Gilles Menegaldo

Forme brève et stratégies du fantastique chez Stephen King :

Danse macabre et Brume.

dans Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, 2000,.

 

La même approche de compréhension se retrouve dans l'étude de G. Menegaldo, qui comprend deux parties juxtaposées, mais complémentaires. La première permet, à partir de notions proposées par King lui-même, de faire un inventaire de ses stratégies narratives, applicables à toutes ses oeuvres. La seconde est consacrée à un examen des nombreuses nouvelles, dont l'intérêt vient de leur production dans le temps et la multiplicité de leurs motifs.

Menegaldo définit d'abord les caractéristiques du fantastique kingien en exploitant "Anatomie de l'horreur". Il en reprend méthodiquement les premiers chapitres, consacrés l'initiation du jeune Steve au fantastique, à ses expériences personnelles en relation avec le spectacle de la "peur médiatisée". Les pulps, la fiction romanesque, les films d'horreur de série B, de science-fiction, et les séries télévisées ont nourri sa génération. King, dont l'imaginaire d'adolescent a été profondément marqué par le visuel, mais qui a fait des études universitaires littéraires, maîtrise des connaissances étendues dans ce domaine, et il se plaît à utiliser dans ses romans les références intertextuelles qui s'imposent. Menegaldo reprend les trois archétypes du fantastique qui font l'objet d'incessantes réécritures. À ces motifs du vampire, du loup-garou, et de la créature "innommée et innommable", qui ont personnellement intéressé King, s'ajoute celui du fantôme. L'étude a été écrite avant la publication de "Sac d'Os" et il faut rectifier l'affirmation inexacte suivant laquelle le motif du fantôme n'a pas constitué un modèle satisfaisant pour King. À noter aussi deux approximations dans les éléments biographiques de King : un de ses camarades a été écrasé par un train (mais King n'a pas vu l'accident, qui lui a été relaté, et il a même ironisé, avec la rouerie qui lui est habituelle, sur l'exploitation «psychanalytique» que les critiques pourraient tirer de son récit - alors qu'il n'était pas obligé de nous le livrer). Il n'a pas, à ma connaissance, eu de relations conflictuelles avec David - qui n'est d'ailleurs pas son frère, mais un enfant adopté - et ils ont travaillé tous deux à la publication des premiers écrits de King, avec des moyens d'impression rudimentaires.

Plus personnelle est la mise en forme par Menegaldo des idées proposées par King dans le désordre et avec les digressions dont il est coutumier. Menegaldo note que King utilise à la fois une métaphore spatiale, l'idée de la «chambre secrète» (l'exploration de l'individu comme un espace labyrinthique, jusqu'à ce que le romancier ait trouvé le «centre de résonances»); et une "
métaphore chorégraphique" pour engendrer un sentiment d'horreur comparable à un mouvement de danse macabre, d'où le titre en anglais de l'essai. King recherche une sorte de "rythmique", en exploitant ce ce qui émeut et agite le spectateur ou le lecteur "au niveau le plus primitif, le plus profond, en associant le conscient et l'inconscient dans une idée prenante". Un autre aspect déterminant du discours de King est son refus de différencier les genres, la science-fiction et le fantastique. Débat ennuyeux et académique selon King, qui ne fait pas mystère de son anti-intellectualisme, une attitude que Menegaldo juge contestable dans la mesure où elle "condamne à l'avance toute approche théorique." (64) On retrouvera plus loin cette idée exploitée différemment dans l'étude de Sophie Rabau.
Menegaldo rappelle aussi, toujours en partant des réflexions de King, les distinctions connues des exégètes du genre. Au niveau le plus élevé, le plus subtil, le romancier distingue le sentiment de terreur, où le récit ne présente aucune horreur concrète, visible, où l'imagination "
crée, par son pouvoir spéculatif, le sentiment de terreur" (W.W. Jacobs "La Patte de singe" ou "Le coeur révélateur" de Poe). À un deuxième niveau se situe l'horreur distillée par les Comics des années cinquante, qui se distingue de la terreur en ce qu'elle concerne la réaction physique, viscérale par rapport à des phénomènes concrets et matériels. L'horreur est suscitée par des manifestations monstrueuses liées à la "représentation du corps humain métamorphosé, fragmenté, mutilé, atteint dans son intégrité, mais néanmoins encore reconnaissable". King identifie aussi un troisième niveau qui viserait à provoquer la révulsion et le dégoût, par "l'exhibition délibérée et spectaculaire de l'organique monstrueux", avec toutes les "variantes liées aux états intermédiaires de la matière : visqueux, gluant, boursouflé, informe ou composite. Ces modalités extrêmes de l'altérité touchent à des phobies ancrées dans l'inconscient collectif." (65) King considère que tout récit d'horreur est "par nature allégorique ou symbolique". Un auteur de récits fantastiques n'est pas seulement un raconteur d'histoires. Il délivre un message, suggère au lecteur sa vision du monde et son interprétation des comportements humains. Le récit d'horreur possède une fonction cathartique, qui nous permet "d'expérimenter ce qui est normalement interdit, de nous identifier à des personnages, des situations déviantes extrêmes." (66) Menegaldo note que certaines des idées exprimées par King sur le genre contredisent la conception du fantastique telle qu'elle est définie en particulier par Rosemarie Jackson dans "Fantasy, A Literature of subversion". Selon King, l'écrivain d'horreur n'est pas subversif, mais un conservateur, un agent du statu quo. La littérature l'horreur a une fonction d'exorcisme, d'exutoire : "À partir du moment où l'on est passé par des expériences d'ordre imaginaire, on est mieux armé pour affronter la réalité." (67)

Le projet de la seconde partie est d'affirmer l'intérêt que présentent les nouvelles de King. La forme brève lui convient particulièrement bien. Stephen King se caractérise par la production de gros romans et s'estime atteint d'«éléphantiasis littéraire». La plupart des critiques considèrent que ces pavés ne sont pas les meilleurs romans de King et gagneraient à être raccourcis. Mais, à côté de ses romans, King n'a cessé d'écrire des nouvelles dans une carrière littéraire qu'il a d'ailleurs commencée comme auteur de nouvelles. Trois recueils, réunissant plus de soixante récits, permettent de suivre l'évolution de l'écriture et de repérer, à travers "
des récurrences dans les thèmes et les situations narratives, une forme de continuité." (68) On peut aussi noter "les corrélations entre les thèmes traités dans certaines nouvelles et ceux repris dans des romans ultérieurs, ou au contraire la prolongation, dans des récits courts, de thèmes et de personnages déjà développés dans des romans." (68)

Menegaldo fait un inventaire pertinent des nouvelles qui lui paraissent les plus représentatives. Il évoque "l'univers fictionnel reconnaissable et référentiel" de King, avec l'invention de la petite ville de Castle Rock, qui vise surtout à créer un "effet de réel", mais dont King ne donne que peu de descriptions d'ensemble précises des constructions et des lieux. Dans ce macro-espace, King met en scène des micro-espaces, des espaces urbains "parfaitement répertoriés, institutionnels, rassurants, quotidiens", avec des lieux publics souvent d'une grande banalité. (72) Les personnages et les situations suggèrent la même banalité du quotidien. Les protagonistes et les métiers sont ordinaires, à part quelques écrivains. Les situations sont également ordinaires, les motivations des personnages triviales : "Certains de ses textes constituent une radiographie de la société américaine. et leurs éléments fonctionnent dans le sens de l'illusion référentielle" (74). L'effet de réel est renforcé par la référence à des objets précis de la vie quotidienne, des signes identifiables pour les Américains. Un autre effet de réel s'obtient avec l'utilisation d'un langage familier, souvent argotique, parfois ordurier. Par tous ces procédés, King "s'efforce de créer un univers cohérent, homogène, où on retrouve les mêmes personnages, les mêmes lieux, les mêmes situations. Tout cela finit par constituer un monde crédible, en dépit de la psychologie un peu sommaire des personnages." (74)
Un déséquilibre potentiel menace cet univers banal et, à certains moments, le mécanisme se dérègle. La La défamiliarisation ainsi provoquée prépare l'acceptation des phénomènes insolites, fantastiques ou surnaturels. "
L'insistance sur les conditions atmosphériques difficiles participe d'un ancrage référentiel" (la météorologie du Maine) et la nature "apparaît souvent complice, voire catalyseur d'événements maléfiques." (75) Dans certains cas, ce n'est pas la nature ordinaire qui est destructrice, mais un phénomène artificiel, comme la brume; des éléments du paysage se révèlent trompeurs, comme dans "Les Enfants du maïs", nouvelle à laquelle Menegaldo consacre une longue et fine analyse. Il recense ensuite les diverses potentialités fantastiques et à l'origine de phénomènes d'une altérité, qui reste en partie énigmatique, ou encore suggérée d'origine extraterrestre. La présence de forces maléfiques se rencontre aussi dans des personnages bien ordinaires, dont la transformation est cauchemardesque, ou dans l'utilisation d'objets courants apparemment inoffensifs. Certains personnages, déséquilibrés mentalement, sont habités par le désir de transgresser les normes et les lois naturelles et sociales et provoquent des phénomènes destructeurs. On rencontre une grande variété de motivations, naturelles ou insolites, relevant de la surnature. Les tueurs psychopathes, plus ou moins conscients, plus ou moins pervers, des hommes jeunes, ou des adolescents, sont souvent présentés comme intelligents, séduisants : "L'association de caractères positifs au meurtrier donne une image ironiquement cruelle de la société américaine puisque ce sont ses produits les plus réussis qui incarnent une pulsion destructive, sadique, régressive, à composante sadique." (79)

Menegaldo explore ensuite les motifs classiques du fantastique chez King qui revendique et exploite un héritage littéraire. Il n'est pas possible de relever, compte-tenu de leur nombre, les diverses figures «d'altérité familière», du vampire à l'univers enfantin et à ses représentations cauchemardesques : "L'écrivain traduit les hantises et les obsessions ou monde contemporain, en de nouvelles représentations de l'altérité, tout aussi prédatrices et destructrices."(85) Parmi celles-ci, un rôle privilégié est dévolu à l'horreur mécanique d'un monde où la banalité quotidienne coexiste avec les machines à exterminer.

Plusieurs pages sont consacrées aux stratégies d'écriture. La description chez King se caractérise par une approche très visuelle : flashes descriptifs, plans rapprochés, gros plans qui d'emblée créent une atmosphère. King a également recours à l'emploi du panoramique, qui créent une atmosphère. Une autre technique consiste à privilégier l'utilisation de la "focalisation interne". L'événement est souvent perçu, filtré par la conscience et les sens d'un personnage. King s'efforce de rendre compte de ces états de conscience par la citation, le monologue intérieur, le courant indirect libre ou par le résumé des pensées du narrateur.
Avec ce primat accordé aux éléments descriptifs, King a l'art de créer le suspense. Les informations ne sont délivrées que graduellement, soit grâce aux investigations des personnages, soit par la manipulation temporelle qui, "
en opérant un va-et-vient entre différents niveaux du récit, laisse subsister des trous dans l'information que le narrateur extra-diégétique, ou le protagoniste narrateur vient peu à peu combler". Trouver la vérité devient essentiel. King multiplie les obstacles pour ses personnages, qui n'ont d'autres ressources que de recueillir des informations, en enquêtant à la bibliothèque locale, en consultant les rapports de police, voire les livres spécialisés traitant par exemple de l'occultisme ou les livres «maudits». L'autre source d'informations consiste en l'accumulation des témoignages directs ou indirects, ce qui "constitue souvent un principe structurant, un système de relais narratif, tout en contribuant à maintenir le caractère fragmenté, lacunaire et parfois problématique du savoir."

King construit souvent ses récits en forme de rétrospective, selon "différentes strates temporelles". Les personnages kingiens sont des personnages moyens, crédibles, à l'opposé des héros épiques; ils n'ont guère envie de jouer au héros, mais les circonstances les contraignent à affronter une adversité qui les dépasse. Ils doivent s'engager dans une enquête ou dans une quête, affronter un danger surnaturel, mais le sont pas taillés pour le faire et ils doivent sans cesse se dépasser.

Un univers obsessionnel kingien cohérent, révélateur des tensions inhérentes à la personnalité de l'écrivain, se retrouve partout. L'emploi des éléments biographiques est fréquent et l'oeuvre présente, à cet égard, un caractère cathartique pour l'écrivain. D'autres récits concernent l'identité problématique d'écrivains, qui s'exprime en particulier par le motif du dédoublement de l'auteur qui se projette lui-même dans la fiction par le dédoublement. King entretient ainsi un apport ambivalent avec la littérature et avec ses lecteurs.
Simultanément à son investigation, Menegaldo opére une évaluation de l'écrivain. L'usage de la forme brève lui permet de déployer une narration plus dense, plus rigoureuse. Les moyens utilisés confèrent aux nouvelles une grande efficacité, alors que les longs développements des romans font retomber la tension dramatique, par la multiplication des dialogues et les descriptions qui font digression. Dans les romans, l'intrigue est souvent d'une complexité qui n'évite pas la confusion et les répétitions. Dans les nouvelles, King parvient le plus souvent à obtenir une remarquable unité d'effet. Selon Menegaldo, c'est la réussite de King dans le domaine de la forme brève qui contribuera sans doute à assurer sa postérité littéraire.

Ernould Roland, mai 2000.

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 Stephen King, premières approches

collectif coordonné par Guy Astic, éd. du Cefal, mai 2000, 270 p

autres textes :

 

Guy Astic

L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars.

  

Jean Marigny

Stephen King Romancier.

Guy Astic

L'art de la démesure en raccourci, Rêves et Cauchemars.

Denis Mellier

Le grand Bazar de Stephen King.

De l'épouvante en régime libéral : terreur, économie, réflexivité.

Sophie Rabau

Comment lire Stephen King? ou La frontière effacée

 

Autres ouvrages publiés par le CEFAL analysés sur ce site :

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 1 : Des origines aux pulps, Cefal 1993

Jacques Finné .... Panorama de la littérature fantastique américaine, tome 2 : De la mort des pulps aux années du renouveau, Cefal, 2000

D'un autre éditeur : Jean-Baptiste . Baronian .. Panorama de la littérature fantastique de langue française La Renaissance du Livre, 2000

  

 .. du site Imaginaire : liste des auteurs

.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle

.. du site Stephen King

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