enfin la réussite |
Les années 1973 et 74 vont
être des années de stabilisation. La famille a
déménagé, pour une maison -achetée!- plus
accueillante. Tout en s'entraînant à son premier
exercice littéraire de grande ampleur (renouveler le mythe du
vampire en l'intégrant à notre époque -projet
intitulé d'abord Second
Coming), Steve va, dans des
oeuvres écrites parallèlement, affronter ses
problèmes majeurs. D'abord dépasser son enfance
asexuée, passage obligé vers le stade adulte, avec la
novella Le Corps. Ensuite solder sa fixation sexe et mort, la hantise de
la Tour du Texas, avec le récit d'une adolescence
particulière, une autre novella, Un Élève Doué. Dans Salem, les
amours ne dureront pas. Enfin Chantier
sera l'occasion de régler ses comptes avec un passé
trop saignant. La course à l'argent et la laverie industrielle
où il a durement travaillé la l'équivalent de la
laverie, est détruit symboliquement dans ce roman. Il lui faut
assumer aussi la récente mort de sa mère. Et enfin,
d'une certaine mesure aussi, exorciser le départ un moment
craint d'une épouse, et prendre conscience qu'elle n'est pas
au monde pour être au service de King, comme l'était sa
mère maintenant disparue. Ce travail de liquidation
s'opèrera d'autant plus facilement qu'en 1974, la famille King
quitte le Maine pour Boulder, dans le Colorado.
Salem nous
présente, pour la première fois, des amours qui
auraient pu réaliser un parcours réussi. Ben, jeune
romancier, a perdu sa femme depuis 2 ans, dans l'accident de la moto
qu'il conduisait. Venu à Salem pour écrire un livre, il
rencontre Susan qui se sent attirée: "Elle l'aimait bien en dépit de son
étrangeté. Si elle croyait à l'irruption
soudaine du désir (ce qu'on désigne habituellement par
des euphémismes, béguin ou coup de coeur), elle ne
croyait pas au coup de foudre. Et pourtant elle savait qu'il ne se
serait pas livré comme il l'avait fait ce soir-là
à quelqu'un qui lui aurait été
indifférent. Ce n'était pas son genre." (44)
Ben rencontre les parents de Susan et sa relation avec elle prend
forme: "Il se pencha sur elle
et l'embrassa en lui portant une main sur la taille (...). Il fit glisser sa main plus haut et elle se souleva pour
y placer son sein, souple et ferme. Pour la seconde fois depuis qu'il
la connaissait, il eut l'impression d'avoir de nouveau seize ans, la
tête en révolution et la route devant lui, libre de tout
obstacle. - Ben? - Oui. -Tu me fais l'amour? Est-ce que tu en as
envie?" (119).
Ben ne réalisera pas à son terme cette relation
amoureuse nouvelle. Comme la précédente, l'issue sera
tragique. Ben avait été à l'origine de la mort
de sa première femme. Il devra tuer la seconde, devenue
vampire, d'un coup d'épieu dans le coeur. Y aurait-il une
malédiction attachée à l'amour?
L'écrivain Lachance pense au
passé: "Chaque
événement fondateur comporte un rituel, des rites de
passage, le couloir magique où s'opère le changement.
Acheter des préservatifs. Se tenir devant le prêtre.
Lever le bras et prêter serment. (...) Il semble juste d'agir
ainsi, car le rite de passage est un couloir magique, et que nous
devons toujours ménager un passage -celui où on marche
quand on se marie, où on vous porte quand on vous enterre."
(Cor,
416)
King a eu une jeunesse en grande partie difficile, dont il n'est pas
vraiment libéré. L'âge venant, il peut faire le
point sur ses plus tendres années, qui ne sont pas que des
années de malheur. Préadolescent, il a fait quelque
temps partie d'une chaleureuse bande de gamins, dont il regrette
toujours le climat: il lui en reste des impressions
d'émerveillement, d'évasion, de complicité: la
communauté de copains. Il faut consacrer quelques lignes
à cette novella importante dans l'oeuvre kingienne,
Le
Corps, en grande partie
autobiographique, encore que les éléments aient
été puisés à des souvenirs ou
circonstances diverses. La vitalité est éclatante:
celle de gosses pleins de santé malgré les brimades
familiales pour certains ou les handicaps physiques pour d'autres,
qui apprennent les réalités de la vie dans un grand jeu
qui a ses règles et son rituel. Dans cette bande de
garçons, qui ne s'intéressent pas encore aux filles,
les allusions au sexe sont permanentes, mais c'est une
sexualité ludique qui est vécue.
Heureuse époque pour King quand la sexualité se
réduit à une attitude verbale triviale ou
obscène, et à des gestes entre copains, sans
affrontement direct avec l'autre sexe. Monde d'innocence, où
la curiosité du sexe est grande, , sa vision approximative et
où sa malédiction religieuse n'apparaît pas: le
monde avant la faute. Ce climat est curieusement troublé par
une nouvelle qu'y insère le narrateur, Gordon Lachance,
romancier en herbe, le double de King. Cette nouvelle, dont la
tonalité sombre et macho surprend, Stud Study,
insérée dans la novella, a été
écrite par King en 1969 et a été analysée
dans le chapitre 3, sexe et mort. On ne peut considérer cette
insertion que comme l'intrusion biblique de la «faute» dans
un monde innocent.
Il faut maintenant à King dépasser ce qui n'a
été qu'une étape asexuée
momentanée, somme toute artificielle même si, devenu
adulte, il la regrette interminablement. Dépasser aussi les
frayeurs du sexe, accepter son histoire. Et d'abord en finir avec la
tentation de la Tour...
Dans Un Élève Doué, Todd, lycéen encore vierge, est
perturbé par le sexe et il éprouve de la
répugnance pour la sexualité. D'abord, il ruse, faisant
semblant de draguer les filles pour se faire une réputation:
"Il les emmenait en haut de la
colline, les embrassait, leur pelotait les seins, allait un peu plus
loin si elles se laissaient faire. Et le tour était
joué. La fille l'empêchait, il faisait semblant
d'insister gentiment et il la raccompagnait chez elle. sans
s'inquiéter de ce qu'on dirait dans les toilettes des filles.
sans craindre qu'on se mette à penser que Todd Bowden
était tout, sauf normal." (264).
Todd rencontre Betty, la fille d'un ami de son père:
"La première fois
qu'ils étaient sortis ensemble, il en avait eu plein les
mains, de Betty Trask. Il l'avait emmenée au chemin des
amoureux du coin après le cinéma, sachant que
c'était cela qu'on attendait de lui. Ils mélangeraient
leur salive pendant une demi-heure, et auraient tout ce qu'il faut
à raconter le lendemain à leurs amis. Elle pourrait
rouler des yeux en leur disant comment elle avait repoussé ses
avances -les garçons sont lassants, vraiment, et elle ne
baisait jamais la première fois, ce n'était pas son
genre. Ses amies l'approuveraient et elles iraient en choeur dans les
toilettes faire ce qu'on fait là-dedans -se
remaquiller." (263).
Mais Betty est beaucoup plus entreprenante que les autres filles avec
lesquelles il est sorti: "Cette première fois avec Betty s'était
bien passée -elle n'était pas vierge, elle au moins.
Elle avait dû l'aider à faire entrer sa bite, mais elle
avait paru trouver ça normal. Et au milieu même de
l'action, elle avait roucoulé, sur la couverture où ils
s'excrimaient: «Vraiment j'adore baiser!.» Avec le ton de
voix qu'une autre aurait eu pour exprimer son amour pour la glace
à la fraise et à la chantilly." (264).
Todd a pratiqué maintenant le sexe: "Todd n'avait rien senti de ce qu'il était
censé ressentir à ces moments-là. Embrasser ses
lèvres, c'était comme d'embrasser du foie cru et
tiède. Sentir sa langue dans sa bouche le faisait se demander
de quels microbes elle était infestée, et parfois il
croyait sentir l'odeur de ses plombages -une odeur métallique,
désagréable, comme celle du chrome. Ses seins
n'étaient que des sacs de viande, pas plus."
T
odd se montre un bon amant, non pas malgré ses
problèmes, mais grâce à eux. "Bander n'était que le premier pas. Une
fois en érection, il s'agissait d'avoir un orgasme. La
quatrième fois qu'ils l'avaient fait, (...) il l'avait défoncée pendant plus de dix
minutes. Betty Trask avait cru mourir et monter au ciel: elle avait
eu trois orgasmes et allait sur son quatrième quand Todd
s'était souvenu d'un vieux fantasme. Le premier de tous, en
fait. La fille sur la table, ligotée, sans défense.
L'énorme godemiché. La poire en caoutchouc. Mais cette
fois, couvert de sueur, frénétique, rendu presque fou
par son désir de jouir pour en finir avec cette horreur, il
avait eu sous les yeux le visage de Betty, non celui de la fille.
Cela provoqua un spasme caoutchouteux, sans joie." (265).
"La cinquième fois, il
lui avait fallu presque vingt minutes pour bander, mais Betty avait
proclamé que le résultat valait largement l'attente.
Finalement, la nuit dernière, il avait été
incapable de s'exécuter.
«Qu'est-ce que tu es au juste?.» Betty s'était
énervée, les cheveux en désordre, cela faisait
vingt minutes qu'elle manipulait son pénis toujours flasque,
et elle perdait patience. «Es-tu un de ces types à voile
et à vapeur?»" (266).
Todd la méprise, et réplique mentalement à son
père qui l'a asticoté gentiment à propos de
Betty: "Est-ce que cela te
réveillerait si je te disais... Oh, à propos, sais-tu
que la fille de ton copain Ray Trask est un des plus grandes putes de
Santo Donato? Elle se lècherait elle-même la chatte si
elle avait les genoux à l'envers. (...) Ce n'est
qu'une petite cramouille puante. Deux lignes de coke et elle passe la
nuit avec toi. Et quand on n'a même pas de coke, elle passe
quand même la nuit. Elle baiserait un chien si elle n'avait pas
de mec." (263).
Todd rappelle le Charlie de Rage, mais
en pire. Charlie était une sorte d'infirme sexuel, qui aurait
bien voulu, mais n'a pas pu, qui tue et se fait tuer, dans un moment
d'égarement qu'il ne comprend pas. Todd est le monstre, qui
n'éprouve de satisfaction sexuelle qu'en tuant. Son cas sera
étudié plus loin, quand on analysera la place de la
sexualité pathologique chez King. L'issue sera la même
que pour Charlie ou Garrish. Todd se mettra à tirer à
l'aveuglette sur tout ce qui passe sur une autoroute. Encore et
toujours le syndrome de la Tour...
Chantier est le premier roman qui décrit une
trajectoire psychologique et sociale complète, et ne se borne
pas à un événement limité dans le temps.
Il décrit un parcours complet: travail, mariage,
paternité, mésentente, séparation et mort. Avant
son mariage, Bart n'a pas plus d'expérience que King:
"Je n'ai couché qu'avec
trois femmes dans ma vie entière, et je me souviens à
peine des deux premières. C'était avant mon
mariage." (157).
Il s'est marié par nécessité, à 20 ans,
et se comporte maladroitement, comme a dû se comporter Steve
dans les mêmes circonstannces: "Comme j'avais à peine fini mes deux années
d'études commerciales, Mary et moi avions décidé
d'attendre; nous utilisions la méthode du coïtus
interruptus, tu sais. Et puis un soir, quand on était au lit,
le voisin du dessous a claqué une porte et ça m'a fait
éjaculer. Mary est tombée enceinte. Aujourd'hui encore,
chaque fois que je me crois très malin, je me souviens qu'un
claquement de porte a fait de moi ce que je suis. On apprend à
être humble. Dans ce temps-là, la loi sur l'avortement
n'était pas une plaisanterie. Quand on mettait une fille
enceinte, on l'épousait ou on prenait la fuite. Pas d'autre
option. Alors, je l'ai épousée, et j'ai pris le premier
boulot qui s'est présenté. C'était
ici." (43). La situation de
Steve jadis.
Ils n'ont finalement pas eu l'enfant, Mary ayant fait une fausse
couche. Jeunes mariés, sans beaucoup d'argent, le petit
bonheur tranquille. Mary souhaiterait acheter un poste de
télévision, mais ils n'en ont pas les moyens. Ils en
discutent et Bart évoque cet épisode avec nostalgie:
"Il se souvenait bien de Mary
ce soir-là, mince et séduisante, paraissant encore plus
grande dans les sandales blanches qu'elle avait achetées pour
célébrer la venue de l'été; elle portait
un short également blanc et ses jambes étaient longues
à n'en plus finir. Pour dire la
vérité, (...)
la seule chose qui
l'intéressait, c'était d'ôter le plus vite
possible son short blanc à Mary. Le reste le laissait
plutôt indifférent." Ils font l'amour, puis Mary revient sur l'achat:
"La faible lumière de
la lampe assombrissait son regard et projetait une ombre
semi-circulaire entre ses seins, et il sut qu'il allait lui refaire
l'amour, qu'il aurait promis une Zenith grand écran à
quinze cents dollars pour qu'elle lui permette de faire à
nouveau l'amour, et rien que d'y penser, il se sentait durcir, il
sentait le serpent devenir de pierre, comme Mary lui avait dit un
jour qu'il avait trop bu, au réveillon du nouvel an chez les
Ridpath (et maintenant, dix-huit ans après, il sentait le
serpent devenir de pierre -à cause d'un
souvenir)." Mary se propose
de travailler au noir chez elle l'après-midi et il finit par
accepter: "«Tant que je
ne vois pas une lanterne rouge au-dessus de la porte en rentrant
demain soir...", dit-il, capitulant.
Elle le fit basculer, s'assit à califourchon au-dessus de lui,
et se mit à le chatouiller. Peu à peu les
chatouillements se changèrent en caresses.
«Viens, lui murmura-t-elle à l'oreille, viens», et
l'empoignant avec une pression douce et pourtant à la
limité de l'intolérable, elle le guida. «Viens,
Bart, viens en moi.» (77-80)
La télé est achetée au prix de gros efforts,
à la limite du supportable pour Bart qui ne se soucie
gère de la télé: "Pas pour la télé, mais pour Mary. Pour
la lumière de la lampe sur ses petits seins, pour son sourire
et son regard de défi, pour ses yeux qui changeaient de
couleur selon son humeur, parfois si clairs, parfois sombres comme
des nuages d'orage." (82).
Puis le ménage s'installe dans la routine du confort
américain.
On peut d'abord constater, pour la première fois chez King, la
description assez longues de relations amoureuses non plus sadiques,
ou sado-masochistes, mais détendues, dans un climat de
confiance, de complicité et d'échange. Cette tendance,
très nette ici, ira s'accentuant de roman en roman.
Plus tard, trois années
après la mort de leur fils adolescent, le mariage est à
la dérive. Bart croit que que c'est la mort de leur fils et le
fait de devoir quitter la maison qui sont la raison du naufrage. En
fait, le problème lui apparaît bientôt plus
complexe. Il avait aimé sa femme, il lui avait fait maintes
fois l'amour. Mais existait-elle seulement par elle-même, en
dehors de ce rôle de gardienne du foyer sexuée? Ils se
rendent compte finalement de tout ce qui sépare les
mariés qui vieillissent mal: "Ils se regardaient avec stupéfaction, comme s'ils
venaient de découvrir en eux de vastes espaces
inexplorés, de l'existence desquels ils ne s'étaient
jamais doutés."
(129)
Dans un moment de déprime, sa femme lui fait ds confidences:
"Sais-tu que j'avais bien
failli ne pas t'épouser? Je parie que cette idée ne
t'avait jamais effleuré!» Ses traits exprimaient une
telle surprise que cela parut la satisfaire.
«Cela m'aurait étonné. Comme j'étais
enceinte, je voulais bien sûr t'épouser. Mais une partie
de moi-même s'y refusait. Quelque chose en moi ne cessait de me
murmurer à l'oreille que ce serait la pire erreur de ma
vie. (...) Des tas d'idées me traversaient
l'esprit. M'enfuir. Me faire avorter. Avoir le bébé et
le faire adopter. Avoir le bébé et le garder. Et puis,
en fin de compte, je me suis décidée pour la solution
raisonnable.» (...)
Si seulement elle pouvait
changer de sujet! Il avait l'impression d'ouvrir un placard, pour
s'apercevoir qu'il était plein de moisissures.
«Mais j'ai été heureuse avec toi, Bart.
- Vraiment? dit-il automatiquement. Il se rendit compte qu'il avait
envie de partir. Ça n'allait pas du tout, ça. Pas pour
lui, en tous cas.
«Oui. Mais le mariage change la femme bien plus qu'il ne change
l'homme. Quand tu étais petit, tu avais une entière
confiance en tes parents, tu te souviens? Tu n'avais aucune crainte
à ce sujet? Tu considérais comme normal qu'ils soient
toujours là, au même titre que la nourriture, le
chauffage, les vêtements. Tu te souviens?
- Bien sûr.
- Et puis je me suis bêtement fait mettre enceinte. Et pendant
trois jours, un univers totalement nouveau s'est ouvert à
moi.»
Bart est stupéfait par ce déballage et se rend compte
que les petits événements quotidiens vécus par
son épouse, qui semblaient être au centre de sa vie,
paraissaient attractifs, ne faisaient que masquer son vide.
"Avait-elle vraiment
traversé vingt années de mariage avec en tête
cette unique pensée importante? Vraiment? À l'entendre,
on pouvait le croire. Vingt ans, mon Dieu! Il sentit son estomac se
soulever."
Et Mary continue de lui
exposer comment sa vraie vie lui a échappé:
"Je me voyais comme une
personne indépendante. Quelqu'un qui ne dépend de
personne, qui n'est subordonnée à personne. Que
personne n'essaie de changer." Mais elle a fait le choix du raisonnable,
"comme ma mère avant
moi, et comme sa mère à elle. Comme mes
amies. (...) Je t'ai donc dit oui, comme tu t'y attendais,
et la vie a suivi son cours.
(...) Tu as toujours
été bon avec moi. Je t'en suis reconnaissante, tu sais.
Mais c'était un environnement clos. Je ne pensais plus par
moi-même. Je m'imaginais que je pensais, mais ce n'était
pas vrai." (181/2)
Quand il la revoit, alors qu'elle l'a quitté, Bart est fort
surpris: «Elle portait
une robe de lainage venant jusqu'aux genoux, d'un camaïeu de
gris très doux. Ses cheveux étaient réunis par
une tresse qui tombait jusqu'au milieu du dos. Il ne se souvenait pas
de l'avoir vue coiffée de cette façon. (...) Ça la rajeunissait." (178). Elle a décidé de reprendre ses
études à l'université, et, en le lui
annonçant, sa voix "vibrait d'une joie qui n'était pas
feinte" (317). Et Bart se
souvient d'épisodes passés, qu'il avait mis en
mémoire, comme par exemple la première fois où
ils avaient mis leur fils Charlie en garderie. Alors qu'il ne veut
pas abandonner son fils, Mary le tire par la main et l'entraîne
avec les autres enfants: "Charlie s'était mis à pleurnicher. Mais
Mary avait continué à monter les marches sans un
instant d'hésitation, parce que l'amour d'une femme est
étrange et cruel et presque toujours lucide et l'amour lucide
est effrayant; elle savait que partir sans se retourner, sans se
soucier des pleurs du gamin, était la meilleure
solution." (320)
La découverte que fait Bart
est celle que signalait déjà King quand il faisait
l'analyse de Carrie, "l'angoisse du
mâle devant un avenir où l'égalité des
sexes sera assurée". Mais aussi "la
Femme, prenant conscience de son pouvoir". Faire l'amour pour une femme, est "un acte de pouvoir, il est vrai, un pouvoir
capable de briser toutes les chaînes, mêmes les plus
solides." (Ça, 1061)
Cette saine réflexion
sur le sort de la femme au foyer, de la sienne par exemple, d'une
Tabitha qui a été frustrée de l'avenir de
poète ou d'écrivain qu'elle avait rêvé
quand elle était à l'université; d'une
épouse, son égale en fac, réduite aux couches et
aux maladies des enfants, comptant les sous et s'emportant contre un
mari buveur et faible, qui les dilapide; qui lui corrige ses
manuscrits et l'incite à croire en son avenir. Cette
réflexion, il était temps qu'il la fasse. Et d'en
assume les responsabilités.
À cet égard, la dédicace du roman
méritent d'être étudiée de près.
Des obscurités subsistent, mais on peut essayer d'y voir
clair. Chantier est
dédié à un professeur du Département
d'Anglais de l'Académie de Hampten, lycée où il
a enseigné deux ans, Charlotte Littlefied. Cette
collègue a joué un rôle important dans la vie de
King, alors qu'il cherchait encore à se définir. Beahm
dit qu'il l'aimait, selon ses dires, "autant qu'il aimait sa mère." (SKS, 308)
Charlotte lui a demandé, juste avant sa mort, de lire le
passage des Proverbes
cité dans la dédicace (31, 10-31). Ce verset de
la
Bible fait
l'Éloge de la Femme
vaillante (peut-être
vaudrait-il mieux traduire par: la femme de valeur). Or les
qualités de la femme vaillante sont essentiellement
domestiques. C'est la femme vertueuse, qui soigne bien la maison de
son mari et ses enfants. Rien d'autre. Il n'est pas dit qu'elle doit
«réchauffer la couche de son époux», ou une
de ses équivalences bibliques. Mais en une phrase: conduis
bien ton ménage et tu seras heureuse. Charlotte
s'était-elle rendu compte que Tabitha était
réduite à une fonction domestique et maternante?
Qu'a-t-elle détecté d'insuffisant dans la vie conjugale
de King? Que Chantier
soit le premier roman où King traite la femme comme un
être humain désirant et indépendant, qu'il
décrive une femme retrouvant son autonomie perdue, incite
à faire le rapprochement.
La mort de sa mère, d'un cancer de la langue, à
soixante ans, l'a profondément affecté. De longs
passages sont consacrés dans Chantier au
cancer qui ronge le fils de Bart et de Mary. Mais la disparition de
sa mère l'aidera dans une certaine mesure à devenir
l'adulte sans protection parentale, aux premières lignes pour
assurer la continuité familiale et ses
responsabilités.
De la même manière, Chantier
clôt toute une série d'oeuvres qui se termine par le
syndrome de la tour. Incapable d'assumer ses contradictions -les
conjugales et les autres-, s'enfermant dans son délire, Bart
se met à tirer sur des personnes qui ne sont pas responsables
de ce qu'il est devenu, comme Charlie, Garrish ou Todd l'ont fait
également. Mais tous en tuant à distance, sans
établir un contact physique. Avec une arme à feu
pointée et armée, prête à cracher: on
appréciera la symbolique.
Dans l'Avant-propos de
Danse
Macabre, recueil de
nouvelles qui suivit la rédaction de Chantier, les remerciements sont une sorte de bilan. Les voici
tels quels: "Je remercie:
Tabitha, mon épouse, le plus avisé et le plus
sévère des critiques.1 (...)
Naomi, Joe et
Owen2, mes enfants,
pour la compréhension qu'ils savent montrer lorsque je dois
les abandonner pour aller m'enfermer dans la pièce du bas.
Ma mère, décédée en 1973, et à qui
je dédie ce livre. Elle ne me ménagea jamais ses
encouragements et trouva toujours quarante ou cinquante cents pour
timbrer l'enveloppe libellée à sa propre adresse
qu'elle joignait systématiquement à son courrier.
Personne -pas même moi- ne se réjouit autant qu'elle
quand je réussis à «percer." (22/3)3
Sa mère, Tabitha: lui restent en conscience à
régler son problème de boisson et ses pulsions de
colère passées à l'égard de ses enfants,
à mieux intégrer une relation conjugale
épanouie. Les thérapeutes savent que, pour se
libérer de ses angoisses et de ses troubles existentiels, la
parole joue un rôle considérable. On ne
s'étonnera donc pas que nombre des oeuvres suivantes soient
consacrées à liquider le passé. Symboliquement,
cela correspond aussi à une rupture géographique
importante: le choix d'une résidence, à Boulder dans le
Colorado, faite en pointant au hasard sur une carte...
Ce sera la fonction des romans et nouvelles écrits entre
l'achat de Carrie par
Doubleday et le retour du Colorado en 1975 de faciliter cette
liquidation. Ces oeuvres, qui serviront à cette
démonstration sont: Salem
(72/74), le
Croquemitaine (73),
le
Corps (73),
Un Élève
Doué (1974),
Chantier,
dont il a été question plus haut, et Shining,
l'Enfant-Lumière,
commencé en 1974. On peut considérer que qu'avec la
rédaction du Fléau, et la naissance d'Owen en 1977, il a surmonté
bon nombre de ses problèmes. Il a alors trente ans.
Roland Ernould ©
ÇA = ÇA, (81-85) <
86 |
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre. La dernière date est celle de la publication aux USA. Les titres des romans sont en majuscules. Les titres des nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du recueil) Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture deuxième date : date de parution Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie. Ouvrages critiques de King : ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR,
(79/80).< 81 SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING
STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction
française à ce jour |
Notes.
1 Le roman Carrie avait été dédié à Tabitha: Pour Tabby, qui m'a attiré dans cet univers et m'en a a fait sortir. On aura l'occasion de revenir ultérieurement sur les significations possibles de cette dédicace.
2 Né en 1977, son deuxième fils et son troisième enfant, né 4 ans après son frère Joe.
3 Un des grands regrets de King est que sa mère soit morte avant la parution de Carrie, son premier livre édité.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|