Denis Mellier

Le grand Bazar de Stephen King.

De l'épouvante en régime libéral : terreur, économie, réflexivité.

dans Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, 2000,.

 

Les précédents commentateurs de ce recueil ont mis en évidence l'ambiguïté de la position de King, souvent critique acerbe de la société américaine tout en vivant largement des revenus de romans populaires à gros tirages. Certes King est affecté par sa situation personnelle inconfortable et Jean Marigny soulignait que : "Son réquisitoire est en même temps dirigé contre lui-même car il est trop lucide pour ne pas se rendre compte de ce que sa production littéraire est devenue elle aussi un objet de consommation. Cette contradiction suscite chez lui une réflexion grinçante sur le statut de l'écrivain au sein d'un monde matérialiste qui a renié ses propres valeurs." (58) Mais Marigny ne met pas en doute les aspects subversifs des critiques sociologiques de King.

L'originalité de la position de Jean Mellier est que, dépassant cette analyse ordinairement faite par les commentateurs, il veut mettre en évidence que King n'est un auteur subversif qu'en apparence, et que son fantastique "s'écrit sur l'hypothèse de sa disparition même : il ne cesse de viser une impossible familiarité qui aurait enfin cessé d'être inquiétante, c'est-à-dire unheimlich. C'est un horizon paradoxal que cette sortie de l'épouvante, car il dynamise et sape à la fois, aimante et achève le commerce même du fantastique."(165) Dit plus brutalement : non seulement King «trahit» la fonction fondamentale de subversion du fantastique qu'il prétend incarner, mais encore paraît le fossoyeur de ce qui constituait son apport le plus estimable.

Pour étayer sa démonstration, Mellier s'appuie sur trois affirmations, deux littéraires, l'autre sociopolitique, qu'on pourrait appeler«postulats». La première reprend l'assertion classique que le fantastique «doit» respecter la loi commune du genre "comprise comme rupture, scandale ou désordre." (143). La seconde est que l'auteur fantastique authentique est «différent», critique insidieux, d'une certaine manière un "maudit", ou au moins, un créateur imprégné de la "méchanceté native du fantastique" qui offrirait "l'assurance d'une ambivalence ou d'une cruauté pour gager le sens, et d'une subversion pour garantir une focale progressiste." (149). La troisième repose sur la nostalgie d'une "époque où le fantastique servait encore à subvertir les realia bourgeoises du temps positiviste, où ses formes visaient à ruiner les acquis de ses marchands et de ses savants. (...) Disqualifier l'avoir, le savoir, l'acquis de la certitude sous toutes ses formes par un impérieux renvoi à l'être comme énigme, pouvait encore valoir comme mot d'ordre fantastique." (142) dans une perspective que l'on pourrait appeler progressiste. Pour le critique littéraire qui se situe dans cette tradition, la civilisation américaine, par ses valeurs mercantiles, ne peut que corrompre le créateur. Car ces valeurs ne constituent pas un progrès, elles sont rétrogrades et infantilisantes : Mellier précise que la compulsion d'achat (et ses conséquences destructives dans le roman, la liquidation de Castle Rock) "renvoie inévitablement à la mémoire de l'enfance. Bien plus que l'assurance d'un avoir exclusivement matériel, la possession est promesse d'un retour plus essentiel, celui des temps enfuis." (139)

La combinatoire de ces différents éléments lui permettra d'arriver à la conclusion énoncée plus haut, que l'aspect subversif apparent de "Bazaar" perd son sens en conduisant à l'impasse.

Car la tare de "Bazaar" semble être, pour Mellier, de s'appuyer sur les valeurs du mercantilisme, dénoncées en apparence, alors que King les pratique pour son compte. Mellier remarque d'abord que le roman est le "très exemplaire produit" de notre société néo-libérale : "L'erreur du défenseur, comme celle de l'accusateur critique, serait d'abstraire l'univers fantastique et la pratique valeur littéraire de King de la matérialité de l'échange, de chercher à fonder sa valeur littéraire hors de sa valeur d'usage, hors de la circulation des biens dont procède essentiellement son oeuvre." (140) De nos jours, l'économie a investi les esprits : "Tous les rapports humains et imaginaires se pèsent et se représentent, s'écrivent et se métaphorisent", en envie, avoir, pouvoir d'achat, risque, pari, gain ou perte. "L'apport de King à cette logique économique de la culture de masse aura donc été d'en proposer une inscription méta-économique. Au-delà de la circulation et de la valeur économiques du produit-fiction, au-delà même de sa simple réception comme bien de consommation, c'est au plan de l'imaginaire et de la poétique qu'il faut constater l'action de l'ordre économique dans l'écriture." (144) C'est ainsi que les écrivains Sheldon et Beaumont se voient, d'une certaine manière, punis pour ne pas avoir voulu se tenir à la place que leurs oeuvres à succès assignaient à leurs lecteurs. La pression du monde économique sur la détermination de la fiction conduit à redéfinir une figure de l'auteur soumis entièrement à sa fonction d'écrivain de masse : "Il est le pourvoyeur de la fiction commune, (...) un lecteur qui a réalisé son rêve mimétique de conter comme on lui a conté dans le temps de son enfance." (145) Production de la conservation et non de la subversion, la culture de nos contemporains est désormais constituée de ce que la société de consommation leur a proposé à lire ou à voir durant leur enfance ou leur adolescence. Le pouvoir économique de l'adulte ne prend son sens qu'en lui assurant "les moyens du retour de ces objets, images ou musiques qui se confondent avec le passé. La nostalgie est le meilleur investissement à long terme que la culture de masse ait fourni à l'économie libérale." (146)

Ne peut-on trouver dans l'oeuvre de King de quoi remplir l'ancienne fonction cathartique du fantastique? Celle qui lui permettrait d'assurer sa part critique, en admettant que le fantastique s'écrive encore dans la négation des lois communes, dont celles de l'ordre économique? C'est l'argument ordinaire des louangeurs de King, qui mettent en évidence la "charge subversive que le néo-gothique de King entendrait placer au coeur de l'Amérique." Argument qui s'appliquerait au cinéma d'épouvante contemporain que l'on pourrait voir comme un genre essentiellement critique : "Véritable cheval de Troie dans la cité hollywoodienne, le cinéma d'épouvante resterait aujourd'hui le seul genre à assumer un discours de nature politique. En représentant le dysfonctionnement de la quotidienneté américaine, ce cinéma explorerait de manière privilégiée la face (la faille) nocturne et refoulée" d'une réalité comme l'a toujours essentiellement fait le gothique. Dénoncer la médiocrité du quotidien et du monde social, offrirait "l'assurance d'une ambivalence ou d'une cruauté pour gager le sens, et d'une subversion pour garantir une focale progressiste." (149) Peut-on espérer que lorsqu'un produit circule, le circuit commercial peut se gripper, "réintroduire la disjonction fondamentale à son effet" fantastique? Même pas, puisqu'on sait que le libéralisme a intégré la crise, devenue le moteur de l'économie : "Partant, la crise que représente le néo- gothique de King n'est jamais que le mode de régulation qu'adopte une société. Catharsis dégradée, la mise en scène, au prix de quelques victimes et héros, y assure qu'au-delà de la fiction, la refondation reste toujours possible. Le marché n'est alors pas hanté par les spectres et démons du fantastique, le néo-gothique n'est pas le moyen d'ensauvager la règle fantastique, mais bien chez King de la vérifier." (150)

Le travail de King est ainsi conservateur et ses oeuvres servent, sans inquiéter fondamentalement, à dramatiser, par le catastrophisme et le cataclysmique, la "permanence des valeurs d'un monde qui se sera amendé (si l'on veut bien y croire) dans l'épreuve et qui joue ses nouveaux matins dans la reconstruction de ce que l'Homme Noir ou le boutiquier terrifiant lui auront fait subir." La subversion a disparu, au profit d'un ordre répétitif. King ne fait que servir à ses lecteurs un vieux fond de mémoire individuelle et collective, comme Gaunt propose aux désirs de sa clientèle les "icônes révérées qui constituent le tissu même de leur culture. Il offre à leur dépense les formes mythifiées d'un patrimoine (commercial et imaginaire). La culture de masse américaine produit ses mythes à partir de l'articulation des valeurs imaginaires et des valeurs marchandes." (151)

Notre société pervertie se réduit à la consommation, avec comme argument la force du souvenir, le désir des objets devenus fétiches de la vie passée : "Stockage : en abyme, son double... Le magasin de Leland Gaunt prospère sur le stock des obsessions singulières et des clichés collectifs, des fantasmes subjectifs et des concrétions mythiques... comme les romans de Stephen King." (154) Mellier met en évidence la ressemblance de Gaunt et de King dans la manière utilisée dans l'exploitation de leur commerce. Tous deux collectent et accumulent : "Un système économique de l'hétérogénéité absolue des produits et des objets, des discours et des symboles, un système dans lequel triomphe la contingence des valeurs singulières et des désirs subjectifs, et où, dans l'accès de tous les sujets dé-hiérarchisés, se dissout la distinction, la différence." (155) Un bazar imaginaire et un bazar idéologique, dans lequel l'objet n'a de sens que dans sa possession et l'accumulation, le sujet pour l'intensité de son manque ou de sa convoitise, dans un bazardage de produits calibrés pour se moduler aux désirs du client. Le livre de King, en décrivant le fantastique du "troc diabolique" qui se passe au magasin de Gaunt, laisse "apparaître, de manière spéculative, une représentation de l'écriture selon King. On pourrait croire encore naïvement que le fantastique sert à susciter le travail du désordre dans l'ordre normé d'une Amérique ultra-libérale ou traditionnellement villageoise et conservatrice. Il n'en est rien. Désormais, l'écriture de la fiction fantastique ne perturbe plus rien. Elle apparie au contraire le désordre des objets et des produits, la complexité de leur stockage et le rhizome de leur circulation, à l'ordre narratif d'un vieux modèle gothique." (156)

Dès lors, quelle force de subversion peuvent apporter les motifs fantastiques traditionnels? Le diable et ses métamorphoses, "ces vieux produits gothiques importés d'Europe peuvent-ils encore servir la nostalgie d'un contre-pouvoir fantastique à la frénésie d'avoir?" (142) King serait de ce fait coupable de donner au lecteur la bonne conscience critique, qui viendrait racheter moralement les auteurs de l'horreur postmoderne, et sauver l'âme de sa figure dominante, Stephen King...

Ainsi le fantastique de King entérinerait le "
monopole imaginaire que détient désormais l'ordre économique diffusé en fiction, cela jusqu'au point où un tel monopole sait faire de ses fictions critiques le plus rentable de ses produits." (142) Tout au long de son étude, Mellier manifeste ses réticences à l'égard de King, en ciselant des formules insidieuses. "Bazaar"? Un "produit, ce gros roman de 500 pages régulièrement livré." (142) On trouve de tout dans le Bazaar de Gaunt? "Comme dans les romans de Stephen King." (139) Castle Rock rayé de la carte? "On ne liquide jamais complètement ses stocks sans qu'il y ait quelque bénéfice à en tirer." (140) Mais bien qu'on puisse déceler en filigrane de cette étude un élitisme qui se manifeste par des réticences à l'égard de la littérature «populaire» et de ses servitudes ("L'écriture se définit alors comme la capacité d'accomplir à chaque nouvel avatar la loi de la demande, renouvelant le produit pour en assurer la diffusion" en offrant "du semblable mais pas de l'identique." (147), les analyses de Denis Mellier font mouche, par leur pertinence et la rigueur de l'argumentation. Sans vouloir faire de la surenchère, ne peut-on pas aussi trouver chez King une subversion qui lui serait particulière, et qui gêne les universitaires, contre un ordre «intellectuel» qui le récuse en tant qu'auteur véritable? Mais cet ordre lui-même n'a-t-il pas toujours essayé de maintenir dans le temps son prestige et son autorité morale, celui d'une caste qui exploite ésotériquement le fonds de commerce de la «vraie» littérature, celle qui la fait vivre, mal d'ailleurs pour la plupart des élus qui pensent gagner leur vie médiocrement? Tout en dédaignant la masse dont elle veut se distinguer? L'élite contre l'îlote, sans qu'elle se demande un instant les raisons biologiques ou sociales qui font qu'ils sont tels l'un ou l'autre, et les déterminismes qui ont pu les y amener? Et ce que sont devenus, par voie de conséquences, leurs besoins?

Il est certes difficile d'imaginer la place possible de l'artiste authentiquement révolutionnaire (car le subversif est actuellement facilement intégrable, le temps n'est plus aux rejets simplistes bourgeois du XIXè) au coeur de l'industrie, de voir les répercussions du conflit symbolique entre l'imaginaire et le matériel, qui n'est d'ailleurs pas qu'un conflit américain. On ne peut que constater historiquement que la situation de l'artiste dans le monde économique a évolué : "Au temps où Baudelaire, célébrant Poe, faisait dans la modernité industrieuse des années 1850 le récit de ce conflit, le fantastique était l'avatar puissant d'un héritage romantique qui se voulait encore la machine de guerre lancée contre le désenchantement positiviste, son culte du progrès et son univers borné par les lois de l'économie. (...) Tout cela que la posture d'écrivain que s'attache à constituer Stephen King au fil de ses récits ou de ses paratextes entend gommer. Le rapport de l'oeuvre et du produit supposait alors un conflit douloureux où l'artiste élaborait la différence essentielle d'avec la pratique collective, celle d'un monde économique vulgaire, mercantile, insupportable. (...) En confondant les ordres antagonistes du commerce et de l'écriture, sur la différence desquels l'héritage romantique gageait toute la puissance subversive du fantastique, King libère l'horreur contemporaine de cette part maudite et désambiguïse sa tâche politique, sa portée idéologique, en la neutralisant dans l'exigence libérale de la consommation comme seule logique assumée de l'écriture." (159) Mais, même si l'univers économique exerce sa prégnance sur la création fantastique, devenue incapable de le disqualifier, même si la fiction économique domine la subversion fantastique, peut-on pour autant prédire que "dans ce jeu du fantastique et de l'économique (...) la possibilité même du fantastique comme fiction critique s'achève?" (142) Le fantastique est bien plus ancien et divers que les formes littérarisées que le romantisme a pu lui donner, d'ailleurs en réaction rétrograde à l'époque contre l'esprit scientifique et ses progrès, et en rejetant l'idéal collectif politique révolutionnaire pour cultiver des délicatesses individuelles. Peut-être bien faudrait-il s'interroger plus solidement sur les fondements psychologiques et sociologiques de la raison d'être du fantastique litéraire en faisant éclater, comme le suggère Sophie Rabau dans l'étude suivante, des cadres littéraires devenus incapables d'en rendre compte, au moins dans le cas de King.

Maître de conférences à l'université de Poitiers où il enseigne la littérature comparée et le cinéma, il a publié L'Écriture de l'excès : poétique de la terreur et fiction fantastique (Champion, 1999) et dirigé le volume Sherlock Holmes et le signe de la fiction (Éns-Èditions, 1999). Les Écrans meurtriers, Essais sur les scènes spéculaires du thriller est à paraître aux éditions du Céfal. Il est également directeur de la revue Otrante. Il vient de publier une synthèse indispensable : La littérature fantastique, Seuil mémo, 2/2000.

Grand Prix de l'Imaginaire 2001 pour : la Littérature fantastique. Denis Mellier. le Seuil, 2000; l'Écriture de l'excès , Fiction fantastique et poétique de la terreur , Honoré Champion, 1999.

Ernould Roland, mai 2000

..

 

 Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, mai 2000, 270 p

autres textes :

 

Jean Marigny

Stephen King Romancier.

Gilles Menegaldo

Forme brève et stratégies du fantastique chez Stephen King.

Guy Astic

L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars.

Sophie Rabau

Comment lire Stephen King? ou La frontière effacée

Autres ouvrages publiés par le CEFAL analysés sur ce site :

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 1 : Des origines aux pulps, Cefal 1993

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 2 : De la mort des pulps aux années du renouveau, Cefal, 2000

D'un autre éditeur : Jean-Baptiste . Baronian .. Panorama de la littérature fantastique de langue française La Renaissance du Livre, 2000

 

 

 .. du site Imaginaire : liste des auteurs

.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle

.. du site Stephen King

mes dossiers sur les auteurs

. . .. . .. . ..