La vie de Stephen King . 4

difficultés amoureuses

DÉSÉQUILIBRES

King s'était investi dans les événements sociaux et politiques qui marquèrent la vie des campus américains à la fin des années 60, dont il connut les moments explosifs. En dépit de sa sauvagerie, il a obtenu d'indiscutables succès de tribun politique dans les réunions de la fac, a été le sujet d'une des photos de couverture les plus gauchistes, a présenté des idées de réforme universitaire intéressantes, a écrit un grand nombre de chroniques dans le journal de l'université. Il est connu, mais on ne le connaît guère. En dehors des réunions, il reste à l'écart, ne fréquente pas les filles. Par contre, on l'a vu, il s'est mis à boire.

Nixon s'était présenté aux présidentielles de 1969, en faisant état de son hostilité à la guerre au Vietnam: des républicains avaient participé à la campagne contre les antimissiles, Nixon avait promis de mettre fin au conflit. Steve, qui vit d'illusions sans avoir une claire conscience des enjeux politiques, l'avait cru. Évidemment, rien ne vient et King, qui a beaucoup fait pour mettre fin à cette guerre, mais n'a pas la fibre politique très solide, se sent floué. Comme il le narre dans l'introduction de
Rêves et Cauchemars (10): "Ma femme raconte encore avec délices comment son mari, la première fois qu'il fit son devoir de citoyen, à l'âge encore tendre de vingt et un ans, vota aux élections présidentielles pour Richard Nixon: «Nixon avait dit qu'il avait un plan pour nous sortir du Vietnam», conclut-elle avec d'ordinaire une petite lumière moqueuse dans l'oeil, et Steve l'a cru."

Pas de plage sous le pavé.

Quand en mai 1970, il écrit son dernier papier pour le journal du campus -il a terminé ses études universitaires-, il fait état de sa déception. Il signale qu'avec la fin de ses études, il devrait entrer dans le monde réel l'oeil joyeux, un sourire aux lèvres et la joie dans le coeur. Mais tel n'est pas le cas: "Si quelqu'un, alors qu'il prenait conscience des réalités, a pu dire qu'il allait «changer le monde avec la vigueur et l'oeil brillant de la jeunesse», maintenant ce jeune homme est prêt à tout envoyer promener et à prendre la fuite, comme un homme qui ne se sent plus maintenant l'oeil tellement brillant; en fait, il se sent vieux de deux cents ans." (SKS, 67)

Quand il a écrit cette phrase dans la dernière de ses 48 chroniques, King ne sait pas qu'il n'a pas vu le pire. Et que dans six mois, il n'aura pas obtenu de poste dans l'enseignement, sera marié, bientôt père de famille, et logera dans des mobil-home pendant deux ans, toutes espérances collectives disparues, et sans grand espoir personnel. Il a trouvé un emploi dans une laverie industrielle. Avec Tabitha et le nourrisson Naomi dans ses grenouillères de seconde main, les voilà mangeant de la vache enragée dans l'inconfort, avec des ressources financières toujours insuffisantes. "
Nous élevions un enfant et nous en attendions un autre. Je travaillais cinquante ou soixante heures par semaine dans une blanchisserie pour un salaire horaire d'un dollar soixante quinze. Le mot «budget» n'est vraiment pas adapté pour décrire ce que nous affrontions: cela ressemblait plutôt à une version modifiée de la Marche de la Mort de Bataan."1 Tabitha cessera de faire des petits boulots à la naissance de son second enfant, dix-sept mois après son mariage, un fils: "Il n'y avait pas assez d'argent, aussi on leur coupa le téléphone. Pour ajouter à ces malheurs, leur auto de sept ans commença à avoir des pannes - et les factures salées s'accumulèrent." (SKS, 77)
Il attend dans la souffrance un éditeur. Il a trois romans rédigés, qui sont proposés aux comités de lecture, mais ne trouvent pas preneur
2. Le montant de la première nouvelle acceptée par la revue Adam l'année précédente avait été utilisé pour payer une amende: il avait, en état d'ivresse, ramassé des balises de circulation à Orono3. Quelques autres ont été vendues en 1971 et l'argent a vite disparu sans colmater les brèches béantes de leur budget: "Les chèques payant ces récits (toujours à la publication, jamais à l'acceptation) semblaient tomber à chaque fois pile pour acheter les antibiotiques du bébé qui souffrait d'une infection de l'oreille ou pour garder encore miraculeusement le téléphone."4

La révolte adolescente a disparu devant les difficultés matérielles. "
Comme King l'écrivit plus tard, ce n'était pas la meilleure époque de sa vie; en fait, c'était la pire époque. «Alors je n'étais pas publié, vivant dans une caravane, manquant cruellement d'argent pour m'en tirer et avec un sentiment de doute croissant sur mes possibilités d'écrivain, et ces enfants qui pleuraient et criaient chaque nuit." Est venu le moment du désespoir. Est venu aussi un comportement facile de compensation, témoignage de son manque de maturité, qu'il regrettera plus tard: accablement, anxiété, alcool, jeu, problèmes conjugaux en seront les tristes conséquences...
"
En plus de tout ça, j'étais personnellement foutu. Je souhaiterais pouvoir dire aujourd'hui que j'ai flanqué mon poing dans la face de l'adversité, que je la supportais sans être ébranlé; mais je ne le peux. Je refoulais mon apitoiement sur moi-même et mon anxiété et je partais au loin boire beaucoup trop et gaspillais mon argent au poker ou aux concours de pronostics. Vous voyez la scène: c'est la nuit de vendredi et vous changez votre chèque de paie au bar et les verres se suivent, et avant d'avoir compris ce qui arrive, vous avez pissé la moitié du budget d'alimentation de la semaine."5 Se rappelant l'hérédité de la famille paternelle, il pense sérieusement qu'il est en train de devenir fou.

Un mariage ébranlé.

La seconde année de son mariage, King obtient un poste de professeur, qu'il gardera deux ans. Malheureusement aussi mal payé que son travail à la laverie, ce qui l'oblige à y retourner durant ses vacances scolaires... Avec, en plus, des cours à préparer et des copies à corriger. Il a un certain sens de l'humour et il est apprécié de ses élèves et de l'administration. Mais il est épuisé, manque de temps pour écrire (une heure ou deux, la nuit). Il éprouve des difficultés à travailler et perd confiance.
"
Ces choses entraînaient une belle tension à la maison. C'était un cercle vicieux: plus je me sentais cafardeux et insuffisant quand je contemplais ma faillite comme écrivain, plus j'essayais de m'évader grâce à la boisson, qui exacerbait davantage le stress domestique et me rendait encore plus déprimé. J'aimais ma femme et mes enfants, mais quand la pression montait, je commençais aussi à éprouver des sentiments ambivalents à leur égard. D'un côté, je ne désirais rien de plus que de les mettre à l'abri du besoin et de les protéger -mais en même je n'étais pas préparé aux devoirs de la paternité. J'éprouvais des sentiments assez désagréables, allant du ressentiment à la colère, parfois jusqu'à la haine totale, voire même des accès de violence mentale, que, grâce à Dieu, j'étais capable de contenir."

On se rappelle que pendant son adolescence, alors que les filles lui faisaient peur et qu'il avait des difficultés à se réaliser sexuellement, il s'est souvent posé la question de savoir s'il n'était pas pédéraste. Le voilà maintenant marié et éprouvant des difficultés sexuelles, celles-là même qu'il décrivait quelques années plus tôt chez Charlie dans
Rage. Il a évoqué cette période dans l'interview de Playboy6. Après avoir déclaré que le problème dont il souffrait était fonctionnel, sans qu'il puisse savoir ce qui l'avait amené: "Il y a quelques années, j'ai souffert d'une impuissance périodique, et ce n'est pas drôle, croyez-moi. (...) Je ne suis pas suffisamment doué pour me livrer à une introspection clinique. Ce n'est pas un problème qui a duré. Je crois que la boisson en était partiellement responsable, ce que les Anglais appellent la défaillance du poivrot. Henry Fielding signale que trop de boisson peut causer un engourdissement l'appétit sexuel chez un homme déprimé, si c'est la raison, je déprime, parce que j'ai été frappé très vite, je buvais trop pour baiser. Boire peut stimuler la libido, mais il est sûr que ça bousille les performances. Bien entendu, une part a dû être psychologique, parce que le plus sûr moyen pour un homme d'être impuissant est de dire: «Oh, Christ, qu'est-ce qui se passera si je suis impuissant?». Heureusement, je n'ai ressenti aucun trouble depuis pas mal de temps. Oh, merde, pourquoi me suis-je engagé dans ce sujet? Maintenant, je ne ferais plus à nouveau qu'y penser?"

Heureusement pour leur mariage, Tabitha tient bon. Elle tempête, crie, le houspille, remplaçant en quelque sorte ainsi la mère de King et s'échinant à l'aider à acquérir une maturité et un équilibre qu'il n'a pas. Elle croit surtout en ses talents d'écrivain. Et, maternante, après l'avoir sermonné pour ses insuffisances, elle le soutient dans son travail d'écriture. Steve et Tabitha se comprennent bien intellectuellement. Tabitha, qui a quelque talent, a été évincée des cours de poésie de Burton Hathlen, mais cela ne l'a pas dissuadée d'écrire. D'ailleurs, dès que ses enfants seront élevés, elle se consacrera elle aussi à l'écriture
7.

Et Steve, comme dans d'autres domaines, fait confiance au jugement de Tabitha: "
Elle est capable de lui donner une appréciation fondée sur une oeuvre. Elle ne mâche pas ses mots. Parce qu'elle se préoccupe de lui, elle dit la vérité et ne le ménage pas. Pour moi, c'est sa qualité la plus sympathique."8 C'est Tabitha qui ramassera, fin 1972, le tapuscrit de Carrie, jeté à la poubelle dans un moment de colère par un King écoeuré par ses échecs Elle l'incitera à l'envoyer à l'éditeur Doubleday: "Ma considération distinguée», ironise King, «était ce qu'avait écrit le plus grand perdant de tous les temps.»" (SKS, 79)

"
Je ne sais pas ce qui serait arrivé à mon mariage et à mon équilibre mental s'il n'y avait pas eu la nouvelle inattendue, en 1973, que Doubleday avait accepté Carrie, que je croyais n'avoir aucune chance de vendre." (SKC, 39)

Toujours la rage.

Les critiques n'ont pas manqué de remarquer que les trois romans de cette époque (qui seront publiés plus tard9) ont un point commun: la course contre le temps. Les personnages sont menés par une sorte de «compte à rebours», l'expression utilisée par King pour Running. Mais ce point commun est lié à la structure romanesque. Un autre point commun relie Rage à ce roman: encore et toujours la rage. Elle n'est plus liée cependant à une sexualité perturbée et exacerbée qui n'arrive pas à se réaliser: mais elle comporte de nombreux liens avec le sexe et la mort, dans un univers futur, où certaines choses n'auront pas changé.
Pour sauver sa petite fille malade, Ben, un chômeur sans ressources, vivant de la prostitution occasionnelle de sa femme, ce qui l'écoeure profondément, décide de participer à un jeu télévisé mortel. Il s'agit de ne pas être abattu par ses survivants avant un certain délai. Il en mourra, mais détruira symboliquement le building des jeux.
Notons d'abord ce passage où King transpose sa situation: "
Il travaillait avec rage, faisant des heures supplémentaires dès que possible. C'était mal payé, il n'y avait aucune chance de promotion, l'inflation était galopante -mais ils s'aimaient. Et leur amour dura. Pourquoi pas? Richards était le genre d'homme solitaire capable de donner à la femme de son choix infiniment d'amour et d'affection, avec, sans doute, une bonne dose de domination psychologique. En onze années de mariage, ils n'avaient pas eu une dispute digne de ce nom" (129). Curieux mélange de réalité et de rêve d'une vie conjugale meilleure que la sienne. Et aussi souhait: il y a deux contrats de mariage dans cet avenir proche, l'un pour une union temporaire, l'autre semblable au nôtre: "«Un contrat à vie, à l'ancienne mode. Toujours aussi anticonformiste, hein?»", fait remarquer un enquêteur à Ben. (46)

Sur d'autres plans, les habitudes ont à peine changé. Lors d'un entretien, Ben est reçu par une secrétaire: "
Se tenait une prêtresse de l'ère informatique, une éblouissante blonde aux formes généreuses, vêtue d'un short fluorescent qui dessinait nettement le triangle de son pubis. Ses mamelons très maquillés pointaient insolemment à travers les mailles d'un corsage en filet. (...) Le sourire était séducteur mais anonyme. Richards ressentit exactement le désir impersonnel qu'il était censé ressentir pour cette femelle qui exhibait sans vergogne son corps bien nourri." (29).

Ben est révolté par cet étalage de bonne santé provocante. Il réagira mentalement avec violence lors de sa rencontre avec une bourgeoise qui l'a pris dans sa voiture: "
Il eut une soudaine envie de lui arracher ses belles lunettes, de la jeter dehors et de la traîner dans la poussière, de la forcer à manger du gravier, de lui casser plusieurs dents, puis de la violer, de lui sauter dessus à pieds joints." (168)

À un autre moment, sa fuite pour éviter sa mise à mort l'amène à traverser une foule de curieux, attendant qu'il soit abattu et qui, comme ceux de
Marche, ont "les yeux brillants d'une fièvre presque sexuelle." (197)

Il faut cependant noter que ces thèmes sexuels, importants dans les romans de cette époque de jeunesse, sont ici grandement atténués. La révolte sociale contre l'injustice prend, dans ce roman, le pas sur la révolte sexuelle. Ben est marié, a charge de famille. Son problème n'est plus de satisfaire des pulsions sexuelles, mais d'arriver à faire vivre correctement sa famille.

Les fleurs et la mort.

Parmi les nombreuses nouvelles écrites la seconde année de son mariage, je voudrais relever L''homme qui aimait les fleurs, romantiquement composée, mais effroyablement conclue. Elle débute avec ce style enjoué qu'on retrouve de ci, de là chez King, qui est certes un procédé pour contraster avec l'effroyable, mais qui n'est pas dénué d'une certaine poésie. Une vieille dame rencontre un jeune homme dans la rue, qu'elle interpelle joyeusement:
"-
Hé, mon joli!
Une expression béate sur le visage, il lui fit un petit signe de la main.
Poursuivant son chemin, la vieille dame se dit: il est amoureux.
Et c'était bien l'impression qu'il donnait.
(...) Son visage n'avait rien de remarquable mais, en cette douce soirée de printemps, il était beau, et la vieille dame se surprit à penser avec un brin de nostalgie qu'au printemps, tout le monde pouvait être beau..., qu'il était toujours beau, celui qui se hâte de rejoindre la femme de ses rêves pour l'emmener dîner et, peut-être danser." (367)
Il s'inquiète du prix des fleurs en passant devant un fleuriste: "Si les fleurs sont pour votre mère, prenez le bouquet. (...) Mais si c'est pour votre petite amie, reprit le marchand, c'est différent. Vous prenez les roses thé et, croyez-moi, elle ne fera pas l'addition. Vous me suivez? Hé! Hé! Elle vous mettra les bras autour du cou et...
- Donnez-moi les roses thé, intervint le jeune homme.
Ce fut au tour du marchand d'éclater de rire. Les deux buveurs de bière levèrent les yeux, un sourire égrillard aux lèvres.
- Eh! mon gars! lança l'un d'eux. Si tu veux acheter une alliance, je te cède la mienne pour pas cher... Je serais content de m'en débarrasser.
Le jeune homme rougit jusqu'à la racine des cheveux."
(370).

Atmosphère très «fleur bleue», comme les situations qui vont suivre. Par exemple des femmes qui, dans une laverie automatique, gambergent en le voyant passer, "
son bouquet de fleurs à la main: depuis combien de temps ne leur avait-on pas offert des fleurs?" (311)
Le jeune homme attend Norma et voit arriver une jeune fille: "
C'était Norma.
- Je t'ai apporté des fleurs.
Il lui tendit le bouquet avec un sentiment de soulagement mêlé de joie.
Elle contempla les fleurs pendant un instant, sourit, puis secoua la tête.
- Merci, dit-elle, mais vous devez faire erreur. Je m'appelle...l
- Norma, souffla-t-il en sortant le petit marteau dont il avait si souvent éprouvé la présence. Elles sont pour toi, Norma..., elles sont toujours pour toi., tout est toujours pour toi."
(72). Et il l'abat à coups de marteau.
Il n'est guère possible de lier l'amour et la mort de si jolie façon en moins de six pages...

La malédiction du sexe.

Jusque là, King n'avait pas associé sexe et malédiction religieuse. Son problème était axé sur des difficultés strictement personnelles. Dans les oeuvres qui précèdent, une seule réflexion morale négative d'une lycéenne: "Tout le monde pense que le sexe, c'est sale", dans Rage (163). La répression parentale du sexe s'exerce certes, mais se passe de justification.

Avec
Carrie commence une série de romans où King essaiera de déplacer la problématique de la sexualité. Il en fait un phénomène de société marquée par des interdits religieux qui renforcent durablement la pression psychologique sur les mentalités et déterminent souvent les interdits parentaux. La représentante la plus spectaculaire est la mère de Carrie, première de ces femmes marquées par la «culpabilité judéo-chrétienne». Mais ce roman a un contenu plus riche: une opposition qu'il convient de mettre en évidence, une sorte de tentative pour définir une sexualité «saine» en l'opposant à une sexualité malsaine.

Carrie a eu ses règles tardivement. Elles se sont produites dans les douches du lycée, ce qui en a fait un sujet de dérision pour ses camarades. Rentrée chez elle, elle reproche à sa mère de ne pas l'avoir informée. Pour toute explication, sa mère reprend ses litanies habituelles: "
«Et Dieu a tiré Ève de la côte d'Adam», dit maman. (...) Debout, femme, allons prier. Prier Jésus pour nos âmes pécheresses de femme. (...) Et Ève était une faible créature et elle a lâché le corbeau sur le monde, continua maman, et le corbeau avait pour nom péché. Et le premier péché fut l'accouplement. Et le Seigneur flétrit Ève de Sa Malédiction, et cette malédiction était la malédiction du sang. Et Adam et Ève furent chassés du Jardin et Ève s'aperçut qu'elle portait en son ventre un enfant. (...) Et il y eut une deuxième malédiction et celle-ci était la malédiction de l'enfantement. Ève engendra dans la sueur et le sang. (...) Et , après Caïn, Ève, qui ne s'était pas encore repentie du péché d'accouplement, engendra Abel. Alors, le Seigneur accabla Ève d'une troisième malédiction, et ce fut la malédiction du meurtre. Caïn se dressa et tua Abel à coups de pierre. Et Ève ne se repentit pas encore, ni toutes les filles d'Ève, et le Serpent Perfide fonda sur Ève un royaume de corruption et de pestilences»." (67/9)

Dès lors, tout ce qui se produit est la faute de Carrie, responsable même de sa physiologie! "
«Oh Seigneur, (...) aide la pécheresse agenouillée à mes côtés à voir l'étendue et la gravité de ses fautes. Montre-lui que si elle était restée pure, la malédiction du sang ne se serait pas abattue sur elle. Peut-être a-t-elle commis le péché d'impudeur et de luxure en ses pensées. Peut-être a-t-elle écouté de la musique rock and roll à la radio. Peut-être a-t-elle été tentée par l'Antéchrist. Montre-lui que c'est Ta main magnanime et vengeresse qui l'a punie... »" (69/70)
En fait, l'éducation maternelle s'est limitée pour Carrie à une série d'interdits, tous liés à la sexualité et à ses risques: rester calfeutrée, ne pas se baigner, ne pas prendre de douches, que sa mère qualifie «d'immorales» et se méfier de celui "
avec son pied fourchu qui nous attend au fond des impasses et sur les parkings des grandes routes." (145) Mais de même que Carrie est tardivement menstruée, de même elle découvre tard la sensualité propre à son âge: "Elle se dévêtit -d'abord sa blouse, puis sa jupe trop longue, détestée, sa combinaison, sa gaine, sa culotte, son porte-jarretelles, ses bas. Elle considéra ses vêtements empilés, les rangées de boutons, les élastiques, avec une expression de détresse farouche. À la bibliothèque de l'école, il y avait tout un tas de vieux numéros de Dix-Sept Ans et souvent elle les feuilletait en affectant un air inexpressif et détaché. Les modèles avaient une attitude si effrontée, si insouciante dans leurs jupes courtes, voletantes, leurs collants, leurs légers dessous imprimés. (...) Nue, hostile, l'âme noircie par le péché d'exhibitionnisme, des bouffées de brise lui caressaient le derrière des cuisses, éveillaient en elle une lascivité confuse. (...) Elle pourrait être, elle pourrait être
Vivante.
Elle dégrafa son soutien-gorge de coton et le laissa tomber sur le sol. Ses seins étaient d'un blanc laiteux, lisses et gonflés. Les tétons avaient une couleur café au lait clair. Elle se caressa la poitrine et un frisson la parcourut à fleur de peau. C'était mal, très mal, oh oui. Maman lui avait dit qu'il y avait une certaine Chose. Cette Chose était dangereuse, vieille comme le monde, absolument impure. Elle pouvait vous ôter toute force. Attention, disait maman. Cela vient la nuit. Cela te fera penser aux fautes qui se commettent dans les parkings et les motels. Mais, bien qu'il ne fût que 9 h 20 du matin, Carrie songeait que la Chose l'avait atteinte. Elle continuait à se caresser les seins
(salbosses)
sa peau était fraîche mais les bouts étaient brûlants et durs et quand elle en serra un entre les doigts, elle se sentit toute molle, prête à défaillir.
Oui, c'était la Chose."
(54/5)

L'angoisse du mâle.

Carrie désobéit à sa mère et va au bal de fin d'année du lycée, pilotée par Tommy. Jusque là, elle est toujours apparue négligée, mal habillée. Mais elle s'est fait une robe et s'est parée. Et quand elle rencontre Tommy, tout change: "Elle se dit que si jamais le moindre son déplacé franchissait ses lèvres, son coeur se briserait et que s'il riait, elle en mourrait. Elle sentit réellement, physiquement, toute sa pauvre vie se contracter, se réduire en un point qui pouvait être la fin de toutes choses ou l'accès à un univers nouveau et lumineux.
Enfin, d'une voix éperdue, elle demanda:
- Je te plais?
- Tu es très belle, répondit-il.
Et elle l'était."
(148). Elle est élue reine du bal.

À propos de
Carrie, King fait une réflexion intéressante, qui en dit long sur son état d'esprit de l'époque: "Carrie s'intéresse à la façon dont les femmes apprennent à exercer leur pouvoir et à la peur que la femme et sa sexualité éveillent chez les hommes... En d'autres termes, quand j'ai écrit ce bouquin en 1973 -j'avais quitté la fac trois ans plus tôt-, j'avais pleinement conscience de ce qu'impliquait le MLF pour les représentants de mon sexe. Mon roman, si on le lit d'un oeil adulte, exprime l'angoisse du mâle devant un avenir où l'égalité des sexes sera assurée. À mes yeux, Carrie White est une adolescente martyrisée, une de ces misérables dont l'esprit est brisé dans cette fosse aux serpents qu'est n'importe quel lycée. Mais c'est aussi la Femme, prenant conscience de son pouvoir et, tel Samson, faisant choir le temple sur les fidèles à la fin du récit." (Ana, 200). Traduisons: la peur de la femme, et de son pouvoir. On s'en doutait déjà.

On trouvait déjà -et ce n'est pas un hasard- une constatation proche dans
Rage, au sujet d'une adolescente négligée et rejetée: "Arrange-toi un peu, a dit Tanis. Puis l'air embarrassé mais toujours déterminée, elle a ajouté: Lave-toi, rase-toi les jambes, euh... et les dessous de bras. Aie l'air plus mignonne. Je ne suis pas une beauté, moi non plus, mais je ne reste pas à la maison tous les week-ends. Tu peux y arriver aussi.
- Et comment?
Quelques-uns des garçons semblaient gênés, mais les filles se penchaient en avant. Elles paraissaient compatissantes maintenant, toutes. C'étaient les confidences en pyjama que tous les mâles connaissent bien et redoutent.
- Eh bien... , a commencé Tanis avant de s'interrompre et de hocher la tête.
Pat Fitzgerald a ricané:
- Les secrets du métier?
- Exactement.
- Tu parles d'un métier! a dit Corky Herald."
(122).

King mettra des années à intégrer la femme-partenaire, sujet séducteur et objet sexuel, et à se débarrasser de l'imprégnation de l'image idéalisée de la femme-mère, aimante mais à la sexualité gommée.

Du "Salis-moi" aux papillons.

Ce roman a un contenu plus riche que le cas de Carrie, brimée par une mère intégriste alors qu'elle n'aspire qu'à s'épanouir en tant que femme, ce qui ne fait que refléter une des inquiétudes de King. Notamment le désir pour cette fois nettement exprimé de décrire une sexualité positive, celle de Sue, sans doute la première aussi explicitement depuis que King s'exprime sur le sujet. Jusqu'à présent, les idylles proposées par King ne témoignaient que d'une sexualité inaboutie ou malsaine.

C'est encore le cas de Chris, fille d'un riche avocat, «libérée» et délurée, qui collectionne les aventures passagères: "
Elle avait eu d'autres amants avant Billy mais il était le premier qu'elle ne pouvait pas manipuler à sa fantaisie. Avant lui, les garçons n'avaient été que pour elle des marionnettes au teint frais et au visage candide avec des parents cossus et inscrits au Country Club. (...) Ils allaient à l'université de Massachussets ou au Boston College. (...) Au début, ils prenaient avec elle des airs supérieurs (toute collégienne,si séduisante soit-elle, reste un menu fretin) et finissaient toujours en lui courant après, la langue pendante, comme des chiens en rut. S'ils couraient assez longtemps tout en claquant suffisamment d'argent, elle les laissait en général coucher avec elle. La plupart du temps, elle restait passive au lit, sans un geste d'encouragement ou de répulsion, jusqu'à ce qu'ils aient terminé. Plus tard, elle déclenchait elle-même son orgasme solitaire, considérant l'incident comme négligeable et clos." (150)

Elle trouve pour la première fois des sensations avec Billy, prolo, sale, le contraire de son milieu social huppé, et sa voiture crado. Un pneu éclate, embardées. De mauvais gré, elle l'aide à réparer la crevaison et se salit en l'aidant: "
Il était ce que les autres garçons appelaient un pedzouille, un pue-la-sueur. (...) Une fois le travail terminé, quand elle remonta dans la voiture, de larges taches graisseuses maculaient à la fois son pull-over et son élégante jupe rouge.
- Si tu t'imagines..., commença-t-elle tandis qu'il prenait le volant.
Il se glissa le long du siège et l'embrassa tout en la pétrissant avec rudesse de la taille aux seins. Son haleine empestait le tabac, il dégageait une odeur mêlée de brillantine et de transpiration.
(...) Elle se sentait violemment, presque douloureusement excitée. (...) Caresse-moi, lui dit-elle à l'oreille. Caresse-moi partout. Salis-moi.
Il ne se fit pas répéter. Un de ses bas nylon se déchira. Il lui retroussa sa jupe ultra-courte au-dessus de la taille. Sans la moindre délicatesse, il fouilla à tâtons entre ses cuisses. Et quelque chose -peut-être le fait d'avoir frôlé la mort- provoqua chez elle un orgasme brusque et intense."
(150/3).

À l'opposé de ce cas presque pathologique, King nous décrit l'idylle naissante entre Sue, fille équilibrée, et Tom, garçon solide: "
Elle sortait plus ou moins régulièrement avec Tommy depuis le mois d'octobre (on était maintenant en mai) et il n'y avait que quinze jours qu'ils couchaient ensemble. (...). La première fois, elle avait eu très mal. Ses amies (...) l'avaient aussi fait et lui avaient affirmé toutes les deux qu'on ne souffrait qu'une minute -comme une piqûre de pénicilline- et qu'ensuite c'était le rêve. Mais pour Sue, la première fois, elle avait eu l'impression qu'on la perforait avec un manche de pioche. Tommy avait reconnu, depuis, avec un petit rire, qu'il avait de son côté mis le préservatif de travers." (57)

Elle aime Tom, comme Tom l'aime. Ils couchent maintenant depuis une quinzaine: "
Sept fois exactement. Enfin ce soir c'était la septième fois. Il n'y avait pas encore eu de feu d'artifice, pas de fanfare pour jouer la Bannière Étoilée mais les choses s'étaient un peu améliorées. (...) Ce soir, ce n'était que la seconde fois qu'elle commençait à éprouver quelque chose qui ressemblait à du plaisir puis plus rien. Tommy s'était retenu aussi longtemps qu'il avait pu mais tout s'était arrêté... En somme cela représentait un frottement bien excessif pour si peu de chaleur."

Après avoir conversé un moment, ils recommencent: "
Elle l'attira vers elle.
-Fais-moi l'amour. J'ai le cafard ce soir. Fais-moi l'amour, dis.
Il lui fit donc l'amour et cette fois ce fut différent. Cette fois, elle oublia le manque d'espace et ce ne fut pas un frottement monotone mais une friction délicieuse dont l'intensité ne faisait que croître: deux fois il dut s'arrêter, haletant, fit tout pour se retenir et s'activa à nouveau.
(il était vierge avant moi et l'a reconnu j'étais persuadée qu'il mentait)
Il accentua le rythme de son mouvement; la respiration précipitée, elle laissa échapper des gémissements entrecoupés, lui étreignit le dos avec force; elle s'abandonnait, transpirante, le mauvais goût dans la bouche dissipé, avec l'impression de vibrer de toutes ses cellules, le corps rempli de soleil, des notes de musique et des papillons multicolores plein la tête."
(57, 63).

L'opposition entre les amours de Chris et ceux de Sue est presque caricaturale: d'un côté d'éphémères coucheries sans joie ou l'orgasme dans l'ordure; de l'autre la touchante aventure de deux jeunes qui conjuguent leur maladresse naturelle pour enfin parvenir à l'épanouissement sexuel.
À partir de maintenant, sept ans après la narration de la sexualité perturbée de Charlie dans
Rage, et le lien systématiquement établi alors entre le sexe et la mort, King paraît avoir intégré le modèle d'une relation amoureuse plus épanouie. Des relations semblables apparaîtront de plus en plus souvent dans son oeuvre.

Notes:

1 Brume, Introduction, 12.

2 Rage, écrit en 1966, La longue marche (1966/67), Sword in the Darkness-Babylon here (1968/70). King commence The Blaze (1970/73). Les deux romans précédents ne seront jamais publiés. Running man sera écrit en 72 heures l'hiver 1971.

3 Voir les Notes de Brume, 641.

4 Brume, Introduction, 12.

5 Interview donnée à Playboy en 1983, au journaliste Eric Norden, (SKC, 75 et 37).

6 Interview Playboy, (SKC, 79 et 56).

7 Depuis 1981, elle a publié, outre des essais, 7 romans, dont 4 ont été traduits en français chez Flammarion: Traquée, 1985; Chaleurs, 1988; Contacts, 1993; L'Histoire de Reuben, 1994. Le dernier roman paru de Tabitha est Passion Fatale (Survivor), 1998.

8 Selon Christopher Chesley, qui le connaît depuis leur adolescence commune et qui a autopublié en même temps que lui leurs premières créations à l'âge de 16 ans, voir Beahm (SKS, 78).

9 Il est dommage, pour le sujet qui nous intéresse, que nous ne connaissions pas les deux romans non publiés écrits durant cette époque: Sword in the darkness/Babylon here et Blaze. Les manuscrits se trouvent à la bibliothèque de l'UMO. Beahm en a fait l'inventaire dans SK.C, heureusement traduit dans Phénix 2. Mais ses analyses, conduites méthodiquement, sont trop succinctes pour qu'on puisse en tirer quelque chose dans les perspectives où on se place.

Roland Ernould ©

ÇA = ÇA, (81-85) < 86
CAI = la révolte de Cain, (68) < 85 (MAC)
CAR = CARRIE, (72-73) < 74
COR = le corps , (73) < 82 (DIF)
CRO = le croque-mitaine, (73) < 78 (BRU)
DIF = DIFFÉRENTES SAISONS 4 novellas,
(82=postface)
ELE = un élève doué, (74) < 82 DIF
FL1 = LE FLÉAU, version abrégée, (75-78) < 78
FL2 = LE FLÉAU, version complète, (88 version 78) < 90
MAC = DANSE MACABRE préface + 20 nouvelles, (77 ) < 78
MAR = MARCHE OU CRÈVE, (66-67) < 79
NON = Nona, (78) < 85 (MAC)
POS = poste de nuit, (70) < 78 (BRU)
PRI = le printemps des baies , (68 c75 < 78 (BRU)
RAG = RAGE, (66+71) < 77
REL = La revanche de Gros Lard Hogan, (75) (COR)
REV =RÊVES ET CAUCHEMARS 23 nouv., (92 notes 93) < 93
RUN = RUNNING MAN, (71-72) < 82
SAL = SALEM, (72-74) < 75
SHI = SHINING, L'ENFANT LUMIÈRE, (74-77) < 77
SIM = SIMETIERRE, (79-82-83) < 83
STU = Stud City, (69) (COR)
TIG = en ces lieux les tigres, (68) < 85 (MAC)

Abréviations : Les trois lettres correspondent
aux titres des Ïuvres. La ou les dates entre
parenthèses sont celles de la création de l'Ïuvre.
La dernière date est celle de la publication aux USA. Les
titres des romans sont en majuscules. Les titres des
nouvelles, en minuscules, sont suivis par l'abréviation du
recueil)
Premières dates (entre parenthèses) : années de conception et d'écriture
deuxième date : date de parution

Pour précisions supplémentaires, voir la bibliographie.
Ouvrages critiques de King :

ANA = ANATOMIE DE L'HORREUR, (79/80).< 81
PAG = PAGES NOIRES 1979/80. 1981

Ouvrages critiques consacrés à King :

SKS = George Beahm, THE STEPHEN KING STORY, Warner Books, éd. 1994. Pas de traduction française à ce jour
SKC = George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION
Warner Books, éd. 1993. Pas de traduction française
à ce jour.
TSK = George Beahm, TOUT SUR STEPHEN KING, éd. Lefrancq 1996.
Phénix 2 = Stephen KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995.

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ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 23 - printemps 2004.

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