Tandis que le bateau
à moteur file vers la petite île, Martin se demande pour
la millième fois ce qui lui a pris d'accepter ce week- end
entre amis.
Il tourne un regard plein de rancune vers Josée qui ne s'en
rend même pas compte, trop emballée par le vent, la
vitesse et l'écume des vagues. Mais pourquoi lui a- t- elle
donc proposé ce mini- voyage? Ils vivent ensemble depuis deux
ans, elle le connaît suffisamment pour savoir qu'il a besoin
d'un minimum de solitude, surtout le week- end. Une soirée
entre copains, oui, il veut bien. Une journée, à la
limite...
Mais trois jours!
Comme elle semblait vraiment tenir à cette virée, il a
fini par s'avouer vaincu.
Inconfortablement installé dans le hors- bord, Martin reporte
son attention vers l'île qui approche de plus en plus, cette
petite île parfaitement déserte à l'exception du
chalet du père de Guy. Martin savait que la famille de Guy
avait de l'argent, mais jamais au point de posséder sa propre
île privée. Il tourne un regard déjà
nostalgique vers le quai de Saint- Anicet qu'ils viennent tout juste
de quitter et qui semble pourtant bien lointain. Saint- Anicet! Seul
un village perdu peut porter un tel nom!
Assis près du pilote, Guy se tourne vers Martin. Ses longs
cheveux lui fouettent le visage, ses lunettes rondes sont
embuées et il affiche son éternel sourire
juvénile. "Comment, à trente ans, peut- il
paraître encore si jeune?" pense Martin en le
dévisageant. Peut- être que l'irresponsabilité
chronique empêche de vieillir...
- Quand je pense que t'as amené ton ordinateur portatif,
Marty! J'en reviens pas!
- C'est pas vrai! s'étonne Louise.
Martin hausse les épaules.
- Je suis dans le jus. J'ai une traduction à finir d'ici deux
semaines.
- T'es toujours dans le jus, murmure Josée, mi-
découragée, mi- amusée. Je suis bien
placée pour le savoir.
L'île approche toujours. Elle ne doit pas être plus large
qu'un terrain de football. La végétation recouvre toute
sa surface, sauf une partie défrichée, au milieu de
laquelle se dresse le chalet. Chalet est un euphémisme.
Même de loin, on peut constater qu'il s'agit d'un mini-
palace.
Bientôt, le bateau ralentit, puis s'immobilise contre le quai
qui s'avance sur une dizaine de mètres sur l'eau. Une canot
est attaché au quai, et Martin l'observe longuement avec
suspicion.
Dix minutes après, ils marchent tous les quatre vers le
chalet, les bras pleins de bagages, tandis que le bateau à
moteur retourne vers Saint- Anicet. La plage monte en pente douce sur
une vingtaine de mètres, jusqu'à un terrain de pelouse.
Un peu plus loin devant, le chalet se dresse fièrement, grande
bâtisse luxueuse flanquée de vastes vitres
panoramiques.
A l'intérieur, Josée pousse des cris d'admiration. Elle
redouble d'enthousiasme en entrant dans la chambre à coucher
préparée spécialement pour elle et Martin:
grande, spacieuse, tout en bois, avec une vue imprenable sur le lac.
Et comme Guy est un hôte qui pense à tout, il
amène Martin dans une petite pièce sombre: bureau de
chêne, fauteuil en cuir, bibliothèque fournie et photos
de famille sur les murs.
- Si tu tiens tant à travailler...
Martin le remercie, sincèrement touché par cette
attention. Guy lui dit de s'installer, puis sort rejoindre les filles
à la cuisine. Martin admire le bureau avec une moue
satisfaite. Il ressent enfin un début de bonne humeur.
Travailler ici, avec cette vue sur le lac, ça peut être
drôlement inspirant... Il ouvre son sac et s'installe:
ordinateur portable, feuilles de notes, ainsi que le petit roman
qu'il est en train de traduire, The Journey. Il l'ouvre à la page 35 et
relit le passage où il s'est arrêté la
dernière fois:
"The boat
moved, slowly. At that moment, the captain got out of his cabine; his
face was distraught, his mad eyes seemed enormous. He looked at the
crowd on the banks and yelled:
- I've weighed anchor, d'you hear me?I've weighed anchor!"
-
Martin...
Il se retourne. C'est Josée.
- Dis- moi pas que tu commences déjà à...
- Non, non, je me suis juste installé. J'allais vous
rejoindre, justement.
Guy et Louise leur font faire le tour de l'île, ce qui prend
une demi- heure à peine. Végétation sauvage
partout, avec un petit sentier qui traverse l'île d'est en
ouest. Ils terminent la balade sur la plage, juste devant le
quai.
- L'Eden devait ressembler à ça, non? claironne Guy
fièrement.
Martin regarde devant lui. Le ciel à perte de vue, le lac
calme et scintillant malgré les nuages... Force lui est
d'admettre que l'endroit est très agréable.
Josée avait peut- être raison, après tout. De son
bras droit, il lui enlace la taille avec tendresse.
C'est à ce moment qu'il aperçoit le bateau.
Il est à mi- chemin entre la plage et la côte, soit
à environ huit cents mètres de l'île, peut-
être un peu plus. Ca ressemble à un cargo commercial,
très gros et très long.
- Qu'est- ce qu'un gros bateau comme ça fait dans un lac?
- C'est un élargissement du St- Laurent, ici, rappelle
Louise.
- Il y a au moins deux gros bateaux par jour qui passent dans le lac,
ajoute Guy. Mais ils sont loin, ils ne sont pas achalants.
Martin met sa main en visière et plisse les yeux. Le bateau
avance très lentement.
- C'est drôle. Le livre que je traduis en ce moment se passe
justement sur un gros bateau, comme ça.
- Bon! S'il commence à parler de travail, il faut lui changer
les idées! s'affole Josée.
Ils retournent au chalet pour préparer le souper. Après
le repas, tout le monde retourne sur la plage pour assister au
coucher de soleil, mais les nuages s'étant accumulés,
le soleil se trouve complètement caché et le groupe n'a
droit qu'à une timide teinte rosée à l'horizon,
ce qui déçoit Josée au plus haut point.
- Tiens, le cargo est encore là, fait observer Martin.
En effet, dans la nuit qui tombe, le bateau de tout à l'heure
est maintenant parfaitement immobile. Ecrasé par la
pénombre, on le croirait plus lointain.
Les quatre amis l'observent quelques instants.
- Je me demande pourquoi il s'est arrêté, se questionne
Josée.
- Ils ont peut- être des problèmes mécaniques
à bord.
- Peut- être qu'ils se sont arrêtés pour faire une
partouze, propose Guy le plus sérieusement du monde.
Louise lui donne un coup de coude. Josée éclate de rire
en lançant un regard coquin vers Martin. Ce dernier sourit
à peine. Les blagues grivoises de Guy ne l'ont jamais
amusé. D'ailleurs, Martin n'a jamais trouvé Guy
particulièrement intéressant. La seule raison pour
laquelle il le tolère, c'est qu'il est un grand ami d'enfance
de Josée. Sans ça...
Un coup de tonnerre assourdissant leur fait lever la tête.
- Déception numéro deux: on va oublier le feu de camp
à soir!
Et tandis qu'ils courent tous vers le chalet, les premières
gouttes de pluie s'abattent sur le lac.
Couché sur le dos, Martin ne trouve pas le sommeil,
contrairement à Josée qui ronfle effrontément
à ses côtés.
La soirée n'a pas été si
désagréable. Ils ont joué une partie de
"Quelques arpents de piège", que Louise a gagnée.
Martin a même ri à une ou deux plaisanteries de Guy.
Mais demain, il a l'intention de travailler sur sa traduction.
Il se retourne sur le côté. Rien à faire.
De dépit, il se lève, sort de la chambre et, dans le
noir, s'approche de la grande fenêtre du salon. La nuit est
complète, mais les nuages se sont éparpillés et
la lune brille dans le ciel, créant ainsi de merveilleux
reflets sur les arbres encore humides.
Et sur le lac, au milieu de cette clarté lunaire, Martin croit
distinguer une masse sombre et fixe. Encore le cargo? Il serait
toujours là?
Il penche la tête sur le côté. Ce serait bien de
visiter un bateau de ce genre, aller cueillir des informations pour
sa traduction. S'imprégner de l'ambiance maritime.
La nuit parait si douce qu'il ne peut résister et sort dehors.
Le calme est parfait. Il marche vers le quai et se rend jusqu'au
bout. Il entend seulement le doux clapotis des vaguelettes contre les
pilotis, quelques criquets... et de sourds craquements,
intermittents, qui viennent du lointain. Proviendraient- ils du
bateau? Il est pourtant si loin. Sombre cargo au milieu du lac,
à peine éclairé par la pleine lune, immobile,
lointain et proche à la fois...
Nouveau craquement surréaliste et lointain. Qu'est- ce qu'ils
peuvent bien faire, là- dedans? Dorment- ils? Sont- ils en
train de réparer un bris quelconque? Ni l'un ni l'autre?
L'absence de toute lumière suggère qu'ils doivent
dormir.
- Ce que je devrais faire, d'ailleurs, marmonne Martin.
Sa voix est indécente dans un tel calme. Elle est plate, vide,
sans substance. Il retourne au chalet, va se coller contre le corps
chaud et endormi de sa douce et, au bout de trop longues minutes,
Morphée daigne enfin se pencher sur lui.
Il rêve. Il est dans un canot. Personne ne pagaie, mais son
embarcation avance lentement vers le milieu du lac et s'approche du
cargo. C'est la nuit, mais il peut tout voir avec une grande
netteté. Dans sa main, il a un calepin qu'il brandit en criant
vers le bateau:
- Je veux prendre des notes, pour un livre! Laissez- moi monter!
Mais il n'y a pas de feuilles dans son calepin. Comment pourra- t- il
prendre des notes? Pourtant, il veut tout de même monter
à bord.
Soudain, alors qu'il n'est plus qu'à une trentaine de
mètres, un homme apparaît sur le pont et se penche vers
lui. Sous sa casquette de marin, ses cheveux sont en désordre
et ses yeux écarquillés. Martin sait, sans comprendre
d'où provient cette conviction, qu'il s'agit du capitaine du
livre qu'il est en train de traduire. L'homme est très
agité et ses bras bougent en tous sens, comme s'il faisait
signe à Martin de s'éloigner, de ne pas
s'approcher.
- Pourquoi? lui crie Martin, les mains en porte- voix. Pourquoi vous
ne voulez pas que je monte à bord?
Le capitaine désigne alors la coque du navire et sa voix
devient complètement hystérique tandis qu'il se met
à hurler:
- I've weighed anchor, d'you hear me? I've weighed anchor!
L'eau devient plus noire, le ciel s'assombrit. Le bateau semble
grossir avec une rapidité inhabituelle. Mais Martin refuse de
s'éloigner; même s'il a très bien compris ce qu'a
dit le capitaine, il lui crie:
- Que voulez- vous dire? Que voulez- vous dire exactement?
Et au moment où le canot percute le cargo, Martin se
réveille.
C'est le matin et il entend des bruits de la cuisine: Guy qui
chantonne, Josée et Louise qui discutent.
Martin se frotte le visage. Déjà, son rêve n'est
plus qu'un vague souvenir. Il se lève d'un bond
décidé. Aujourd'hui, il travaille sur sa traduction.
Cette perspective d'une journée en solitaire, devant son
ordinateur, le fait sourire de satisfaction tandis qu'il marche vers
la douche.
Mais dès le déjeûner, Martin comprend que ses
amis ont déjà tout un plan d'organisé pour la
journée. Et au regard de Josée, il devine qu'il est
inutile d'essayer d'y échapper.
Le déjeuner à peine terminé, les
activités se succèdent sans répit: marche,
baignade, partie de pétanque, dîner, partie de
volleyball, nouvelle baignade... Martin participe à tout cela
avec une formidable absence d'enthousiasme. Cela fait plus de vingt-
quatre heures qu'il est en société, aussi miniature
soit- elle, ce qui est un record absolu pour lui. Le travail et la
solitude l'appellent avec des accents séduisants, presque
pervers. Mais il résiste, comme s'il se défiait lui-
même. En fait, il a peur de la colère de sa bien-
aimée qui, elle, semble tellement s'amuser.
Vers la fin de l'après- midi, Josée annonce que c'est
à son tour de préparer le souper, puisque Guy l'a fait
hier. Ce dernier en profite donc pour avoir la plus mauvaise
idée de sa vie: donner à Martin un cours de canot.
Martin a beau rouspéter, rien à faire. Dix minutes
après, les deux hommes se retrouvent à bord d'un canot,
sur le lac. Guy explique patiemment à Martin les manoeuvres,
et Martin, moins patiemment, s'exécute: trois coups de rame
à droite, trois à gauche, trois à droite, trois
à gauche...
- Pas pire, mon Martin! approuve Guy en s'allumant une cigarette. Pas
pire, pour un intellectuel!
Martin maugrée tout bas en pagayant. Il est peut- être
"pas pire", mais ça ne l'empêche pas de trouver cela
parfaitement ennuyant. C'est alors qu'il voit le cargo, à
environ 500 mètres, aussi immobile que la veille. Même
en plein jour, la fascination qu'il exerce sur lui agit avec autant
de force.
Martin décide alors de s'approcher de ce bateau, d'en avoir le
coeur net. Il se met à ramer énergiquement, à un
point tel qu'ils approchent rapidement du navire. Son allure
désertique est de plus en plus évidente: des traces de
rouille apparaissent, la peinture est défraîchie. Guy
fait remarquer:
- Tiens, on dirait le même bateau qu'hier... Qu'est- ce qu'il
fait encore planté là?
Cette remarque aiguise davantage la curiosité de Martin et,
recouvert de sueur, il redouble d'efforts, attisé par une
excitation aussi enivrante qu'inexplicable. Soudain, un coup de
sifflet se fait entendre derrière. Il tourne la tête et
aperçoit les filles, toutes petites, sur le quai au loin, qui
leur font de grands signes.
- Le souper est prêt, moussaillon, sourit Guy en lançant
sa cigarette dans le lac. Demi- tour à bâbord,
toutes!
Martin grimace de déception. Le bateau est à moins de
deux cents mètres. Immobile.
Comme s'il attendait.
- Tu voulais aller voir ce bateau de plus près, c'est
ça? demande Guy.
- Non. Non, pas vraiment...
Il effectue la manoeuvre de demi- tour et retourne vers le quai. Son
amertume l'étonne. C'est ridicule, tout ça! Il n'a
vraiment pas besoin de visiter un bateau pour traduire un livre qui
parle de navires!
Alors pourquoi cette si grande déception?
La rive est toute proche et Martin distingue les visages souriant des
filles. Il ne peut s'empêcher de grimacer.
Après le coucher du soleil, qu'ils ont observé de
façon presque religieuse, les quatre amis s'installent autour
de l'incontournable feu de camp et Guy sort sa non moins
incontournable guitare, à la plus grande joie des filles.
Martin demeure de glace. La perspective d'écouter les chansons
de Guy ne fait qu'encourager son humeur polaire. On le connaît
par coeur, son répertoire! Ca fait trois ans qu'il le
promène dans tous les bars du Québec! Comment
Josée peut- elle encore s'extasier en l'écoutant
chanter La
complainte du phoque en Alaska pour la centième fois!
Guy se met à jouer. Les filles l'écoutent en silence,
admiratives. Une évidence apparaît à Guy avec une
clarté aveuglante: il ne pourra pas supporter cette
soirée. Ce soir, il est plus sauvage, plus anti- sociable
qu'il ne l'a jamais été. Il n'a pas été
seul depuis presque deux jours, et il sent l'explosion imminente si
on ne lui donne pas sa dose d'ermitage d'ici très
bientôt. En plus, sa frustration de ne pas avoir pu atteindre
le bateau ne l'a pas encore quitté. C'est idiot, mais c'est
comme ça.
Guy n'a pas fini sa première chanson que Martin se lève
le plus discrètement possible. Josée lui lance un
regard intrigué et méfiant à la fois.
- Pisser, marmonne- t- il lâchement.
Il marche vers le chalet, entendant avec délectation la voix
de Guy s'éloigner de plus en plus. Dans la cuisine faiblement
éclairée par une petite lampe, il soupire de
contentement.
La pièce qui lui sert de bureau est tout près,
invitante comme une oasis dans le désert. Mais il
hésite. Josée va lui passer un savon s'il travaille ce
soir. Et puis, merde! Il a fait plus que son effort de guerre, depuis
quarante- huit heures, non? Il entre dans la pièce d'un pas
décidé, s'asseoit, met son portable en marche, ouvre le
livre anglais qu'il doit traduire. Voilà, il est
installé, heureux. Il relit le passage où il est
rendu.
"The boat
moved, slowly... "
Il commence
la traduction. Au bout d'une dizaine de minutes, il relit les
quelques lignes qu'il a traduites:
"Le bateau bougea, lentement. Au même moment, le capitaine
sortit de sa cabine; son visage était hagard, ses yeux fous
semblaient démesurés. Il regarda la foule
rassemblée sur la grève puis se mit à lui
crier:- - - "
Il en est là. Il revient au livre et lit la phrase qui suit ce
passage.
"- I've
weighed anchor, d'you hear me? I've weighed anchor!"
Il se concentre sur cette phrase tout en se frottant le menton. Bien
sûr, il pourrait traduire simplement par: "J'ai levé l'ancre, vous
m'entendez? J'ai levé l'ancre!", mais cela ne le satisfait pas. Il
sent que la phrase du capitaine est à double sens,
révélatrice de son état mental perturbé,
et Martin voudrait rendre ce double sens dans la traduction
française.
Il réfléchit longuement... J'ai levé l'ancre...
J'ai monté l'ancre... Non, ce n'est pas ça...
Son rêve de la nuit dernière lui revient alors avec
clarté. Son rêve avec ce même capitaine, cette
même phrase qu'il criait en anglais...
"Que voulez-
vous dire exactement?"
- Que c'est que tu fais là?
Il sursaute. Il n'avait pas entendu Josée s'approcher.
- Calvaire, Jo, tu m'as fait peur!
- Mais que c'est que tu fais là?
Les mains sur les hanches, elle le dévisage d'un air
incrédule et il voit très bien que le savon qu'il
redoutait est sur le point de mousser. Mais il n'a vraiment pas envie
de se sentir coupable, pas ce soir.
- Je travaille un peu, répond- il calmement en rapportant son
attention sur l'écran pour bien lui signifier qu'il n'a pas
l'intention de bouger de là.
- Quoi?
- Josée, tu savais très bien que j'allais travailler en
fin de semaine. Je te l'avais dit, c'était même la
condition pour que j'accepte de venir.
- Martin, merde, t'es pas sérieux! On est tous autour du feu,
il manque juste toi! Tu vas pas travailler à soir!
- Oui, Josée, pis c'est comme ça.
Sa voix est patiente, ferme. Définitive, aussi. Il retourne
dans son livre anglais et décide d'ignorer Josée. Elle
va finir par comprendre...
Donc, I've weighed anchor... weighed anchor...
- Mais Martin, c'est un feu de camp! Une soirée de chums! Pis
toi, tu viens travailler!
Sans quitter son livre des yeux, il rétorque d'un ton qui
commence à prendre des teintes menaçantes:
- C'est la première fois depuis qu'on est arrivé. Je te
trouve un peu injuste, Jo...
Weighed anchor... enlevé... non. Monté... sorti... Non.
Un autre sens, il faut qu'il trouve un second degré...
- Mais pas à soir, Martin!
...ancre soulevée... ancre déplacée...
- Pas à soir!
- Ca va faire! explose- t- il en se levant d'un bond. Ca fait deux
jours que je suis avec vous autres tout le temps, que je vous
lâche pas d'une semelle! Mais là, je suis tanné!
Tu le sais, tu me connais, arrête de jouer la
scandalisée! J'ai besoin d'être tout seul, c'est- tu
assez clair, ça? Crissez- moi la paix!
Il a dépassé les bornes, il en est parfaitement
conscient, mais c'est sorti comme ça. Cette bombe, il la
traîne depuis un bon moment. La mèche était
longue, mais elle a fini par brûler au complet, l'explosion
était inévitable. Josée accuse mal le coup.
Très mal. Il voit bien qu'il lui fait de la peine et, d'une
voix déjà pleine de larmes, elle marmonne:
- Tu veux être tout seul, Martin Laberge? Parfait. Ben
parfait!
Elle sort de la pièce et, moins de deux secondes après,
il entend la porte du chalet se refermer.
Il regarde l'ordinateur, ses mains, son livre anglais, ses mains de
nouveau. Soupir.
- Hé, tabarnac...
Il se lève avec lassitude. Plus envie de travailler,
après une telle scène.
Qu'est- ce qu'il fait, alors? Rejoindre les autres et les
écouter chanter en boudant toute la soirée? Rester ici
pour que ce soit Josée qui boude jusqu'à demain
soir?
Il se frotte le front avec force, puis il ferme l'ordinateur et sort
de la pièce. Devant la porte qui mène à
l'extérieur, dans la cour, il hésite. Par la petite
vitre, il les voit, pas très loin, toujours autour du feu,
toujours chantant (quoique Josée semble moins enthousiaste);
la musique, les chansons, les rires... Il détourne la
tête.
Inutile. Il ne pourra pas.
Mal de bloc, tout à coup. Un peu d'air frais serait le
bienvenu. Il marche vers l'autre sortie. Dehors, les chansons se font
de nouveau entendre, mais de l'angle où ils se trouvent, ses
amis ne peuvent le voir. Il marche donc discrètement vers le
lac, monte sur le quai, avance jusqu'au bout et s'arrête, les
mains dans les poches. Ca va mieux. Comme la veille, la lune est
pleine et procure un éclairage fantomatique. Comme la veille,
le lac est noir et calme.
Et comme la veille, le bateau est toujours là, immobile.
Il y a une différence, par contre. Le silence est quelque peu
dérangé par la musique de Guy, en sourdine. Martin
tourne la tête. D'ici, il peut voir le feu, et les trois
silhouettes qui se détachent autour. Mais eux ne le voient
sûrement pas. Tant mieux.
Sous la lune, la noirceur du lac dégage une luminosité
funèbre, mais non dénuée d'une certaine
beauté froide.
Le dilemme s'impose de nouveau à Martin: les rejoindre ou
non?
Au large, le bateau qui semble toujours attendre.
Non, pas qui semble attendre: qui attend.
Qui attend quoi?
Il repense à cet après- midi. Moins de deux cents
mètres, et il y était.
Une idée farfelue lui fait un clin d'oeil: prendre le canot et
aller examiner ce cargo de près.
Il ricane, les mains toujours dans les poches. Faire du canot? A dix
heures du soir, dans le noir? C'est pas sérieux! Pourtant,
cela ne serait pas compliqué: la lune permet de voir le bateau
sans problème. Et pour revenir sur l'île, le feu de camp
est un excellent repère.
Il secoue la tête. Mais pourquoi veut- il tant s'approcher de
ce bateau? Espère- t- il monter à bord? C'est ridicule,
voyons! Et sa traduction n'a rien à voir là- dedans, il
le sait très bien.
Alors, pourquoi? Pourquoi?
Il roule un
caillou sous son pied. Vouloir s'approcher de ce navire, en pleine
nuit, est un projet grotesque. Mais cette réflexion vient
à peine de l'effleurer qu'il entend derrière lui Guy
entonner une autre chanson. Ca, c'est la goutte. Tout seul dans le
noir, Martin lance d'un ton décidé:
- Ho! Et puis, vas- y donc, si t'en as si envie!
Il retourne sur la berge et commence à marcher dans l'eau,
jusque sous le quai. L'eau est bonne. Il détache le canot et
le pousse doucement devant lui. Lorsque l'eau atteint ses mollets, il
prend son élan et monte à bord. Il regarde vers
l'île: autour du feu, ils sont toujours là à
chanter. Parfait. Qu'ils s'amusent bien. Lorsqu'il va revenir, il
leur racontera sa petite excursion. Josée n'en croira pas ses
oreilles. Ca lui fera sûrement oublier sa colère. Cette
idée le fait sourire et, sans hâte, il se met à
pagayer.
Les clapotements de la rame sont merveilleusement doux et avec
l'éclairage blafard de la lune, il comprend enfin tout le sens
du cliché "un lac d'encre". Devant lui, à peine
perceptible, le bateau grossit, lentement mais sûrement. Martin
se sent calme, comme il ne l'a pas été depuis
longtemps.
Il rame depuis une quinzaine de minutes et le bateau n'est plus
qu'à une cinquantaine de mètres. Malgré la
noirceur, il peut voir que le pont est parfaitement désert.
Aucune lumière, ni à l'extérieur, ni par les
hublots. On dirait vraiment qu'il est abandonné.
Et il s'approche toujours.
"Et lorsque tu atteindras la coque, tu feras quoi?" lui demande une
petite voix moqueuse.
Il repousse la question. De toute façon, il est
déjà arrivé. Avec un bruit sourd, le canot
percute mollement le navire. Il arrête de ramer et lève
la tête. De cet angle, il ne voit que la coque, immense, plate,
métallique, rouillée. A quatre mètres environ
au- dessus de sa tête, la lumière lunaire lui permet de
voir la rambarde du pont.
- Qu'est- ce que je fais, maintenant? dit- il à haute voix, en
ricanant.
Un ricanement dont les échos lui apparaissent
étranges.
Mais qu'est- ce qu'il est venu foutre ici?
Il tourne la tête vers l'île. Le feu de camp n'est plus
qu'un petit point scintillant, minuscule, mais il le voit encore. Le
vent léger apporte jusqu'à lui des bribes de la musique
de Guy, qui, d'ici, lui apparaît un peu irréelle.
La coque du navire craque, de temps à autre.
A part ça, le silence total.
Il examine la coque vers la gauche. Une immense chaîne en sort
et disparait dans l'eau noire.
L'ancre.
Il porte son attention vers la droite. A deux mètres de lui,
il perçoit une échelle de cordes qui descend du pont
jusqu'à la surface du lac.
Martin s'humecte les lèvres, la rame sur les genoux. Et s'il
montait à bord? Il pourrait enfin comprendre pourquoi ce foutu
bateau n'a pas bougé depuis deux jours... Peut- être
sont- ils tous malades à bord et qu'ils ont besoin
d'aide...
Il donne deux petits coups de rame et son canot glisse doucement vers
l'échelle. Et durant toute la manoeuvre, il n'arrête pas
de se demander ce qu'il fait là, pourquoi il est ici, pourquoi
il tenait tant à atteindre ce bateau...
...et pourquoi il veut monter à bord...
Il saisit de sa main droite l'échelle de corde, tout en
stabilisant son embarcation. Il hésite. Est- ce que il va
monter?
- Je suis dingue...
Un bruit se fait entendre. Régulier. Lent. Martin tend
l'oreille et l'identifie facilement. Des pas. Qui viennent d'en
haut.
Sans lâcher l'échelle, il lève la tête. Il
comprend que quelqu'un marche sur le pont et s'approche.
Il y a donc des gens dans ce bateau, voilà au moins une
certitude! Mais alors que cette idée devrait le rassurer, une
sourde angoisse lui contracte soudain l'estomac. Il se dit alors
qu'il va voir apparaître le capitaine de son rêve, les
yeux fous, les cheveux en bataille sous sa casquette.
Les pas approchent toujours, très lentement. Il fixe la
rambarde du pont, angoissé et fébrile à la
fois.
Deux mains se posent sur la rambarde, puis un torse se découpe
en contre- jour, sous l'éclairage nocturne. La tête n'a
pas de casquette. On dirait même qu'elle est chauve. Martin
n'arrive pas à distinguer le visage, mangé par la
noirceur, mais d'après son attitude légèrement
penché vers le bas, il est convaincu qu'il le regarde.
La main agrippée à l'échelle, la tête
relevée vers le haut, Martin observe lui aussi l'inconnu,
pendant quelques secondes. Ils ne disent rien ni l'un, ni l'autre, et
ce long silence ne plaît pas trop à Martin. Il lance
enfin vers le matelot:
- Bonsoir! Avez- vous des problèmes à bord?
L'homme (il croit bien qu'il s'agit d'un homme) ne répond rien
et ne bronche pas, toujours penché vers lui, ses deux mains
sur la rambarde. Nouveau craquement de la coque. Martin commence
à éprouver un certain malaise. Peut- être ne
parle- t- il pas français?
- Are there any problems aboard?
Toujours aucune réaction. On dirait une statue sombre et
vaguement menaçante. Et le fait qu'il regarde Martin sans que
ce dernier puisse voir son visage, c'est vraiment étrange.
Non, pas étrange: angoissant, carrément. Même
s'il ne parle ni le français ni l'anglais, ce silence est
anormal...
Silence?
Martin réalise alors qu'il ne perçoit plus la lointaine
musique de Guy. Il tourne la tête vers l'île.
Le petit point lumineux du feu de camp a disparu.
Plus de musique, plus de feu. Martin distingue toujours l'île
grâce à la lune, mais plus aucun éclairage ni
aucun son n'en proviennent.
Il cligne des yeux, ahuri. Il y a cinq minutes, ils chantaient
encore. Ils n'ont pas pu éteindre le feu et aller se coucher
en si peu de temps...
Désorienté, il lève de nouveau la tête
vers la silhouette sur le pont. L'inconnu ne bouge toujours pas.
Martin plisse les yeux pour distinguer ses traits. La noirceur sur
son visage est totale, opaque. Pire, elle semble creuse, comme
si...
...comme si...
Une certitude se fait en lui, une certitude aussi absurde
qu'effrayante: la face de cet homme est dénuée de
traits.
Il n'a pas de visage.
Et tandis qu'à cette pensée, le sang de Martin devient
de glace, l'inconnu bouge enfin. Sa main droite quitte la rambarde et
lentement, très lentement, se tend vers le jeune homme dans le
canot.
Comme pour l'inviter, silencieusement, à monter à
bord.
A aller le rejoindre.
Martin lâche brusquement l'échelle et saisit sa rame. Il
doit s'éloigner de ce bateau. Rapidement. Maintenant.
Il se met à pagayer à toute vitesse, sans un regard
vers l'homme silencieux sur le pont, et s'enligne sur l'île
qu'il perçoit beaucoup trop loin devant lui. Il lui semble
que, derrière lui, l'inconnu le regarde toujours, de son
visage de ténèbres, en tendant sa main vers lui. Il
essaie de contrôler sa peur qui, au fond, est
irraisonnée: peut- être que l'homme ne comprenait pas la
langue de Martin et que son geste d'invitation était tout
amical. Peut- être que c'est seulement la nuit qui donnait
l'impression qu'il n'avait pas de traits... Peut- être que...
que...
Un nuage cache la lune, sans avertissement. Le peu de lumière
qui brillait sur le lac disparait d'un seul coup, comme si Dieu
venait de fermer un commutateur céleste, et l'île
s'évanouit sous ses yeux.
Martin s'arrête de ramer, effaré. Il ne voit rien,
absolument rien. Il aurait les yeux fermés que l'effet ne
serait pas différent. Il tourne ses regards en tous sens, mais
peine perdue. Plus d'île, plus de bateau, plus rien. Aucun son,
sauf le doux clapotis de l'eau, qu'il distingue à peine.
Son souffle s'accélère tandis qu'il serre la rame avec
force, comme s'il voulait la casser. Du calme. S'il s'énerve,
c'est foutu. Au fond, il n'a qu'à continuer à pagayer
en ligne droite, et il devrait arriver à l'île, sans
problème.
Et le bateau? Martin a la soudaine impression qu'il est tout
près, comme s'il y était retourné malgré
lui...
Il se remet à pagayer. Au début, il réussit
à rester relativement calme, mais à mesure que les
minutes s'écoulent, le souffle qui s'échappe d'entre
ses lèvres devient un sifflement aigu, ses mouvements de plus
en plus désordonnés. L'eau qui éclate sous sa
rame résonne à ses oreilles comme autant de petites
explosions démentes. Il a l'impression qu'il s'active depuis
au moins une demi- heure et il s'arrête enfin, couvert de
sueur, à bout de souffle.
Il écoute. Silence. Il regarde. Noirceur.
Aucune esquisse de l'île.
La peur bat dans sa tête comme un immense coeur prêt
à éclater. Mais où est le feu de camp? Où
est ce foutu feu de camp?
Il se lève dans son canot qui se met à tanguer et
commence à hurler, la voix hystérique:
- Hé! Hé, où vous êtes? Je vous vois plus,
je vous entends plus! Où c'est que vous êtes?
Sa voix est instantanément absorbée par le silence
immuable. Il jette des regards de bête traquée autour de
lui. Est- il près de l'île? Du bateau? Il n'en sait
rien, rien du tout! Il ne devine même plus l'eau sous son
canot!
Il est au milieu de l'abîme.
Cette pensée le fait frissonner. Il se penche soudain et tente
de toucher l'eau de sa main, pour se persuader qu'elle, au moins, est
toujours là. Mais la matière avec laquelle ses doigts
entrent en contact n'est plus l'eau limpide et fraîche du lac.
C'est un liquide épais, visqueux, comme du goudron ou de la
mélasse. Et c'est froid! Tellement froid! Il en ressort
aussitôt sa main, en poussant un petit cri de stupeur. Il a
beau se mettre la main devant le visage, il ne distingue pas le
liquide collant entre ses doigts. Il approche son nez et renifle.
Ca sent le moisi. La rouille et la pourriture.
Avec horreur, il essuie sa main férocement sur son
pantalon.
Bon Dieu, sur quoi flotte- t- il donc?
Il se penche vers la surface du lac. Il entend le clapotis contre sa
barque, mais il ne voit rien, aucun scintillement, aucun reflet.
Comme si le liquide n'était qu'une mince pellicule qui
recouvrait le néant.
- Ho, mon Dieu... Ho, mon Dieu...
Cette fois, c'est la panique. La vraie. Il se laisse
littéralement tomber sur les genoux et se met à ramer
avec une fougue inouïe. Ses gémissements intermittents
sont recouverts par le tapage infernal que provoquent les coups de
rame anarchiques.
Cette folie dure pendant ce qui lui semble une
éternité. Et il ne voit toujours rien, rien, rien de
rien, juste le noir, le noir le plus complet, il ne sait même
pas s'il avance bien vers l'île, s'il avance tout court. Il ne
sent plus ses bras, mais il rame toujours. Il se met même
à pleurer de désespoir, comme un enfant; il crie
à l'aide, quelqu'un, n'importe qui... lorsque soudain, la lune
réapparait entre deux nuages et la silhouette de l'île
surgit enfin dans son champ de vision... à moins de vingt
mètres devant lui!
Ses cris de détresse se transforment en un hurlement de
triomphe et de joie, et il redouble de vigueur sur sa rame. Tout
à coup, un choc terrible le jette à plat ventre au fond
du canot. Son embarcation vient de percuter la berge rocailleuse. En
se relevant, Martin constate que le canot est fendu à l'avant.
Le canot est fini, mais il s'en fout! Il le paiera à Guy, s'il
le faut! L'important, c'est qu'il soit arrivé! Qu'il soit
revenu!
Il saute sur la rive et, à bout de souffle, il se tourne vers
le lac sombre, de nouveau éclairé par la lune. Il
perçoit enfin le liquide du lac. C'est noir, vraiment noir, et
ce n'est pas à cause de la nuit, Martin en est certain. Un
noir si terrifiant et profond qu'il en éprouve soudain le
vertige. Et au loin, à la même place, le bateau ne bouge
toujours pas.
Est- ce que le matelot est encore sur le pont? Regarde- t- il par
ici? Avec sa main toujours tendue?
Martin se met à courir vers le chalet.
- Josée!... Où êtes- vous?... Guy, Louise!...
Il faut qu'il les voie, qu'il leur parle. En les voyant, il
réalisera toute l'absurdité de sa terreur.
Il arrive enfin au foyer extérieur et s'arrête. Aucune
braise, aucune fumée, aucun signe qu'il y a eu un feu ici il y
a quelques minutes, ou même quelques heures. Les bras ballants,
Martin fixe le foyer stupidement, comme s'il s'attendait à ce
qu'il lui fournisse des explications.
La peur le rattrape, lentement... Non, non, pas question!
Il fonce vers la porte du chalet et pénètre en trombe
à l'intérieur. Les lumières sont fermées.
Il actionne le commutateur. L'ampoule du plafond demeure
éteinte. Avec rage, il va vers la lampe de la table et tire
sur le cordon. Rien. Le chalet demeure plongé dans
l'obscurité.
Il se caresse doucement la joue. Il refuse d'admettre
l'évidence.
- Où vous êtes! se met- il à crier. La
génératrice est brisée? Où vous
êtes? Josée?
Sa voix tremble. A tâtons, il marche vers sa chambre et y
pénètre. Encore une fois, la lumière ne
fonctionne pas. Dans le noir, il cherche Josée des yeux.
Personne. Le lit est fait, impeccable.
Aucun de leurs bagages, à Josée et lui, n'est
là.
Il se frotte la joue avec de plus en plus de force, les yeux
rivés sur le lit vide.
C'est pas possible, ça...
Il passe sa main sur le lit. Il sent une couche de poussière
sous ses doigts.
C'est pas possible...
A toute vitesse, il fait le tour de chaque pièce du chalet.
Tout est dans un ordre parfait. Mais aucune lumière ne
fonctionne, et il n'y a aucun bagage, aucun signe de leur petit
groupe. Dans la pièce qui lui servait de bureau, son
ordinateur n'est plus là. Ni ses livres.
Et la poussière, partout.
Au milieu du salon, il s'arrête, pantelant. Il va hurler, il le
sent. Ce n'est plus la peur qu'il sent monter, mais la folie, la
folie qui va éclater d'une seconde à l'autre.
Il réfléchit à toute vitesse.
Appeler à l'aide? Aucun téléphone sur cette
île. Et son cellulaire a disparu, avec le reste des
bagages...
Quitter l'île? L'unique canot est brisé.
Nager? La côte est trop loin. Et nager dans ce... ce liquide?
Dans ce vide?
Coincé. Tout seul. Aucune issue.
Il se met enfin à hurler. De toutes ses forces. Il hurle le
nom de ses amis, il hurle au secours, il hurle des mots sans aucun
sens, il hurle sa terreur et sa démence.
Mais soudain, entre ses cris, un bruit métallique et
grinçant déchire la nuit. Un bruit qui vient de dehors.
De loin. Du lac.
Il se précipite vers la fenêtre. Il voit le bateau,
là- bas, toujours immobile. Sauf que quelque chose bouge
contre la coque, tandis que le grincement se poursuit.
Il comprend. C'est l'ancre qui s'élève. Le bateau
désancre.
Désancre.
Dans sa tête, toute pensée disparaît. Seul ce mot
qu'il vient tout juste d'inventer, ce néologisme qui lui est
apparu le plus naturellement du monde, se met à flotter au
milieu du vide de son cerveau, aussi lumineux que la lune dans le
ciel noir.
Désancrer.
Autour de ce mot, d'autres petits satellites se mettent à
graviter, s'attachent les uns aux autres, forment une phrase...
"I've weighed
anchor."
Et à voix haute, dans un souffle, il trouve enfin la
traduction souhaitée:
- "J'ai désancré..."
Martin ne sent plus rien. Son corps s'engourdit d'un seul coup, comme
s'il venait de se recouvrir d'un manteau très lourd. Il
demeure debout au milieu du salon obscur pendant de longues minutes,
les épaules tombantes, les bras collés sur son corps.
Peu à peu, la peur s'éloigne. Quelque chose d'autre
prend sa place.
Il finit enfin par se mettre en mouvement, presque malgré lui.
Il sort dehors et se dirige d'un pas égal vers le lac. Juste
avant le quai, il s'arrête. Le bateau s'est approché. Il
doit être à une centaine de mètres de
l'île, maintenant. Mais il s'est à nouveau
immobilisé.
La proximité et la lune permettent à Martin de
distinguer du mouvement sur le pont. Quelque chose est
déplacé, puis descend lentement vers la surface noire
du lac.
Une chaloupe.
Debout dans la nuit et le silence, Martin prend une grande
respiration. Il n'y a plus de peur en lui, plus du tout.
Seulement de la résignation. Une lourde, mortelle
résignation.
La chaloupe approche lentement. Les clapotis se font toujours
entendre, dans ce liquide qui fut de l'eau. La lumière de la
lune ne lui permet pas de bien voir l'intérieur de la
chaloupe, mais il discerne quelques silhouettes.
Avant, le bateau attendait. Maintenant, c'est Martin qui attend,
devant le quai.
Que vont- ils faire de lui?
- Rien, marmonne- t- il, immobile comme l'éternité, la
voix dénuée d'émotion. Absolument rien.
Et cette perspective le remplit d'une horreur indicible.
La chaloupe est maintenant tout près. A l'intérieur,
une des silhouettes se lève, se tourne vers Martin. Elle le
regarde. Sans visage.
Un nuage couvre à nouveau la lune.
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Patrick Senécal est né à Drummondville (Canada) en 1967. Son premier thriller horrifique, 5150 rue des Ormes, est publié en 1994 chez Guy Saint- Jean L'année suivante, son second titre, Le passager, paraît chez le même éditeur. En 1998, il sort chez Alire un roman à saveur plus fantastique, Sur le seuil. Deux ans plus tard, Senécal sort un roman totalement différent des trois autres, Aliss, qui se veut une version hardcore, démente et comico- absurde du Alice de Lewis Caroll. Il travaille actuellement sur un projet de film qui serait tiré de Sur le seuil. Il a déjà écrit une pièce de théâtre, qui flirtait davantage avec l'humour. Diplômé en Etudes Françaises, il enseigne la littérature et le cinéma au collégial. |
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