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Les
chaînes d'Eymerich
Payot Rivages, 1998.
Eymerich 2.
La quatrième de
couverture:
Seconde aventure de Nicolas Eymerich, grand
inquisiteur d' Aragon, Les Chaines d'Eymerich nous entraîne en
1365, au coeur d'une période troublée où les
croyances païennes n'ont pas encore plié devant
l'inexorable machine de guerre chrétienne.
Quel rapport
existe-t-il entre l'enquête que mène le Grand
Inquisiteur Eymerich, père dominicain pourfendeur des ennemis
du Christ, sur la résurgence de l'hérésie
cathare en Savoie, les manipulations génétiques de
chercheurs déments au milieu des années 1930, et les
charniers de Timisoara en Roumanie ?
Seule la main de fer
de Nicolas Eymerich pourra dénouer un à un les fils de
cet écheveau diabolique et libérer la
vérité de ses chaînes, si étroitement
liées à travers les siècles.
Dans cet entrelacs
remarquable de coïncidences entre passé et futur se
dessine une bien noire histoire de l'humanité, l'histoire de
notre monde telle que l'imagine Valerio Evangelisli.
Valerio Evangelisti
poursuit la saga du bras armé de la chrétienté
dans ce deuxième roman, où il navigue astucieusement
entre théorie scientifique et alchimie. C'est un Eymerich plus
mûr, mais non moins redoutable, qui y affronte ses
démons, cependant qu'en parallèle, au fil des
siècles, l'humanité ne cesse de dévoiler sa face
noire.
*
UNE
COMBINAISON DE TROIS GENRES.
De l'histoire
contemporaine au récit picaresque...
Le récit oscille entre deux
pôles. D'une part, à différents moments de
l'histoire contemporaine, des pays, géographiquement
répartis en Europe et en Amérique, sont minés
par des mouvements clandestins d'inspiration nazie. D'autre part, au
XIVè siècle, Eymerich est chargé par le pape
d'une mission qui doit mettre fin à l'activité d'un
groupe de Cathares échappés au bûcher de
Montségur.
L'époque d'Eymerich est la
même, et ne mérite pas de développements
particuliers. On retrouve dans les épisodes picaresques qu'il
vit, à mon goût les meilleurs du roman, le même
souci du détail qui marque. La doctrine des Cathares se
découvre par touches successives. Evangelisti va
jusqu'à citer la liste des livres emportés par
l'inquisiteur devenu auteur, avec remarque sur les emprunts
idéologiques... Bref, l'époque est
suggérée et vivante.
On ne le sait pas, mais une organisation souterraine saperait notre
histoire actuelle. Son sigle, la Rache (en allemand : vengeance), ne
change pas, mais sa couverture se modifie. Tantôt religion,
tantôt groupe politique, ou de recherches scientifiques, le
mouvement se déplace, des États-Unis, au Paraguay, au
Guatemala, ou en Europe. Il est dirigé par le nazi
pourchassé Martin Bormann (quand il a écrit son roman,
Evangelisti ignorait que, faite en 1998, l'expertise de ses
ossements, retrouvés au Paraguay, situerait sa mort en 1945).
Si la Rache a changé de couverture, l'idéologie reste
la même : assurer la prédominance d'une race
supérieure. Quand la lutte armée est inefficace, le
combat doit continuer avec les armes adaptées. Le soldat doit
se transformer en scientifique. Pourquoi en scientifique? Parce qu'un
biologiste nazi a découvert en 1937 un moyen
d'améliorer la race, soutenu par Hitler et Bormann
(fugitivement présents dans le roman). La fin de la guerre n'a
pas permis de le mettre en oeuvre. D'autres recherches sont
nécessaires pour parvenir aux résultats
souhaités.
...
étayé par la science-fiction...
Est-ce vraiment de la
science-fiction? On s'interroge. Les manipulations
génétiques sont actuellement de mode chez les auteurs
du genre. Dans une variante du Meilleur des Mondes d'Huxley, Evangelisti traite ce thème de telle
façon que la part de fiction, minime, ne tient qu'à
l'interprétation faite des moyens d'obtenir des mutants. Et
davantage aux curiosités biologiques qui accompagnent les
mutations.
Les recherches de ses savants s'appuient sur le principe actif d'un
alcaloïde de safran, qui provoque des transformations
génétiques lorsqu'il est combiné à des
substances chimiques qui se trouvent dans certaines eaux naturelles.
Depuis la découverte du biologiste nazi, de décennie en
décennie, des chercheurs sont finalement parvenus à
«ressusciter» des corps, les rendant quasiment immortels.
Et à fabriquer en grande série des
«polyploïdes», privés d'esprit, que l'on peut
utiliser comme exécutants. Ils peuvent aussi fournir des
organes humains, par un développement du processus cellulaire
qui a la propriété de multiplier les organes du
corps.
Histoire ou science-fiction? Les
travaux de la Rache ont maintenant réussi à rendre ses
dirigeants presque immortels. La Rache a pu financer ses recherches
en vendant les organes humains récupérés sur les
polyploïdes. Ses dirigeants, dont la durée est maintenant
assurée, sont à même d'utiliser des
polyploïdes aux corps athlétiques et à la force de
taureau, des soldats-nés, invincibles. Et de se servir de la
Yougoslavie comme terrain d'essais...
...au
récit fantastique.
De mystérieux Cathares morts
brûlés sur le bûcher au début du
siècle continuent à vivre inexplicablement. Eymerich
côtoie ainsi un homme mort depuis plus de cinquante ans. La
vallée de Chatillon est pleine de créatures horribles,
mi-hommes, mi-animaux, qu'on n'a pas vu naître. Personne
d'ailleurs ne réclame les corps des hérétiques
tués par des soldats. Des modifications étranges se
produisent : le capitaine des gardes d'Eymerich se suicide parce
qu'une queue lui est poussée à la base de la colonne
vertébrale...
Au XXème siècle, la
mise au point de la transformation des polyploïdes amène
d'autres surprises. Un exemple, quand la Rache les utilise pour un
combat. A la suite de circonstances météorologiques
particulières, les polyploïdes éclatent
brusquement, parce que leurs organes se sont multipliés Suit
l'étonnante vision d'une colline dont la surface, couverte
d'organes humains, dévale lentement la pente, dans une sorte
de vie primitive sauvage. La floraison de tissus humains provoque une
monstruosité organique qui croît en volume, est
agitée de mouvements, s'organise en formes, sorte de
titanesque serpent se recréant avec
frénésie.
À signaler aussi un passage, entre horrible et fantastique,
quand une journaliste est jetée dans un bassin de
régénération en même temps qu'un chat.
Elle sent, avant de sombrer, ses atomes attirés par la
substance du chat et elle meurt en miaulant...
Correspondances entre les composantes.
L'astuce est, bien sûr, de
pouvoir relier le XVIè au XXè par cette explication
cellulaire. Car le colchique pousse en de nombreux endroits. Avec
l'eau d'une source adéquate (Lourdes aurait une de ces
sources!), en dosage approprié, celui qui a mâché
du colchique séché pourrait tenter l'aventure. C'est ce
qui arrive à des Cathares échappés de
Montségur. Ils recommencent ailleurs une nouvelle vie, sans
limites apparentes, en accord avec leur religion, puisque leur
doctrine, par haine de la matière et de la procréation,
cherche à libérer l'homme spirituel de son
écorce terrestre. Ces Cathares, Eymerich est chargé de
les détruire en Savoie italienne. Il suffit maintenant de
faire en sorte qu'un compagnon d'Eymerich subisse par hasard ce
traitement, pour qu'il traverse les siècles et se retrouve
luttant contre la Rache... C'est le cas aussi d'un subordonné
d'Eymerich, dont le corps, par malchance, a baigné dans l'eau
revitalisante à côté du cadavre d'un chien, et
qui est devenu immortel, homme avec une tête de chien. Pour
devenir l'animal de compagnie favori de Bormann...
Eymerich a rencontré en Savoie
des êtres privés d'esprit, polyploïdes
non-améliorés, qui ne portent pas encore ce nom, mais
celui de Lémures (dans l'antiquité, on appelait
lémure le spectre d'un mort). Certains Cathares les utilisent
comme main-d'oeuvre. Le noble, protecteur de ces Cathares, a pour nom
Semurel. Et le lecteur retrouve certains descendants qui, à
divers postes de la Rache, portent comme nom Semurel ou l'anagramme
de Semurel, comme le chef d'un service psychiatrique de ce nom : le
docteur Mureles, le roumain Remesul. Ou encore Selurum, devenu chef
de guerre de la Rache combattant en Balkanie dans un avenir
proche.
Le lecteur peut interpréter ce
qu'un docteur ne peut comprendre, le cas d'une jeune fille
hantée par des rêves obsessionnels, et perturbée
par les noms de Raymond, ou Albigeois. L'anniversaire du jour
où les Cathares ont été envoyés au
bûcher, elle éprouve des douleurs, d'origine
inexplicable. Elle s'appelle Esclarmonde, le nom d'une
brûlée vive. Parce qu'elle porte d'horribles traces de
brûlures sur les hanches, le docteur, passionné par les
Cathares, pense qu'elle est cette Esclarmonde, passée
mystérieusement au travers des siècles. Et, bien
sûr, de son côté Eymerich a questionné
aussi cette Esclarmonde...
L'ÉVOLUTION D'EYMERICH.
Eymerich a maintenant quarante-cinq
ans. Il a abandonné sa charge d'Inquisiteur
Général d'Aragon et il réside à Avignon.
Il vient de publier la première partie de son traité
Directorium Inquisitorum, qui le rendra célèbre
quelques années plus tard. Le pape lui confie une mission
importante, celle de mettre fin à un groupe
d'hérétiques cathare qui s'est reformé en
Savoie.
Dans l'entourage du pape, à Avignon, Eymerich continue
à fuir les honneurs. Il éprouve de la gêne devant
le luxe papal. Il apprécie le pape, courtois, cordial mais
décidé. Ce pape, peu sanguinaire, l'apprécie
également, pour sa modération, la rigueur de ses
procédures et l'aversion envers toute forme d'excès
manifestée dans le manuel qu'écrit Eymerich. Ce
dernier, dont on connait l'orgueil, a réalisé ses
ambitions. Il fait école et commence à avoir de jeunes
admirateurs. Mais s'il est un peu moins solitaire maintenant qu'il
est connu, il fuit rapidement toute fréquentation qui
dépasse le strict nécessaire.
Toujours distrait à l'égard de son corps, il n'a pas
davantage de goût que naguère pour la nourriture ou le
confort. Il continue à vivre une alternance de périodes
d'abattement et d'euphorie. Il agit avec l'autorité d'un
démiurge, mais n'aime pas vivre une situation
préoccupante, une trame inquiétante dont d'autres
tirent les fils. Dans le premier roman, les personnes et
événements sur lesquels agir étaient presque
toujours visibles, et une action directe s'avérait possible.
Cette fois, ne comprenant pas ce qui se passe, il a l'impression
d'observer de l'extérieur une action étrangère
inconnue, et ressent pour la première fois l'envie
d'abandonner.
Son acuité d'esprit demeure.
Il est ingénieux dans l'épisode des Cathares
enfermés avec des serpents. Il démonte les arguties de
certains interrogés, particulièrement retors qui,
suivant la loi des parfaits cathares leur interdisant de mentir,
pratiquent habilement la restriction de pensée et la
dissimulation que mettront en honneur les Jésuites quelques
siècles plus tard.
Eymerich est appelé Saint-Mauvais par les Cathares, parce
qu'il possède deux natures : juste et cruelle à la
fois, humaine et impitoyable. Eymerich réagit mal à
cette appellation. Il s'est manifesté sanguinaire dans le
passé, et cela le trouble. Il lui faut sans cesse se montrer
inflexible, impitoyable, et son comportement lui
déplaît. Il doit à chaque instant veiller
à ce que ses scrupules et ses faiblesses ne contaminent pas
l'affaiblissement de son devoir. Son entourage n'arrive pas à
croire qu'à des moments différents, il puisse
être le même homme.
Eymerich aime d'autant moins ce surnom qu'il lui rappelle sa
mère, exigeante et lointaine. Elle lui a souvent
reproché sa nature double, équivalant pour elle
à de la lâcheté et de la tromperie. Il faudra se
souvenir de cette mère, citée allusivement dans le
roman précédent par le roi d'Aragon, qui l'avait
connue.
LES
THÈMES.
Oubliés pour l'instant
l'idée des psytrons et le motif du double. Si Eymerich combat
toujours l'hérésie, la sorcellerie et la faiblesse des
croyants, c'est dans un tout autre contexte, encore biologique mais
cette fois lié aux processus génétiques.
Armé de sa foi, Eymerich n'hésite pas à
s'exposer au péril, de la même façon que dans le
roman précédent.
La
présence de la mort.
Eymerich est connu par sa cruelle
répression des soulèvements cathares
opérée à Castres. Les exécutions n'ont
été faites par Eymerich que parce que c'était
nécessaire. Eymerich déteste le sang et infliger des
souffrances ne lui procure plus aucun plaisir. Il ne souhaite pas
réformer violemment, mais convaincre, obtenir le repentir du
pécheur et non pas sa mort. Aussi mieux vaut, à ses
yeux, enfermer ses prisonniers dans des oubliettes immondes, pour les
impressionner, et, pour obtenir leur confession et leur repentir,
utiliser d'autres procédés, psychologiques, que
l'estrapade ou d'autres tortures. Dans le passé, il a beaucoup
interrogé, et assisté aux supplices. Peu à peu,
lui a mûri un certain dégoût, pour l'excitation
que ces spectacles lui procuraient.
Il se sent parfois secoué de
pulsions agressives presque incontrôlables qui lui font donner
l'ordre d'incendier un village ou d'être brutal. Ces pulsions
le laissent étonné et vaguement humilié. Il
réagit par sa logique de fer, qui noie son sentiment de
culpabilité ressenti devant la violence exercée dans la
conviction d'avoir accompli son devoir envers Dieu. Si ses actes
peuvent contribuer à la puissance de l'Église et
provoquer la défaite des complots démoniaques, tous les
moyens sont justifiés. Mais plutôt que devoir agir
directement, Eymerich préférerait ordonner une violence
abstraite, aseptique, qu'il ne soit pas obligé d'observer
directement. Dans ses moments de lucidité, il pense que s'il
avait pu agir indirectement, il aurait commandé toutes les
sortes d'atrocités admises par l'Église, en jouissant
de son pouvoir de vie et de mort. Eymerich annonce les bourreaux
sanguinaires modernes, qui exécutent abstraitement, de
loin.
Autour de lui ne règne que la
violence. Car l'époque n'est pas comme la nôtre le
voudrait, respectueuse de la mort. La mort est permanente, dans ces
temps troublés. Les soldats se montrent toujours aussi
excités par le carnage et par la mort. Ils blessent et tuent
dès que la bride leur est lâchée.
Si les moyens de notre époque sont moins apparents, la mort
moderne, réprimée en surface, continue à
susciter l'excitation et présente en outre un spectacle de
choix. La mise en scène macabre du cimetière de
Timisoara pour discréditer la Securitate roumaine, avec ses
cadavres provenant de la morgue et non des fosses communes, est un
bon exemple de la révélation de l'hypocrisie de notre
temps. Car devant le spectacle, pour plaire aux lecteurs des journaux
et de la télévision, auxquels il faut tous les jours
leur ration de mort, les flashes jaillissent et les caméras
ronronnent...
La
peur.
On rencontre deux sortes de peurs
dans ce roman. La peur propre d'abord au romanesque fantastique, et
celle propre aux vicissitudes subies par les malchanceux d'une
époque.
La vallée de Castillon ne paraît pas naturelle à
Eymerich, plutôt malsaine, comme le reflet de quelque chose
d'anormal qui se cache derrière les forêts et les
montagnes. Quand surgit le surnaturel, aussi bien Eymerich, son
entourage que ses soldats ont peur. Eymerich est souvent surpris par
les phénomènes insolites du récit. Inquiet, il
ébauche ou fait le signe de croix, se montre même
paralysé, pris aux tripes devant le monstre à
tête d'âne.
Autre peur : celle de la souffrance
réelle. Aux époques troublées, la souffrance est
le lot quotidien des hommes. Evangelisti nous présente de
terribles descriptions de prisonniers enchaînés,
couverts de sang et d'excréments, hagards, titubants. Et ce
n'est pas suffisant : Eymerich les épouvante davantage encore
par la menace de brûler leurs chairs comme des charbons
ardents, ou de faire sécher leur langue dans leur
bouche.
Le motif
du monstre.
Eymerich a envoyé quelques
espions en Savoie avant de s'y rendre. Ils ne lui apportent pas
d'informations sur les Cathares, mais lui signalent des
phénomènes insolites. Eymerich rencontre sur son chemin
une créature au regard obtus, aux yeux de poisson, sans
pilosité; puis un être qui a la forme d'un corps de
cochon, avec la bouche d'un homme, et des pattes en moignons; un
autre avec une tête d'âne... L'origine de ces
créatures n'est pas claire. Les villageois leur donnent divers
noms : crosquets, berlicks, orchons. À l'époque
d'Eymerich, de telles créatures sont l'oeuvre du démon.
Mais Eymerich pressent une autre explication, qu'il apprendra
ultérieurement. Il comprendra, sans pouvoir les expliquer, les
mécanismes biologiques qui seront démontés par
les savants de la Rache au XXème siècle.
Si ces êtres sont en apparence
hideux, il s'agit de monstres comme celui de La Belle et la
Bête. Ils sont inoffensifs, timides, étrangers à
la violence. Ils vivent isolés, sans causer de tort à
quiconque. C'est la seconde fois qu'Evangelisti nous présente
ses rejetés comme des êtres sympathiques, à
l'identique des femmes du culte de Diane dans le roman
précédent. Ils sont évidemment la
dérision des habitants.
Le motif
du zombie.
Avec ses polyploïdes,
Evangelisti propose une variante du zombie, du mort-vivant. Les
lémures étaient dans l'antiquité romaine les
ombres des morts qui revenaient sur la terre pour tourmenter les
vivants, sous la forme d'animaux. Mais contrairement aux
lémures antiques qui étaient craints et que l'on
apaisait par des fêtes spéciales, ceux de Chatillon sont
calmes et inoffensifs. Ils ont perdu l'esprit. Ils ne sont que des
corps vivants sans intelligence à utiliser selon le bon
plaisir de ceux qui les dominent. Comme serviteurs ou comme
soldats...
LA
PENSÉE D'EVANGELISTI.
Le
racisme.
La première
préoccupation d'Evangelisti est de montrer les ravages
qu'exerce le racisme de notre temps. Dans son premier roman, il avait
déploré le rejet de l'autre, du différent. Dans
celui-ci, il dénonce la voie que pourrait prendre une
société qui se mettrait à pratiquer
l'eugénisme.
Cela commence avec Hitler, au
début du roman. Hitler signifie au biologiste venu lui
rapporter sa découverte, que l'expatriation des Juifs est
maintenant terminée. À partie de maintenant (1937), il
veut suivre une ligne cohérente et ferme contre les porteurs
de troubles biologiques, raciaux ou autres. Sa politique est la
décontamination de la race aryenne aussi bien contre les
ethnies venues d'ailleurs, que contre les déments, les
aveugles, les épileptiques et "tous les autres
crétins". Hygiène génétique,
stérilisation, élimination, renforcement biologique de
la race, voilà son programme.
La
torture.
Le premier chapitre commence par un
interrogatoire moderne, sous hypnose. Modernisé, il se situe
dans une longue tradition qui le relie entre autres à
Eymerich. Car alors que ses subordonnés l'en dissuadent,
Eymerich fait enfermer ses prisonniers cathares dans une prison
fétide, envahie par l'eau, construite pour abréger la
vie de ceux que l'on y enferme. Il veut seulement les impressionner,
avec l'intention de ne pas les y garder longtemps...
Pour affaiblir la résistance
des accusés, Eymerich a l'habitude de les terroriser avec de
macabres et sinistres effets d'annonce. Les effets dramatiques
produits affaiblissent leur résistance psychologique,
entraînent leur désespoir et les rend malléables.
Il enchaîne au brasier ceux qu'il va interroger pour mieux les
aider à réfléchir. Notre temps obtiendra les
mêmes résultats «propres» par la drogue,
l'hypnose ou la contrainte psychologique. Eymerich n'est qu'un
précurseur des juges des Aveux.
Des forces
politiques éloignées de l'humain.
Evangelisti ne se fait pas
d'illusions sur la politique des hommes et dénonce le
machiavélisme des dirigeants. Si le pape a appris que des
hérétiques cathares vivent en Savoie, c'est qu'un
litige oppose un comte à un de ses féaux, qu'il pense
affaiblir en sollicitant la venue de l'Inquisition papale. Le pape
lui-même n'y consent que parce qu'il a besoin des forces du
comte pour une croisade contre les Bulgares, les Turcs et les Serbes,
et reprendre en mains l'église d'Orient.
La politique est un vaste jeu
où chacun essaie de ne pas être dupe. Si dans le premier
roman Eymerich avait à se jouer des nobles et du clergé
en jouant de leurs contradictions, il n'en est pas de même ici.
Évêques et seigneurs sont bien décidés
à sauvegarder leurs privilèges et à disputer
leur statut à un Eymerich éloigné des forces
militaires au service de l'Inquisition. L'évêque d'Aoste
se méfie d'Eymerich, veut étroitement contrôler
ses activités. Eymerich doit lui rendre compte de ses
intentions et de ses actions, ce qu'il ne fait évidemment
pas.
L'apparition des revendications
bourgeoises.
Eymerich a beau prétendre avec
grandiloquence que, dans le contexte difficile de l'époque,
l'autorité de l'église et de la religion est le seul
pouvoir capable de tenir unis des membres qui se déchirent. Ce
pouvoir, situé sur un plan spirituel, devrait favoriser
l'adhésion.
Dans la pratique, il n'en va pas
ainsi. Les intérêts des bourgeois ne les
entraînent pas aux divagations idéologiques. Ils se sont
réunis en conseil des corporations. Ils trouvent absurde que
ceux qui, grâce à leur travail, ont gagné de
l'argent, continuent à se faire voler par des seigneurs
oisifs, ou à être tourmentés par les
hérétiques qui vantent les vertus de la misère.
Ils veulent se débrouiller seuls, se gouverner
eux-mêmes. Les lémures et les monstres, ils ne veulent
plus les nourrir, ni même en entendre parler. Ils ont
même mis le feu à plusieurs reprises aux masures
où ils habitent...
Le jugement clairvoyant porté
sur ces bourgeois par Eymerich surprend son entourage. Les pauvres,
dit-il, ne doivent pas craindre les nobles, mais les boutiquiers. Si
un jour ils l'emportent sur les nobles, ils seront bien plus
féroces que leurs anciens maîtres avec ces malheureux.
Ils n'ont pas d'autre code moral que leur profit. Ils
détestent les puissants parce qu'ils n'arrivent pas à
les imiter. Mais surtout ils haïssent les pauvres, miroir vivant
de leurs origines. Avec d'autres problèmes pour les
successeurs d'Eymerich : la naissance du capitalisme et la lutte des
classes.
Une
certaine vision de la politique contemporaine.
Le programme de la Rache fait peur.
Ses dirigeants souhaitent que l'humanité retourne aux valeurs
originelles du fer, du sang et du feu, en libérant les
consciences de tout frein à l'acceptation d'une éthique
guerrière. Un instructeur sur le terrain est
indifférent à ses prisonniers, à leur vie et
à leurs sentiments. Il croit en un monde d'hommes forts, dont
l'aristocratie serait constituée par des hommes au-dessus de
toute pitié.
Dans la Rache, on ne parle plus des
Juifs, mais des «mondialistes», fourre-tout où l'on
met tous ceux qui n'appartiennent pas à une ethnie
précise, ne sont pas intégrés, n'ont aucun lien
de sol à défendre. La même expression de
mépris touche ceux qui font preuve de sentiments
humanitaires.
La Rache a compris le profit qu'elle
pouvait tirer des divisions ethniques et historiques des Balkans et
elle occupe maintenant la Balkanie. Elle a mis en place une forme
d'empire fédéral, subdivisé en fiefs
dirigés par d'implacables hiérarchies fondées
sur le sang et la force. Les États-Unis ont perdu leur
puissance. Face à la Rache, il n'y a que l'Euroforce, qui lui
livre, pour la télévision et la frime, des batailles
molles, avec tirs d'artillerie mal assurés, et recul
immédiat des troupes quand les choses se compliquent. Les
peuples de l'Euroforce n'aiment pas les morts dans leurs rangs.
L'ensemble donne une situation confuse, où les officiers
supérieurs de la Rache et de l'Euroforce se rencontrent, en
collaborant en sous-main.
La Rache attend. Elle sait que
l'Euroforce, c'est l'Eurobank, sous influence allemande. Et comme les
Balkans n'ont pas de valeur économique pour l'Eurobank, on y
tolère criminels de guerre et exactions. Eymerich ne se
trompait pas sur le bel avenir promis aux
«boutiquiers».
Un dernier fait, pour apprécier les éclairages que
cette vision des choses d'Evangelisti peut amener. Elena Ceaucescu
avait fait construire une piscine souterraine où elle faisait
effectuer des recherches sur la régénération des
cellules, dans le but d'améliorer biologiquement le peuple
roumain. L'exécution des époux Ceaucescu, faite dans
l'urgence, a permis à la Rache de mettre la main sur ces
installations, avant que s'ébruite l'existence du centre de
recherches souterrain...
LA TECHNIQUE
LITTÉRAIRE.
Le plan est plus structuré
encore que dans le premier roman. Evangelisti est à l'aise
dans cet entrelacement des époques et excelle à varier
climats et suspense. Le premier chapitre, situé en 1997,
débute par l'interrogatoire d'un homme qui prétend
être né au XIVè siècle, et avoir
survécu plus de cinq siècles. Le premier lien entre le
contemporain et la fin du Moyen-âge est ainsi établi. Il
se termine par la fin de cet interrogatoire, où le lecteur
apprend que ce quasi-immortel interrogé est un compagnon
d'Eymerich. Suit un épilogue, où Eymerich fait le
point.
Entre ces premier et dernier chapitres sont entrelardés les
aventures d'Eymerich, et des épisodes du XXè
siècle qui précisent certains points. Cette sorte de
mille-feuille littéraire contient encore la
révélation de différentes étapes des
recherches clandestines entreprises depuis 1937. Ces parties,
appelées «anneaux», sont au nombre de sept. On sait
que parmi ses nombreuses significations, le nombre symbolique sept
est celui de Satan qui s'efforce de copier Dieu (la Bête
infernale de l'Apocalypse a sept têtes, le nombre divin qui
intervient sans cesse dans La Bible). Manière symbolique de
porter un jugement éthique sur ces recherches.
Comme le premier roman, ce second est fortement structuré,
avec une trame serrée. Les nombreux événements
sont renforcés par un style alerte et direct, avec un sens
très vif du mouvement.
Si la vision du monde est tout aussi pessimiste que dans le premier,
apparaît maintenant une humanité profonde, dans un cri
contre les souffrances du monde et ceux qui les infligent, par
idéologie ou par cupidité. Cela ne m'étonnerait
pas qu'Evangelisti éprouve davantage de sympathie pour ses
Cathares que pour la politique de domination de l'Église, la
morgue de la noblesse et l'avidité d'une bourgeoisie qui
commence à lever la tête.
Roland Ernould © 2000
Étude :
Eymerich
entre le pur et l'impur.
L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 premiers romans de la série des
Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les
récits se rapportant à Eymerich se présentant
dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les
remettre en mémoire.
* Nicolas
Eymerich, inquisiteur. Se passe à
Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.
* Les
chaînes d'Eymerich. Se passe en
Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.
* Le corps et le sang
d'Eymerich. Se passe à Castres, en
1358. Eymerich a 38 ans.
* Le mystère de l'inquisiteur
Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354.
Eymerich a 34 ans.
* Cherudek. Se passe en
Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.
édition italienne
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général
|
Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio
Evangelisti, avec un chapitre
inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview
inédite
et de
nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce
site.
Ce
copieux dossier de 140 pages comprend également un
article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain
Sprauel.
Le dessin de
couverture est de Sophie
Klesen
En librairie : 13 ¤. La
revue Phénix
est éditée par la SARL Éditions
Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors.
Directeur : Alain
Pelosato.
|