Sylvie Miller
et Philippe Ward,
Le Chant de
Montségur
Paris, Cylibris, 2001, 261 p.
Entre Sylvie Miller, qui a le regard
tourné vers l'Espagne, et Philippe Ward, qui avait
localisé Irrantzina des
deux côtés des Pyrénées, un courant
créatif devait nécessairement passer. On ne
s'étonnera donc pas de trouver dans ce roman méridional
la chronique cathare, dont la légende n'a jamais
été oubliée. Elle a été remise
à la mode en France il y a quelque temps avec les romans de
l'Italien Valerio Evangelisti consacrés à son
Inquisiteur le dominicain Nicolas Eymerich. La présence de
l'inquisition reste vivace dans Le Chant de Montségur, survivance d'un passé déjà
lointain renforcé par la présence d'un Inquisiteur
contemporain. La théologie des Parfaits avait
réservé la Terre au Diable et le Ciel à Dieu, en
prônant le dédain des nourritures terrestres pour
l'acquisition difficile de la perfection au cours de plusieurs vies.
À notre époque d'incertitude religieuse, leur doctrine
comporte des résonances particulières, alliant les
acquisitions antiques du dualisme mazdéiste à celles
des doctrines hindoues à la mode.
S'appuyant sur les
événements qui ont marqué la fin de l'expansion
des Cathare et leur extermination après la destruction de
Montségur, leur dernière place-forte, en 1244, Ward
ancre ce roman dans l'histoire, comme les précédents.
Alors qu'Irrantzina
utilisait les luttes des séparatistes basques pour ressusciter
la cruauté du folklore ancien des êtres fantastiques
carnavalesques, ce récit met en scène les convoitises
divergentes suscitées par l'existence mythique du
trésor de Montségur. Il continue à exciter les
imaginations à travers le temps, conduisant, à la belle
saison, les touristes de l'Ariège à faire l'excursion
aux ruines du château actuel. Ils sont plusieurs à
connaître ces ruines, par érudition ou implantation
locale, qui auront à s'affronter dans ce roman : une Allemande
troublante et énigmatique; un cardinal dominicain qui
évoque les aspects les plus noirs du Vatican; les membres
d'une société locale historique, détentrice
d'une tradition cathare; une étudiante du lieu,
recyclée dans une librairie/restaurant, qui aime le
héros de l'histoire, le plus innocent et le plus ignorant de
tous des traditions locales. Ce chanteur occitan, brisé dans
sa carrière par la mort accidentelle de sa femme, retrouve un
nouveau sens à sa vie, dans le combat qu'il va mener
pratiquement contre tous. Et surtout contre celui qui n'a pas encore
été cité, le Drac, créature du diable
étroitement liée au mythe cathare.
Une des particularités des
auteurs a consisté à brouiller jusqu'au bout les pistes
concernant les deux femmes, l'Allemande et l'autochtone, l'ennemie du
chanteur ne se révélant pas celle que l'on pense. Une
autre caractéristique, plus passionnante, a été
de donner un ton wagnérien au récit, en reliant le
trésor au Graal : le Saint-Graal de Perceval, celui de la
légende arthurienne, mise en musique par Richard Wagner dans
son célèbre drame Parsifal. Dans un
registre bien moins élevé évidemment, les
auteurs ont repris ce qui faisait l'intérêt de
l'intrigue de Parsifal : les
éléments religieux, l'ésotérisme
occidental et la geste chevaleresque. La composante religieuse
fournit l'élément moteur de l'attente du sauveur comme
un messie, sa difficile reconnaissance par le groupe qu'il va
racheter, et le prix à payer pour le rachat. La geste
chevaleresque apporte la lutte du bien contre le mal, l'errance des
sentiments pour arriver à atteindre la lumière.
Modernité oblige, contrairement à la situation de
Parsifal, le héros n'aura pas à renier le sexe pour
participer à sa mission salvatrice. Bien au contraire, le
sexe, donnera un sens plein à la tradition
ésotérique du laurier refleurissant.
Autres caractéristiques ésotériques : le chemin
initiatique du héros soumis à de multiples
épreuves et passant la frontière de la mort;
l'importance prise par les textes cachés et la tradition;
l'utilisation des pentagrammes, dont la connaissance de la fonction
est indispensable Le dernier chapitre du roman, à l'imitation
du final de l'opéra de Wagner, est de toute beauté : le
printemps enchanté qui fait reverdir la nature dans
l'opéra est transposé dans le développement du
laurier, la fatalité est assumée par la mort
christique. Même le personnage du chanteur, dans son ignorance
des faits, ressemble, pendant une partie de l'histoire, au jeune
Parsifal capturé à Montsalvat, qui paraît
être un sot inoffensif avant de devenir le gardien du
Graal.
La difficulté majeure de la
construction d'un roman bâti sur le motif de la
prédestination est qu'elle est en contradiction avec le
principe même de l'esprit romanesque : comment concilier la
situation d'un personnage dont la vie serait déterminée
par un destin qui le dépasse, avec la nécessité
pour le romancier de lui impulser un dynamisme suffisant dans ses
actions? À cette difficulté, Stephen King s'est
trouvé souvent confronté. Il ne s'en est sorti que par
l'intervention discutable d'un joker sorti brutalement et
arbitrairement de sa poche, l'aveu d'un échec de son
imagination en quelque sorte. Entre une fin inscrite dans la
destinée d'un homme, et la liberté de sauvegarder une
liberté suffisante pour qu'il puisse donner un sens à
sa vie, l'espace de manoeuvre n'est pas considérable. Les
auteurs de Le
Chant de Montségur
semblent avoir été conscients de ce problème
difficile, comme en témoignent leurs interpellations
répétées au chanteur Peire sur la
nécessité de faire son choix. Pourtant Peire
paraît ballotté par les événements,
sympathique mais falot, plus exactement passif, ou en retrait, par
rapport aux événements, cherchant à chaque
nouvel événement ce qu'il doit faire, aussi bien en
amour qu'ailleurs. Son apparence d'instrument cosmique est
renforcée. Les autres protagonistes ont davantage d'envergure
: l'Allemande héritière de chercheurs
ésotéristes de son pays, pratiquant Wagner aussi bien
que la torture, ce qui enlève par ailleurs de la
crédibilité à son évolution; ou le
cardinal croate Sakic, de la famille d'Eymerich, et aussi peu
regardant que lui sur les moyens à utiliser pour parvenir
à ses fins. Quand le personnage principal dépend trop
d'un destin fixé qu'il ne connaît pas suffisamment
tôt pour avoir sa marge d'initiative personnelle, il risque
fort de paraître avec une liberté humaine amoindrie,
voire niée dans la mesure où il est devenu un
jouet.
Plus grave : en adoptant cette
métaphysique, les auteurs devenus Dieu, ceux qui savent - en
principe! - où ils veulent en venir, doivent distiller les
éléments crédibles qui permettent au sauveur de
comprendre, en même temps que le lecteur, ce que le destin
attend de lui pour qu'il puisse jouer pleinement sa partie. Or dans
le cas présent, les informations sont distribuées non
pas suivant une dynamique du récit, mais en fonction de
l'idée que les auteurs se font du suspense à maintenir.
Problème : en les raréfiant trop, ou en les rendant
trop succinctes, certes des péripéties peuvent
s'ajouter, mais au détriment de l'efficacité. Le
lecteur a le sentiment que les auteurs ne jouent pas le jeu, et
pratiquent les prolongations parce qu'ils manquent de perspectives
sur la suite de la partie. La rétention d'informations
décisives, que plusieurs personnages connaissent, mais
distribuent au compte-gouttes, donnent à la la fin un
goût d'arbitraire... Enfin le Drac, un démon cosmique,
n'a pas l'envergure qui aurait pu lui être donné par ses
auteurs et paraît plus désireux de satisfaire son
goût du carnage que de se situer dans les vastes perspectives
qui devraient être les siennes, et son horizon paraît
limité à satisfaire son goût immédiat du
sang.
Bref ce roman, au sujet devenu banal, aurait pu devenir, dans une
perspective wagnérienne davantage poussée à son
terme, un roman d'importance à l'inspiration
renouvelée. Mais son traitement sent la mécanique,
aussi bien avec la répétition des scènes d'amour
à intervalles réguliers, que les carnages
réitérés du Drac. Il n'a pas encore la
fluidité requise pour être le premier grand roman des
auteurs. Irrantzina
était prometteur, avec Le Chant de Montségur, les promesses demeurent, mais le pas essentiel n'a pas
été franchi. Je m'interroge sur l'assertion de Francis
Valéry suivant laquelle Sylvie Miller a apporté plus de
profondeur aux personnages, qui ne me paraissent pas avoir beaucoup
gagné en profondeur depuis Irrantzina. Le
triangle amoureux de Peire, de son amie d'enfance, et de la
séduisante Allemande ne convainc pas : si les auteurs
voulaient vraiment montrer qu'en peu de temps, sous l'influence de
l'amour, le bon peut devenir mauvais et vice-versa, il fallait y
mettre plus de subtilité. L'amie se révèle la
possessive sans nuance ayant perdu son jouet trop attendu.
L'Allemande, dépositaire du trésor, ne paraît
l'avoir mérité que par ses talents amoureux et le
lecteur ne sait rien de la psychologie de son retournement. On a
relevé des inexactitudes, des erreurs historiques, des
invraisemblances d'époque : personnellement, je ne m'en soucie
pas, sachant, depuis la pratique d'Alexandre Dumas , que l'histoire
est là pour que le romancier lui fasse des enfants. À
condition que l'enfant soit beau : et je me dis que quelques mois de
gestation supplémentaires auraient peut-être permis
l'excellence à celui-ci, qui bénéficie, sur un
sujet un peu éculé, d'une interprétation
wagnérienne permettant d'espérer le meilleur. Bref un
bon roman, sur un sujet qui permettait bien davantage.
La
quatrième de couverture :
FANTASTIQUE &
CATHARISME
Au coeur du pays cathare, à l'ombre de l'imposant
château de Montségur, un groupe de
spéléologues est retrouvé mort dans de
mystérieuses circonstances. Ce fait divers marque le
départ d'une âpre lutte d'influences entre les
représentants de l'Église catholique, une opaque
société culturelle et une jeune Allemande aux charmes
ambigus. Quels sont les véritables enjeux de leur quête
? Comment Peire Aicart, simple musicien, se retrouve-t-il
entraîné dans un combat qui le dépasse? Alors que
les événements étranges se succèdent,
c'est l'avenir même de l'humanité qui semble en
péril. Si «le laurier doit refleurir», qui sera en
mesure de le faire renaître ?
Avec Le Chant de
Montségur, Sylvie Miller et Philippe Ward livrent un
passionnant roman dans la veine d'un fantastique régional,
à la fois crédible et inventif, auquel sont
désormais associés leurs noms. Après Artahe,
salué par la critique, et Irrintzina, couronné par les
prix Masterton et Ozone, Le Chant de Montségur nous plonge
dans l'histoire et les légendes du pays cathare. Ce nouvel
opus est également un roman de l'intrusion: intrusion
progressive du fantastique dans un quotidien rassurant, intrusion du
mythe dans notre monde contemporain et intrusion d'une morale
salvatrice dans un univers menacé.
«Philippe Ward, comme tous les grands, écrit toujours le
même livre. D'un opus à l'autre, il poursuit un projet
littéraire ambitieux et cohérent. Sylvie Miller
enrichit le style de son coauteur et donne de la profondeur aux
personnages.»
Francis Valéry
Roland Ernould © 2002
autre
note de lecture :
Philippe Ward, Irrintzina,
éd. Naturellement, Forces
obscures, 1999.
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Sylvie Miller est professeur
de droit et d'économie et a participé, entre
autres, à l'élaboration de plusieurs ouvrages
scolaires. Passionnée de littérature Fantasy,
elle a décidé de passer du côté
des auteurs en se lançant dans la traduction et
l'écriture. Elle a traduit une dizaine de nouvelles
(Brian Hopkins, Stanley Wiater, Peter Crowther, Nancy
Collins, Colin Greenland, Tanith LeeÉ) et travaille à
l'établissement de contacts entre les milieux de la
SF française et espagnole.
Sa rencontre avec Philippe
Ward est à l'origine d'une collaboration prometteuse,
ils ont déjà co-écrit une nouvelle
intitulée Le Mur,
publiée en 2000, avant d'écrire Le Chant de
Montségur.
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Né à Bordeaux
en 1958, Philippe Laguerre, qui a pris en littérature
le pseudonyme de Philippe Ward habitant l'Ariège, en
plein coeur des Pyrénées. Fanatique des
littératures de l'imaginaire, il a dans sa
bibliothèque plus de 10 000 ouvrages de
Science-Fiction, Fantastique, Heroic-Fantasy et Policier. Il
a d'abord écrit une importante bibliographie d'un de
ses auteurs favoris : H.P. Lovecraft, où il a
recensé tout ce qu'il écrit, ainsi que les
études qui ont été consacrées.
Il collabore à des revues de Science-Fiction ou de
Fantastique et il a fait découvrir au public
français des oeuvres d'auteurs américains
comme Nancy Kilpatrick, Tina L. Jens, P.D. Cacek ou Don
D'Ammassa. Son premier roman fantastique Artahé (1998) a été bien reçu
par la critique, ainsi que son second Irrintzina (1999).Il vient de publier en 2001
Le Chant
de Montségur, en
collaboration avec Sylvie Miller, est son troisième
roman.
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Roland Ernould © 2002
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. du site Stephen King