Isabelle Smadja, Harry Potter, les raisons d'un succès

PUF, Sociologie d'aujourd'hui, 2001.

Après le temps des romans, voici arrivé celui des essais. Avec son agrégation de philosophie et son doctorat en esthétique, rien ne prédisposait particulièrement l'auteure à s'intéresser à Harry Potter. Sauf le fait que, mère de quatre enfants, elle s'aperçut du grand intérêt qu'ils portaient aux romans de Rowling. Elle les lut avec l'attention du professionnel et s'aperçut que, à la manière des contes de fées, leur contenu parlait d'abord à l'inconscient. L'orphelin malheureux Harry est voué à un destin fabuleux, comme Cendrillon. La structure des premiers chapitres des romans de J.K. Rowling est semblable à celle des contes merveilleux, dont ils reprennent les thèmes sans les affaiblir. Mais Rowling les modernise, en remplaçant par exemple le loup et la famine du temps de Perrault par le racisme et la guerre, leur donnant ainsi une profonde originalité. Par ailleurs, Rowling semble se servir de la magie pour révéler nos travers et nous signifier des leçons graves de démocratie en utilisant un ton inhabituel. Désireuse de partager ses découvertes avec le plus grand nombre, Smadja écrivit ce petit livre passionnant qui suscite la réflexion, le texte, ce qui n'est pas négligeable, étant accessible à tout adulte intéressé par le sujet.

Pour examiner l'oeuvre de Rowling, l'auteure s'appuie sur des références solides : Freud, Bettelheim, Genette ou Marthe Robert. Elle l'éclaire par des perspectives psychanalytiques, littéraires, et philosophiques. Pour elle, les Harry Potter ne sont pas des romans sur la sorcellerie mais des livres reflétant entre autres le «roman familial» ou le «roman des origines», au sens freudien, tel que chaque enfant le vit, faisant naître sa culpabilité. Il se voit unique, se voudrait hors du commun et déplore des parents trop normaux et sa vie trop ordinaire. Il s'invente les parents et la vie de ses rêves. Orphelin, Harry a des pères de substitution. Les protecteurs, Dumbledore, le directeur du collège, qui indique la voie; et Hagrid, le gardien des clés, le père complice. Le père détesté est Voldemort, l'incarnation du Mal. Les mères représentent le sacrifice : Lily Potter est tuée en protégeant son enfant et d'autres mères trouveront la mort à cause de leur fils, ou de la main de leur fils, comme c'est le cas de Voldemort. Les romans de Rowling reprennent le modèle-type du conte où l'enfant, aux prises avec les difficultés fondamentales de l'apprentissage de la vie, doit surmonter les épreuves initiatiques nécessaires pour atteindre l'âge adulte. Ces récits peuvent lui servir d'exutoire, l'aident à accepter son entourage et lui permettent de dépasser un moment difficile de son existence.

Pour l'adulte, les Harry Potter contiennent de nombreuses références mythologiques, antiques (Gorgone, Cerbère ou Orphée, etc, sans compter les animaux fantastiques) ou bibliques. Les emprunts littéraires sont nombreux, des contes classiques et des légendes de sorcellerie à Lewis
Carroll. Tout en s'appuyant sur un passé solide, Rowling utilise des motifs modernes, détournant des produits technologiques et critiquant la société de consommation, montrant ainsi son habileté à conjuguer l'archaïque et le moderne, pour mieux "accorder l'esprit d'une époque avec le caractère primitif des désirs."

La plus pertinente des analyses d'Isabelle Smadja concerne la mise au jour de nombreuses allusions à une situation politique contemporaine récente, qui peut se reproduire. Dans le monde des sorciers, la montée en puissance du maléfique Voldemort correspond à l'accession au pouvoir d'Hitler, accompagnée de la mise en place de forces destinées à assurer la solidité de son régime fondé sur la terreur. Les initiales du nom fondateur de Serpentard sont celles du dictateur portugais Salazar, un des supporters du régime nazi. Le monde des sorciers est divisé, depuis la première «mort» de Voldemort (la défaite d'Hitler) comme l'est notre monde depuis la disparition du dictateur et de son régime. Le danger d'un péril aussi grand nous menace toujours. Voldemort présente de nombreux traits propres à Hitler, et d'abord la haine des juifs (transposée sur les Moldus) attribuée selon certains historiens aux doutes qu'avait Hitler sur la «pureté» de son ascendance.

La destruction de la pierre philosophale par Dumbledore est assortie d'une leçon qui a un sens plus général : le sort que les humains devraient réserver aux inventions qui pourraient devenir destructrices ou malfaisantes si elles étaient - elles le sont toujours - utilisées par des hommes intéressés et sans scrupules qui mettent en péril la collectivité. En faisant disparaître la pierre philosophale, Dumbledore fait ce que nous n'avons pas su accomplir lors de l'invention de la bombe atomique. Les nombreux ratages magiques des apprentis-sorciers évoquent notre propre rapport à la science, aux sciences génétiques ou à l'écologie par exemple, et nous rappellent qu'il y a des domaines qu'on ne peut manipuler impunément. De même, si Dumbledore soutient Harry quand il désobéit, c'est qu'il faut savoir aller à l'encontre de certaines résignations ou soumissions, pour ne pas devenir des Klaus Barbie. Dumbledore, bien que vieux magicien, est à cet égard un personnage exceptionnel, le sage qui donne des leçons universelles de modernité.

Autre forme d'ouverture aux réalités, la prise de conscience que la réalité n'est pas simple, qu'il n'y a pas le blanc et le noir, mais bien souvent des compromis à faire avec les principes et avec soi-même. Du premier roman, très manichéen, au quatrième, Rowling complique peu à peu la vie de Harry. Celui-ci s'aperçoit alors que des gens qu'il croyait être bons, ou totalement mauvais, ne le sont pas entièrement. Si le monde de Rowling est divisé en deux, la haine des sorciers adeptes de la magie noire s'explique par un passé difficilement vécu. Les sorciers humanistes, détenteurs d'une tradition studieuse, sont cependant capables de transgresser les règles pour défendre leur cause. À la différence des personnages des contes, ceux de Rowling ne sont jamais monolithiques et leur aptitude à combattre le mal à l'intérieur d'eux-mêmes les rend proches et attachants. Comme Dumbledore l'enseigne à Harry : "Ce sont nos choix qui montrent ce que nous sommes vraiment, beaucoup plus que nos aptitudes." La magie et son merveilleux apportent chez Rowling des leçons positives solides passant facilement grâce à la légèreté des propos et à l'humour du ton. Dans la littérature fantastique, ces romans se signalent par leur originalité.

Les Harry Potter ne sont donc pas des ouvrages qui feraient une apologie du mystère et de l'irrationnel. Dans son passionnant essai, bourré d'idées, Isabelle Smadja ouvre des pistes stimulantes, parfois insoupçonnées. Cet essai, qui en dégage avec précision et rigueur les vertus pédagogiques, sociologiques et politiques, est indispensable aux parents, enseignants et éducateurs, ainsi qu'aux lycéens et étudiants ayant à réfléchir sur le monde d'Harry Potter.
Des références bibliographiques complètent l'ouvrage.

Quatrième de couverture :
Comment expliquer l'universalité du succès de Harry Potter et la fascination qui s'empare de ses millions de lecteurs? Cet essai repère dans les contes et légendes, dans la mythologie, le récit biblique et l'histoire contemporaine, les sources qui ont inspiré Joanne K. Rowling.
Conçu comme un palimpseste où se superposent plusieurs couches de références, son texte est à la jonction d'un passé commun à tous les peuples.
Mais, pour parler des hommes et de leurs défauts, pourquoi avoir choisi l'univers de la sorcellerie, avec tout ce que la présence de fantômes et de devins peut receler de trouble? Cette «double contrainte» aurait-elle une fonction? Isabelle Smadja y voit un habile procédé destiné à pénétrer l'inconscient de l'enfant en échappant à la censure : elle analyse alors tous les désirs secrets, parfois inavouables, satisfaits par l'oeuvre.
Enfin, à travers l'étude des valeurs que transmet Joanne K. Rowling, elle répond à cette question : à quel monde rêvent nos enfants? Dans ce conte de fées moderne qui fonde sa morale sur un souci écologique et sur une rationalité empreinte d'humanisme et de non-violence, le combat entre le Bien et le Mal peut mener au devoir de désobéissance.

Table des matières

Introduction, 1

Chapitre I - Contes de fées, mythes et légendes, la sorcellerie à I'enseigne de la modernité, 5
1. Harry Porter, un conte de fées moderne, 5
2. Le monde des sorciers, un monde humain, dans la tradition humaniste, 13
3. Double bind ou rationalisme?, 18
Chapitre II - Fonction esthétique de la magie. De la saveur du palimpseste à une lecture palimpsestueuse, 25
1. Magie de l'exotisme et écologie de la magie, 25
2. Le merveilleux mélange: entre le charme de l'exotisme et le plaisir de la transgression, 33
3. L'univers de la magie, une métaphore du monde de l'enfance, 47
Chapitre III - Une lecture psychanalytique: le complexe d'Oedipe et sa résolution, 55
1. Aux frontières du voyage, quels rêves et quels désirs?, 55
2. Censure et refoulement; barrières, barques et souterrains. Au coeur de la forêt, le rêve, 66
3. De l'unité du visage de la mère à l'éclatement des figures paternelles, 72
Chapitre IV - Valeurs du bien, valeurs du mal, la fonction pédagogique, 97
1. Le savoir, une valeur privilégiée pour accéder à la maturité, 99
2. Examen des pensées et introspection, «pensine, et « choixpeau magique, 110
3. Critique sociale et désobéissance: à quel monde rêvent les enfants? 117
Conclusion, 129
Références Bibliographiques, 131

Ce que pense de Tolkien un autre universitaire, Vincent Ferré

Isabelle Smadja est docteure en esthétique et agrégée en philosophie. Elle enseigne à l'université de Nancy. Elle a 4 enfants. Elle a également publié un livre sur Tolkien :

Le Seigneur des Anneaux ou la Tentation du mal

Roland Ernould 2/2003

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