Coeurs perdus
en Atlantide
Albin Michel,3/ 2001.
(Hearts in
Atlantis est paru le le 14 septembre 1999 aux USA
).
Sauf pour mettre en scène des
enfants, King n'a pas utilisé la période historique de
la seconde partie des années soixante, pendant lesquelles se
déroulait la guerre du Vietnam, et n'a pratiquement pas
évoqué ses années d'université (une seule
nouvelle en parle brièvement, La révolte de
Caïn, sur le thème de
la tuerie collective qui a fasciné King pendant ses jeunes
années). Il le signale dans Anatomie de l'horreur : "Si
j'ai délibérément évité
d'écrire un roman se passant dans les années 60, c'est
parce que cette époque me paraît aujourd'hui infiniment
lointaine, comme si quelqu'un d'autre l'avait vécue."
(187) C'est dire avec quel
intérêt le lecteur attendait ce recueil, dont il savait
qu'il comportait un long développement sur la vie
d'étudiant de King à l'université du Maine
(1966/70)
L'éditeur présente l'ouvrage comme un roman : en fait,
il est difficile de lui donner une dénomination.
Composé de deux novellas (dont une très longue), de
deux nouvelles et d'une coda inclassable, ce récit se passe
à des périodes différentes, sa cohérence
est assurée par la présence, dans chacun des segments,
de relations avec un épisode qui s'est produit entre plusieurs
adolescents, l'agression brutale d'une fillette par quelques voyous
qui a durablement marqué aussi bien les agressés que
les agresseurs. Les situations conflictuelles du roman
découleront de cette agression. Certains de ces personnages
réapparaissent, devenus étudiants ou adultes, toujours
marqués dans leur comportement adulte par ce vécu
enfantin. Ce mince lien servira de fil conducteur, et nous permettra
de suivre la vie de ces préadolescents devenus des hommes.
La première novella - presque un roman - nous rappelle des
souvenirs d'enfants, à l'âge et à la date (1960)
où King (né en 1947) pourrait les avoir vécus.
Le sujet a été longtemps évoqué par King
( les produits les plus marquants sont Le Corps, Le
Talisman, Ça), avant de les abandonner pour y revenir ces
dernières années, mais avec un autre état
d'esprit. Il ne s'agissait plus maintenant d'évoquer avec
émotion des souvenirs liés à la période
où l'enfant bascule dans la préadolescence, mais
d'insérer des enfants dans des histoires les utilisant
pratiquement comme des adultes : David, dans Désolation; Seth, dans Les Régulateurs; Trisha, dans La petite fille qui aimait Tom Gordon. Nous voici donc revenus à
Le
Corps et à Ça : même âge des protagonistes,
mêmes problèmes avec les adultes, leurs
échappatoires dans leurs loisirs et leurs sentiments
d'enfants. Bien que ce type de récit kingien, si souvent
traité, ait perdu toute originalité, le charme
opère encore, et le lecteur est vite saisi par un récit
qui oppose la difficile entente d'un jeune garçon avec sa
mère veuve, et la richesse des rapports qui
s'établissent avec un vieil homme, Ted, venu habiter leur
logement. Avec Ted apparaissent des éléments
liés à la saga de la Tour Sombre. De mystérieux
êtres en jaune, aux formes changeantes comme beaucoup
d'êtres du monde de la tour, utilisant des voitures voyantes,
cherchent en effet à s'emparer du vieil homme, avec des
allusions (le roi Pourpre, les pétales de rose) que seuls les
kingiens avertis pourront comprendre. De graves faiblesses sont
malheureusement liées à cette intrusion. On cherche
vainement le sens de l'utilisation par les hommes jaunes
d'affichettes recherchant des animaux, ou punaisées à
l'envers, des signes particuliers (queue de cerfs-volants!). Une
pauvre explication ne justifie pas ces éléments qui
occupent une partie du récit (Bobby les recherche pour le
compte de Ted) : "Je pense
qu'il doit s'agir d'un moyen de communication, même si on peut
se demander pourquoi ils ne se retrouvent pas tout simplement au
Colony Diner pour échanger leurs
informations." (58) Cette
intégration faiblarde d'éléments insolites,
véritable placage, ne me paraît pas enrichir la
nouvelle, qui présente des qualités de tendresse, de
compréhension, de réflexion clairvoyante sur la perte
de l'innocence. Peut-être leur sens apparaîtra -t-il plus
tard : pour l'instant, ils faut vite les oublier, pour ne retenir que
la description de vies enfantines où King est passé
maître, leurs affections et leurs amours (Bobby a deux copains,
Carol, une fille, et Sully-John, un garçon de son âge),
leur naïveté roublarde et leur apprentissage du mensonge,
le gâchis que certains parents apportent dans la vie de leur
progéniture, comme ici la rapacité,
l'indifférence ou la méchanceté de la
mère..
Les quatre récits qui suivent sont liés à la
guerre du Vietnam. La seconde novella, récit à la
première personne de l'étudiant Peter, se
déroule pendant le dernier trimestre 1966, date où King
entre à l'université du Maine (où se passe le
récit). Ma déception paraîtra discordante dans le
flot des louanges touchant l'oeuvre. Mais il faut bien que j'avoue
que le contenu de Chasse-coeurs en Atlantide m'a vraiment déçu. Bien sûr, est
décrite l'intéressante prise de conscience, en quelques
mois, par de jeunes étudiants jusque là
indifférents, des réalités politiques de
l'époque. Ces trois mois peuvent expliquer partiellement
l'évolution personnelle de King, et, à ce titre,
offrent des perspectives nouvelles, à la fois pour comprendre
les exigences des jeunes pour un changement de société
(le mouvement français de 1958 s'est produit brutalement en
France, alors qu'il s'est étalé sur plusieurs
années aux USA) et leur hostilité à une guerre
infâme et meurtrière. On aime se représenter le
jeune Steve révolté de la couverture du Maine Campus de
1969 où, étudiant barbu, chevelu, agressif, le fusil
à la main, il injoncte ironiquement à ses condisciples
d'étudier, alors que la confusion et le désordre en
rapport avec la guerre du Vietnam règnent alors sur les campus
universitaires. On évoque volontiers un King
élevé dans un républicanisme de droite bon teint
devenant gauchiste en arrivant à la fac, comme il le dit dans
certaines interviews. On ne subit telle évolution, peut-on
croire, que par une prise de conscience politique des
problèmes d'une société en crise, une analyse,
serait-elle sommaire, des dysfonctionnements d'une
collectivité mal dirigée et mal régulée.
La suite logique de l'intransigeance de Rage. On pouvait admettre que, plus tard, l'étudiant
King, déçu par les faiblesses d'une position politique
morale, mais idéaliste, prenne à la sortie de la fac
ses distances avec tout mouvement révolutionnaire, ou
simplement contestataire. Mais quand il se décide, plus de
trente ans plus tard, à évoquer ces années,
c'est pour ramener des événements historiques à
des situations individuelles d'enfance, de révolte ou de
repentance... Carol, la fillette du premier récit, qu'on
retrouve ici étudiante, participe à des manifestations
politiques contre le Vietnam? Pas de justification politique : elle
répond à une impulsion qui vient de son enfance, quand,
agressée et blessée par trois loubards, elle a
été secourue par Bobby : "C'est alors que Bobby est arrivé. Il m'a
raccompagnée hors du parc et m'a portée jusque chez
lui. Il a remonté tout Broad Street Hill alors qu'il faisait
une chaleur écrasante. Il m'a portée dans ses bras."
(345) Il a ensuite, bien que
plus faible, donné une solide raclée à
l'agresseur Harry : "La seule
chose qui mérite que je m'en souvienne, c'est que Bobby
Garfield a pris fait et cause pour moi. (...) J'ai
toujours voulu lui dire combien je l'aimais pour ça, et
combien je l'aimais pour avoir montré à Harry Doolin
qu'on ne s'en tirait pas comme ça quand on s'en prenait aux
gens, en particulier à ceux qui sont plus petits que vous et
qui ne vous veulent pas de mal." (346) Il est décevant de voir quelles
leçons politiques King tire de cet incident ordinaire dans la
vie des enfants : l'agressée, devenue étudiante
à l'université, participe à des manifestations
contre la guerre du Vietnam pour remercier rétrospectivement
celui qui lui a porté secours. Pour qui a vécu
l'effervescence bouillonnante des idées à cette
époque, la comparaison et la mise en critique des
systèmes politiques et sociaux existants, le radicalisme dans
la remise en cause des institutions, il paraît bien mince de
voir ramener des prises de position fondamentales à un geste
d'altruisme consécutif à un traumatisme vécu
dans l'enfance. Pas meilleure se révèle la prise de
position collective du groupe d'étudiants en faveur d'un
handicapé qui risque l'exclusion pour avoir tagué un
mur d'une inscription contre la guerre : leur soutien ne vient-il pas
du fait qu'ils se sont d'abord abondamment moqués de cet
handicapé qui avait fait une chute? Et leur approbation du
signe de la paix de Russell (la patte de poulet américain!)
tient de l'imitation et du remords, et non d'une conviction profonde.
La prise de conscience politique est dérisoire. De la
psychologie - et d'envergure limitée - utilisée pour
expliquer l'histoire... On ne saurait mieux dire les limites des
prises de conscience chez King des insuffisances ou des tares de
notre société. Le refus partiel de ce monde se traduit
chez lui par une tendance à se tenir en marge d'une
société sur laquelle il porte un regard
acéré et critique, mais que, finalement, il est
incapable de vraiment dominer. King est remarquablement doué
pour saisir des situations individuelles, et tout se ramène,
dans son oeuvre, aux comportements d'individualités. Qu'il ait
personnellement vécu ainsi ces événements n'est
pas singulier. La plupart les ont traversés ainsi sans rien
voir, ou n'y ont vu que des opportunités comme celle de
«se lever» une fille en participant à un mouvement.
Mais on pouvait attendre davantage : quelle force cette
période aurait-t-elle pu prendre dans cette novella si elle
avait été vécue par un Charlie comme dans
Rage, le King lycéen contestataire et sans
concession de dix-sept ans? Si elle avait été
décrite dans la foulée de Rage, ou de Marche ou Crève, au moment même des événements?
Ces réserves faites, l'importance de cette novella est
indispensable à la compréhension de King. Le grand
tournant que constitue le fait d'assumer sa vie, alors qu'au
lycée la voie était tracée par le
système, avec la difficile conquête de
l'individualité et du contrôle de soi, la fin de
l'enfance et l'acceptation du monde adulte et de ses duretés,
n'est pas facile. King insiste sur l'importance de ces
transformations : "Je suppose
que le temps des changements, celui où se produisent les
dernières convulsions de la jeunesse, mais je doute qu'il y en
ait jamais eu d'une ampleur comparable à ceux que connurent
les étudiants qui débarquèrent dans leur campus
à la fin des années soixante." (271) Mais ce que le
lecteur retient de la novella, c'est le niveau très
médiocre de la motivation pour les études de ces jeunes
gens, l'impression qu'elles sont une obligation, mais ne leur servent
à rien si ce n'est à obtenir les notes qui permettront
de garder leur bourse universitaire et le sursis qui leur permet
d'éviter le Viêt-Nam, et que l'évasion (dans des
parties de cartes endiablées et interminables dans le cas
présent, menée une grande gueule à la
personnalité douteuse, Malenfant) est la seule issue qui
présente quelque intérêt. Le combat politique
paraît, dans cette perspective, plus la conséquence
d'une sorte d'entraînement collectif qu'un choix lucide et
motivé.
La novella permet de préparer le terrain pour les trois autres
récits qui se déroulent en 1983 et à notre
époque. Le tourbillon de ce dernier trimestre 1966 a disparu,
remplacé par un mal-être, un manque, une sorte de grand
vide que les personnages, amers, aigris, voire
déboussolés ou torturés ne savent comment
combler. Dans les deux nouvelles suivantes, ils sont hantés
par les souvenirs de leur passé. Willie est aussi bien
marqué par sa guerre du Viêt-Nam que par
l'épisode pendant lequel Carol a été battue.
Moins cynique que les autres, plus religieux aussi, il en garde le
désir de se repentir, et passe son temps à recopier
interminablement sur des cahiers : je suis désolé. Il
s'est inventé une vie compliquée et peu
compréhensible, pour concilier les apparences d'un homme
d'affaires vivant dans l'aisance et se rendant à son bureau
dans un costume de marque, avec la pratique de la mendicité,
sa seule source de revenu (il vaut mieux passer sur l'épisode
tortueux du passage d'un bureau à un autre par une trappe
qu'il a spécialement aménagée). Sur son
trottoir, il se présente comme un ancien du Viêt-Nam,
médaillé, mais oublié, et, dans ses
vêtements militaires, parle occasionnellement de ce qu'il a vu
là-bas. Signe concret de son remords, il collecte l'argent des
donateurs dans le gant de base-ball abandonné par Bobby lors
du sauvetage de Carol. Hystériquement, il devient aveugle dans
sa période de mendicité - comme il l'a
été un moment au Viêt-Nam. Sa longue
pénitence tient lieu de confession, mais il s'arrange pour
garder les billets des donateurs pour lui sans remords, en offrant
les pièces aux églises, mêlant ainsi Dieu
à ses curieuses manigances. Il faut signaler que, pour corser
le récit, King lui a fait rencontrer au Viêt-Nam
l'animateur du jeu de cartes jadis à la fac, qui fait
participer son groupe à ses parties de chasse-coeurs. Il a
aussi sauvé de la mort au Viêt-Nam l'ancien ami de
Carol, dont il évoque fréquemment le souvenir.
Contradictoirement avec ses idées de repentance, il pense
faire disparaître un policier véreux qui le taxe
abusivement. On ne peut pas dire que la nouvelle, avec ses
curiosités, suscite particulièrement
l'enthousiasme.
Le quatrième texte met en scène, à la même
date, le copain de Carol, Sully-John, jadis sauvé par Willie
au Viêt-Nam. Il est hanté par le souvenir d'une vieille
femme indochinoise que Malenfant, le passionné de cartes de
l'université retrouvé là-bas, a tué
à coups de baïonnette. Il s'est fait soigner (diagnostic
: fantasme et transfert) et, avec le temps, la voit moins. À
l'enterrement d'un ancien du Viêt-Nam, il évoque avec
son ancien lieutenant la situation de ceux qui sont revenus de
là -bas, la plupart malades (il est question du
défoliant, l'agent orange). Il évoque longuement et
avec amertume la situation de désespérance des
survivants des années soixante : "Notre conception d'un grand changement dans la vie se
résume à l'achat d'un clébard. Les filles qui
ont brûlé leur soutien-gorge autrefois achètent
maintenant de la lingerie en soie et les types qui baisaient
témérairement pour la paix sont maintenant des
obèses qui restent tard le soir devant l'écran de leur
ordinateur, et se tirent la tige en regardant des photos de gamines
de dix-huit ans sur Internet. C'est nous, tout ça, frangin, on
aime bien mater. (...)
Mais il y a eu une
époque... ne rigole pas, vieux, il y a eu une époque
où nous avions tout entre les mains. Vraiment. Tu ne savais
pas?" (258) Passons sur les illusions que contient cette
affirmation. Il y avait beaucoup d'égoïsme frustré
et de recherche de satisfactions immédiates dans le
comportement des jeunes de la fin des années soixante,
à côté d'une véritable
générosité et surtout, une croyance quasi
absolue dans le pouvoir de l'imagination. Rien n'est plus labile et
vague que les suggestions de l'imaginaire, où le réel
est complètement mis de côté. King croit-il
lui-même qu'à cette période, tout était
possible? Il n'a pas dû le croire longtemps. Lui-même
déclare, à sa sortie de l'université, dans la
dernière de ses chroniques du Maine Campus (21 mai 1970) qu'il
est bien revenu de ses espérances : "Si quelqu'un, alors qu'il prenait conscience des
réalités, a pu dire qu'il allait «changer le monde
avec la vigueur et l'oeil brillant de la jeunesse», maintenant
ce jeune homme est prêt à tout envoyer promener et
à prendre la fuite, comme un homme qui ne se sent plus
tellement l'oeil brillant; en fait, il se sent vieux de deux cents
ans." (George Beahm,
The Stephen King
Story, 67) La
désillusion des jeunes des années soixante n'est donc
pas récente, et elle a suivi de près les
événements. Ce qui se passe avec sa
génération ne devrait donc pas l'étonner... Il
est facile de se moquer des «vieux» soixante-huitards se
masturbant devant leur télé... Ils sont loin
d'être les seuls. Oserai-je utiliser le terme d'exemple
«simpliste»?
Le seul passage original de cette nouvelle tient dans la chute
inexpliquée du ciel d'objets les plus variés lors d'un
embouteillage, dans lequel Sully-John meurt d'un infarctus. Seule
explication possible (les journaux ne rapportent rien sur la chure
des objets) : durant les quelques secondes qui séparent sa vie
de sa mort, Sully-John a vu symboliquement les objets de la
société de consommation les plus variés
écraser les automobilistes, comme sa génération
a été écrasée par cette même
société matérialiste (remarquons sa
lucidité quand même exceptionnelle pour un mourant,
compte-tenu du luxe de détails dont King parsème sa
description!) Le plus étonnant étant la chute d'un gant
de base-ball, évidemment celui de Bobby, possédé
ensuite par Willie... Il y a nécessairement de la Tour Sombre
là-dessous.
C'est ce que nous confirme la coda d'un quinzaine de pages qui
clôture le recueil, où l'on retrouve Bobby, seulement
mis en scène dans le premier récit (mais souvent
présent dans les esprits ou les conversations). À
cinquante ans, il est revenu sur les lieux de son enfance
après de longues années d'absence (situation
déjà rencontrée dans Ça). Ce ne sont pas ses impressions de retour qui
constituent l'essentiel, mais sa rencontre avec une Carol
fantomatique, devenue énigmatiquement une autre. Carol, dans
la réalité morte avec d'autres révolutionnaires
lors d'un combat avec les forces de l'ordre, apparaît sous une
autre identité, a changé de personnalité
(professeur de maths et non de littérature). Cette coda, par
sa sobriété et son efficacité dans les liens
qu'elle établit entre divers personnages et objets
rencontrés dans le recueil, propose des énigmes au lieu
d'éclaircir et de dénouer la situation.
Réapparaissent mystérieusement le gant de base-ball,
qui avait servi de sébile à Willie avant de
dégringoler du ciel sur la tête de Sully-John lors de sa
mort dans un embouteillage; le roman de William Golding Sa Majesté des
Mouches, qui avait eu de
l'importance dans les deux premières novellas. Avec des
interventions de Ted, qui reste toujours présent quoique
ailleurs, ce sont les dernières intrusions du monde de la Tour
à notre époque, dans une situation où le monde
réel et le monde des rêves se superposent, créant
une certaine forme de magie, et suggérant que les apparences
de notre monde ne sont qu'un mince vernis, cachant quelque chose
d'autre.
Le lecteur se trouve ainsi en présence d'un ensemble disparate
et inégal, de qualité nonobstant les importantes
réserves de fond qui ont pu être faites. La
première novella est superbe pour les situations d'enfance
évoquées plus haut, mais aussi la place donnée
aux livres et aux films qui peuvent bouleverser et enrichir une vie.
L'utilisation du roman de Golding en leitmotiv dans plusieurs textes
est une trouvaille de choix, qui n'est pas gâchée par
des considérations ou des incidents importuns. Le contexte
historique de la guerre froide et de l'affirmation de la jeunesse
comme force autonome paraîtra sommaire à celui qui a
connu cette époque, mais suffira peut-être aux autres.
La sinistrose de ces années de fac privées de sens pour
beaucoup d'étudiants, la confusion de leurs sentiments, la
peur des parents qui continuent à jouer un rôle
important, l'absence de perspective des sentiments amoureux donnent
à l'ouvrage tristesse et impression de fermeture. Cette
description de la vie dans ses méandres et sa
complexité, ses plaisirs et ses blessures, forme finalement un
panorama sombre de ce qui s'est passé dans cette fin de
siècle. Marqués par leur culpabilité et
hantés par les souvenirs du passé, certains ne seront
plus que des handicapés de la vie. Le meilleur se situe dans
ce que King a raconté avec son coeur, plutôt qu'avec des
combinaisons à intentions littéraires douteuses; dans
ce qu'il n'a pas calculé, dans ce qu'il a écrit en
étant lui-même au lieu de succomber à ses
démons familiers et de tomber dans l'artifice. Ce livre est
marqué par un grand amour, une compassion bienveillante envers
les hommes. Même Malenfant le bien nommé, qui perturbe
la scolarité de ses condisciples et en conduit un grand nombre
au ratage de leurs études, est humanisé en tant que
suppôt du mal, et fait pitié plutôt qu'horreur. Il
ne se révèle vraiment maléfique qu'au
Viêt-Nam quand, vociférant à son habitude et
tenant les autres sous son emprise trouble, il se montre sous son
vrai visage, un assassin et un prédateur sans scrupules. Ce
livre finalement plaira davantage pour son romantisme
littéraire et sa sentimentalité que par sa
vérité historique.
Roland Ernould © mars
2001.
version
audio
|
5 récits au lieu des quatre prévus
initialement :
-
Low Men in Yellow
Coats se rattache au Cycle de la Tour Sombre; Hearts in Atlantis; Why We're in Vietnam; Blind Willie
(déjà parue dans Six Stories,
1997). S'y ajoute maintenant: Heavenly Shades of Night Are Falling, qui aide à boucler le recueil et
à lui donner une unité qui le fait plus ressembler
à un roman que la première version.
Résumé du recueil.
Les 5 récits ont tous un
rapport avec les années 60. Pour ceux qui n'étaient pas
nés à cette époque, précisons que le
premier roman de King, Carrie, a
été publié en 1974, l'année qui a
précédé les derniers retraits de troupe du
Vietnam. Depuis 10 ans, les images de cette guerre et celles des
manifestations hostiles qu'elle avait suscitées envahissent
les petits écrans aux USA. Ces cinq nouvelles sont
étroitement liées et ont pour cadre les 40
dernières années de ce siècle. Chaque
récit plonge ses racines dans les années 60 et reste
dominé par la guerre du Vietnam.
Dans Low Men in Yellow
Coats, Bobby Gardfield, un petit
garçon de 11 ans, découvre que méchanceté
et rapacité dominent le monde qui l'entoure. Il
découvre également que les adultes, loin d'apporter
secours et réconfort, sont parfois au coeur de
l'horreur.
Dans Hearts in Atlantis, qui donne son
titre au recueil, un groupe de jeunes lycéens se prend de
passion pour un jeu de cartes, découvre les
possibilités de la contestation et doit affronter au sein
même du groupe les forces des ténèbres.
Dans Why We're in Vietnam et Blind Willie,
deux hommes, qui ont grandi dans la même banlieue du
Connecticut que Bobby, essaient désespérément de
combler le vide des années qui ont suivi la guerre du Vietnam
dans une Amérique qui parfois semble tout aussi vide et
tourmentée que leur propre existence.
Enfin, dans Heavenly Shades of Night Are
Falling, qui constitue le
dénouement de ce livre remarquable, Bobby retrouve les lieux
où il a grandi et où l'attendent peut-être un
ultime secret, la possibilité de se racheter et ses plus
chères espérances.
Ce nouveau recueil de King allie
frissons et suspense et révèle beaucoup de compassion.
Il emménera certains lecteurs là où ils ne se
sont jamais aventurés et d'autres là où ils sont
demeurés sans pouvoir réellement en sortir. Il
décrit bien l'atmosphère des années 60. Chaque
récit est relié au suivant d'une certaine façon
et regorge de références historiques. L'impact de
l'ensemble du recueil est remarquable.
Présentation de Hearts in Atlantis par Stephen King.
Une préface inédite de
King traduite en français pour ce
site.
En complément de
l'édition de poche de Bag of Bones (parue cette première semaine de juin) on trouve
une lettre de Stephen King, qui nous parle de Hearts in Atlantis, du passage à l'âge adulte dans les
années soixante, du métier d'écrivain en
général avec un petit commentaire sur son livre
On
Writing, qui combine souvenirs et
conseils techniques:"Je crois
qu'ils ne mettront jamais ce livre au
programme dans les
écoles. Je me suis trop amusé pour
l'écrire" Cette
lettre, avec d'autres informations, peut être consultée
en langue anglaise sur
http://www.simonsays.com/king/heartsletter.cfm
L'édition de poche de Bag of Bones
comporte cette lettre de Stephen King:
Fidèles lecteurs,
J'espère que Bag of Bones vous
aura empêché de dormir au moins une nuit.
Désolé, c'est comme ça que je suis.
Moi-même, je n'ai pas pu dormir pendant une nuit ou deux et
depuis que j'ai écrit ce bouquin, j'hésite à
descendre à la cave -je m'attends toujours à ce que la
porte se referme, que les lumières s'éteignent et que
l'on se mette à frapper de grands coups. Mais c'est aussi ce
qui est amusant, du moins pour moi. Si je ne me sens pas très
bien, surtout n'appelez pas le médecin.
Lorsque je suis venu trouver Scribner and Pocket Books, je leur ai
proposé trois ouvrages très différents. Le
premier, c'est le roman que vous venez de lire (si du moins vous
n'êtes pas l'un de ces curieux individus qui commencent par
lire ce qui est à la fin d'un livre), le second était
un recueil de nouvelles, et le troisième On writing, un essai sur le métier
d'écrivain qui combine souvenirs et conseils techniques. Je
crois qu'ils ne mettront jamais ce livre au programme dans les
écoles. Je me suis trop amusé pour l'écrire.
Mais je m'écarte du sujet.
J'ai pensé que
le recueil de nouvelles serait d'un abord plus facile. Il devait
être un peu plus important que Night Shift (mon premier recueil) et un peu moins important que
Skeleton Screw
(mon second recueil). J'avais
à ma disposition tout un tas de bonnes histoires dont
quelques-unes avaient paru dans de petits magazines et plusieurs
étaient restées inédites (seules deux nouvelles
Everything's
Eventual et The Man in the Black Suit
avaient été
publiées dans des magazines à gros tirage). J'avais
même un titre tout trouvé pour ce recueil, One
Headlight, d'après la chanson des Wallflowers -il paraissait
tout à fait approprié. Si écrire des nouvelles
ce n'est pas atteindre son but avec un seul phare, alors je ne m'y
entends pas.
[One Headlight = un seul phare. NdT]
Mais voilà. Quelque chose
d'inattendu s'est produit. Je crois que j'étais plus ou moins
stimulé par la venue d'un autre éditeur et de nouveaux
lecteurs; mais surtout j'avais trouvé une bonne idée et
je m'étais laissé emporter par cette idée. Entre
les différentes périodes de travail intensif sur
Bag of Bones
(sur la longue ligne sinueuse qui
mène à leur publication, j'ai découvert que les
livres reviennent vous tourmenter comme des accès de
fièvre), j'ai écrit une nouvelle intitulée
Hearts in
Atlantis. C'est un de mes
«petits romans», une oeuvre trop longue pour être une
nouvelle, mais trop courte pour être considérée
comme un véritable roman. Au cours de ma carrière
où l'on n'a pas cessé de ma reprocher d'écrire
des ouvrages beaucoup trop longs (comme par exemple, The Stand, It ou
The
Tommyknockers), j'ai écrit
une douzaine de ces petits romans et je les ai gardés pour
être publiés à part dans des recueils
séparés. Le premier de ces recueils a été
Different
Seasons, le second Four Past Midnight. J'aime beaucoup ces deux livres; les
histoires qui s'y trouvent comptent parmi celles que je
préfère. Cependant je n'avais pas l'intention de
publier un recueil de ce type après Bag of Bones, car je n'avais plus d'histoires en réserve, mes
tiroirs étaient vides. C'est alors qu'est arrivé
Hearts in
Atlantis, et cela a
déclenché chez moi quelque chose qui attendait
patiemment de s'exprimer depuis trente ans ou davantage.
J'étais un enfant des années 60, j'étais aussi
un enfant de la guerre du Vietnam et j'ai toujours eu eu envie au
cours de ma carrière d'écrire quelque chose sur cette
époque, depuis The Fish Cheer jusqu'à la chute de
Saïgon, en passant par la fin des pantalons à pattes
d'éléphant et la mort du disco funk. Bref, je voulais
parler de ma génération -quel écrivain n'en a
pas envie?- mais j'avais l'impression que si je m'essayais, ce serait
un épouvantable gâchis. Par exemple, comment imaginer
que je puisse écrire une histoire avec des personnages qui
seraient adeptes de la non-violence ou qui diraient: «Hey...
groovy!» [Ah, sensass! Ndt]
De Los Angeles, Gertrude Stein a dit: «Voilà un nom qui ne recouvre rien de
précis.» C'est ce
que je pense des années soixante, au cours desquelles s'est
véritablement forgée la conscience des hommes et des
femmes de ma génération, et de toutes les années
qui ont suivi et qui nous ont vu remporter quelques victoires et
subir de cuisantes défaites. Il me semblait plus facile
d'avaler une brique que de dire comment la première
génération d'après-guerre aux États-Unis
était passée des carabines à air comprimé
Red Ryder aux fusils de l'armée, puis aux pistolets laser des
salles de jeux. Et puis, j'avais peur. Allen Guisberg a dit:
«J'ai vu décliner
tous les grands esprits de ma génération.»
Moi-même j'ai vu
quelques-uns des meilleurs écrivains de ma
génération essayer de parler de ce qu'on appelle les
Baby Boomers et n'exprimer qu'un grand fatalisme dans un flot de
platitudes et de lieux communs.
J'en suis venu à penser qu'il
n'est pas bon, mais alors pas bon du tout, pour l'écrivain, de
trop réfléchir, et lorsque je me suis mis à
écrire Hearts in Atlantis je ne pensais pas à grand chose -je
n'écrivais pas pour parler d'une génération
d'hommes et de femmes mais pour me faire plaisir, en exploitant un
incident que j'avais pu observer lorsque je n'étais encore
qu'en première année de fac. Je n'avais pas vraiment
l'intention de publier cette histoire, mais j'ai pensé qu'elle
pourrait amuser mes enfants. Et c'est comme ça que j'ai
trouvé la solution. j'ai commencé à entrevoir
comment je pourrais parler de ce que nous avons failli avoir, de ce
que nous avions perdu et de ce que nous étions finalement
devenus, et faire tout cela sans pontifier. Je déteste
pontifier dans mes ouvrages, ce que quelqu'un (peut-être Robert
Bloch) a défini comme «vendre son droit d'aînesse pour avoir le
privilège d'utiliser une tribune.»
Une fois terminé Hearts in Atlantis , je suis revenu en arrière et je me
suis mis à écrire une nouvelle histoire d'une bonne
longueur, une sorte de roman à part entière,
intitulé Low Men in Yellow Coats. Il existait déjà une troisième
histoire, Blind
Willie. Il suffisait de
l'arranger un tout petit peu pour l'adapter à ce que je
voulais faire. Une quatrième histoire, également
inédite (Why We're in Viet Nam), me paraissait mettre un point final et résumer
ce que j'avais à dire. Mais même dans ce cas il me
semblait que je n'avais pas tout à fait terminé et
j'écrivis une dernière oeuvre intitulée
Heavenly Shades
of Night Are Falling.
Hearts in
Atlantis débute avec Bobby
Garfield à Harwich, Connecticut (une banlieue imaginée
de Bridgeport) en 1960 et se termine dans Shades of Night avec le même Bobby Garfield à Harwich
quarante ans plus tard. Le produit fini (surtout avec l'adjonction de
la dernière oeuvre) ressemble beaucoup plus à un roman
qu'à un recueil d'histoires, mais peu importe, j'en suis assez
content -je crois que toutes les histoires qui s'y trouvent sont
effrayantes, drôles, tristes et font parfois
réfléchir. On n'arrive jamais à dire tout ce
qu'on voudrait dire mais quelquefois on réussit tout de
même à trouver une piste, suffisamment pour être
satisfait un certain temps. C'est une piste que je n'aurais jamais
imaginé suivre il y a dix ans, un livre que je n'aurai jamais
imaginé écrire et que je n'aurais jamais pu
écrire si j'avais projeté de l'écrire. Pour
reprendre une expression des années 60, ç'a
été un véritable «happening»
Hearts in
Atlantis sera disponible chez
Scribner à partir du mois de septembre. Si vous étiez
adolescent à l'époque où régnaient les
chaussures à semelles compensées et se produisaient des
groupes qui s'appelaient par exemple The Strawberry Alarm Clock,
peut-être que le livre vous rappellera ce que vous avez
été, ce que vous avez eu, ce que vous avez perdu et ce
que vous avez acquis. Si vous êtes né après,
Hearts in
Atlantis vous aidera
peut-être à comprendre ce que nous avons
été et les raisons qui font que nous sommes devenus ce
que nous sommes. J'espère bien que vous le lirez et que vous
me direz ce que vous en pensez. En attendant... allez en paix, les
gars.
Tous mes remerciements à Bernard Briandet qui a traduit cette
préface pour mon site et à ©
SimonSays.com.|
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