difficultés amoureuses |
King s'était investi dans les
événements sociaux et politiques qui marquèrent
la vie des campus américains à la fin des années
60, dont il connut les moments explosifs. En dépit de sa
sauvagerie, il a obtenu d'indiscutables succès de tribun
politique dans les réunions de la fac, a été le
sujet d'une des photos de couverture les plus gauchistes, a
présenté des idées de réforme
universitaire intéressantes, a écrit un grand nombre de
chroniques dans le journal de l'université. Il est connu, mais
on ne le connaît guère. En dehors des réunions,
il reste à l'écart, ne fréquente pas les filles.
Par contre, on l'a vu, il s'est mis à boire.
Nixon s'était présenté aux
présidentielles de 1969, en faisant état de son
hostilité à la guerre au Vietnam: des
républicains avaient participé à la campagne
contre les antimissiles, Nixon avait promis de mettre fin au conflit.
Steve, qui vit d'illusions sans avoir une claire conscience des
enjeux politiques, l'avait cru. Évidemment, rien ne vient et
King, qui a beaucoup fait pour mettre fin à cette guerre, mais
n'a pas la fibre politique très solide, se sent floué.
Comme il le narre dans l'introduction de Rêves et Cauchemars (10):
"Ma femme raconte encore avec
délices comment son mari, la première fois qu'il fit
son devoir de citoyen, à l'âge encore tendre de vingt et
un ans, vota aux élections présidentielles pour Richard
Nixon: «Nixon avait dit qu'il avait un plan pour nous sortir du
Vietnam», conclut-elle avec d'ordinaire une petite
lumière moqueuse dans l'oeil, et Steve l'a cru."
Quand en mai 1970, il écrit
son dernier papier pour le journal du campus -il a terminé ses
études universitaires-, il fait état de sa
déception. Il signale qu'avec la fin de ses études, il
devrait entrer dans le monde réel l'oeil joyeux, un sourire
aux lèvres et la joie dans le coeur. Mais tel n'est pas le
cas: "Si quelqu'un, alors
qu'il prenait conscience des réalités, a pu dire qu'il
allait «changer le monde avec la vigueur et l'oeil brillant de
la jeunesse», maintenant ce jeune homme est prêt à
tout envoyer promener et à prendre la fuite, comme un homme
qui ne se sent plus maintenant l'oeil tellement brillant; en fait, il
se sent vieux de deux cents ans." (SKS,
67)
Quand il a écrit cette phrase dans la dernière de ses
48 chroniques, King ne sait pas qu'il n'a pas vu le pire. Et que dans
six mois, il n'aura pas obtenu de poste dans l'enseignement, sera
marié, bientôt père de famille, et logera dans
des mobil-home pendant deux ans, toutes espérances collectives
disparues, et sans grand espoir personnel. Il a trouvé un
emploi dans une laverie industrielle. Avec Tabitha et le nourrisson
Naomi dans ses grenouillères de seconde main, les voilà
mangeant de la vache enragée dans l'inconfort, avec des
ressources financières toujours insuffisantes.
"Nous élevions un
enfant et nous en attendions un autre. Je travaillais cinquante ou
soixante heures par semaine dans une blanchisserie pour un salaire
horaire d'un dollar soixante quinze. Le mot «budget» n'est
vraiment pas adapté pour décrire ce que nous
affrontions: cela ressemblait plutôt à une version
modifiée de la Marche de la Mort de
Bataan."1 Tabitha cessera de faire des petits boulots à la
naissance de son second enfant, dix-sept mois après son
mariage, un fils: "Il n'y
avait pas assez d'argent, aussi on leur coupa le
téléphone. Pour ajouter à ces malheurs, leur
auto de sept ans commença à avoir des pannes - et les
factures salées s'accumulèrent." (SKS, 77)
Il attend dans la souffrance un éditeur. Il a trois romans
rédigés, qui sont proposés aux comités de
lecture, mais ne trouvent pas preneur2. Le montant de la première nouvelle
acceptée par la revue Adam
l'année précédente avait été
utilisé pour payer une amende: il avait, en état
d'ivresse, ramassé des balises de circulation à
Orono3. Quelques autres ont été vendues en 1971
et l'argent a vite disparu sans colmater les brèches
béantes de leur budget: "Les chèques payant ces récits (toujours
à la publication, jamais à l'acceptation) semblaient
tomber à chaque fois pile pour acheter les antibiotiques du
bébé qui souffrait d'une infection de l'oreille ou pour
garder encore miraculeusement le
téléphone."4
La révolte adolescente a disparu devant les difficultés
matérielles. "Comme
King l'écrivit plus tard, ce n'était pas la meilleure
époque de sa vie; en fait, c'était la pire
époque.
«Alors je n'étais
pas publié, vivant dans une caravane, manquant cruellement
d'argent pour m'en tirer et avec un sentiment de doute croissant sur
mes possibilités d'écrivain, et ces enfants qui
pleuraient et criaient chaque nuit." Est venu le moment du désespoir. Est venu aussi
un comportement facile de compensation, témoignage de son
manque de maturité, qu'il regrettera plus tard: accablement,
anxiété, alcool, jeu, problèmes conjugaux en
seront les tristes conséquences...
"En plus de tout ça,
j'étais personnellement foutu. Je souhaiterais pouvoir dire
aujourd'hui que j'ai flanqué mon poing dans la face
de l'adversité, que je la supportais sans être
ébranlé; mais je ne le peux. Je refoulais mon
apitoiement sur moi-même et mon anxiété et je
partais au loin boire beaucoup trop et gaspillais mon argent au poker
ou aux concours de pronostics. Vous voyez la scène: c'est la
nuit de vendredi et vous changez votre chèque de paie au bar
et les verres se suivent, et avant d'avoir compris ce qui arrive,
vous avez pissé la moitié du budget d'alimentation de
la semaine."5 Se rappelant l'hérédité de la
famille paternelle, il pense sérieusement qu'il est en train
de devenir fou.
La seconde année de son
mariage, King obtient un poste de professeur, qu'il gardera deux ans.
Malheureusement aussi mal payé que son travail à la
laverie, ce qui l'oblige à y retourner durant ses vacances
scolaires... Avec, en plus, des cours à préparer et des
copies à corriger. Il a un certain sens de l'humour et il est
apprécié de ses élèves et de
l'administration. Mais il est épuisé, manque de temps
pour écrire (une heure ou deux, la nuit). Il éprouve
des difficultés à travailler et perd
confiance.
"Ces choses
entraînaient une belle tension à la maison.
C'était un cercle vicieux: plus je me sentais cafardeux et
insuffisant quand je contemplais ma faillite comme écrivain,
plus j'essayais de m'évader grâce à la boisson,
qui exacerbait davantage le stress domestique et me rendait encore
plus déprimé. J'aimais ma femme et mes enfants, mais
quand la pression montait, je commençais aussi à
éprouver des sentiments ambivalents à leur
égard. D'un côté, je ne désirais rien de
plus que de les mettre à l'abri du besoin et de les
protéger -mais en même je n'étais pas
préparé aux devoirs de la paternité.
J'éprouvais des sentiments assez désagréables,
allant du ressentiment à la colère, parfois
jusqu'à la haine totale, voire même des accès de
violence mentale, que, grâce à Dieu, j'étais
capable de contenir."
On se rappelle que pendant son adolescence, alors que les filles lui
faisaient peur et qu'il avait des difficultés à se
réaliser sexuellement, il s'est souvent posé la
question de savoir s'il n'était pas pédéraste.
Le voilà maintenant marié et éprouvant des
difficultés sexuelles, celles-là même qu'il
décrivait quelques années plus tôt chez Charlie
dans Rage. Il a
évoqué cette période dans l'interview de
Playboy6. Après avoir déclaré que
le problème dont il souffrait était fonctionnel, sans
qu'il puisse savoir ce qui l'avait amené: "Il y a quelques années, j'ai souffert
d'une impuissance périodique, et ce n'est pas drôle,
croyez-moi. (...) Je ne suis
pas suffisamment doué pour me livrer à une
introspection clinique. Ce n'est pas un problème qui a
duré. Je crois que la boisson en était partiellement
responsable, ce que les Anglais appellent la défaillance du
poivrot. Henry Fielding signale que trop de boisson peut causer un
engourdissement l'appétit sexuel chez un homme
déprimé, si c'est la raison, je déprime, parce
que j'ai été frappé très vite, je buvais
trop pour baiser. Boire peut stimuler la libido, mais il est
sûr que ça bousille les performances. Bien entendu, une
part a dû être psychologique, parce que le plus sûr
moyen pour un homme d'être impuissant est de dire: «Oh,
Christ, qu'est-ce qui se passera si je suis impuissant?».
Heureusement, je n'ai ressenti aucun trouble depuis pas mal de temps.
Oh, merde, pourquoi me suis-je engagé dans ce sujet?
Maintenant, je ne ferais plus à nouveau qu'y penser?"
Heureusement pour leur mariage, Tabitha tient bon. Elle
tempête, crie, le houspille, remplaçant en quelque sorte
ainsi la mère de King et s'échinant à l'aider
à acquérir une maturité et un équilibre
qu'il n'a pas. Elle croit surtout en ses talents d'écrivain.
Et, maternante, après l'avoir sermonné pour ses
insuffisances, elle le soutient dans son travail d'écriture.
Steve et Tabitha se comprennent bien intellectuellement. Tabitha, qui
a quelque talent, a été évincée des cours
de poésie de Burton Hathlen, mais cela ne l'a pas
dissuadée d'écrire. D'ailleurs, dès que ses
enfants seront élevés, elle se consacrera elle aussi
à l'écriture7.
Et Steve, comme dans d'autres domaines, fait confiance au jugement de
Tabitha: "Elle est capable de
lui donner une appréciation fondée sur une oeuvre. Elle
ne mâche pas ses mots. Parce qu'elle se préoccupe de
lui, elle dit la vérité et ne le ménage pas.
Pour moi, c'est sa qualité la plus
sympathique."8 C'est Tabitha qui ramassera, fin 1972, le tapuscrit de
Carrie, jeté à la poubelle dans un
moment de colère par un King écoeuré par ses
échecs Elle l'incitera à l'envoyer à
l'éditeur Doubleday: "Ma considération
distinguée»,
ironise King, «était ce qu'avait écrit le plus
grand perdant de tous les temps.»" (SKS, 79)
"Je ne sais pas ce qui serait
arrivé à mon mariage et à mon équilibre
mental s'il n'y avait pas eu la nouvelle inattendue, en 1973, que
Doubleday avait accepté Carrie, que je croyais n'avoir aucune
chance de vendre."
(SKC, 39)
Les critiques n'ont pas manqué
de remarquer que les trois romans de cette époque (qui seront
publiés plus tard9) ont un point commun: la course contre le temps. Les
personnages sont menés par une sorte de «compte à
rebours», l'expression utilisée par King pour
Running. Mais ce point commun est lié à
la structure romanesque. Un autre point commun relie
Rage à ce roman: encore et toujours la
rage. Elle n'est plus liée cependant à une
sexualité perturbée et exacerbée qui n'arrive
pas à se réaliser: mais elle comporte de nombreux liens
avec le sexe et la mort, dans un univers futur, où certaines
choses n'auront pas changé.
Pour sauver sa petite fille malade, Ben, un chômeur sans
ressources, vivant de la prostitution occasionnelle de sa femme, ce
qui l'écoeure profondément, décide de participer
à un jeu télévisé mortel. Il s'agit de ne
pas être abattu par ses survivants avant un certain
délai. Il en mourra, mais détruira symboliquement le
building des jeux.
Notons d'abord ce passage où King transpose sa situation:
"Il travaillait avec rage,
faisant des heures supplémentaires dès que possible.
C'était mal payé, il n'y avait aucune chance de
promotion, l'inflation était galopante -mais ils s'aimaient.
Et leur amour dura. Pourquoi pas? Richards était le genre
d'homme solitaire capable de donner à la femme de son choix
infiniment d'amour et d'affection, avec, sans doute, une bonne dose
de domination psychologique. En onze années de mariage, ils
n'avaient pas eu une dispute digne de ce nom" (129). Curieux mélange de
réalité et de rêve d'une vie conjugale meilleure
que la sienne. Et aussi souhait: il y a deux contrats de mariage dans
cet avenir proche, l'un pour une union temporaire, l'autre semblable
au nôtre: "«Un
contrat à vie, à l'ancienne mode. Toujours aussi
anticonformiste, hein?»", fait remarquer un enquêteur à Ben.
(46)
Sur d'autres plans, les habitudes ont à peine changé.
Lors d'un entretien, Ben est reçu par une secrétaire:
"Se tenait une prêtresse
de l'ère informatique, une éblouissante blonde aux
formes généreuses, vêtue d'un short fluorescent
qui dessinait nettement le triangle de son pubis. Ses mamelons
très maquillés pointaient insolemment à travers
les mailles d'un corsage en filet. (...) Le sourire
était séducteur mais anonyme. Richards ressentit
exactement le désir impersonnel qu'il était
censé ressentir pour cette femelle qui exhibait sans vergogne
son corps bien nourri."
(29).
Ben est révolté par cet étalage de bonne
santé provocante. Il réagira mentalement avec violence
lors de sa rencontre avec une bourgeoise qui l'a pris dans sa
voiture: "Il eut une soudaine
envie de lui arracher ses belles lunettes, de la jeter dehors et de
la traîner dans la poussière, de la forcer à
manger du gravier, de lui casser plusieurs dents, puis de la violer,
de lui sauter dessus à pieds joints." (168)
À un autre moment, sa fuite pour éviter sa mise
à mort l'amène à traverser une foule de curieux,
attendant qu'il soit abattu et qui, comme ceux de Marche, ont "les yeux
brillants d'une fièvre presque sexuelle." (197)
Il faut cependant noter que ces thèmes sexuels, importants
dans les romans de cette époque de jeunesse, sont ici
grandement atténués. La révolte sociale contre
l'injustice prend, dans ce roman, le pas sur la révolte
sexuelle. Ben est marié, a charge de famille. Son
problème n'est plus de satisfaire des pulsions sexuelles, mais
d'arriver à faire vivre correctement sa famille.
Parmi les nombreuses nouvelles
écrites la seconde année de son mariage, je voudrais
relever L''homme qui aimait
les fleurs,
romantiquement composée, mais effroyablement conclue. Elle
débute avec ce style enjoué qu'on retrouve de ci, de
là chez King, qui est certes un procédé pour
contraster avec l'effroyable, mais qui n'est pas dénué
d'une certaine poésie. Une vieille dame rencontre un jeune
homme dans la rue, qu'elle interpelle joyeusement:
"- Hé, mon joli!
Une expression béate sur le visage, il lui fit un petit signe
de la main.
Poursuivant son chemin, la vieille dame se dit: il est amoureux.
Et c'était bien l'impression qu'il donnait. (...)
Son visage n'avait rien de remarquable mais, en cette douce
soirée de printemps, il était beau, et la vieille dame
se surprit à penser avec un brin de nostalgie qu'au printemps,
tout le monde pouvait être beau..., qu'il était toujours
beau, celui qui se hâte de rejoindre la femme de ses
rêves pour l'emmener dîner et, peut-être
danser." (367)
Il s'inquiète du prix
des fleurs en passant devant un fleuriste: "Si les fleurs sont pour votre mère, prenez le
bouquet. (...)
Mais si c'est pour votre
petite amie, reprit le marchand, c'est différent. Vous prenez
les roses thé et, croyez-moi, elle ne fera pas l'addition.
Vous me suivez? Hé! Hé! Elle vous mettra les bras
autour du cou et...
- Donnez-moi les roses thé, intervint le jeune homme.
Ce fut au tour du marchand d'éclater de rire. Les deux buveurs
de bière levèrent les yeux, un sourire égrillard
aux lèvres.
- Eh! mon gars! lança l'un d'eux. Si tu veux acheter une
alliance, je te cède la mienne pour pas cher... Je serais
content de m'en débarrasser.
Le jeune homme rougit jusqu'à la racine des
cheveux." (370).
Atmosphère très «fleur bleue», comme les
situations qui vont suivre. Par exemple des femmes qui, dans une
laverie automatique, gambergent en le voyant passer, "son bouquet de fleurs à la main: depuis
combien de temps ne leur avait-on pas offert des
fleurs?" (311)
Le jeune homme attend Norma et voit arriver une jeune fille:
"C'était Norma.
- Je t'ai apporté des fleurs.
Il lui tendit le bouquet avec un sentiment de soulagement
mêlé de joie.
Elle contempla les fleurs pendant un instant, sourit, puis secoua la
tête.
- Merci, dit-elle, mais vous devez faire erreur. Je m'appelle...l
- Norma, souffla-t-il en sortant le petit marteau dont il avait si
souvent éprouvé la présence. Elles sont pour
toi, Norma..., elles sont toujours pour toi., tout est toujours pour
toi." (72). Et il l'abat
à coups de marteau.
Il n'est guère possible de lier l'amour et la mort de si jolie
façon en moins de six pages...
Jusque là, King n'avait pas
associé sexe et malédiction religieuse. Son
problème était axé sur des difficultés
strictement personnelles. Dans les oeuvres qui
précèdent, une seule réflexion morale
négative d'une lycéenne: "Tout le monde pense que le sexe, c'est
sale", dans
Rage (163). La
répression parentale du sexe s'exerce certes, mais se passe de
justification.
Avec Carrie
commence une série de romans où King essaiera de
déplacer la problématique de la sexualité. Il en
fait un phénomène de société
marquée par des interdits religieux qui renforcent durablement
la pression psychologique sur les mentalités et
déterminent souvent les interdits parentaux. La
représentante la plus spectaculaire est la mère de
Carrie, première de ces femmes marquées par la
«culpabilité judéo-chrétienne». Mais
ce roman a un contenu plus riche: une opposition qu'il convient de
mettre en évidence, une sorte de tentative pour définir
une sexualité «saine» en l'opposant à une
sexualité malsaine.
Carrie a eu ses règles tardivement. Elles se sont produites
dans les douches du lycée, ce qui en a fait un sujet de
dérision pour ses camarades. Rentrée chez elle, elle
reproche à sa mère de ne pas l'avoir informée.
Pour toute explication, sa mère reprend ses litanies
habituelles: "«Et Dieu a
tiré Ève de la côte d'Adam», dit
maman. (...) Debout, femme, allons prier. Prier
Jésus pour nos âmes pécheresses de
femme. (...) Et Ève était une faible
créature et elle a lâché le corbeau sur le monde,
continua maman, et le corbeau avait pour nom péché. Et
le premier péché fut l'accouplement. Et le Seigneur
flétrit Ève de Sa Malédiction, et cette
malédiction était la malédiction du sang. Et
Adam et Ève furent chassés du Jardin et Ève
s'aperçut qu'elle portait en son ventre un
enfant. (...) Et il y eut une deuxième
malédiction et celle-ci était la malédiction de
l'enfantement. Ève engendra dans la sueur et le
sang. (...) Et , après Caïn, Ève, qui
ne s'était pas encore repentie du péché
d'accouplement, engendra Abel. Alors, le Seigneur accabla Ève
d'une troisième malédiction, et ce fut la
malédiction du meurtre. Caïn se dressa et tua Abel
à coups de pierre. Et Ève ne se repentit pas encore, ni
toutes les filles d'Ève, et le Serpent Perfide fonda sur
Ève un royaume de corruption et de
pestilences»."
(67/9)
Dès lors, tout ce qui se produit est la faute de Carrie,
responsable même de sa physiologie! "«Oh Seigneur, (...) aide la
pécheresse agenouillée à mes côtés
à voir l'étendue et la gravité de ses fautes.
Montre-lui que si elle était restée pure, la
malédiction du sang ne se serait pas abattue sur elle.
Peut-être a-t-elle commis le péché d'impudeur et
de luxure en ses pensées. Peut-être a-t-elle
écouté de la musique rock and roll à la radio.
Peut-être a-t-elle été tentée par
l'Antéchrist. Montre-lui que c'est Ta main magnanime et
vengeresse qui l'a punie... »" (69/70)
En fait, l'éducation maternelle s'est limitée pour
Carrie à une série d'interdits, tous liés
à la sexualité et à ses risques: rester
calfeutrée, ne pas se baigner, ne pas prendre de douches, que
sa mère qualifie «d'immorales» et se méfier
de celui "avec son pied
fourchu qui nous attend au fond des impasses et sur les parkings des
grandes routes." (145) Mais
de même que Carrie est tardivement menstruée, de
même elle découvre tard la sensualité propre
à son âge: "Elle
se dévêtit -d'abord sa blouse, puis sa jupe trop longue,
détestée, sa combinaison, sa gaine, sa culotte, son
porte-jarretelles, ses bas. Elle considéra ses vêtements
empilés, les rangées de boutons, les élastiques,
avec une expression de détresse farouche. À la
bibliothèque de l'école, il y avait tout un tas de
vieux numéros de
Dix-Sept Ans et souvent elle
les feuilletait en affectant un air inexpressif et
détaché. Les modèles avaient une attitude si
effrontée, si insouciante dans leurs jupes courtes,
voletantes, leurs collants, leurs légers dessous
imprimés. (...)
Nue, hostile, l'âme
noircie par le péché d'exhibitionnisme, des
bouffées de brise lui caressaient le derrière des
cuisses, éveillaient en elle une lascivité
confuse. (...)
Elle pourrait être, elle
pourrait être
Vivante.
Elle dégrafa son soutien-gorge de coton et le laissa tomber
sur le sol. Ses seins étaient d'un blanc laiteux, lisses et
gonflés. Les tétons avaient une couleur café au
lait clair. Elle se caressa la poitrine et un frisson la parcourut
à fleur de peau. C'était mal, très mal, oh oui.
Maman lui avait dit qu'il y avait une certaine Chose. Cette Chose
était dangereuse, vieille comme le monde, absolument impure.
Elle pouvait vous ôter toute force. Attention, disait maman.
Cela vient la nuit. Cela te fera penser aux fautes qui se commettent
dans les parkings et les motels. Mais, bien qu'il ne fût que 9
h 20 du matin, Carrie songeait que la Chose l'avait atteinte. Elle
continuait à se caresser les seins
(salbosses)
sa peau était fraîche mais les bouts étaient
brûlants et durs et quand elle en serra un entre les doigts,
elle se sentit toute molle, prête à
défaillir.
Oui, c'était la Chose." (54/5)
Carrie désobéit
à sa mère et va au bal de fin d'année du
lycée, pilotée par Tommy. Jusque là, elle est
toujours apparue négligée, mal habillée. Mais
elle s'est fait une robe et s'est parée. Et quand elle
rencontre Tommy, tout change: "Elle se dit que si jamais le moindre son
déplacé franchissait ses lèvres, son coeur se
briserait et que s'il riait, elle en mourrait. Elle sentit
réellement, physiquement, toute sa pauvre vie se contracter,
se réduire en un point qui pouvait être la fin de toutes
choses ou l'accès à un univers nouveau et lumineux.
Enfin, d'une voix éperdue, elle demanda:
- Je te plais?
- Tu es très belle, répondit-il.
Et elle l'était."
(148). Elle est élue reine du bal.
À propos de Carrie, King
fait une réflexion intéressante, qui en dit long sur
son état d'esprit de l'époque: "Carrie s'intéresse à la
façon dont les femmes apprennent à exercer leur pouvoir
et à la peur que la femme et sa sexualité
éveillent chez les hommes... En d'autres termes, quand j'ai
écrit ce bouquin en 1973 -j'avais quitté la fac trois
ans plus tôt-, j'avais pleinement conscience de ce
qu'impliquait le MLF pour les représentants de mon sexe. Mon
roman, si on le lit d'un oeil adulte, exprime l'angoisse du
mâle devant un avenir où l'égalité des
sexes sera assurée. À mes yeux, Carrie White est une
adolescente martyrisée, une de ces misérables dont
l'esprit est brisé dans cette fosse aux serpents qu'est
n'importe quel lycée. Mais c'est aussi la Femme, prenant
conscience de son pouvoir et, tel Samson, faisant choir le temple sur
les fidèles à la fin du récit." (Ana, 200).
Traduisons: la peur de la femme, et de son pouvoir. On s'en doutait
déjà.
On trouvait déjà -et ce n'est pas un hasard- une
constatation proche dans Rage, au
sujet d'une adolescente négligée et rejetée:
"Arrange-toi un peu, a dit
Tanis. Puis l'air embarrassé mais toujours
déterminée, elle a ajouté: Lave-toi, rase-toi
les jambes, euh... et les dessous de bras. Aie l'air plus mignonne.
Je ne suis pas une beauté, moi non plus, mais je ne reste pas
à la maison tous les week-ends. Tu peux y arriver aussi.
- Et comment?
Quelques-uns des garçons semblaient gênés, mais
les filles se penchaient en avant. Elles paraissaient compatissantes
maintenant, toutes. C'étaient les confidences en pyjama que
tous les mâles connaissent bien et redoutent.
- Eh bien... , a commencé Tanis avant de s'interrompre et de
hocher la tête.
Pat Fitzgerald a ricané:
- Les secrets du métier?
- Exactement.
- Tu parles d'un métier! a dit Corky Herald." (122).
King mettra des années à intégrer la femme-partenaire, sujet séducteur et objet sexuel, et à se débarrasser de l'imprégnation de l'image idéalisée de la femme-mère, aimante mais à la sexualité gommée.
Ce roman a un contenu plus riche que
le cas de Carrie, brimée par une mère intégriste
alors qu'elle n'aspire qu'à s'épanouir en tant que
femme, ce qui ne fait que refléter une des inquiétudes
de King. Notamment le désir pour cette fois nettement
exprimé de décrire une sexualité positive, celle
de Sue, sans doute la première aussi explicitement depuis que
King s'exprime sur le sujet. Jusqu'à présent, les
idylles proposées par King ne témoignaient que d'une
sexualité inaboutie ou malsaine.
C'est encore le cas de Chris, fille d'un riche avocat,
«libérée» et délurée, qui
collectionne les aventures passagères: "Elle avait eu d'autres amants avant Billy mais
il était le premier qu'elle ne pouvait pas manipuler à
sa fantaisie. Avant lui, les garçons n'avaient
été que pour elle des marionnettes au teint frais et au
visage candide avec des parents cossus et inscrits au Country
Club. (...) Ils allaient à l'université de
Massachussets ou au Boston College. (...) Au
début, ils prenaient avec elle des airs supérieurs
(toute collégienne,si séduisante soit-elle, reste un
menu fretin) et finissaient toujours en lui courant après, la
langue pendante, comme des chiens en rut. S'ils couraient assez
longtemps tout en claquant suffisamment d'argent, elle les laissait
en général coucher avec elle. La plupart du temps, elle
restait passive au lit, sans un geste d'encouragement ou de
répulsion, jusqu'à ce qu'ils aient terminé. Plus
tard, elle déclenchait elle-même son orgasme solitaire,
considérant l'incident comme négligeable et
clos." (150)
Elle trouve pour la première fois des sensations avec Billy,
prolo, sale, le contraire de son milieu social huppé, et sa
voiture crado. Un pneu éclate, embardées. De mauvais
gré, elle l'aide à réparer la crevaison et se
salit en l'aidant: "Il
était ce que les autres garçons appelaient un
pedzouille, un pue-la-sueur.
(...) Une fois le travail
terminé, quand elle remonta dans la voiture, de larges taches
graisseuses maculaient à la fois son pull-over et son
élégante jupe rouge.
- Si tu t'imagines..., commença-t-elle tandis qu'il prenait le
volant.
Il se glissa le long du siège et l'embrassa tout en la
pétrissant avec rudesse de la taille aux seins. Son haleine
empestait le tabac, il dégageait une odeur mêlée
de brillantine et de transpiration. (...) Elle se
sentait violemment, presque douloureusement excitée. (...)
Caresse-moi, lui dit-elle à l'oreille. Caresse-moi partout.
Salis-moi.
Il ne se fit pas répéter. Un de ses bas nylon se
déchira. Il lui retroussa sa jupe ultra-courte au-dessus de la
taille. Sans la moindre délicatesse, il fouilla à
tâtons entre ses cuisses. Et quelque chose -peut-être le
fait d'avoir frôlé la mort- provoqua chez elle un
orgasme brusque et intense."
(150/3).
À l'opposé de ce cas presque pathologique, King nous
décrit l'idylle naissante entre Sue, fille
équilibrée, et Tom, garçon solide:
"Elle sortait plus ou moins
régulièrement avec Tommy depuis le mois d'octobre (on
était maintenant en mai) et il n'y avait que quinze jours
qu'ils couchaient ensemble.
(...). La première
fois, elle avait eu très mal. Ses amies (...) l'avaient aussi fait et lui avaient affirmé
toutes les deux qu'on ne souffrait qu'une minute -comme une
piqûre de pénicilline- et qu'ensuite c'était le
rêve. Mais pour Sue, la première fois, elle avait eu
l'impression qu'on la perforait avec un manche de pioche. Tommy avait
reconnu, depuis, avec un petit rire, qu'il avait de son
côté mis le préservatif de
travers." (57)
Elle aime Tom, comme Tom l'aime. Ils couchent maintenant depuis une
quinzaine: "Sept fois
exactement. Enfin ce soir c'était la septième fois. Il
n'y avait pas encore eu de feu d'artifice, pas de fanfare pour jouer
la Bannière Étoilée mais les choses
s'étaient un peu améliorées. (...) Ce soir, ce n'était que la seconde fois qu'elle
commençait à éprouver quelque chose qui
ressemblait à du plaisir puis plus rien. Tommy s'était
retenu aussi longtemps qu'il avait pu mais tout s'était
arrêté... En somme cela représentait un
frottement bien excessif pour si peu de chaleur."
Après avoir conversé un moment, ils recommencent:
"Elle l'attira vers elle.
-Fais-moi l'amour. J'ai le cafard ce soir. Fais-moi l'amour, dis.
Il lui fit donc l'amour et cette fois ce fut différent. Cette
fois, elle oublia le manque d'espace et ce ne fut pas un frottement
monotone mais une friction délicieuse dont l'intensité
ne faisait que croître: deux fois il dut s'arrêter,
haletant, fit tout pour se retenir et s'activa à nouveau.
(il était vierge avant moi et l'a reconnu j'étais
persuadée qu'il mentait)
Il accentua le rythme de son mouvement; la respiration
précipitée, elle laissa échapper des
gémissements entrecoupés, lui étreignit le dos
avec force; elle s'abandonnait, transpirante, le mauvais goût
dans la bouche dissipé, avec l'impression de vibrer de toutes
ses cellules, le corps rempli de soleil, des notes de musique et des
papillons multicolores plein la tête." (57, 63).
L'opposition entre les amours de Chris et ceux de Sue est presque
caricaturale: d'un côté d'éphémères
coucheries sans joie ou l'orgasme dans l'ordure; de l'autre la
touchante aventure de deux jeunes qui conjuguent leur maladresse
naturelle pour enfin parvenir à l'épanouissement
sexuel.
À partir de maintenant, sept ans après la narration de
la sexualité perturbée de Charlie dans
Rage, et le lien systématiquement
établi alors entre le sexe et la mort, King paraît avoir
intégré le modèle d'une relation amoureuse plus
épanouie. Des relations semblables apparaîtront de plus
en plus souvent dans son oeuvre.
Notes:
2 Rage, écrit en 1966, La longue marche (1966/67), Sword in the Darkness-Babylon here (1968/70). King commence The Blaze (1970/73). Les deux romans précédents ne seront jamais publiés. Running man sera écrit en 72 heures l'hiver 1971.
3 Voir les Notes de Brume, 641.
5 Interview donnée à Playboy en 1983, au journaliste Eric Norden, (SKC, 75 et 37).
6 Interview Playboy, (SKC, 79 et 56).
7 Depuis 1981, elle a publié, outre des essais, 7 romans, dont 4 ont été traduits en français chez Flammarion: Traquée, 1985; Chaleurs, 1988; Contacts, 1993; L'Histoire de Reuben, 1994. Le dernier roman paru de Tabitha est Passion Fatale (Survivor), 1998.
8 Selon Christopher Chesley, qui le connaît depuis leur adolescence commune et qui a autopublié en même temps que lui leurs premières créations à l'âge de 16 ans, voir Beahm (SKS, 78).
9 Il est dommage, pour le sujet qui nous intéresse, que nous ne connaissions pas les deux romans non publiés écrits durant cette époque: Sword in the darkness/Babylon here et Blaze. Les manuscrits se trouvent à la bibliothèque de l'UMO. Beahm en a fait l'inventaire dans SK.C, heureusement traduit dans Phénix 2. Mais ses analyses, conduites méthodiquement, sont trop succinctes pour qu'on puisse en tirer quelque chose dans les perspectives où on se place.
Roland Ernould ©
ÇA = ÇA, (81-85) <
86 |
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre. La dernière date est celle de la publication aux USA. Les titres des romans sont en majuscules. Les titres des nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du recueil) Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture deuxième date : date de parution Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie. Ouvrages critiques de King : ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR,
(79/80).< 81 SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING
STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction
française à ce jour |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|