La quatrième de couverture :
Dans une cité étrange enveloppée de brume, édifiée selon un plan géométrique très particulier et envahie d'apparitions effrayantes, trois hommes en noir dissertent sur la nature d'une relique vénérée au fond d'une chapelle sinistre : le crâne de Saint Mauvais.
Au pied de la Vierge Noire de Rocamadour, une horde de mercenaires à demi morts massacre des pèlerins en criant le nom de Gog, général des armées de l'Antéchrist.
En Avignon, le grand inquisiteur Nicolas Eymerich brûle les ouvrages les plus blasphématoires que la terre ait jamais portés.
Et dans un ailleurs sans repères, dans un espace où le temps n'a plus de sens, les pièces d'un puzzle s'assemblent.
Dans la cinquième enquête de Nicolas Eymerich, Valerio Evangelisti joue avec les codes de narration et s'aventure sur les terres de Borges, Poe et Lovecraft. Un roman-labyrinthe où le lecteur se perdra en frissonnant.
Ce roman, le cinquième de la série des Eymerich et le plus long, se présente, comme les précédents, construit à partir de trois lignes directrices, en chapitres alternés. Ces trois lignes parallèles nous présentaient le passé (Eymerich et l'Inquisition au Moyen-Âge), le présent (notre siècle), et un futur, qui donnait prétexte à un apport de science-fiction d'autant plus original qu'il permettait d'établir des liens avec les différentes parties du récit. Cette segmentation caractéristique, à laquelle les lecteurs de la série des Eymerich étaient habitués, risque cette fois de les surprendre.
La partie narrant les aventures picaresques de notre Inquisiteur, en 1358, nous conduisent cette fois en Occitanie (Castres, Alby -avec un y!- et Figeac), pour éclaircir des rumeurs confuses concernant l'irruption d'étranges soldats (que nous appellerions maintenant des zombies) et la renaissance de courants hérétiques constamment combattus par les Dominicains. Les adversaires sont cette fois les Spirituels, des Franciscains dissidents, qui prêchent une pauvreté radicale. Cette partie est suffisamment longue pour constituer à elle seule un roman dans le roman. Elle est suffisamment corsée en événements spectaculaires et en retournements inattendus pour satisfaire l'amateur de péripéties sans cesse rebondissantes. On notera cependant qu'Eymerich, s'il fait toujours preuve des qualités de ruse et d'imagination qui lui permettent de se sortir des plus mauvaises passes, paraît souvent à la traîne au lieu de devancer les événements. Il affronte des routiers, rencontre des hommes cloués sur des croix, des mystiques, des écclésiastiques tantôt brillants, tantôt douteux, bien sûr les morts-vivants. Il partage aussi à d'extraordinaires visions collectives, derrière lesquelles il voit le masque de Satan, ce qui lui permet de reprendre l'initiative, après une certaine passivité. Sa rencontre avec sainte Brigitte de Suède et de sa fille, vraiment pas en odeur de sainteté pour les narines de notre inquisiteur, constituent une diversion pittoresque.
Les deux autres lignes créeront des problèmes aux lecteurs paresseux. La science-fiction a pratiquement disparu, réduite à quelques explications pseudo-scientifiques pour expliquer les phénomènes anormaux (dont la transmission de pensée qui cite les recherches de Rhine en taisant son nom). Cela risque de déplaire aux lecteurs qui voient en Evangelisti un pionnier de la science-fiction italienne. Les plans se développent dans des lieux et à des dates incertains, au-delà de notre époque cependant, puisqu'il est brièvement question de la Rache, de l'Euroforce et de la Balkanie. La ligne la plus courte à suivre est celle d'un inconnu, qui vient d'un lointain passé, et dont le nom n'apparaîtra que dans le dernier chapitre. C'est le vrai narrateur, qui, dans son lieu appelé la Nonentropie, vit des pensées des autres, emmagasinées dans une sorte d'imaginaire intemporel collectif. Rien ne s'y perd. Ce réflecteur des idées humaines va juqu'à expliciter les thèses de Jung sur l'inconscient collectif, sans le nommer cependant. Toutes les pensées, antérieures comme actuelles, se retrouvent dans cet imaginaire collectif, ce qui est bien commode pour ce personnage moyenâgeux, parfaitement capable de donner des explications modernes compliquées en utilisant le langage adéquat, et qui s'octroie tranquillement le privilège d'avoir choisi Evangelisti comme le porte-voix d'une pensée venue de l'au-delà. Il aurait pu tomber plus mal... Encore que cette tentation de donner des explications spiritualistes à des phénomènes surnaturels apparaît comme la partie la plus alambiquée du roman.
Suivre Evangelisti demande un minimum de gymnastique mentale, mais celle que devra pratiquer le lecteur de la troisième ligne, baptisée Temps zéro, risque de le rebuter. Elle se situe sur plusieurs strates temporelles à la Jean Ray, correspondant à des époques différentes, reliées entre elles par des plans inclinés. La strate apparente est celle d'une petite ville brumeuse sans nom du Frioul, sur l'Adriatique. On y côtoie de drôles d'habitants, aux comportements d'insectes. Des pêcheurs s'activent mollement sur le port, mais on ne trouve pas de poisson dans les auberges. L'argent ne semble pas y avoir cours, et on y tient de curieuses conversations sans continuité, où sont curieusement cités des passages du Deutéronome. La ville est inexplicablement bâtie en croix, et l'église vénère le saint local San Malvasio, évidemment Eymerich appelé saint Mauvais par les Cathares. De cette ville, on peut passer à d'autres lieux qui paraissent liés à un même ensemble.
À condition de s'y accrocher, cette ligne est de loin la plus novatrice et la plus intéressante. Sautant sans cesse d'un temps à un autre, un personnage peut se trouver dans deux temporalités, comme celui qui a simultanément une partie du corps dans l'un et dans une autre. Car le réseau de correspondances de la ville est lié au Cherudek, sorte de purgatoire où un Eymerich, mort depuis longtemps, mène ses interrogatoires avec notablement plus de brutalité qu'au XIVè siècle. Dans cette annexe d'un Purgatoire, dont l'historien Le Goff constitue la référence obligée, se retrouvent des personnages provenant de plusieurs époques, dont trois femmes, les trois visages de la déesse Hécate, ce qui permet à Eymerich de revenir une fois encore sur ses idées favorites concernant la condition féminine, et ses aspirations profondes à une vie libre et naturelle. Ajoutons trois jésuites enquêteurs (sortis probablement des Nostradamus!), qui s'appliquent à comprendre les événements, en passant beaucoup de temps à déchiffrer la signification du carré ésotérique Sator. Ils se livrent en se disputant à des sortes de mots croisés, et se réfèrent à des symboles qui conduisent à l'Apocalypse biblique.
Si le lecteur tient bon et s'efforce de vaincre les difficultés du discours un peu abstrait de la Nonentropie, et cherchent à s'y retrouver dans les personnages sautant continuellement d'un temps à un autre (Temps zéro), il sera récompensé par la découverte d'un roman fantastique stimulant, nettement supérieur aux précédents sur le plan de la construction littéraire. Avec sa part de science-fiction négligeable, mais accordant la première place au paranormal et au surnaturel constamment présents, Evangelisti semble délaisser les références qui lui avaient permis d'obtenir le prix Urania en 1995 et le titre de maître de la SF italienne. Surgit un nouvel univers cohérent, ingénieusement construit, qui renvoie le lecteur d'un roman de la série à un autre, avec des échos, des convergences menées avec brio. On remarquera la place réduite consacrée cette fois aux considérations politiques, au profit des références féminines, non seulement aux cultes anciens de Diane ou d'Hécate, cultes féminins libérateurs, mais aussi au motif de la mère, mère génitrice ou la Sainte Mère l'église. Il semble bien que cette dialectique masculin-féminin, omniprésente dans la trilogie des Nostradamus, donne une clé importante pour les exégètes de l'auteur.
Mixture prenante, roman ambitieux, qu'on ne peut certes comparer à ceux d'Umberto Eco, mais à la fois récréatif et stimulant. Il ne reste plus qu'à attendre le sixième de la série, Picatrix, paru en Italie, qui reprend la même structure en trois lignes narratrices qui ont fait le succès d'Evangelisti.
Roland Ernould © 2000
Une excellente suggestion d'un lecteur :
Concernant les notes de lecture de Cherudek, permettez-moi de vous signaler un élément important qui n'apparaît pas dans votre étude et qui peut apporter une compréhension nouvelle au livre.
En effet, il semble bien que l'histoire soit une référence directe au LSD : la description des derniers moments d'Eymerich dans le Cherudek est typique de l'effet du produit, le labyrinthe que l'on retrouve tout le long du livre rappelle les "visions psychédéliques" que l'on peut avoir, le comportement de "zombies", la référence à des expériences avec l'acide lysergique dans Non-entropie, etc...
Mais surtout, on apprend que l'un des constituants de "l'eau célestine" est le seigle, à partir duquel on obtient du LSD.
Le Cherudek serait ainsi non pas un endroit qu'Eymerich aurait créé après sa mort, mais un "délire" qu'il aurait créé avec ses compagnons pendant qu'il était sous l'effet de la drogue...
Claude Bernardini
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L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 romans de la série des Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les récits se rapportant à Eymerich se présentant dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les remettre en mémoire.
* Nicolas Eymerich, inquisiteur. Se passe à Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.
* Les chaînes d'Eymerich. Se passe en Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.
* Le corps et le sang d'Eymerich. Se passe à Castres, en 1358. Eymerich a 38 ans.
* Le mystère de l'inquisiteur Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354. Eymerich a 34 ans.
* Cherudek. Se passe en Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.
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Revue Phénix #57, mai 2002. Le dessin de couverture est de Sophie Klesen |