Isabelle Smadja,
Le Seigneur des
Anneaux ou la Tentation du mal
PUF (Sociologie d'aujourd'hui), 2002,
112 pages.
Un Anneau pour les gouverner tous.
Un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous
Et dans les ténèbres les lier.
Isabelle Smadja s'est fait remarquer
par le remarquable travail de fond qu'elle a réalisé,
il y a deux ans, sur Harry Potter. Agrégée de
philosophie, docteur es-esthétique, elle enseigne à
l'université de Nancy. Son expérience d'enseignante,
mais aussi celle de mère de 4 enfants, lui avait permis
d'entrer dans son sujet de manière personnelle et de nous
apporter des vues originales. La plus pertinente de ses analyses
concernait la mise au jour de nombreuses allusions de J. K. Rowling
à une situation politique récente, qui peut se
reproduire. Dans le monde des sorciers, la montée en puissance
du maléfique Voldemort correspondait, selon elle, à
l'accession au pouvoir d'Hitler, accompagnée de la mise en
place de forces destinées à assurer la solidité
de son régime fondé sur la terreur. Les initiales du
nom du fondateur de la Maison Serpentard sont celles du dictateur
portugais Salazar, un des supporters du régime nazi. Le monde
des sorciers est divisé en deux depuis la première
«mort» de Voldemort (la défaite d'Hitler), comme l'a
été longtemps l'Occident lors de la disparition du
dictateur et de son régime. Le danger d'un péril aussi
grand nous menace toujours. Voldemort présente de nombreux
traits propres à Hitler, et d'abord la haine des juifs
(transposée sur les Moldus) attribuée selon certains
historiens aux doutes qu'avait Hitler sur la
«pureté» de son ascendance. Soutenue par le sage
Dumbledore, la lutte de Harry contre Voldemort est en
conséquence celle des lumières contre les
ténèbres, de l'esprit de liberté contre celui de
l'asservissement. Smadja concluait que la magie et son merveilleux
apportaient chez J. K. Rowling des leçons positives solides,
passant facilement grâce à la
légèreté des propos et à l'humour du ton.
Bref, la série des Potter pouvait être
présentée, indépendamment de ses qualités
narratives, comme une oeuvre formatrice pour les jeunes
enfants.
La thèse qu'elle expose dans
l'analyse du Seigneur des Anneaux se présente résolument contraire, et en
opposition avec l'opinion qu'on se fait habituellement de Tolkien.
L'intention de Smadja est de nous révéler les vraies
raisons de notre engouement pour la mythologie de Tolkien crée
il y a un demi-siècle. Brièvement résumé
: Tolkien nous fascine, affirme Smadja, parce qu'il nous propose
insidieusement le mal pour ce qu'il est, pour le plaisir qu'il
procure. Tolkien est dangereux parce qu'il légitime la
violence et le jeu de guerre, les universalise en montrant que
l'esprit de conquête, le goût de la destruction,
l'attirance vers la mort sont des éléments
séduisants de l'essence humaine. Voyons dans le détail
la démonstration de l'auteur, étayée par de
nombreuses justifications et citations.
Elle rappelle d'abord la situation actuelle : devant la menace
grandissante des guerres, les images de souffrance et de mort qui
nous viennent de la planète entière, nous nous sentons
submergés par le mal. Or trois oeuvres littéraires
bénéficient en même temps de l'engouement des
adolescents et des adultes (Le Seigneur des Anneaux, de J. R.
Tolkien; Harry Potter, de J. K. Rowling, À la croisée
des mondes, de P. Pullman), qui exercent sur eux une forte emprise.
Elles sont toutes trois des témoignages de l'impression qu'ont
les contemporains d'être désarmés devant
l'étendue du mal. Et dans ces oeuvres, ce sont des enfants ou
des demi-hommes, qui combattent les forces du mal, symboles
évidents d'une tradition qui remonte bien avant le combat
biblique de David et Goliath, à la lutte des hommes contre les
géants. L'identification va de soi pour les jeunes, de
même que pour la plupart des hommes qui se sentent bien
ordinaires.
Le choix de l'anneau est essentiel,
car l'Anneau possède un sens symbolique d'une ambivalence
particulière. Dans les mythes et la littérature, elle
concentre des significations opposées : mort et
immortalité, pouvoir et asservissement, possession et
dépossession. On fait ordinairement de l'Anneau du livre de
Tolkien un symbole de pouvoir et de puissance en
général1, comme il l'a proposé lui-même dans des
vers célèbres, plusieurs fois repris. Au terme d'une
analyse serrée de plusieurs pages, utilisant aussi bien la
symbolique que l'explication de texte, Smadja conclut
différemment. Tolkien nous propose insidieusement autre chose.
Contrairement aux apparences, l'Anneau confère en fait un
pouvoir sur la mort, assurant certes la force et la puissance, mais
liées à l'oppression, à l'asservissement, dans
un régime mortifère. Sauron, créateur de
l'Anneau, ne songe "qu'à régner sur un royaume d'ombres et de
morts", serait "l'antithèse de Dieu, créant la
vie tout en étant soucieux de laisser aux hommes leur
libre-arbitre." (25)
Sauron se prend d'ailleurs pour Dieu, et interdit, comme
Jahvé, de prononcer son nom2. Mais ce Dieu du mal ne veut que des esclaves, pas des
créatures ayant leur libre arbitre.
La fascination de l'Anneau vient
ainsi de ce que, chez Tolkien, le Bien et le Mal sont confondus en
une seule unité, "que
le Mal [est] beau"
dans le cadre d'une "esthétique de la mort" (28).
Reprenant les mythes de séduction et de tentation, Smadja
rappelle que pour exorciser leur peur de la mort qui les fascine, les
hommes ont créé quantité d'images autour d'elle.
L'oeuvre de Tolkien suit cette règle et permet, comme l'ont
fait ses prédécesseurs, de combler le vide de la
spéculation sur le néant en décrivant un univers
de destruction. Si, dans une quête identique, Ulysse, symbole
de la liberté humaine, a résisté au chant des
sirènes, Frodon ne peut que difficilement repousser le charme
de l'Anneau, et, à certains moments, y cède. Là
où la tentation du mal ne s'explique que par la
séduction (le mélodieux chant des sirènes),
c'est "la certitude de toucher
le fond, d'aller dans l'abîme, que cet abîme soit le
gouffre de la méchanceté qui enchaîne et qui
asservit, ou qu'il soit le néant de la mort et de la
destruction." (39) L'Anneau
révèle à Frodon son affinité avec le mal
et la mort. Le lien qui attache à l'Anneau tient du pacte avec
le Diable. Tolkien attirerait ainsi ses lecteurs par la
reconnaissance qu'il leur donne que l'attrait pour le mal
"n'est pas
réservé à une minorité d'hommes aux
instincts plus sadiques que d'autres." Tolkien rassure tous ses partisans amateurs des jeux de
rôle, les déculpabilise de jouer avec la mort en leur
suggérant que le propre de l'homme est de considérer le
jeu avec la mort comme intéressant et séduisant. Depuis
la tentation biblique, on attribue au malin les mauvais penchants
humains.
Dans Le Seigneur des Anneaux, l'homme, tenté par le mal en
toute connaissance de cause, est conduit à des conduites
régressives. À la place de homme trompé par le
mal lors de la tentation biblique, devenu une sorte de victime,
Tolkien met au premier plan le goût humain du plaisir du mal et
des ténèbres, la séduction de la mort et de
l'asservissement, l'attirance du message du démon. Cette
vision défaitiste d'un homme recherchant le mal pour le
plaisir du mal est le produit d'un homme marqué par les
horreurs de la seconde guerre mondiale, suggère Smadja. Son
pessimisme l'a conduit à désespérer de l'homme.
La conviction de Tolkien serait que les hommes sont
irrémédiablement mauvais, que le mal les attire
irrésistiblement et qu'ils ne sont susceptibles d'aucun
progrès. Elle le conduit à une autre attitude qui n'est
pas si éloignée de la précédente :
l'exhortation à détruire, par le symbole de l'Anneau,
les techniques dont souffrent actuellement les hommes. Car le pouvoir
mortifère de la technologie découle de la possession de
l'Anneau. Cette interprétation exhorte à ruiner ce que
l'humanité a durement construit au fil des siècles et
le conduit à une "quête nostalgique et régressive d'un retour
à l'état originel, d'une destruction des techniques et
des inventions humaines."
(50) Car s'il n'y a pas de progression possible de
l'humanité, la solution est dans un retour à la nature,
les produits de la Terre et les charmes de la forêt,
préférables aux productions maléfiques des
émules de Sauron.
"Peut-on encore, au
XXème siècle, se délecter d'un livre construit
sur ce qui paraît être du racisme?", se demande Smadja (96). Car elle
insiste également sur le racisme de Tolkien. Les conflits
qu'il met en scène ne sont pas des conflits de voisinage, mais
de race. La race des orques est déconsidérée,
"viciée comme l'air
qu'ils respirent, comme la langue qu'ils utilisent, comme la
nourriture qu'ils mangent."
(96) Était-il bien
nécessaire, de noircir ainsi le tableau? de décrire de
façon aussi infamante une race de perfides? À moins
qu'il ne soit nécessaire d'exalter le racisme pour amener les
hommes à l'utilisation de la violence : "En inventant les Orques, Tolkien expulse hors
de l'humanité de manière assez brutale et sans
équivoque ni culpabilité, toutes les
irrégularités et les monstruosités dont l'homme
pourrait être l'auteur." (103) Ce qui permet aux membres de la
Communauté d'occire les orques par dizaines sans en
éprouver trouble ou remords. N'y a-t-il pas danger à
proposer aux jeunes comme important et formateur un ouvrage tendu par
un racisme entraînant de telles conséquences?
L'oeuvre enfin prônerait l'irrationnel. D'abord par une
expression concrète, qui agit par la puissance des sensations
et des images : "Une
littérature qui s'établit autour d'une correspondance
parfaite entre la nature et l'idée, et qui s'appuie sur un
refus des idées qui ne pourraient pas s'exprimer à
travers une forme symbolique ou une incarnation physique ou
matérielle."
(109) Dans le récit, on n'échappe au danger que
par instinct ou par sixième sens, mais non grâce
à la raison et l'intelligence. Tolkien pratique un mode de
pensée archaïque "où la forme adhère au contenu, en ce sens
que la nostalgie de Tolkien pour la paysannerie et le «bon
sens» paysan, fait de pressentiments, de certitudes plus
intuitives que réfléchies, s'inscrit dans la structure
même de son écriture." (109) Cette pensée fait une grande place
à l'irrationnel. Mieux vaut donc se fier aux sentiments, au
coeur, qu'à l'esprit. Smadja rappelle que Dumbledore, le
directeur de Poudlard (qui conduit aussi l'apprentissage de la
rationalité), conseille à Harry qui ne sait comment
nommer le maléfique Voldemort : "Nomme toujours les choses par leur nom. La peur du nom
ne fait qu'accroître la peur de la chose
elle-même."
3 Au contraire, le magicien Gandalf se montre
superstitieux : "Ne le nommez
pas!" Quand dans Harry Potter
est prônée la réflexion
personnelle4 et l'échange, dans Le Seigneur des anneaux on trouve l'inverse : "Surtout ne pas chercher à
connaître ou à réfléchir, y compris sur sa
propre peur et ses angoisses passées : «parler
n'arrangera rien»",
répète Frodon. Tolkien, dit Smadja, rejette la
théorie psychanalytique suivant laquelle la parole et la
réflexion ont une valeur curative. Seule compte l'action. La
méfiance à l'égard du savoir paraît
s'appuyer sur la volonté d'accorder une grande place aux
vieilles légendes et aux vérités qu'elles
apportent par la révélation. Une pensée
réactionnaire, ce que n'écrit quand même pas
Smadja, si elle le suggère (elle utilise le terme
conservateur).
D'autres analyses doivent être signalées concernant
l'oeil, le regard et l'invisibilité, la possession et la
dépossession, les rapports entre Le Seigneur des Anneaux et la seconde guerre mondiale (des
suggestions : l'Anneau serait la bombe atomique, les créatures
ailées des Nazgul des avions) contrairement à ce qu'a
soutenu Tolkien dans la préface à l'édition de
1967. Une intéressante interprétation de la nature du
Golum occupe un chapitre entier. Un passage est consacré
à l'homosexualité latente entre Sam et Frodon. La place
des femmes, rares chez Tolkien, est mal appréciée par
l'auteur, réduites qu'elles sont à la cuisine et aux
enfants : "Qu'aujourd'hui tant
d'hommes se sentent attirés, soit par Le Seigneur des Anneaux,
soit les nombreux jeux de rôle qui le prennent pour
modèle, pourrait s'expliquer par la tension que crée
actuellement la perspective d'une égalité entre homme
et femmes, ainsi que par la résolution très ferme que
Tolkien semble donner de ce problème : le destin des femmes
est, pour la majorité d'entre elles, de rester à la
maison et de ne pas prendre part aux initiatives et aux
décisions politiques."
(123)
Que dire de cette véritable charge? Je ne peux renier ce que
j'ai écrit par ailleurs sur ce
site : "Outre la
modernité du thème de la quête, c'est la lutte
entreprise grâce à l'alliance des hobbits, des elfes,
des nains et des magiciens, et d'autres êtres, contre le
maléfique Sauron de Mordor, qui a augmente
l'intérêt porté à l'oeuvre. Que le Mordor
soit à l'est, comme l'était à l'époque le
danger militaire pour l'Angleterre importe peu. Ce combat contre le
mal, la "montée de l'ombre" qui revient comme une obsession,
est à relier aux convictions religieuses de Tolkien. Aucun
culte n'est rendu à un Dieu judéo-chrétien dans
cette légende, qui aurait pu fort bien rester païenne,
mais l'esprit du christianisme règne. "L'Unique" n'est que
cité, avec sa hiérarchie angélique des Valars,
les gardiens du monde : mais il imprègne de ses valeurs
l'univers de Tolkien même s'il reste hors-champ." C'est dire
que je suis loin de partager les vues de Smadja sur Tolkien, qui ne
paraît connaître de Tolkien que Le Seigneur des Anneaux - il faut reconnaître d'ailleurs qu'elle
connaît bien l'oeuvre. Toutefois les ambivalences de Tolkien
5 me paraissent personnellement pertinentes, car ce sont
celles de la nature humaine, la "dénature" 6 d'un animal qui peine à devenir homme.
Smadja part d'une vision rousseauiste des choses, l'homme bon de
nature que l'on peut pervertir. N'est-il pas l'inverse, un homme
animal et prédateur de nature qui s'efforce de
conquérir péniblement une nouvelle dignité qui
ne se trouve pas dans le règne animal, que seuls la raison et
le contrôle de soi peuvent lui donner? Un auteur doit-il
systématiquement présenter le Bien et le Mal dans une
dualité simple, avec des éléments faciles
à distinguer? Ou doit-il présenter le problème
du mal dans sa diversité et sous ses multiples facettes? Que
Sam soit sauvé des Cavaliers Servants de l'anneau par une
irruption providentielle signifie-t-il qu'il était prêt
à succomber, en incitant le lecteur à en faire autant?
Ou au contraire que le lecteur doit réfléchir sur la
faiblesse humaine représentée par Sam, et sur la
nécessité pour lui d'y résister en temps utile
dans un cas semblable, puisqu'il ne sera peut-être pas
préservé par une intervention romanesque «deus ex
machina»?
Plus gênant, le livre lu, relu et annoté, je trouve que
les conclusions de Smadja auraient pu avoir une certaine
portée si elles avaient été
présentées de manière plus relativiste, comme
étant possibles en même temps que d'autres
interprétations non présentées pas, bien que
figurant dans le roman. Car dès l'instant où l'on se
réfère à l'ensemble de l'oeuvre de Tolkien, son
argumentation ne tient pas. Tolkien a lui-même longuement
explicité dans d'autres textes que Le
Seigneur des
Anneaux la signification qu'il
donnait à ses créations. Qu'un auteur puisse se tromper
partiellement sur ce qu'il fait, soit. Mais pas du tout au tout, et
surtout pour une oeuvre élaborés sur des dizaines
d'années.
Isabelle Smadja, qui prétend
faire oeuvre d'interprétation littéraire, n'a pas,
semble-t-il, lu Le Silmarillion, Les Contes et Légendes
Inachevés,
L'Histoire de
la Terre du Milieu,
les Lettres 7 et la
biographie publiées par Carpenter,
qu'elle ne cite ni dans les notes, ni dans sa bibliographie. La
plupart de ses affirmations, par exemple sur la nature de l'Anneau,
les orques, ou la destinée de l'humanité ont un
éclairage ou une réponse dans ces textes.
Le Seigneur
des Anneaux peut-il notamment pas être
séparé du Silmarillion,
qui le précède chronologiquement, et que Tolkien a
vainement essayé de faire éditer en même temps?
Faute de connaître ces différents éclairages,
Smadja a utilisé un cadre universitaire plutôt
arbitraire, en ne retenant que ce qui pouvait y entrer et illustrer
sa démonstration. Le Seigneur des Anneaux n'est pas un livre pour les enfants, même s'ils
peuvent le lire. Elle évoque un moment l'ambivalence du livre,
tout en l'oubliant lors de ses démonstrations. Il est curieux
qu'elle n'ait pas rencontré dans sa lecture des assertions
contraires à celles qu'elle a retenues, qu'elle a omises. Pour
Tolkien, Le
Seigneur des Anneaux n'est
pas une incitation à la tentation du mal. Il veut au contraire
y dénoncer la tentation du Bien, auquel on essaie de parvenir
en utilisant les pires moyens. Dans ses lettres, Tolkien dit
clairement qu'il faut se défier de la tentation de l'absolu,et
que Gandalf a peur de posséder l'Anneau, car il sait que,
conduit par sa volonté d'imposer un Bien idéal et
impossibble, son comportement aurait été pire que celui
de Sauron (il n'y a pas que l'Allemagne nazie qui a effrayé
Tolkien, il ne faut pas oublier aussi le régime
soviétique). Hormis Sauron, nul ne veut l'Anneau pour le mal
qu'il représente. Par contre, tous veulent l'Anneau comme un
moyen. C'est la tentation d'un Bien à tout prix que
dénonce Tolkien, non l'attrait du Mal. Tolkien a
affirmé aussi que le sujet principal du livre est
« le désir
d'immortalité ». Il n'en est nulle part question dans
l'essai.
Sur des points particuliers ayant fait l'objet d'un
développement, même négligence de l'apport des
autres oeuvres. Selon Le Silmarillion, les orques, sur lesquels Smadja s'appuie pour
dénoncer le racisme de Tolkien, sont des elfes pervertis,
déformés par Morgoth, qui, comme le Diable, ne peut
rien créer, seulement corrompre. Ils ne constituent donc pas
une race à part. Tolkien a condamné à plusieurs
reprises le racisme biologique nazi comme celui de l'Apartheid.avec
une autre lecture, Le Seigneur des Anneaux peut être considéré comme porteur
de leçons de tolérance et d'amitié pour
l'étranger, comme le montrent les relations entre l'Elfe
Legolas et le Nain Gimli. Les préjugés d'Eomer et de
Boromir sur l'Elfe Galadriel disparaîtront à la suite de
leurs relations. Une autre leçon ignorée :
«Voyage, découvre
le monde, il s'y trouve des merveilles, n'ait crainte des gens
différents de toi». Nulle part Smadja ne se pose la question de la
réception de Tolkien par la génération soixante,
notamment des hippies : comment de fervents partisans de la paix et
de la tolérance auraient-ils pu se tromper à ce point?
Smadja aurait affirmé qu'il n'ont pas vu le piège que
nous tend Tolkien : "Le roman
parvient à nous faire croire que ce qu'il met en scène,
ce n'est pas un monde où on trouve plaisir à combattre,
mais au contraire un monde où l'on essaie par tous les moyens
d'empêcher le mal de se réaliser." (54) Tous ces
admirateurs se serait trompés de bonne foi...
Un dernier argument : Smadja affirme que malgré les apparences
créées par le discours de Frodon et Gandalf, nous
sommes loin d'un "message
purement progressiste. Tout au long du roman, les traîtres et
les «méchants» que Tolkien imagine et propose
à notre appréciation le sont par essence et il ne sert
à rien de vouloir les changer." (60) Faut-il faire
remarquer à Smadja qu'elle aurait pu faire la même
remarque avec par exemple les Malefoy, père et fils,
dans Harry
Potter, qui paraissent bien
être du même genre de malfaisants
irrécupérables... Ce qui est accepté dans Harry
Potter ne l'est plus dans Le Seigneur des Anneaux?
Quelques remarques annexes, mais importantes parce qu'elles
gênent la lecture. Smadja connaît ses classiques.
Malheureusement, rompant sans cesse sa démonstration, elle la
parsème de considérations érudites qui,
intéressantes en soi, donnent la désagréable
impression d'étaler son savoir au détriment de la
progression. Qu'aurait-il fallu faire? Mettre des notes, qui auraient
été fort longues, en fin de chapitre? Un exemple : de
la page 8 à la page 10, les considérations
générales sur l'anneau tiennent une grande place
(encore une fois, ce n'est pas leur intérêt en soi, mais
leur développement et l'opportunité de les mettre
à cette place), prennent trois pages, qui nous font passer de
Bachelard à un tableau de Clouet commenté par
Lévi-Strauss pour nous faire aboutir à Ricoeur. Elles
donnent l'impression inverse de ce qui était probablement
reherché : non pas de donner une explication de Tolkien, mais
de faire de Tolkien un cas particulier, appliqué,
justifié par des hypothèses sociologiques ou
littéraires, comme si une caution supérieure
était nécessaire, une légitimation là
où on attendait une explication. Il en est ainsi tout le long
du volume.
Les amateurs de jeux de rôle sont particulièrement
visés : "En opposant
les récits traditionnels des origines où l'homme,
trompé, séduit par de fausses promesses, prenait le mal
pour le bien et le mythe forgé par Tolkien où l'homme
est tenté sciemment par le mal pour le mal, nous avons voulu
montrer que l'intérêt du Seigneur des Anneaux
résidait essentiellement dans sa capacité à
justifier qu'on puisse trouver plaisir et beauté dans les jeux
de guerre. Pour les adeptes des jeux de rôle et autres jeux
violents, Tolkien apparaît alors comme celui qui peut
légitimer, en l'universalisant, en la montrant comme un
élément constitutif de l'essence humaine, toute
l'attirance pour la mort, la destruction et les conquêtes."
(128)
Dans les dernières lignes, Smadja lénifie quelque peu
sa position en suggérant qu'il vaut mieux finalement que
l'agressivité se maintienne dans la fiction plutôt que
de s'extérioriser dans la vie. Tout en déplorant qu'il
y ait des âmes assez viles pour aimer cette "poésie de la guerre et de la dictature,
les quartiers de noblesse de l'attrait pour le mal." (128). Retournons
à Harry Potter...
Humphrey Carpenter,
J.R.R. Tolkien , Une
biographie, Paris, Christian
Bourgois éditeur, 1980, traduit par P. Alien.
- J.R.R Tolkien,
The Letters of J.R.R.
Tolkien, London, Harper
Collins Publishers, 1999, édité par H. Carpenter, avec
Ch. Tolkien.
Notes :
1 Récemment encore Vincent Ferré,
professeur à l'Université de Rennes, Sur les rivages de la Terre du
Milieu, Pocket Agora
2002.
2 Dans l'Ancien
Testament, Yahvé est celui qui n'a pas de nom. Il est, c'est
tout. Quand Moïse demande le nom de la nouvelle divinité
pour le signifier à son peuple, la réponse est
elliptique : "Dieu dit
à Moïse: « Je suis qui Je suis ». Il dit:
« Tu parleras ainsi aux fils d'Israël ; Je Suis m'a
envoyé vers vous »" . Les
Hébreux diront naturellement: Il « Est », soit en
hébreu yahavèh,
ou Yahvé, pour désigner Dieu.
3 J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des
sorciers, 291.
4 Le père Weasley reproche à sa fille
Ginny, d'avoir utilisé, avec des conséquences qu'elle
ne soupçonnait pas, un journal intime abandonné :
"Qu'est-ce que je t'ai
toujours dit ? De ne pas te fier à quelque chose capable
d'agir et de penser tout seul si tu ne vois pas où se trouve
son cerveau." (2.346)
5 Reprochée à Tolkien, alors que Smadja
trouvait intéressante l'évolution des personnages de J.
K. Rowling vers plus d'ambivalence...
6 Voir le roman de Vercors, Les
animaux dénaturés.
7 The Letters of
J. R. R. Tolkien,
rassemblées et éditées par Carpenter, Harper
Collins, 1999.
Ce que pense de Tolkien un
autre universitaire, Vincent Ferré
|
Isabelle Smadja est docteure en
esthétique et agrégée en philosophie.
Elle enseigne à l'université de Nancy. Elle a
4 enfants. Elle a également publié un livre
sur J. K. Rowling :
Harry Potter, les raisons d'un
succès
|
|
Roland Ernould
©
2003
..
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général