Vercors, Le Silence de la mer et autres oeuvres

édition établie par Alain Riffaud, Omnibus, 1085 pages, 2002.

Pendant la guerre, en 1942, en pleine occupation nazie, le dessinateur Jean Bruller (il a alors 40 ans), résistant, publie clandestinement Le Silence de la mer et fonde les éditions de Minuit. Le petit roman a un retentissement énorme et devient un des symboles de la Résistance intellectuelle à l'occupant. Vercors continuera à écrire. Il échappe à l'occupant, mais vivra quatre années difficiles, et en fera le bilan après la guerre : l'occupation allemande, la collaboration de Pétain, chef de l'État français, la chasse aux Juifs, la Résistance, les fusillades, les massacres comme Oradour et la connaissance de l'existence des camps de concentration à la libération. En regard, l'enrichissement des collaborateurs et leur vie facile pendant que tant d'hommes souffrent. Inadmissible : "Pendant qu'on massacre et qu'on assassine sur toute la surface de la terre? Pendant qu'on décapite des femmes à la hache? Pendant qu'on entasse des gens dans des chambres délibérément construites pour les asphyxier? Pendant qu'un peu partout  des pendus se balancent aux arbres, aux sons de la radio qui donne peut-être bien du Mozart?"

Avant la guerre, Vercors était un pacifiste, partisan d'un rapprochement entre l'Allemagne et la France après la première guerre mondiale. Puis il est devenu pessimiste et le dessinateur amer d'une réalité insatisfaisante, et enfin anti-nazi et munichois. Un véritable bouleversement s'opère chez lui pendant ces années de guerre. La pensée de Vercors, mise à l'épreuve, chemine lentement vers sa conclusion qui aura son aboutissement dans
Les Animaux Dénaturés, où il rejoint celle des sociologues : "L'expérience des camps de concentration montre bien que des êtres humains peuvent être transformés en des spécimens de l'animal humain et que la «nature» de l'homme n'est «humaine» que dans la mesure où elle ouvre à l'homme la possibilité de devenir quelque chose de «non nature» par excellence,à savoir un homme", comme le résume Hannah Arendt, dans Les systèmes totalitaires, Seuil, p.194.
Dans la continuité de cette pensée, Vercors poursuivra son combat contre l'horreur nazie par sa lutte contre le mensonge politique, la guerre en Indochine, la torture en Algérie, pour les droits de l'homme. Pour témoigner, plutôt que le dessin, Vercors choisit l'écriture. Il utilise éventuellement le conte philosophique ou la fable, où il réussit bien et où, à la façon de
Voltaire qu'il admirait, sa pensée critique et morale suscite la réflexion du lecteur. Les Animaux Dénaturés, son livre le plus remarquable, où il a exposé le mieux sa pensée, intégrera le bilan de sa réflexion en lui donnant un cadre moderne; Il est déjà arrivé à un premier bilan dans La Sédition Humaine, publiée deux ans avant L'Homme Révolté de Camus. Les préoccupations ne sont pas les mêmes. Ce sont des exigences morales et métaphysiques qui motivent Vercors : la sédition humaine se fait contre la nature, l'homme doit lutter et se rebeller pour s'extraire de l'état de nature et devenir humain. Le sens de sa vie, c'est à l'homme de le trouver puisqu'il est est sorti de la nature. La révolte de Camus est une révolte politique contre un monde injuste.

La place de Les animaux dénaturés dans la pensée de Vercors.

L'histoire.

Une équipe de savants auxquels s'est joint un journaliste, Douglas Templemore cherche en Nouvelle-Guinée le «chaînon manquant» dans l'évolution du singe à l'homme. Ils ne trouvent pas de fossiles, mais mieux : une colonie bien vivante de quadrumanes, des singes qu'ils appellent "tropis". Ils sont troglodytes et enterrent leurs morts : sont-ils des hommes? Tandis que les scientifiques s'interrogent sur la nature de ces tropis, un homme d'affaires pense y trouver une main-d'oeuvre à bas prix. La seule parade à ces projets mercantilistes est de prouver l'humanité des tropis, en raisonnant en zoologues plutôt qu'en paléontologues. Elle ne résout qu'à demi le problème. Doug Templemore s'intéresse à la question et cherche la réponse qui devient plus générale : quelle est la nature de l'homme? Qu'est-ce qui fait un homme?
La même action : tuer n'a pas la même signification ni sanction selon qu'il s'agit d'un animal ou d'un être humain. Le journaliste pense donc qu'il peut résoudre une question qui reste insoluble par le meurtre d'un tropi : la justice devra bien décider s'il s'agit d'un meurtre ou pas. Dans cette intention, il tue le fils qu'il a eu avec une tropi, en ayant pris soin de déclare sa naissance et de lui donner une identité. Le meurtre réalisé en Angleterre, la Cour Criminelle de Londres se voit ainsi obligée de définir ce qu'est un homme.

À la recherche d'une définition.

Tous les arguments connus des spécialistes sont exposés successivement. Un anthropologue affirme que puisque les tropis se tiennent debout, ont des mains, sont artisans et font du feu, ils sont des hommes. Un autre affirme que ces critères sont insuffisants. Un tiers seulement d'un millier de caractères anatomiques, allant du nombre de vertèbres à celui des neurones est propre à l'homme, les autres sont possédés aussi par les singes. conclusion : si une seule des 1065 caractéristique manque, on a affaire à un animal. Il précise ainsi que l'homme de Néanderthal n'est pas véritablement un homme, pas plus que les Pygmées, les Boschimans, les Veddahs, et peut-être d'autres non plus. Il reconnaît en outre sa compréhension des thèses de Julius Drexler (un raciste anglais) : "Il a hautement raison de défendre l'intégrité et l'indépendance de la science, de nous rappeler que celle-ci n'a que faire de préjugés sentimentaux et soi-disant humanistes." (606) Vercors veut montrer que les théories racistes, freinées par l'existence des droits de l'homme et les lois correspondantes, peuvent tourner la difficulté en transformant le clivage homme supérieur-homme inférieur en clivage homme-animal.

La même confusion s'installe quand les psychologues témoignent. L'un met l'accent sur la capacité d'abstraction, le langage, le besoin de communiquer, mais ne conclut finalement rien sur la nature des tropis. Un autre ne pense pas que l'abstraction soit l'apanage des hommes. Il cite divers travaux sur l'apprentissage d'un langage aux orangs. On se demande alors si les singes ont l'esprit métaphysique : ressentent-ils
"la peur de l'inconnu, le désir d'une explication"? Ont-ils "la capacité de croire à quelque chose (...) des gris-gris "? Cela ne s'est jamais rencontré : "Ils vivent avec la nature, ils vivent en elle et n'ont pas peur d'elle." (616) Est-ce là le critère qui permet de différencier l'homme de l'animal, ou n'est-ce qu'un effet de cette différence ?

Les jurés délibèrent, puis reviennent demander à la Cour s'il existe-t-il une définition de l'homme? Non, nulle part. Le jury se déclare hors d'état de juger. Il faut recommencer le procès, et convoquer un autre jury. Une commission est créée par le Parlement pour essayer d'établir la définition qui lui permettra de rendre son jugement.

La proposition de Vercors.

C'est au cours des travaux de cette commission que les idées novatrices apparaîtront, qui sont le point d'aboutissement de la réflexion de Vercors : "Pour interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu'on interroge. Confondu avec la nature, l'animal ne peut interroger. (...) L'animal fait un avec la nature. L'homme fait deux. Pour passer de l'inconscience passive à la conscience interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce. N'est-ce pas la frontière, précisément? Animal avant l'arrachement, homme après lui? Des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes."
Or, une des conséquences de la
dénature, mise en évidence par Vercors, est la création de la surnature, son obsédante présence et ses manifestations : "L'animal n'a pas besoin de fables, ni d'amulettes : il ignore sa propre ignorance. Tandis que l'esprit de l'homme, arraché, isolé de la nature, comment ne serait-il pas à l'instant plongé dans la nuit et dans l'épouvante? (...) Comment n'inventerait-il pas aussitôt des mythes : des dieux ou des esprits en réponse à cette ignorance, des fétiches et des gris-gris en réponse à cette impuissance?" (650)

Le parlement votera une loi, rédigée de manière fort incomplète, mais en termes acceptables pour la collectivité. Comme le dit le ministre qui a nommé la commission : "
Jamais ces idées-là ne convaincront un Parlement tout entier. (...) Il faut prendre ces termes dans leur sens le plus large. Esprit religieux égale esprit métaphysique, égale esprit de recherche, d'inquiétude, etc. tout y rentre : non seulement la foi, mais la science, l'art, l'histoire et aussi la sorcellerie, la magie, tout ce que vous voudrez." (652) Le ministre veut résoudre son problème d'urgence, et cette formulation, devient texte de loi : "L'homme se distingue de l'animal par son esprit religieux." (653). Ce qui veut tout dire et ne rien dire. Dans l'immédiat, les tropis sont sauvés. On a résolu un problème pratique, immédiat, mais on est loin de l'idée que les hommes devaient faire effort sur eux pour définir leur humanité dans un sens favorable à tous : "L'humanité n'est pas un état à subir. C'est une dignité à conquérir. Dignité douloureuse. On la conquiert sans doute au prix de larmes. (...) Cette qualité est inscrite dans la condition humaine - et loin de l'avoir choisie, c'est contre elle que nous luttons. Ainsi la dignité des hommes réside même dans leurs échecs, et même dans leurs chutes." (662)

On voit l'importance du problème soulevé par Vercors, tout en étant étonné que sa pensée n'ait pas suscité plus de réactions. Car des questions fondamentales sont posées, qui restent toujours sans réponse : de quelle humanité est-il question lorsqu'on parle de crime contre l'humanité? Est-ce un crime contre des êtres humains historiques, vivant ici et maintenant, ou est-ce un crime contre la nature humaine? Quels sont les critères qui permettent de dire que quelqu'un est humain?

Romans et textes contenus dans le recueil :

Un homme coupé en tranches
Visions intimes et rassurantes de la guerre
Le Silence de la mer et autres nouvelles (1942-1979)
Les Armes de la nuit
La Puissance du jour
Les Animaux dénaturés
Sillages
Portrait d'une amitié
La Bataille du silence
Journaux inédits (1930/1942)

L'auteur : Vercors (Jean Bruller, 1902-1992) est dessinateur, fondateur des Editions de Minuit, romancier, essayiste, auteur d'une pièce de théâtre et de quatre recueils de nouvelles; Les Animaux Dénaturés étaient de loin son livre préféré,où il mit le plus de lui-même, et il a curieusement connu dans les pays anglo-saxons, plus friands du récit d'anticipation philosophique dans la veine de Swift un succès qu'il n'a pas trouvé en France. Depuis vingt ans, on n'a guère parlé de lui, mais ce recueil d'Omnibus peut y contribuer.

Table des matières :

Vercors, dessinateur, écrivain, homme engagé, par Alain Riffaud
Repères biographiques
Repères bibliographiques
Note sur la présente édition

L'humour satirique du dessinateur
Un homme coupé en tranches
Visions intimes et rassurantes de la guerre
Nouvelles de la guerre et de la Résistance
Le Silence de la mer
Désespoir est mort
La Marche à l'étoile
L'Impuissance
Le Songe
Le Cheval et la Mort
L'Imprimerie de Verdun
Agir selon sa pensée
Les Mots
Le Démenti
Ce jour-là
Clémentine ou Le Retour
Le Piège à loup
A la recherche de la qualité d'homme
Les Armes de la nuit
La Puissance du jour
Les Animaux dénaturés
Sillages
Mémoires de l'homme engagé
Nous avons été heureux
L'Oubli
Quatre-vingt-treize
Portrait d'une amitié
La Bataille du silence
Journaux inédits (1930/1942)
Index

Roland Ernould © 2002


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Du Rond des sorciers à Harry Potter

MAGIE ET FANTASTIQUE :

QUATRE APPROCHES DE LA MAGIE

(Claude Seignolle, Peter Straub, Stephen King, J. K. Rowling)

est paru en librairie, aux éditions L'Harmattan,

collection Ouverture Philosophique, avril 2003, 273 pages, 22¤

Mon livre :

Stephen KING ET LE SURNATUREL

1. la mise en scène.

est paru en librairie

Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors

avril 2003, 394 pages, 25 ¤

http://www.alain-pelosato.com

<pelosato@yahoo.fr>

 

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