Sophie Rabau

Comment lire Stephen King? ou La frontière effacée

dans Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, 2000,.

 

Dans ses propos ou ses préfaces, le discours de King tourne autour de cette idée fixe : quel critique sera assez lucide pour me prendre enfin au sérieux? En suggérant simultanément que sa réhabilitation se doublerait, pour le critique de la consécration d'avoir reconnu avec clairvoyance la valeur d'un écrivain dont le nom était passé sous silence. Le problème personnel d'auteur qu'a Stephen King est son classement dans le genre mineur de la littérature d'épouvante, alors qu'il voudrait être reconnu comme auteur dominant de la littérature américaine.

Le propos de Sophie Rabau est d'abord de montrer que King invente un monde qui se trouve "du côté du ludique et du non-sérieux, alors que le discours critique évite le jeu et produit sur le roman un discours sérieux, qui désigne le jeu de la fiction sans pourtant y participer" (239) L'oeuvre de King poserait dès lors un véritable problème théorique aux critiques, "en cela qu'il leur enlève ce point fixe, les oblige à reconsidérer la spécificité de la notion, en laissant s'opérer une migration non plus d'une littérature de masse passive vers le mainstream, mais du mainstream vers la littérature populaire, qui tout à coup mène le jeu de la satire." (238) Quand Mellier, au nom de postulats littéraires, dénonçe en King, définitivement contaminé par la société de consommation, une sorte de fossoyeur du fantastique, Rabau suggère que lire Stephen King, c'est "effacer des frontières", en suggérant qu'il est nécessaire d'"inventer une autre définition de la métafiction, inventer une autre définition aussi de la paralittérature, inventer surtout un discours qui dirait la rencontre des deux domaines, l'interaction des deux genres et non pas seulement l'action de l'un sur l'autre, tel serait donc le défi que lancent au discours critique les romans et le discours de King, la frontière qu'ils invitent à briser non pour abolir les différences, mais pour faire naître de leur rencontre une pensée, peut-être nouvelle, du fait littéraire." (238) En somme abandonner les postulats critiques habituels de la lecture pour en revoir la portée critique, plutôt que de demander aux créateurs de se soumettre, pour être reconnus, aux diktats des exégètes... Sa démonstration va s'appuyer sur trois analyses : le statut de romancier populaire, la métafiction chez Stephen King et l'effacement des frontières
Au premier abord, les romans de King semblent se réduire à une production incompatible avec l'esthétique ou le pur littéraire, voire à leur négation. C'est le succès marchand du livre qui lui confère une valeur indépendamment de son contenu : ce livre est bon, car il a connu des ventes importantes, aussi convient-il de l'acheter. Le statut de King semble plus s'apparenter au commerce qu'à l'écriture. King semble d'ailleurs fort bien s'accommoder de cette réduction et va même jusqu'à revendiquer son statut commercial et la satisfaction d'être "
une marque de fabrique." À ses yeux, cela n'a pas beaucoup d'importance, puisqu'un roman vaut d'abord par sa nature narrative, parce qu'il contient une "histoire à raconter." (163). Pour King, seuls comptent l'intrigue et le plaisir de conter, et le narratif domine chez lui : "Ainsi se trouvent opposés de manière caricaturale l'intellectualisme de la société urbaine élitiste et l'authenticité de la société américaine profonde, celle qui ne lit pas Proust, mais sait reconnaître une bonne histoire. (...) Ainsi le rock n'roll, le base-ball et les séries télévisées deviennent-ils les antidotes au snobisme stérile des universitaires." (213) Le drame de Paul Sheldon dans "Misery" est d'avoir à choisir entre la bonne littérature qui lui vaudra un prix et celle, à forte valeur marchande mais sans intérêt littéraire, qui le fera vivre. Comme il le fait remarquer : «Les bonnes critiques et les mauvaise ventes tenaient à une cause commune : l'ouvrage était incompréhensible.»

À partir du modèle du paralittéraire défini récemment par Daniel Couegnas, Rabau se livre à une analyse serrée, dont l'argumentation tend à prouver que l'oeuvre de King peut être conçue "à la fois comme une illustration et comme un contre-exemple de la paralittérature." (217) Dans cette perspective, on ne peut pas voir dans l'oeuvre de King un pur produit de la littérature de masse, ni des inédits représentatifs d'une littérature "autoréflexive", mais comme "le nouveau monstre hybride que serait une littérature populaire qui se proclame comme telle et pourtant engage à réfléchir sur le fait littéraire." (218) En résumé, King se donnerait comme un romancier populaire, qui surtout se veut populaire alors qu'il n'est pas seulement cela.
Rabau se livre au même travail d'analyse en ce qui concerne la métafiction, encore que les définitions du terme ne soient pas pour l'instant suffisamment unifiées, bien que tournant toutes autour d'une crise contemporaine du réalisme. Dès "Carrie", Rabau relève des éléments de métafiction, qui ne feront que s'amplifier avec "Salem", pour se poursuivre avec une "
réflexion sur le pouvoir du verbe, une incarnation des mots et des formules qui, pour être de pures paroles, n'en sont pas moins efficaces dans le réel. (...) Tout se passe donc comme si le romancier, au lieu de créer d'abord une réalité à laquelle il donnerait un nom, imaginait une incertaine réalité à partir d'un simple nom, comme si l'arbitraire du langage, le hasard d'un signe précédait et déterminait la fiction." (228) Le romancier vit ce qu'il imagine, imagine une réalité à laquelle il donne l'implacable cohérence d'une intrigue romanesque. On trouve chez King les préoccupations de la métafiction, comme l'impossible séparation de l'écriture et du monde, l'incarnation des mots, le pouvoir des formules sur le réel, la création d'une réalité à partir d'un nom, ou de nombreux points concernant les problèmes d'auteur ou la relation complexe qui unit le lecteur à un auteur : "Frontière effacée, territoire incertain de l'entre-deux : tel est sans doute le véritable enjeu des constructions métafictives de King. (...) Le paradigme de la frontière effacée se donne comme un thème essentiel et structurant de l'écriture de King." (231)

Il y aurait ainsi deux lecteurs de Stephen King : le consommateur qui demande le plaisir immédiat des histoires ; et le critique lucide capable de dépasser le genre et l'apparence pour mettre en évidence les mécanismes mis en place par le romancier. La conséquence est que cette dichotomie rend difficile l'appréhension globale de l'oeuvre : "Lire King pour le plaisir de la consommation suppose une immédiateté qui écarte le plaisir de l'ironie; lire King pour l'autoreprésentation suppose peut-être un plaisir, mais un plaisir différent, non plus immédiat mais construit et par le texte et par ma lecture du texte." (235) Il est alors nécessaire d'interpréter, voire d'inventer en faisant subir au discours critique un "déplacement qui permettrait de conceptualiser le programme de réception ainsi construit. Il ne s'agit plus de constater la dichotomie, mais plutôt de définir un glissement. Car les procédés métafictifs chez King n'ont ni le même sens ni la même valeur que chez un auteur du mainstream et il convient de les penser dans le cadre d'une littérature qui se donne comme peu sérieuse. En d'autres termes, il ne suffit pas de dire que King joue de la métafiction, il convient de comprendre ce qu'il y a de spécifique dans son usage de la métafiction." (235) Quelques romanciers (John Barth, Umberto Eco, Sorrentino) sont en même temps critiques et universitaires, et leur discours sur le roman fictif ou théorique, est marqué par la continuité : "Dans le cas de King cependant, cette continuité est brisée : c'est l'auteur de best-sellers, celui qui se moque des universitaires qui nous fait réfléchir sur le littéraire." (237) Alors que l'idée d'une littérature de masse métafictionnelle n'est pas envisagée, ce qui fait se poser des questions sur les frontières de la métafiction.

La lecture de King entraînerait donc l'effacement des frontières et la nécessité de repenser les définitions sur lesquelles les critiques appuient leur discours. Peut-être cela va-t-il encore plus loin, et que le lecteur de King capable d'en intégrer tout le contenu n'existe pas encore : "Il se pourrait bien que King cherche à inventer son lecteur, à créer ce lecteur, mutant comme un monstre de roman d'épouvante, qui pourrait peupler le no man's land qui s'ouvre entre littérature populaire et littérature d'élite. Mais que ce lecteur existe ou soit lui aussi une nouvelle fiction, il reste que les romans de King ne se donnent à lire qu'au-delà des catégories et des frontières esthétiques." (240)

On ne peut que trouver sympathique ce désir - ou l'affirmation de la nécessité? - de modifier les frontières. Il reste que pour tout esprit en religion littéraire, le refus des cadres établis ou le désir d'étendre leurs limites s'apparente à une trahison ou à un sacrilège.


J'ai fait état plus haut de mon regret que ce collectif remarquable n'ait pas pu être édité plus tôt. Celéger handicap se trouve largement compensé par la richesse, l'exhaustivité du travail. Ce recueil de valeur, indispensable pour tout amateur de King, est agencé suivant une visée organisatrice qui rend la lecture progressive. En partant du rappel de la biographie et de l'édition des oeuvres de King, les caractéristiques de sa création, ses motifs et son organisation interne, le lecteur parvient à ces morceaux de bravoure, proposant des vues nouvelles, que sont les études de Mellier et de Rabau, qui, sans se contredire complètement, suggèrent des perspectives originales. Au prix d'un effort minimal, le lecteur non-spécialiste prendra son plaisir à la lecture de ces textes en synergie, qui complètent les ouvrages parus existants, et constituent un exemple supplémentaire de l'intérêt que suscite cet écrivain décidément inclassable, et devant lequel il est difficile de rester indifférent.

Roland Ernould, mai 2000.

Sophie Rabau est Maître de conférences à l'Université de Bourgogne. Elle a écrit La métafiction et le roman contemporain, Littérature comparée de D. Souiller, PUF, 1997 et un article sur King : Une mauvaise rencontre : Stephen King et la dévoration du lecteur, Dramaxes, D. Mellier et L. Ruiz, Presses de l'ENS, 1995.

Roland Ernould © 1999.

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  Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, mai 2000, 270 p

autres textes :

 

Guy Astic

L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars.

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Jean Marigny

Stephen King Romancier.

Gilles Menegaldo

Forme brève et stratégies du fantastique chez Stephen King.

Denis Mellier

Le grand Bazar de Stephen King.

De l'épouvante en régime libéral : terreur, économie, réflexivité. 

Autres ouvrages publiés par le CEFAL analysés sur ce site :

Jacques Finné .... Panorama de la littérature américaine, tome 1 : Des origines aux pulps, Cefal 1993

Jacques Finné .... Panorama de la littérature américaine, tome 2 : De la mort des pulps aux années du renouveau, Cefal, 2000

D'un autre éditeur : Jean-Baptiste . Baronian .. Panorama de la littérature fantastique de langue française La Renaissance du Livre, 2000

  

 .. du site Imaginaire : liste des auteurs

.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle

.. du site Stephen King

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