Isabelle Smadja, Le Seigneur des Anneaux ou la Tentation du mal

PUF (Sociologie d'aujourd'hui), 2002, 112 pages.

 


Un Anneau pour les gouverner tous.
Un Anneau pour les trouver,
Un Anneau pour les amener tous
Et dans les ténèbres les lier.

Isabelle Smadja s'est fait remarquer par le remarquable travail de fond qu'elle a réalisé, il y a deux ans, sur Harry Potter. Agrégée de philosophie, docteur es-esthétique, elle enseigne à l'université de Nancy. Son expérience d'enseignante, mais aussi celle de mère de 4 enfants, lui avait permis d'entrer dans son sujet de manière personnelle et de nous apporter des vues originales. La plus pertinente de ses analyses concernait la mise au jour de nombreuses allusions de J. K. Rowling à une situation politique récente, qui peut se reproduire. Dans le monde des sorciers, la montée en puissance du maléfique Voldemort correspondait, selon elle, à l'accession au pouvoir d'Hitler, accompagnée de la mise en place de forces destinées à assurer la solidité de son régime fondé sur la terreur. Les initiales du nom du fondateur de la Maison Serpentard sont celles du dictateur portugais Salazar, un des supporters du régime nazi. Le monde des sorciers est divisé en deux depuis la première «mort» de Voldemort (la défaite d'Hitler), comme l'a été longtemps l'Occident lors de la disparition du dictateur et de son régime. Le danger d'un péril aussi grand nous menace toujours. Voldemort présente de nombreux traits propres à Hitler, et d'abord la haine des juifs (transposée sur les Moldus) attribuée selon certains historiens aux doutes qu'avait Hitler sur la «pureté» de son ascendance. Soutenue par le sage Dumbledore, la lutte de Harry contre Voldemort est en conséquence celle des lumières contre les ténèbres, de l'esprit de liberté contre celui de l'asservissement. Smadja concluait que la magie et son merveilleux apportaient chez J. K. Rowling des leçons positives solides, passant facilement grâce à la légèreté des propos et à l'humour du ton. Bref, la série des Potter pouvait être présentée, indépendamment de ses qualités narratives, comme une oeuvre formatrice pour les jeunes enfants.

La thèse qu'elle expose dans l'analyse du Seigneur des Anneaux se présente résolument contraire, et en opposition avec l'opinion qu'on se fait habituellement de Tolkien. L'intention de Smadja est de nous révéler les vraies raisons de notre engouement pour la mythologie de Tolkien crée il y a un demi-siècle. Brièvement résumé : Tolkien nous fascine, affirme Smadja, parce qu'il nous propose insidieusement le mal pour ce qu'il est, pour le plaisir qu'il procure. Tolkien est dangereux parce qu'il légitime la violence et le jeu de guerre, les universalise en montrant que l'esprit de conquête, le goût de la destruction, l'attirance vers la mort sont des éléments séduisants de l'essence humaine. Voyons dans le détail la démonstration de l'auteur, étayée par de nombreuses justifications et citations.

Elle rappelle d'abord la situation actuelle : devant la menace grandissante des guerres, les images de souffrance et de mort qui nous viennent de la planète entière, nous nous sentons submergés par le mal. Or trois oeuvres littéraires bénéficient en même temps de l'engouement des adolescents et des adultes (Le Seigneur des Anneaux, de J. R. Tolkien; Harry Potter, de J. K. Rowling, À la croisée des mondes, de P. Pullman), qui exercent sur eux une forte emprise. Elles sont toutes trois des témoignages de l'impression qu'ont les contemporains d'être désarmés devant l'étendue du mal. Et dans ces oeuvres, ce sont des enfants ou des demi-hommes, qui combattent les forces du mal, symboles évidents d'une tradition qui remonte bien avant le combat biblique de David et Goliath, à la lutte des hommes contre les géants. L'identification va de soi pour les jeunes, de même que pour la plupart des hommes qui se sentent bien ordinaires.

Le choix de l'anneau est essentiel, car l'Anneau possède un sens symbolique d'une ambivalence particulière. Dans les mythes et la littérature, elle concentre des significations opposées : mort et immortalité, pouvoir et asservissement, possession et dépossession. On fait ordinairement de l'Anneau du livre de Tolkien un symbole de pouvoir et de puissance en général1, comme il l'a proposé lui-même dans des vers célèbres, plusieurs fois repris. Au terme d'une analyse serrée de plusieurs pages, utilisant aussi bien la symbolique que l'explication de texte, Smadja conclut différemment. Tolkien nous propose insidieusement autre chose. Contrairement aux apparences, l'Anneau confère en fait un pouvoir sur la mort, assurant certes la force et la puissance, mais liées à l'oppression, à l'asservissement, dans un régime mortifère. Sauron, créateur de l'Anneau, ne songe "qu'à régner sur un royaume d'ombres et de morts", serait "l'antithèse de Dieu, créant la vie tout en étant soucieux de laisser aux hommes leur libre-arbitre." (25) Sauron se prend d'ailleurs pour Dieu, et interdit, comme Jahvé, de prononcer son nom2. Mais ce Dieu du mal ne veut que des esclaves, pas des créatures ayant leur libre arbitre.

La fascination de l'Anneau vient ainsi de ce que, chez Tolkien, le Bien et le Mal sont confondus en une seule unité, "que le Mal [est] beau" dans le cadre d'une "esthétique de la mort" (28).
Reprenant les mythes de séduction et de tentation, Smadja rappelle que pour exorciser leur peur de la mort qui les fascine, les hommes ont créé quantité d'images autour d'elle. L'oeuvre de Tolkien suit cette règle et permet, comme l'ont fait ses prédécesseurs, de combler le vide de la spéculation sur le néant en décrivant un univers de destruction. Si, dans une quête identique, Ulysse, symbole de la liberté humaine, a résisté au chant des sirènes, Frodon ne peut que difficilement repousser le charme de l'Anneau, et, à certains moments, y cède. Là où la tentation du mal ne s'explique que par la séduction (le mélodieux chant des sirènes), c'est "
la certitude de toucher le fond, d'aller dans l'abîme, que cet abîme soit le gouffre de la méchanceté qui enchaîne et qui asservit, ou qu'il soit le néant de la mort et de la destruction." (39) L'Anneau révèle à Frodon son affinité avec le mal et la mort. Le lien qui attache à l'Anneau tient du pacte avec le Diable. Tolkien attirerait ainsi ses lecteurs par la reconnaissance qu'il leur donne que l'attrait pour le mal "n'est pas réservé à une minorité d'hommes aux instincts plus sadiques que d'autres." Tolkien rassure tous ses partisans amateurs des jeux de rôle, les déculpabilise de jouer avec la mort en leur suggérant que le propre de l'homme est de considérer le jeu avec la mort comme intéressant et séduisant. Depuis la tentation biblique, on attribue au malin les mauvais penchants humains.

Dans Le Seigneur des Anneaux, l'homme, tenté par le mal en toute connaissance de cause, est conduit à des conduites régressives. À la place de homme trompé par le mal lors de la tentation biblique, devenu une sorte de victime, Tolkien met au premier plan le goût humain du plaisir du mal et des ténèbres, la séduction de la mort et de l'asservissement, l'attirance du message du démon. Cette vision défaitiste d'un homme recherchant le mal pour le plaisir du mal est le produit d'un homme marqué par les horreurs de la seconde guerre mondiale, suggère Smadja. Son pessimisme l'a conduit à désespérer de l'homme. La conviction de Tolkien serait que les hommes sont irrémédiablement mauvais, que le mal les attire irrésistiblement et qu'ils ne sont susceptibles d'aucun progrès. Elle le conduit à une autre attitude qui n'est pas si éloignée de la précédente : l'exhortation à détruire, par le symbole de l'Anneau, les techniques dont souffrent actuellement les hommes. Car le pouvoir mortifère de la technologie découle de la possession de l'Anneau. Cette interprétation exhorte à ruiner ce que l'humanité a durement construit au fil des siècles et le conduit à une "
quête nostalgique et régressive d'un retour à l'état originel, d'une destruction des techniques et des inventions humaines." (50) Car s'il n'y a pas de progression possible de l'humanité, la solution est dans un retour à la nature, les produits de la Terre et les charmes de la forêt, préférables aux productions maléfiques des émules de Sauron.

"
Peut-on encore, au XXème siècle, se délecter d'un livre construit sur ce qui paraît être du racisme?", se demande Smadja (96). Car elle insiste également sur le racisme de Tolkien. Les conflits qu'il met en scène ne sont pas des conflits de voisinage, mais de race. La race des orques est déconsidérée, "viciée comme l'air qu'ils respirent, comme la langue qu'ils utilisent, comme la nourriture qu'ils mangent." (96) Était-il bien nécessaire, de noircir ainsi le tableau? de décrire de façon aussi infamante une race de perfides? À moins qu'il ne soit nécessaire d'exalter le racisme pour amener les hommes à l'utilisation de la violence : "En inventant les Orques, Tolkien expulse hors de l'humanité de manière assez brutale et sans équivoque ni culpabilité, toutes les irrégularités et les monstruosités dont l'homme pourrait être l'auteur." (103) Ce qui permet aux membres de la Communauté d'occire les orques par dizaines sans en éprouver trouble ou remords. N'y a-t-il pas danger à proposer aux jeunes comme important et formateur un ouvrage tendu par un racisme entraînant de telles conséquences?

L'oeuvre enfin prônerait l'irrationnel. D'abord par une expression concrète, qui agit par la puissance des sensations et des images : "
Une littérature qui s'établit autour d'une correspondance parfaite entre la nature et l'idée, et qui s'appuie sur un refus des idées qui ne pourraient pas s'exprimer à travers une forme symbolique ou une incarnation physique ou matérielle." (109) Dans le récit, on n'échappe au danger que par instinct ou par sixième sens, mais non grâce à la raison et l'intelligence. Tolkien pratique un mode de pensée archaïque "où la forme adhère au contenu, en ce sens que la nostalgie de Tolkien pour la paysannerie et le «bon sens» paysan, fait de pressentiments, de certitudes plus intuitives que réfléchies, s'inscrit dans la structure même de son écriture." (109) Cette pensée fait une grande place à l'irrationnel. Mieux vaut donc se fier aux sentiments, au coeur, qu'à l'esprit. Smadja rappelle que Dumbledore, le directeur de Poudlard (qui conduit aussi l'apprentissage de la rationalité), conseille à Harry qui ne sait comment nommer le maléfique Voldemort : "Nomme toujours les choses par leur nom. La peur du nom ne fait qu'accroître la peur de la chose elle-même." 3 Au contraire, le magicien Gandalf se montre superstitieux : "Ne le nommez pas!" Quand dans Harry Potter est prônée la réflexion personnelle4 et l'échange, dans Le Seigneur des anneaux on trouve l'inverse : "Surtout ne pas chercher à connaître ou à réfléchir, y compris sur sa propre peur et ses angoisses passées : «parler n'arrangera rien»", répète Frodon. Tolkien, dit Smadja, rejette la théorie psychanalytique suivant laquelle la parole et la réflexion ont une valeur curative. Seule compte l'action. La méfiance à l'égard du savoir paraît s'appuyer sur la volonté d'accorder une grande place aux vieilles légendes et aux vérités qu'elles apportent par la révélation. Une pensée réactionnaire, ce que n'écrit quand même pas Smadja, si elle le suggère (elle utilise le terme conservateur).

D'autres analyses doivent être signalées concernant l'oeil, le regard et l'invisibilité, la possession et la dépossession, les rapports entre
Le Seigneur des Anneaux et la seconde guerre mondiale (des suggestions : l'Anneau serait la bombe atomique, les créatures ailées des Nazgul des avions) contrairement à ce qu'a soutenu Tolkien dans la préface à l'édition de 1967. Une intéressante interprétation de la nature du Golum occupe un chapitre entier. Un passage est consacré à l'homosexualité latente entre Sam et Frodon. La place des femmes, rares chez Tolkien, est mal appréciée par l'auteur, réduites qu'elles sont à la cuisine et aux enfants : "Qu'aujourd'hui tant d'hommes se sentent attirés, soit par Le Seigneur des Anneaux, soit les nombreux jeux de rôle qui le prennent pour modèle, pourrait s'expliquer par la tension que crée actuellement la perspective d'une égalité entre homme et femmes, ainsi que par la résolution très ferme que Tolkien semble donner de ce problème : le destin des femmes est, pour la majorité d'entre elles, de rester à la maison et de ne pas prendre part aux initiatives et aux décisions politiques." (123)

Que dire de cette véritable charge? Je ne peux renier ce que j'ai écrit par
ailleurs sur ce site : "Outre la modernité du thème de la quête, c'est la lutte entreprise grâce à l'alliance des hobbits, des elfes, des nains et des magiciens, et d'autres êtres, contre le maléfique Sauron de Mordor, qui a augmente l'intérêt porté à l'oeuvre. Que le Mordor soit à l'est, comme l'était à l'époque le danger militaire pour l'Angleterre importe peu. Ce combat contre le mal, la "montée de l'ombre" qui revient comme une obsession, est à relier aux convictions religieuses de Tolkien. Aucun culte n'est rendu à un Dieu judéo-chrétien dans cette légende, qui aurait pu fort bien rester païenne, mais l'esprit du christianisme règne. "L'Unique" n'est que cité, avec sa hiérarchie angélique des Valars, les gardiens du monde : mais il imprègne de ses valeurs l'univers de Tolkien même s'il reste hors-champ." C'est dire que je suis loin de partager les vues de Smadja sur Tolkien, qui ne paraît connaître de Tolkien que Le Seigneur des Anneaux - il faut reconnaître d'ailleurs qu'elle connaît bien l'oeuvre. Toutefois les ambivalences de Tolkien 5 me paraissent personnellement pertinentes, car ce sont celles de la nature humaine, la "dénature" 6 d'un animal qui peine à devenir homme. Smadja part d'une vision rousseauiste des choses, l'homme bon de nature que l'on peut pervertir. N'est-il pas l'inverse, un homme animal et prédateur de nature qui s'efforce de conquérir péniblement une nouvelle dignité qui ne se trouve pas dans le règne animal, que seuls la raison et le contrôle de soi peuvent lui donner? Un auteur doit-il systématiquement présenter le Bien et le Mal dans une dualité simple, avec des éléments faciles à distinguer? Ou doit-il présenter le problème du mal dans sa diversité et sous ses multiples facettes? Que Sam soit sauvé des Cavaliers Servants de l'anneau par une irruption providentielle signifie-t-il qu'il était prêt à succomber, en incitant le lecteur à en faire autant? Ou au contraire que le lecteur doit réfléchir sur la faiblesse humaine représentée par Sam, et sur la nécessité pour lui d'y résister en temps utile dans un cas semblable, puisqu'il ne sera peut-être pas préservé par une intervention romanesque «deus ex machina»?
Plus gênant, le livre lu, relu et annoté, je trouve que les conclusions de Smadja auraient pu avoir une certaine portée si elles avaient été présentées de manière plus relativiste, comme étant possibles en même temps que d'autres interprétations non présentées pas, bien que figurant dans le roman. Car dès l'instant où l'on se réfère à l'ensemble de l'oeuvre de Tolkien, son argumentation ne tient pas. Tolkien a lui-même longuement explicité dans d'autres textes que
Le Seigneur des Anneaux la signification qu'il donnait à ses créations. Qu'un auteur puisse se tromper partiellement sur ce qu'il fait, soit. Mais pas du tout au tout, et surtout pour une oeuvre élaborés sur des dizaines d'années.

Isabelle Smadja, qui prétend faire oeuvre d'interprétation littéraire, n'a pas, semble-t-il, lu Le Silmarillion, Les Contes et Légendes Inachevés, L'Histoire de la Terre du Milieu, les Lettres 7 et la biographie publiées par Carpenter, qu'elle ne cite ni dans les notes, ni dans sa bibliographie. La plupart de ses affirmations, par exemple sur la nature de l'Anneau, les orques, ou la destinée de l'humanité ont un éclairage ou une réponse dans ces textes. Le Seigneur des Anneaux peut-il notamment pas être séparé du Silmarillion, qui le précède chronologiquement, et que Tolkien a vainement essayé de faire éditer en même temps? Faute de connaître ces différents éclairages, Smadja a utilisé un cadre universitaire plutôt arbitraire, en ne retenant que ce qui pouvait y entrer et illustrer sa démonstration. Le Seigneur des Anneaux n'est pas un livre pour les enfants, même s'ils peuvent le lire. Elle évoque un moment l'ambivalence du livre, tout en l'oubliant lors de ses démonstrations. Il est curieux qu'elle n'ait pas rencontré dans sa lecture des assertions contraires à celles qu'elle a retenues, qu'elle a omises. Pour Tolkien, Le Seigneur des Anneaux n'est pas une incitation à la tentation du mal. Il veut au contraire y dénoncer la tentation du Bien, auquel on essaie de parvenir en utilisant les pires moyens. Dans ses lettres, Tolkien dit clairement qu'il faut se défier de la tentation de l'absolu,et que Gandalf a peur de posséder l'Anneau, car il sait que, conduit par sa volonté d'imposer un Bien idéal et impossibble, son comportement aurait été pire que celui de Sauron (il n'y a pas que l'Allemagne nazie qui a effrayé Tolkien, il ne faut pas oublier aussi le régime soviétique). Hormis Sauron, nul ne veut l'Anneau pour le mal qu'il représente. Par contre, tous veulent l'Anneau comme un moyen. C'est la tentation d'un Bien à tout prix que dénonce Tolkien, non l'attrait du Mal. Tolkien a affirmé aussi que le sujet principal du livre est « le désir d'immortalité ». Il n'en est nulle part question dans l'essai.

Sur des points particuliers ayant fait l'objet d'un développement, même négligence de l'apport des autres oeuvres. Selon
Le Silmarillion, les orques, sur lesquels Smadja s'appuie pour dénoncer le racisme de Tolkien, sont des elfes pervertis, déformés par Morgoth, qui, comme le Diable, ne peut rien créer, seulement corrompre. Ils ne constituent donc pas une race à part. Tolkien a condamné à plusieurs reprises le racisme biologique nazi comme celui de l'Apartheid.avec une autre lecture, Le Seigneur des Anneaux peut être considéré comme porteur de leçons de tolérance et d'amitié pour l'étranger, comme le montrent les relations entre l'Elfe Legolas et le Nain Gimli. Les préjugés d'Eomer et de Boromir sur l'Elfe Galadriel disparaîtront à la suite de leurs relations. Une autre leçon ignorée : «Voyage, découvre le monde, il s'y trouve des merveilles, n'ait crainte des gens différents de toi». Nulle part Smadja ne se pose la question de la réception de Tolkien par la génération soixante, notamment des hippies : comment de fervents partisans de la paix et de la tolérance auraient-ils pu se tromper à ce point? Smadja aurait affirmé qu'il n'ont pas vu le piège que nous tend Tolkien : "Le roman parvient à nous faire croire que ce qu'il met en scène, ce n'est pas un monde où on trouve plaisir à combattre, mais au contraire un monde où l'on essaie par tous les moyens d'empêcher le mal de se réaliser." (54) Tous ces admirateurs se serait trompés de bonne foi...
Un dernier argument : Smadja affirme que malgré les apparences créées par le discours de Frodon et Gandalf, nous sommes loin d'un "
message purement progressiste. Tout au long du roman, les traîtres et les «méchants» que Tolkien imagine et propose à notre appréciation le sont par essence et il ne sert à rien de vouloir les changer." (60) Faut-il faire remarquer à Smadja qu'elle aurait pu faire la même remarque avec par exemple les Malefoy, père et fils, dans Harry Potter, qui paraissent bien être du même genre de malfaisants irrécupérables... Ce qui est accepté dans Harry Potter ne l'est plus dans Le Seigneur des Anneaux?

Quelques remarques annexes, mais importantes parce qu'elles gênent la lecture. Smadja connaît ses classiques. Malheureusement, rompant sans cesse sa démonstration, elle la parsème de considérations érudites qui, intéressantes en soi, donnent la désagréable impression d'étaler son savoir au détriment de la progression. Qu'aurait-il fallu faire? Mettre des notes, qui auraient été fort longues, en fin de chapitre? Un exemple : de la page 8 à la page 10, les considérations générales sur l'anneau tiennent une grande place (encore une fois, ce n'est pas leur intérêt en soi, mais leur développement et l'opportunité de les mettre à cette place), prennent trois pages, qui nous font passer de Bachelard à un tableau de Clouet commenté par Lévi-Strauss pour nous faire aboutir à Ricoeur. Elles donnent l'impression inverse de ce qui était probablement reherché : non pas de donner une explication de Tolkien, mais de faire de Tolkien un cas particulier, appliqué, justifié par des hypothèses sociologiques ou littéraires, comme si une caution supérieure était nécessaire, une légitimation là où on attendait une explication. Il en est ainsi tout le long du volume.

Les amateurs de jeux de rôle sont particulièrement visés : "
En opposant les récits traditionnels des origines où l'homme, trompé, séduit par de fausses promesses, prenait le mal pour le bien et le mythe forgé par Tolkien où l'homme est tenté sciemment par le mal pour le mal, nous avons voulu montrer que l'intérêt du Seigneur des Anneaux résidait essentiellement dans sa capacité à justifier qu'on puisse trouver plaisir et beauté dans les jeux de guerre. Pour les adeptes des jeux de rôle et autres jeux violents, Tolkien apparaît alors comme celui qui peut légitimer, en l'universalisant, en la montrant comme un élément constitutif de l'essence humaine, toute l'attirance pour la mort, la destruction et les conquêtes." (128)

Dans les dernières lignes, Smadja lénifie quelque peu sa position en suggérant qu'il vaut mieux finalement que l'agressivité se maintienne dans la fiction plutôt que de s'extérioriser dans la vie. Tout en déplorant qu'il y ait des âmes assez viles pour aimer cette "
poésie de la guerre et de la dictature, les quartiers de noblesse de l'attrait pour le mal." (128). Retournons à Harry Potter...

Humphrey
Carpenter, J.R.R. Tolkien , Une biographie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1980, traduit par P. Alien.
- J.R.R
Tolkien, The Letters of J.R.R. Tolkien, London, Harper Collins Publishers, 1999, édité par H. Carpenter, avec Ch. Tolkien.

Notes :

1 Récemment encore Vincent Ferré, professeur à l'Université de Rennes, Sur les rivages de la Terre du Milieu, Pocket Agora 2002.

2 Dans l'Ancien Testament, Yahvé est celui qui n'a pas de nom. Il est, c'est tout. Quand Moïse demande le nom de la nouvelle divinité pour le signifier à son peuple, la réponse est elliptique : "Dieu dit à Moïse: « Je suis qui Je suis ». Il dit: « Tu parleras ainsi aux fils d'Israël ; Je Suis m'a envoyé vers vous »" . Les Hébreux diront naturellement: Il « Est », soit en hébreu yahavèh, ou Yahvé, pour désigner Dieu.

3 J. K. Rowling, Harry Potter à l'école des sorciers, 291.

4 Le père Weasley reproche à sa fille Ginny, d'avoir utilisé, avec des conséquences qu'elle ne soupçonnait pas, un journal intime abandonné : "Qu'est-ce que je t'ai toujours dit ? De ne pas te fier à quelque chose capable d'agir et de penser tout seul si tu ne vois pas où se trouve son cerveau." (2.346)

5 Reprochée à Tolkien, alors que Smadja trouvait intéressante l'évolution des personnages de J. K. Rowling vers plus d'ambivalence...

6 Voir le roman de Vercors, Les animaux dénaturés.

7 The Letters of J. R. R. Tolkien, rassemblées et éditées par Carpenter, Harper Collins, 1999.

Ce que pense de Tolkien un autre universitaire, Vincent Ferré

Isabelle Smadja est docteure en esthétique et agrégée en philosophie. Elle enseigne à l'université de Nancy. Elle a 4 enfants. Elle a également publié un livre sur J. K. Rowling :

Harry Potter, les raisons d'un succès

 Roland Ernould © 2003

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