut plus qu'un objet de
plâtre." Le pouvoir
divin s'est retiré, et le prêtre Callahan qui a
douté de son dieu va devenir la proie du vampire qui se moque
: "Dieu vous damne!
cria-t-il.
- Pas de cinéma, s'il te plaît, dit la voix de Barlow,
avec un accent de réelle tristesse. Ce que tu dis ne
correspond à rien. Tu as cessé de croire en ton
église et tu le sais. La croix... le pain et le vin... le
confessionnal... n'ont de sens que par ce qu'ils représentent
pour le croyant. Sans la foi, la croix n'est qu'un morceau de bois
25 (...). Si tu
avais jeté ton crucifix, tu aurais gardé tes chances de
l'emporter sur moi. En un sens, je le souhaitais. Il y a longtemps
que je n'ai pas rencontré d'adversaire à ma
mesure." (344)
Callahan se retrouve prêtre maudit, interdit d'entrée dans sa propre église (348). Marqué "comme Caïn", il errera misérable dans le monde (355). Comme Matt l'avait suggéré : "Est-ce que c'est Carlyle qui a dit que celui qui détrône Dieu dans son coeur doit mettre Satan à sa place?" (314).
La quasi-totalité des auteurs
qui ont utilisés des vampires ont considéré les
symboles religieux comme des moyens. King va plus loin. Les moyens
sont indispensables, bien sûr. Mais sans la foi, ils sont
inopérants.
Le premier témoignage de
l'attention divine portée aux actions de ceux qui lutteront
contre les vampires, des signes sont donnés. Quand Ben
l'écrivain et le docteur Cody doivent bénir une croix
dans l'urgence, ils sont désemparés, ne sachant que
faire, et ne connaissant pas les rites : "C'est toi l'écrivain. Alors, à toi de
faire de la métaphysique. Mais, pour l'amour du ciel,
dépêche-toi. J'ai l'impression qu'il va se passer
quelque chose. Est-ce que tu ne le sens pas?
Oui, Ben le sentait. L'atmosphère était chargée
d'électricité. Quelque chose se préparait dans
le crépuscule pourpre qui descendait lentement, quelque chose
d'invisible mais d'oppressant. Sa bouche était devenue
sèche et il dut humecter ses lèvres pour pouvoir
parler.
- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
commença-t-il.
Puis il ajouta, l'idée lui venant après coup :
- Et au nom de la Vierge Marie, bénie soit cette croix et...
et... Les mots se mirent à jaillir de ses lèvres avec
une sûreté déconcertante, irréelle. Chaque
phrase tomba dans la pièce sombre comme une pierre
disparaît dans un lac profond, sans faire une ride.
- Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien. Il me mène
paître dans de verts pâturages et me
désaltérer dans des eaux tranquilles. Il redonne force
à mon âme...
La voix de Jimmy se joignit à la sienne et ils
psalmodièrent ensemble :
- ... et me fait désirer d'être juste pour la gloire de
Son nom." (260)
Dieu a inspiré ses fidèles et les paroles
sanctificatrices leur sont venus par enchantement...
Sa présence se manifeste de diverses façons. Ainsi le
médecin Cody, qui n'a pas de croix pour lutter contre le
vampire en fabrique un avec deux abaisse-langue, assemblés en
croix à l'aide d'un bout de sparadrap. Et la croix tenue par
Ben, bénie par les prières miraculeusement revenues en
mémoire, devient "resplendissante et inondait sa main d'une lumière
féerique." (261)
Ensuite, au cours de la lutter contre le vampire, "il la brandit et dut cligner des yeux tant
elle brillait." (262) On
pourrait établir une relation mathématique entre le
degré de croyance et la brillance de la croix...
Callahan avait pourtant fait preuve de confiance en son succès
lors d'un épisode précédent, où son
ardeur avait fait merveille. Mais dans cet épisode
déjà, il avait manifesté un étonnement
qui témoignait d'un certain scepticisme en la puissance de ses
incantations. Arrivé devant la maison Marsten, avec Ben, Jimmy
et Mark Petrie : "Callahan fut
saisi par l'atmosphère lourde qui régnait autour de la
maison. Il sortit un crucifix de sa poche -celui de sa mère-
et le mit à son cou en plus du sien." 26.
Alors qu'ils pourraient
passer par une fenêtre, Callahan préfère la porte
d'entrée. Il interrompt ceux qui se préparaient
à l'enfoncer : "- Je ne
pense pas que ce soit nécessaire, dit Callahan.
Sa voix avait change. On eût dit que quelqu'un d'autre parlait
par sa bouche. Quand ils étaient sortis de la voiture, il
avait tout naturellement pris la tête du petit groupe. Et,
à mesure qu'ils approchaient de la maison, il se sentait de
plus en plus sûr de lui. Comme si son ardeur d'autrefois lui
revenait tout entière alors qu'il la croyait perdue à
tout jamais. La maison était là, tapie devant eux comme
une bête aux aguets. Elle exsudait le mal par tous ses pores.
Et il n'hésitait pas. Loin de lui maintenant l'idée de
temporiser. Pour un peu il se serait jeté sur elle.
- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit! cria-t-il.
Et, dès qu'ils entendirent son ton de commandement, ses
compagnons se regroupèrent autour de lui.
- J'ordonne au mal de quitter cette maison! Démons, je vous
chasse!
Et, alors que l'instant d'avant il ne savait pas encore qu'il allait
le faire, il frappa la porte avec son crucifix.
Il y eut un éclair éblouissant. (...)
Callahan avait reculé de deux pas. Il tremblait.
- C'est, sans aucun doute, la chose la plus incroyable qui me soit
arrivée dans ma vie.
Il leva les yeux au ciel comme s'il s'attendait à voir
apparaître le visage même de Dieu. Mais le ciel
était vide."
(322/3)
Mais le prêtre, s'il a assuré face aux choses matérielles, est terrifié par spectacle du serviteur du maître-vampire, Straker, pendu la tête en bas et égorgé. À partir de cet instant, déjà vaguement sceptique, il doute. On a vu plus haut que, dans un face à face avec la créature diabolique, il paraît assuré mais craque vite.
Deux personnages
survivront27, qui ne sont pas particulièrement religieux.
Mais l'un et l'autre ont un passé qui leur a donné les
éléments pour que la croyance puisse s'établir.
Ben enfant est entré dans Marsten House et a été
fortement impressionné par la vision du pendu et le sinistre
des lieux. C'est un romancier, chez qui, en principe, règne
l'imagination, ce qui rend l'invraisemblable plus admissible. Mark
enfant est conditionné par sa collection de monstres et
l'influence du cinéma. Il en sait autant que Matt,
chargé de recherches du groupe, qui a consulté maints
livres de la bibliothèque. Son père est un rationaliste
convaincu : "Henry Petrie
était un homme précis et chaque bûche, Mark en
était sûr, était longue de quatre-vingt-dix
centimètres, à un poil près. Son père
savait d'instinct la bonne longueur, comme il savait que l'hiver
succédait à l'automne et que, dans la cheminée
du salon, c'était le bois de frêne qui brûlerait
le plus longtemps en faisant le moins de fumée.
Son fils, qui, lui, avait des connaissances d'un autre genre, savait
que le frêne avait utilité en qui les concernait. Ce
matin, il avait pris une des bûches et l'avait taillée
en pointe avec sa petite hache de scout. Ce n'était pas du
travail de précision, mais ça irait quand
même." (272) Car lui,
Mark, en sait long sur les monstres, avec sa collection Aurora dont
il assemble les éléments méticuleusement :
"Il jeta un coup d'oeil sur la
table où il avait installé ses monstres : Dracula, la
bouche ouverte, montrant ses crocs, menaçait une jeune fille
étendue par terre, tandis que le Docteur Fou torturait une
femme sur un chevalet et que Mr. Hyde s'apprêtait à
attaquer par-derrière un vieillard qui rentrait chez lui.
Qu'est-ce que c'était que la mort? Pas compliqué.
C'était quand on tombait entre les mains des
monstres." (146)
L'intervention d'une puissance sera signalée dans un passage
très court de deux lignes. Mark essaie vainement d'arracher un
pied de son lit, pour en frapper un comparse du vampire qui le menace
: "C'est alors qu'un dieu vit,
du fond de sa retraite lointaine, combien il s'était
aidé lui-même et décida de l'aider à son
tour." (285) Car si Callahan
n'a pas une foi solide en son Dieu ou dans son entreprise, d'autres
l'ont gardée. L'écrivain Ben et le jeune Mark ont
été enfermés par le vampire. Ben trouve une
hache pour enfoncer la porte, qu'il a l'idée d'asperger d'eau
bénite : "La lame de la
hache (...) se mit à scintiller d'une
étrange lueur phosphorescente. Quand il saisit le manche, il
eut le sentiment que l'outil était à sa mesure et qu'il
avait trouvé d'instinct la prise qui lui donnerait le maximum
de puissance. Il contempla la lame, puis, mû par une impulsion
étrange, la porta au front. Alors, comme par miracle, tous ses
doutes s'évanouirent et il sut que ce qu'il faisait
était juste."
"Mark l'observait,
stupéfait. La luminosité de la lame avait gagné
de proche en proche le manche de la hache, puis le bras de Ben. Il
était pris dans une colonne de feu (...). Il
était possédé non pas par le bien tel que le
conçoit l'Église, mais par une force primitive,
celle-là même qui meut l'univers." (389/90).
Avec Salem, King a réussi l'alliage difficile du grand mythe
tel que Bram Stoker l'avait mis au point, et d'un contexte personnel
souvent repris, celui d'une petite ville. Une histoire classique
inséré avec ses caractères devenus
traditionnels, dans un monde moderne qui change les modalités
d'action. L'originalité de King se situe ainsi au confluent du
conformisme et de la modernité. Conformité, en
procédant, comme l'a fait Stoker, à une mise en place
rigoureuse qui combinent plusieurs points de vue qui cernent petit
à petit la réalité du vampire, tout en le
gardant dans la coulisse. Modernité, en remplaçant
l'entrecroisement de différents journaux intimes, des lettres
et des télégrammes, qui paraissent dans l'ensemble
guindés au lecteur contemporain, par des discussions sans
médiation, spontanées, alertes et contradictoires, par
une maïeutique beaucoup plus vivante que la juxtaposition
d'informations données tour à tour par les personnages
de Stoker. Conformité, par la réalisation identique
d'une oeuvre non psychologique, mais captant de façon
réaliste, les réactions des personnages face à
un événement imprévisible. Modernité,
avec l'absence de blocage qui caractérisait le bon ton de
Stoker, dans les effets, mais surtout en ce qui concerne la
sexualité28. Conformité, en n'utilisant qu'avec
discrétion le maître-vampire, celui qui a investi les
lieux et qui n'apparaît que deux fois dans le récit.
Modernité, en socialisant son récit avec la
création d'une société nocturne
parallèle, où la multiplication des vampires laisse mal
augurer de l'avenir de la collectivité29. Conformité: dans les deux romans, il
faudra attendre que le mal vampirique étende ses ravages pour
que l'on se jette dans l'improvisation dans la lutte, alors qu'il est
déjà bien tard. Modernité : c'est un enfant -
situation que King reprendra de nombreuses fois - qui intervient avec
sa naïveté et son imaginaire d'enfant, et se
révèle supérieur à la bonne
volonté maladroite des adultes, perturbés par la peur.
De même pour l'omniprésent romanciers, interlocuteur
privilégié dans les relations avec le surnaturel.
Conformité enfin, en plaçant l'action des hommes dans
un cadre religieux : si nous ne réussissons pas à
éliminer Dracula, dit Van Helsing, "nous serions une tache sur le soleil de Dieu, une
flèche dans le flanc de Celui qui est mort pour sauver
l'humanité." (chap.
18) En reprenant la perspective religieuse de Stoker30, la modernité de King, dans un temps
de moindre croyance, l'amène à faire intervenir un
prêtre, le père Callahan, qui sera
«officiellement» le représentant de la lutte d'un
ordre contre un autre. Cet aspect du livre de King n'est guère
mis en valeur dans les critiques.
Enfin les perspectives ne sont pas les mêmes en ce qui concerne
la fin de certains vampires. Que les victimes, arbitrairement
victimes d'un vampire, malédiction transmise par la morsure,
deviennent elles-mêmes des vampires était l'un des
aspects les plus subtilement terrifiants de la légende, par la
fatalité du malheur que cette situation impliquait. Mais le
pieu enfoncé dans le coeur du vampire pour détruire
celui-ci n'en débarrassait pas seulement la terre. Il
permettait également à la pauvre créature
tourmentée de retrouver la paix dans un autre monde. King
ouvrira de toutes autres perspectives, avec un vampire disparaissant
pour aller exercer ses méfaits ailleurs, en quelque sorte
immortel, sans avoir été réconcilié avec
l'ordre divin antagoniste.
Le vampire deviendra pour King le prototype de ses différents
êtres maléfiques. L'Homme Noir n'est pas un vampire,
mais il en a tous les pouvoirs et présente de nombreuses
caractéristiques diaboliques avec le maître-vampire
Barlow.
Par rapport à Stoker, l'originalité de King ne se situe
ni dans l'intrigue, ni dans la panoplie traditionnelle
utilisée dans la lutte contre les vampires. Bien sûr, la
modernisation du thème, la force de percussion de la mise en
scène, la vivacité des dialogues tranchent avec le
texte un peu désuet de Stoker. Mais la véritable
originalité est ailleurs. Le message voilé de Stoker a
pu paraître confus à la plupart de ses concitoyens qui
éprouvait des difficultés à l'admettre, mais
avec le recul, il est devenu clair. C'est la sensualité, la
vitalité sexuelle qui domine le monde. C'est une force qui,
parce qu'elle sort des sentiers connus, rend les femmes faibles et
langoureuses, et les hommes dépendants. L'échange du
sang vampirique représente les rapports interdits, aussi bien
l'homosexualité masculine et féminine que les
permutations de l'inceste.
King va plus loin. Au-delà d'un divertissement lié
à un message sexuel, il manifeste pour la première fois
le désir de situer ses perspectives en fonction du grand
combat entre les forces de la Lumière et celle des
Ténèbres. Pour Stoker, Dracula a suivi la voie
ténébreuse parce qu'il est sous le coup d'une
malédiction et, qu'à ce titre, il ne saurait être
condamné éternellement pour ses méfaits. Dracula
n'est pas blasphématoire, il est placé sous la
malédiction du sang31. Stroker se situe dans une situation ou toute
ambiguïté religieuse disparaît disparaît avec
la mort de Dracula, puisqu'elle s'inscrit dans une perspective du
pardon du cadre traditionnel chrétien, qui n'est pas remis en
cause. Situé dans une perspective chrétienne, King se
place surtout dans la perspective des personnages de Lovecraft, qui
combattent contre des puissances formidables; ou de ceux de Bradbury,
en conflit avec des forces insidieuses. C'est ce combat incessant
entre les hommes et les forces cachées du mal sans cesse
renouvelées qui deviendra le moteur d'une bonne partie des
oeuvres de King. Avec
Salem, le surnaturel
vampirique sert de passage à l'irruption du fantastique des
forces cosmiques inexpliquées.
Ainsi, dans Salem, on trouve réunis pour la première fois
dans l'oeuvre de King32 :
- les ordres : l'homme de Dieu et les serviteurs du Bien contre
Satan/vampire, dans un conflit duel entre un dieu innomé et
absent et les forces primitives qui meuvent l'univers.
- la lointaine origine du mal, biblique en apparence, mais avec des
consonances lovecraftiennes affirmées.
- la place particulière qu'occupe dans cet univers duel ceux
qui ont gardé la puissance de leur imaginaire intacte (enfants
et romanciers), qui servent de lien entre le monde profane et la vie
ésotérique33 .
Un automobiliste du New Jersey,
accompagné de sa femme et de sa petite fille ont
été surpris par la neige après avoir
traversé Jerusalem's Lot, détruite complètement
par le feu deux ans plus tôt après l'incendie
provoqué pour la détruire par le romancier Ben,
rescapé. L'automobiliste laisse épouse et enfants dans
la voiture et vient chercher du secours dans un de ces petits bars
que King aime bien, où quelques petits vieux attendent la mort
en buvant une bière et en se racontant lentement les ragots du
lieu.
Les vieux, sans le dire, sont
inquiets. Les autorités ne se doutent de rien, mais eux savent
: "La plupart des gens qui
vivent autour de Jerusalem's Lot portent quelque chose sur eux : un
crucifix, une médaille de saint Christophe, un
chapelet..." (380) Car le
malheur s'est abattu il y a peu sur Jerusalem's Lot. Les disparurent
mystérieusement, jamais beaucoup à la fois. D'autres
vinrent les remplacer, mais la plupart
déménagèrent peu après après leur
arrivée. Quant aux autres, ils ont disparu. " Un temps, la situation parut
s'améliorer. Et puis ils ont
recommencé."
«Ils» ne sont pas nommés : "On en parlait mais sans jamais oser aborder
franchement la question.
(...) Je n'ai entendu
prononcer le mot «vampires» qu'une seule
fois." (380). Un chauffeur de
poids lourds qui s'est moqué d'eux : "Vous avez donc à ce point la trouille
de le dire! Des vampires! C'est à ça que vous pensez
tous, pas vrai ? (...)
On dirait une bande de
mômes en train de regarder Dracula à la
télé! Vous savez ce qu'il y a là-bas, à
'Salem's Lot?
(...) Ce qui se trouve
là-bas, c'est votre vieille peur du loup qui remonte à
la surface. Voilà ce qu'il y a. Ça, et tout un tas de
vieilles bonnes femmes qui adorent les histoires de
fantômes." (381) Il
parie de passer la nuit à 'Salem's Lot. Il n'en est jamais
revenu.
Deux vieux, Booth, le narrateur, et
Tookey, décident de tenter quand même
l'expédition de sauvetage, emportant Bible et croix
bénite. Après diverses péripéties, et
après avoir aperçu dans la nuit des "yeux rouges", Ils rencontrent d'abord l'épouse :
"Elle apparut,
émergeant, tel un fantôme, des ombres jetées par
un petit bosquet. C'était une femme de la ville et, ma foi,
c'était la plus belle femme qu'il m'eût jamais
été donné de voir. j'éprouvais un besoin
de la rejoindre, de lui dire combien j'étais heureux qu'elle
fût saine et sauve.
(...) Sans doute avais-je fait
un pas dans sa direction, car je sentis la main rude et tiède
de Tookey se poser sur mon épaule. Et pourtant -comment
l'avouer?- j'étais subjugué par cette femme si belle,
(...) au charme étrange et exotique." (389) Le narrateur se laisserait séduire s'il
n'était heureusement retenu par son équipier, qui fait
le signe de croix. Le mari suit sa femme : les vieux savent qu'ils ne
le reverront jamais.
Plus touchant, ils rencontrent la petite fille : "Elle se tenait là, près de la
portière, ses cheveux nattés et ne portant en tout et
pour tout qu'un petit bout de robe jaune.
- Monsieur, fit-elle de sa voix claire et haut perchée, aussi
fraîche que la rosée du matin, est-ce que vous pourriez
m'aider à retrouver ma maman? Elle est partie et j'ai
tellement froid. (...)
Elle avait sept ans et les
conserverait pour l'éternité. Son petit visage
était d'une transparence spectrale, ses yeux deux puits de
rouge et d'argent dans lesquels on aurait pu se noyer. Et sur son
cou, je distinguai deux traces de piqûres grosses comme des
têtes d'épingle au milieu de deux cernes horribles.
Elle me tendit les bras en souriant.
- Prends-moi, monsieur, dit-elle doucement. Je voudrais te faire un
bisou et comme ça tu m'emméneras chez ma maman.
Je ne voulais pas, mais ne put m'en empêcher. Je me penchai
pour la prendre contre moi et je me dis: peut-être que ce ne
sera plus si horrible..., puis quelque chose jaillit de la Scout et
atteignit la fillette en pleine poitrine. Il y eut une bouffée
à l'étrange odeur, un bref éclair, et elle
recula en sifflant. Son visage se tordit en un masque de rage, de
haine et de douleur. Elle recula jusqu'au bas-côté, puis
disparut." (390/1) Tookey
vient de lancer la vieille Bible de sa mère sur la petite
fille satanique.
Le shérif découvrit la
voiture, vide et on se sut jamais ce que les occupants étaient
devenus : "Tookey ni moi ne
pipâmes mot. (...)
À quoi cela aurait-il
servi ? Et, de temps à autre, un auto-stoppeur ou un campeur
disparaît par là-bas. (...) On
retrouve son paquetage ou bien un bouquin gonflé,
lessivé par la pluie, par la neige... Mais le type, jamais."
Une partie de la nouvelle est
évidemment consacré aux discussions des deux vieux avec
le conducteur incrédule, qui est inquiet, mais ne croit pas un
seul instant aux vampires. La force du vampire vient de ce qu'il est
considéré comme une légenge et qu'on ne croit
pas à son existence. Car la nouvelle est sans
ambiguïté. On comprend très vite que l'on aura
affaire à des vampires. Son intérêt est de mettre
en évidence comment se crée et se perpétue le
secret : on ne veut pas savoir ce qui se passe, et ceux qui savent ne
veulent pas être pris pour des fous. Les manifestations d'un
phénomène scandaleux pour la raison sont
acceptées. Les gens s'adaptent à cette nature
inquiétante et insaisissable, et prennent leurs
précautions...
D'où l'ironique mise en garde
: ne jamais passer à la nuit à 'Salem's Lot :
"Il y a là-bas une
petite fille qui attend toujours qu'on vienne l' embrasser et lui
souhaiter le bonsoir."
(392)
Cette nouvelle évocatrice, tendre et sentimentale,
écrite sur le mode du récit
homodiégétique actoriel, est plus insidieusement
provocatrice que l'érotisme de Salem. Booth
a soixante dix ans, et pourrait être l'arrière grand
père de la fillette de sept ans, mais la séduction
opère. Il est tenté par le bisou que lui propose la
gamine, bien qu'il sache qu'elle est devenue une vampire :
"Je ne voulais pas, mais ne
pus m'en empêcher. Je me penchai pour la prendre contre moi; je
vis sa bouche s'ouvrir, je vis les petits crocs pointer hors du
cercle rose de ses lèvres. Quelque chose coula sur mon menton,
brillant, argenté, et avec un sentiment d'horreur ténu,
lointain, je me rendis compte qu'elle salivait.
Ses petites mains se refermèrent autour de mon cou et je me
dis : peut-être que ce ne sera pas si terrible, peut-être
que, passé un moment, ce ne sera plus si
horrible..." (391)
Sans le secours de la Bible de
Tookey, il succombait à la tentation. Ce n'est pas par hasard
d'ailleurs que Tookey a une crise cardiaque. La mort et la
séduction font bon ménage. Encore que les vampires de
King soient modérément marqués par
l'érotisme, cette remarque d'Astic est valable pour
Salem et cette nouvelle (moins pour les deux autres
qui suivront) : "Le vampire
permet de mettre en oeuvre aussi le doublet Éros et Thanatos.
À travers lui, les interdits et les tabous sont
explorés : les pulsions sexuelles, morbides et sadiques
deviennent matière fictionnelle, mais aussi
idéologique. La succion sanguine et la dialectique
passionnelle du bourreau et de la victime signifient la
fragilité de la frontière qui sépare la
volupté de la violence, le désir amoureux du
désir de mort."
35
King ressuscite un vieux tas de conventions et de clichés,
mais il parvient au sommet de l'évolution du modèle de
vampire créée par Bram Stoker. Il rend impossible la
création d'un vampire semblable pour les romanciers qui
suivront. Ou alors ne leur permet qu'un pauvre décalque dans
son ombre, sans apporter du sang neuf. Il se taira dix ans avant de
produire deux nouvelles qui actualisent en partie le mythe,
Popsy et Le rapace nocturne. Et davantage encore pour les introduire de
manière insolite dans la fantasy de l'univers de la Tour
Sombre avec Les
petites soeurs d'Elurie.
Roland Ernould ©
Armentières, mars 2000.
1 Fedor Dostoïevski, L'idiot, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1953, 266.
2 Alain Chareyre-Méjan, Le réel et le fantastique, op. cit., 67.
3 L'invention par de nombreuses religions d'une vie après la mort est le meilleur exemple de ce besoin.
4 "Le vampire cristallise des peurs essentielles de l'homme, telles la mort, la peur de la nuit et la dépossession de soi, ainsi que ses désirs de puissance : le vampire transcende les limites humaines (don d'ubiquité, d'invisibilité, pouvoir de métamorphose)." Guy Astic, Le fantastique, 19.
5 Denis Labbé Le vampire est-il immortel?, Phénix #39, décembre1995, 292.
6 En Chine par exemple, l'apparition d'esprit malins, goules, enfants-vampires, fantômes, sorcières a été longtemps admise comme un fait et survit encore dans les campagnes. Les films fantastiques chinois font preuve d'une grande inventivité dans ce domaine. Si, par exemple, le crucifix n'est évidemment pas un moyen de lutte utilisé contre ces entités, une formule sacrée taoïste écrite à l'encre rouge et collée sur le front du fantôme remplit la même fonction.
7 Dracula signifie «fils de Drakal», ce qui signifie : fils du dragon ou du diable.
8 Stoker était un perfectionniste qui passa beaucoup de temps à effectuer des recherches sur les vampires, dans divers domaines : histoire, ethnologie, médecine, théologie. Il passa des semaines entières à la bibliothèque du British Museum.
9 Les vampires poétiquement traités au
XVIII et XIXè siècles étaient surtout des
vampiresses, notamment décrites dans le poème de
Baudelaire Les
Métamorphoses du vampire (1857) C'est d'ailleurs en abrégeant le mot
«vampire» que les femmes dévoreuses d'hommes, ont
été qualifiées de «vamps».
Le substantif «vampiresse», utilisé notamment par
Jacques Finné, dans un article de Phénix
#39, 115, est d'un usage plus commode que le mot composé
«vampire-femme» ou «femme-vampire».
10 Mais sans reprendre les battes : l'emprunt aurait été trop visible. Un stock de bûches de frêne prévu pour le chauffage d'hiver fera l'affaire (272).
11 Le traducteur ne doit pas savoir que le titre connu des spécialistes est Le Rameau d'Or, livre d'ethnologie de James George Frazer (1890, paru dans la collection Bouquins).
12 Anatomie de l'horreur, 34. Apparues entre 1950 et 1951, les bandes dessinées d'horreur (horror comics) se multiplièrent pendant quelques années aux États-Unis, précisément durant les années de jeunesse de King et d'autres écrivains de sa génération.Leur nom vient de la maison éditrice, la firme EC (Educational Comics) qui se spécialisa dans la bande dessinée d'horreur (Tales from the Crypt, The Vault of Horror), ou de science-fiction (Weird Science), employant des dessinateurs de talent comme Johnny Craig ou Jack Davis. Ils donnèrent à la bande dessinée certaines des bandes plus terrifiantes de son histoire. Constamment rééditées, elles ont marqué nombre d'écrivains et metteurs en scène du genre.
13 Pour les latins, la main gauche (sinistra) est la «mauvaise» main, la main maléfique. Dans les religions comme dans les croyances populaires, la gauche est du côté du mal. Au jugement dernier, les élus trouveront leur place à la droite de Dieu, les damnés à gauche. Les adeptes de la magie noire et du satanisme se livrent intentionnellement à un renversement de ces valeur, et, au cours des cérémonies, les actes rituels sont réalisés de la main gauche.
14 Ce dieu phénicien s'est appelait Baal-Zebul, «Baal le prince». Nommé Baal Zebub, dans le Livre des Rois (II. 1.2), où c'est le "dieu d'Eqrôn", son nom signifie littéralement «maître (Baal) des Mouches». Présent dans les Évangiles (Marc,III, 22, etc), la traduction française de son nom est devenue Belzébuth.
15 Idée souvent reprise que les luttes entre forces sont un jeu dont les hommes sont les pions.
16 Ces propos, dans la bouche de Barlow, prennent un caractère particulier quand on sait que, par le mystère de la transsubstantiation dans l'eucharistie, le vin de la messe symbolise le sang du Christ. Les incroyants plaisantent volontiers les prêtres buveurs de sang...
17 Voir le développement de ce sujet en note quelques pages plus loin.
18 Le judaïsme et, 1500 ans plus tard, le christianisme, se sont implantés, comme toutes les religions dominatrices, en tentant d'éliminer les dieux concurrents. Le combat entre le Dieu judéo-chrétien et les dieux rivaux, certains plus anciens, n'a jamais cessé. Il commence dès les premiers livres de La Bible, et n'a jamais cessé. Du point de vue de La Genèse, Dieu étant le créateur du monde à partir du chaos, toutes les créatures, y compris les diaboliques, en sont dépendantes. Mais d'un point de vue historique areligieux, il est exact que le culte de Baal au Moyen-Orient a précédé le culte de Yahvé.
19 Procédé utilisé fréquemment par King, qui attire l'attention au lieu de la détourner, et qui est devenue un véritable tic, rançon de sa manie de trop vouloir expliquer.
20 La Transylvanie, terrain d'action privilégié des vampires, était jadis dépendante de l'Empire autrichien.
21 Voir aussi la description plus longue de Susan sur l'estrade de la cave de Marsten House, 327.
22 King a regretté (Ana, 59) de n'avoir pu utiliser les rats de la décharge, prévus pour être utilisés pour la mort de Johnny comme Stoker les avait utilisés contre ses personnages. Son agent le lui a déconseillé, les rats ayant déjà été utilisés dans Poste de Nuit.King a sans doute eu tort de suivre son agent. Les rats, bien mis en situation dans la décharge, sont devenus inexplicablement inutiles. Quant à leur remplacement par des couteaux de cuisine fichés dans de plaques de contre-plaqué, mieux vaut nen rien dire...
23 Dans Dracula, respectivement chap. XVI et XXI. Dans Salem, la mise à mort de Susan, 327; Callahan contraint à boire le sang de Barlow, 345; la main en feu devant son église, 348.
24 Le serpent est à rattacher à l'existence
de créatures mal définies de l'époque du chaos,
avant la création du monde. "Or la terre était un chaos, et il y avait des
ténèbres au-dessus de l'Abîme, et l'esprit de
Dieu planait au-dessus des eaux", Genèse, 1,2. Ou dans l'Apocalypse d'Isaïe, lors de la
fin du monde :"En ce
jour-là, Yahvé sévira / avec son glaive dur,
grand et fort, contre Léviathan, le Serpent fuyard, / contre
Léviathan, le Serpent tortueux, / et il tuera le Dragon qui
est dans la mer", 27.
D'où viennent ces deux monstres? On sait que Yahvé n'a
pas bâti le monde à partir de rien. Il existait le Chaos
primordial, où se trouvaient déjà au moins deux
monstres : Léviathan et le Dragon, empruntés à
la mythologie du Proche-Orient (Babylone, Canaan), symboles du
désordre et du mal, et peut-être des grandes puissances
ennemies d'Israël : l'Égypte et l'Assyrie.
Léviathan, le serpent fuyard (Job, 26, 13),
bien que ses têtes aient été fracassées
(Psaume 74, 14), hante encore les océans
(Psaume 104, 26), toujours prêt à faire
entrer le monde dans le Chaos (Job 3, 8). A
comparer avec la lutte de Michaël et de ses anges contre le
dragon dans l'Apocalypse,
12,7-72. Sur le dragon, voir Isaïe, 5.11, 7; Job, 7, 12,
Psaume 74, 13; Ezéchiel,
32, 2.
Est encore cité un troisième monstre mythologique mal
défini, Rahah, que Yahvé est censé avoir vaincu
lors de la mise en ordre du chaos primitif (Isaïe, 30,
7; Job, 9, 13 et 26, 12;
Psaume 89,
11).
25 Comme la croix confectionnée par le médecin Jimmy avec deux abaisse-langues assemblés à l'aide d'un bout de sparadrap. Utilisée contre un vampire, la croix "était resplendissante et inondait sa main d'une lumière féerique." Parce que Ben qui l'utilise y croit... (261)
26 Premier signe de doute, qui passe inaperçu à la lecture. La prolepse sera renforcé par l'étonnement de Callahan devant sa réussite, le tout préparant à le lecteur à sa démission devant le vampire.
27 Callahan également, mais devenu une sorte de zombie...
28 Voir chap. 19 de King et le sexe.
Pour résumer en quelques lignes, King reprend dans
Salem le mythe de Dracula, horrible héros
romantique et séducteur, qui ne cherche que la nourriture par
la séduction : "Peut-être connaissent-ils également la
gêne, la douleur...
- Et l'amour? dit Ben sans regarder personne.
- Non, dit Jimmy. Je crois que l'amour les
dépasse." (320) Cette
séduction des vampire se réalise dans l'ordre du sexuel
buccal, précédé par le magnétisme du
regard et un certain enchantement : "Je me souviens de chants, dit-il. Les chants les plus
doux que j'aie jamais entendus. Et de m'être senti... comme si
je me noyais. Seulement c'était agréable. Sauf qu'il y
avait les yeux. Les yeux."
(166). Les effets des vampires sur les humains sont immédiats
: "Et quand elle me faisait
ça. ça me faisait plaisir, Ben. C'est diabolique. Je
bandais. Tu imagines? Si tu n'avais pas été là
pour me délivrer, je l'aurais... oui, je l'aurais
laissée faire...", dit
à Ben le médecin Cody. (266)
29 King a télescopé deux romans : le roman de Matheson, cité plus haut, où le dernier homme est devenu une anomalie dans un monde de vampires; et L'invasion des profanateurs de Jack Finney (1955), dans lequel des cosses venues d'un autre monde phagocytent les humains.
30 À noter la devise du paquet de cigarette Pall Malls abandonné et remarqué par Ben : «In hoc signo vinces» : sous ce signe, tu vaincras.(407).
31 C'est aussi le cas d'Amadeus Laponder dans Le Golem. La vue du sang a un grand pouvoir sur les hommes : "Il renvoie aux zones troubles deI'inconscient collectif. Preuve en est la fascination du sang qu'il permet d'exprimer, motif de vie aussi bien que de mort, de régénération que de cruauté." Guy Astic, Le fantastique, 19.
32 Salem est le huitième roman de King, et le deuxième publié.
33 Auxquels il faut ajouter, avec un rôle plus modeste, les hommes de bonne volonté, à la condition qu'ils aient conservé l'esprit ouvert, et une foi suffisamment ardente pour les conduite à affronter les obstacles. Dès que les forces ont un nom, ces hommes agissent, dans l'indifférence et la passivité générale, et le conflit entre les forces du bien et celles du mal prennent la première place.
34 One for the Road. Création : 1977. Première publication : mars 1977. Dans le recueil Danse macabre (Night Shift).
35 Guy Astic, Le fantastique, op. cit., 19.
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