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Les chaînes d'Eymerich

Payot Rivages, 1998. Eymerich 2.

La quatrième de couverture:

Seconde aventure de Nicolas Eymerich, grand inquisiteur d' Aragon, Les Chaines d'Eymerich nous entraîne en 1365, au coeur d'une période troublée où les croyances païennes n'ont pas encore plié devant l'inexorable machine de guerre chrétienne.

Quel rapport existe-t-il entre l'enquête que mène le Grand Inquisiteur Eymerich, père dominicain pourfendeur des ennemis du Christ, sur la résurgence de l'hérésie cathare en Savoie, les manipulations génétiques de chercheurs déments au milieu des années 1930, et les charniers de Timisoara en Roumanie ?

Seule la main de fer de Nicolas Eymerich pourra dénouer un à un les fils de cet écheveau diabolique et libérer la vérité de ses chaînes, si étroitement liées à travers les siècles.

Dans cet entrelacs remarquable de coïncidences entre passé et futur se dessine une bien noire histoire de l'humanité, l'histoire de notre monde telle que l'imagine Valerio Evangelisli.

Valerio Evangelisti poursuit la saga du bras armé de la chrétienté dans ce deuxième roman, où il navigue astucieusement entre théorie scientifique et alchimie. C'est un Eymerich plus mûr, mais non moins redoutable, qui y affronte ses démons, cependant qu'en parallèle, au fil des siècles, l'humanité ne cesse de dévoiler sa face noire.

*

UNE COMBINAISON DE TROIS GENRES.

De l'histoire contemporaine au récit picaresque...

Le récit oscille entre deux pôles. D'une part, à différents moments de l'histoire contemporaine, des pays, géographiquement répartis en Europe et en Amérique, sont minés par des mouvements clandestins d'inspiration nazie. D'autre part, au XIVè siècle, Eymerich est chargé par le pape d'une mission qui doit mettre fin à l'activité d'un groupe de Cathares échappés au bûcher de Montségur.

L'époque d'Eymerich est la même, et ne mérite pas de développements particuliers. On retrouve dans les épisodes picaresques qu'il vit, à mon goût les meilleurs du roman, le même souci du détail qui marque. La doctrine des Cathares se découvre par touches successives. Evangelisti va jusqu'à citer la liste des livres emportés par l'inquisiteur devenu auteur, avec remarque sur les emprunts idéologiques... Bref, l'époque est suggérée et vivante.

On ne le sait pas, mais une organisation souterraine saperait notre histoire actuelle. Son sigle, la Rache (en allemand : vengeance), ne change pas, mais sa couverture se modifie. Tantôt religion, tantôt groupe politique, ou de recherches scientifiques, le mouvement se déplace, des États-Unis, au Paraguay, au Guatemala, ou en Europe. Il est dirigé par le nazi pourchassé Martin Bormann (quand il a écrit son roman, Evangelisti ignorait que, faite en 1998, l'expertise de ses ossements, retrouvés au Paraguay, situerait sa mort en 1945). Si la Rache a changé de couverture, l'idéologie reste la même : assurer la prédominance d'une race supérieure. Quand la lutte armée est inefficace, le combat doit continuer avec les armes adaptées. Le soldat doit se transformer en scientifique. Pourquoi en scientifique? Parce qu'un biologiste nazi a découvert en 1937 un moyen d'améliorer la race, soutenu par Hitler et Bormann (fugitivement présents dans le roman). La fin de la guerre n'a pas permis de le mettre en oeuvre. D'autres recherches sont nécessaires pour parvenir aux résultats souhaités.

... étayé par la science-fiction...

Est-ce vraiment de la science-fiction? On s'interroge. Les manipulations génétiques sont actuellement de mode chez les auteurs du genre. Dans une variante du Meilleur des Mondes d'Huxley, Evangelisti traite ce thème de telle façon que la part de fiction, minime, ne tient qu'à l'interprétation faite des moyens d'obtenir des mutants. Et davantage aux curiosités biologiques qui accompagnent les mutations.
Les recherches de ses savants s'appuient sur le principe actif d'un alcaloïde de safran, qui provoque des transformations génétiques lorsqu'il est combiné à des substances chimiques qui se trouvent dans certaines eaux naturelles. Depuis la découverte du biologiste nazi, de décennie en décennie, des chercheurs sont finalement parvenus à «ressusciter» des corps, les rendant quasiment immortels. Et à fabriquer en grande série des «polyploïdes», privés d'esprit, que l'on peut utiliser comme exécutants. Ils peuvent aussi fournir des organes humains, par un développement du processus cellulaire qui a la propriété de multiplier les organes du corps.

Histoire ou science-fiction? Les travaux de la Rache ont maintenant réussi à rendre ses dirigeants presque immortels. La Rache a pu financer ses recherches en vendant les organes humains récupérés sur les polyploïdes. Ses dirigeants, dont la durée est maintenant assurée, sont à même d'utiliser des polyploïdes aux corps athlétiques et à la force de taureau, des soldats-nés, invincibles. Et de se servir de la Yougoslavie comme terrain d'essais...

...au récit fantastique.

De mystérieux Cathares morts brûlés sur le bûcher au début du siècle continuent à vivre inexplicablement. Eymerich côtoie ainsi un homme mort depuis plus de cinquante ans. La vallée de Chatillon est pleine de créatures horribles, mi-hommes, mi-animaux, qu'on n'a pas vu naître. Personne d'ailleurs ne réclame les corps des hérétiques tués par des soldats. Des modifications étranges se produisent : le capitaine des gardes d'Eymerich se suicide parce qu'une queue lui est poussée à la base de la colonne vertébrale...

Au XXème siècle, la mise au point de la transformation des polyploïdes amène d'autres surprises. Un exemple, quand la Rache les utilise pour un combat. A la suite de circonstances météorologiques particulières, les polyploïdes éclatent brusquement, parce que leurs organes se sont multipliés Suit l'étonnante vision d'une colline dont la surface, couverte d'organes humains, dévale lentement la pente, dans une sorte de vie primitive sauvage. La floraison de tissus humains provoque une monstruosité organique qui croît en volume, est agitée de mouvements, s'organise en formes, sorte de titanesque serpent se recréant avec frénésie.
À signaler aussi un passage, entre horrible et fantastique, quand une journaliste est jetée dans un bassin de régénération en même temps qu'un chat. Elle sent, avant de sombrer, ses atomes attirés par la substance du chat et elle meurt en miaulant...

Correspondances entre les composantes.

L'astuce est, bien sûr, de pouvoir relier le XVIè au XXè par cette explication cellulaire. Car le colchique pousse en de nombreux endroits. Avec l'eau d'une source adéquate (Lourdes aurait une de ces sources!), en dosage approprié, celui qui a mâché du colchique séché pourrait tenter l'aventure. C'est ce qui arrive à des Cathares échappés de Montségur. Ils recommencent ailleurs une nouvelle vie, sans limites apparentes, en accord avec leur religion, puisque leur doctrine, par haine de la matière et de la procréation, cherche à libérer l'homme spirituel de son écorce terrestre. Ces Cathares, Eymerich est chargé de les détruire en Savoie italienne. Il suffit maintenant de faire en sorte qu'un compagnon d'Eymerich subisse par hasard ce traitement, pour qu'il traverse les siècles et se retrouve luttant contre la Rache... C'est le cas aussi d'un subordonné d'Eymerich, dont le corps, par malchance, a baigné dans l'eau revitalisante à côté du cadavre d'un chien, et qui est devenu immortel, homme avec une tête de chien. Pour devenir l'animal de compagnie favori de Bormann...

Eymerich a rencontré en Savoie des êtres privés d'esprit, polyploïdes non-améliorés, qui ne portent pas encore ce nom, mais celui de Lémures (dans l'antiquité, on appelait lémure le spectre d'un mort). Certains Cathares les utilisent comme main-d'oeuvre. Le noble, protecteur de ces Cathares, a pour nom Semurel. Et le lecteur retrouve certains descendants qui, à divers postes de la Rache, portent comme nom Semurel ou l'anagramme de Semurel, comme le chef d'un service psychiatrique de ce nom : le docteur Mureles, le roumain Remesul. Ou encore Selurum, devenu chef de guerre de la Rache combattant en Balkanie dans un avenir proche.

Le lecteur peut interpréter ce qu'un docteur ne peut comprendre, le cas d'une jeune fille hantée par des rêves obsessionnels, et perturbée par les noms de Raymond, ou Albigeois. L'anniversaire du jour où les Cathares ont été envoyés au bûcher, elle éprouve des douleurs, d'origine inexplicable. Elle s'appelle Esclarmonde, le nom d'une brûlée vive. Parce qu'elle porte d'horribles traces de brûlures sur les hanches, le docteur, passionné par les Cathares, pense qu'elle est cette Esclarmonde, passée mystérieusement au travers des siècles. Et, bien sûr, de son côté Eymerich a questionné aussi cette Esclarmonde...

L'ÉVOLUTION D'EYMERICH.

Eymerich a maintenant quarante-cinq ans. Il a abandonné sa charge d'Inquisiteur Général d'Aragon et il réside à Avignon. Il vient de publier la première partie de son traité Directorium Inquisitorum, qui le rendra célèbre quelques années plus tard. Le pape lui confie une mission importante, celle de mettre fin à un groupe d'hérétiques cathare qui s'est reformé en Savoie.
Dans l'entourage du pape, à Avignon, Eymerich continue à fuir les honneurs. Il éprouve de la gêne devant le luxe papal. Il apprécie le pape, courtois, cordial mais décidé. Ce pape, peu sanguinaire, l'apprécie également, pour sa modération, la rigueur de ses procédures et l'aversion envers toute forme d'excès manifestée dans le manuel qu'écrit Eymerich. Ce dernier, dont on connait l'orgueil, a réalisé ses ambitions. Il fait école et commence à avoir de jeunes admirateurs. Mais s'il est un peu moins solitaire maintenant qu'il est connu, il fuit rapidement toute fréquentation qui dépasse le strict nécessaire.
Toujours distrait à l'égard de son corps, il n'a pas davantage de goût que naguère pour la nourriture ou le confort. Il continue à vivre une alternance de périodes d'abattement et d'euphorie. Il agit avec l'autorité d'un démiurge, mais n'aime pas vivre une situation préoccupante, une trame inquiétante dont d'autres tirent les fils. Dans le premier roman, les personnes et événements sur lesquels agir étaient presque toujours visibles, et une action directe s'avérait possible. Cette fois, ne comprenant pas ce qui se passe, il a l'impression d'observer de l'extérieur une action étrangère inconnue, et ressent pour la première fois l'envie d'abandonner.

Son acuité d'esprit demeure. Il est ingénieux dans l'épisode des Cathares enfermés avec des serpents. Il démonte les arguties de certains interrogés, particulièrement retors qui, suivant la loi des parfaits cathares leur interdisant de mentir, pratiquent habilement la restriction de pensée et la dissimulation que mettront en honneur les Jésuites quelques siècles plus tard.
Eymerich est appelé Saint-Mauvais par les Cathares, parce qu'il possède deux natures : juste et cruelle à la fois, humaine et impitoyable. Eymerich réagit mal à cette appellation. Il s'est manifesté sanguinaire dans le passé, et cela le trouble. Il lui faut sans cesse se montrer inflexible, impitoyable, et son comportement lui déplaît. Il doit à chaque instant veiller à ce que ses scrupules et ses faiblesses ne contaminent pas l'affaiblissement de son devoir. Son entourage n'arrive pas à croire qu'à des moments différents, il puisse être le même homme.
Eymerich aime d'autant moins ce surnom qu'il lui rappelle sa mère, exigeante et lointaine. Elle lui a souvent reproché sa nature double, équivalant pour elle à de la lâcheté et de la tromperie. Il faudra se souvenir de cette mère, citée allusivement dans le roman précédent par le roi d'Aragon, qui l'avait connue.

LES THÈMES.

Oubliés pour l'instant l'idée des psytrons et le motif du double. Si Eymerich combat toujours l'hérésie, la sorcellerie et la faiblesse des croyants, c'est dans un tout autre contexte, encore biologique mais cette fois lié aux processus génétiques. Armé de sa foi, Eymerich n'hésite pas à s'exposer au péril, de la même façon que dans le roman précédent.

La présence de la mort.

Eymerich est connu par sa cruelle répression des soulèvements cathares opérée à Castres. Les exécutions n'ont été faites par Eymerich que parce que c'était nécessaire. Eymerich déteste le sang et infliger des souffrances ne lui procure plus aucun plaisir. Il ne souhaite pas réformer violemment, mais convaincre, obtenir le repentir du pécheur et non pas sa mort. Aussi mieux vaut, à ses yeux, enfermer ses prisonniers dans des oubliettes immondes, pour les impressionner, et, pour obtenir leur confession et leur repentir, utiliser d'autres procédés, psychologiques, que l'estrapade ou d'autres tortures. Dans le passé, il a beaucoup interrogé, et assisté aux supplices. Peu à peu, lui a mûri un certain dégoût, pour l'excitation que ces spectacles lui procuraient.

Il se sent parfois secoué de pulsions agressives presque incontrôlables qui lui font donner l'ordre d'incendier un village ou d'être brutal. Ces pulsions le laissent étonné et vaguement humilié. Il réagit par sa logique de fer, qui noie son sentiment de culpabilité ressenti devant la violence exercée dans la conviction d'avoir accompli son devoir envers Dieu. Si ses actes peuvent contribuer à la puissance de l'Église et provoquer la défaite des complots démoniaques, tous les moyens sont justifiés. Mais plutôt que devoir agir directement, Eymerich préférerait ordonner une violence abstraite, aseptique, qu'il ne soit pas obligé d'observer directement. Dans ses moments de lucidité, il pense que s'il avait pu agir indirectement, il aurait commandé toutes les sortes d'atrocités admises par l'Église, en jouissant de son pouvoir de vie et de mort. Eymerich annonce les bourreaux sanguinaires modernes, qui exécutent abstraitement, de loin.

Autour de lui ne règne que la violence. Car l'époque n'est pas comme la nôtre le voudrait, respectueuse de la mort. La mort est permanente, dans ces temps troublés. Les soldats se montrent toujours aussi excités par le carnage et par la mort. Ils blessent et tuent dès que la bride leur est lâchée.

Si les moyens de notre époque sont moins apparents, la mort moderne, réprimée en surface, continue à susciter l'excitation et présente en outre un spectacle de choix. La mise en scène macabre du cimetière de Timisoara pour discréditer la Securitate roumaine, avec ses cadavres provenant de la morgue et non des fosses communes, est un bon exemple de la révélation de l'hypocrisie de notre temps. Car devant le spectacle, pour plaire aux lecteurs des journaux et de la télévision, auxquels il faut tous les jours leur ration de mort, les flashes jaillissent et les caméras ronronnent...

La peur.

On rencontre deux sortes de peurs dans ce roman. La peur propre d'abord au romanesque fantastique, et celle propre aux vicissitudes subies par les malchanceux d'une époque.
La vallée de Castillon ne paraît pas naturelle à Eymerich, plutôt malsaine, comme le reflet de quelque chose d'anormal qui se cache derrière les forêts et les montagnes. Quand surgit le surnaturel, aussi bien Eymerich, son entourage que ses soldats ont peur. Eymerich est souvent surpris par les phénomènes insolites du récit. Inquiet, il ébauche ou fait le signe de croix, se montre même paralysé, pris aux tripes devant le monstre à tête d'âne.

Autre peur : celle de la souffrance réelle. Aux époques troublées, la souffrance est le lot quotidien des hommes. Evangelisti nous présente de terribles descriptions de prisonniers enchaînés, couverts de sang et d'excréments, hagards, titubants. Et ce n'est pas suffisant : Eymerich les épouvante davantage encore par la menace de brûler leurs chairs comme des charbons ardents, ou de faire sécher leur langue dans leur bouche.

Le motif du monstre.

Eymerich a envoyé quelques espions en Savoie avant de s'y rendre. Ils ne lui apportent pas d'informations sur les Cathares, mais lui signalent des phénomènes insolites. Eymerich rencontre sur son chemin une créature au regard obtus, aux yeux de poisson, sans pilosité; puis un être qui a la forme d'un corps de cochon, avec la bouche d'un homme, et des pattes en moignons; un autre avec une tête d'âne... L'origine de ces créatures n'est pas claire. Les villageois leur donnent divers noms : crosquets, berlicks, orchons. À l'époque d'Eymerich, de telles créatures sont l'oeuvre du démon. Mais Eymerich pressent une autre explication, qu'il apprendra ultérieurement. Il comprendra, sans pouvoir les expliquer, les mécanismes biologiques qui seront démontés par les savants de la Rache au XXème siècle.

Si ces êtres sont en apparence hideux, il s'agit de monstres comme celui de La Belle et la Bête. Ils sont inoffensifs, timides, étrangers à la violence. Ils vivent isolés, sans causer de tort à quiconque. C'est la seconde fois qu'Evangelisti nous présente ses rejetés comme des êtres sympathiques, à l'identique des femmes du culte de Diane dans le roman précédent. Ils sont évidemment la dérision des habitants.

Le motif du zombie.

Avec ses polyploïdes, Evangelisti propose une variante du zombie, du mort-vivant. Les lémures étaient dans l'antiquité romaine les ombres des morts qui revenaient sur la terre pour tourmenter les vivants, sous la forme d'animaux. Mais contrairement aux lémures antiques qui étaient craints et que l'on apaisait par des fêtes spéciales, ceux de Chatillon sont calmes et inoffensifs. Ils ont perdu l'esprit. Ils ne sont que des corps vivants sans intelligence à utiliser selon le bon plaisir de ceux qui les dominent. Comme serviteurs ou comme soldats...

LA PENSÉE D'EVANGELISTI.

 

Le racisme.

La première préoccupation d'Evangelisti est de montrer les ravages qu'exerce le racisme de notre temps. Dans son premier roman, il avait déploré le rejet de l'autre, du différent. Dans celui-ci, il dénonce la voie que pourrait prendre une société qui se mettrait à pratiquer l'eugénisme.

Cela commence avec Hitler, au début du roman. Hitler signifie au biologiste venu lui rapporter sa découverte, que l'expatriation des Juifs est maintenant terminée. À partie de maintenant (1937), il veut suivre une ligne cohérente et ferme contre les porteurs de troubles biologiques, raciaux ou autres. Sa politique est la décontamination de la race aryenne aussi bien contre les ethnies venues d'ailleurs, que contre les déments, les aveugles, les épileptiques et "tous les autres crétins". Hygiène génétique, stérilisation, élimination, renforcement biologique de la race, voilà son programme.

La torture.

Le premier chapitre commence par un interrogatoire moderne, sous hypnose. Modernisé, il se situe dans une longue tradition qui le relie entre autres à Eymerich. Car alors que ses subordonnés l'en dissuadent, Eymerich fait enfermer ses prisonniers cathares dans une prison fétide, envahie par l'eau, construite pour abréger la vie de ceux que l'on y enferme. Il veut seulement les impressionner, avec l'intention de ne pas les y garder longtemps...

Pour affaiblir la résistance des accusés, Eymerich a l'habitude de les terroriser avec de macabres et sinistres effets d'annonce. Les effets dramatiques produits affaiblissent leur résistance psychologique, entraînent leur désespoir et les rend malléables. Il enchaîne au brasier ceux qu'il va interroger pour mieux les aider à réfléchir. Notre temps obtiendra les mêmes résultats «propres» par la drogue, l'hypnose ou la contrainte psychologique. Eymerich n'est qu'un précurseur des juges des Aveux.

Des forces politiques éloignées de l'humain.

Evangelisti ne se fait pas d'illusions sur la politique des hommes et dénonce le machiavélisme des dirigeants. Si le pape a appris que des hérétiques cathares vivent en Savoie, c'est qu'un litige oppose un comte à un de ses féaux, qu'il pense affaiblir en sollicitant la venue de l'Inquisition papale. Le pape lui-même n'y consent que parce qu'il a besoin des forces du comte pour une croisade contre les Bulgares, les Turcs et les Serbes, et reprendre en mains l'église d'Orient.

La politique est un vaste jeu où chacun essaie de ne pas être dupe. Si dans le premier roman Eymerich avait à se jouer des nobles et du clergé en jouant de leurs contradictions, il n'en est pas de même ici. Évêques et seigneurs sont bien décidés à sauvegarder leurs privilèges et à disputer leur statut à un Eymerich éloigné des forces militaires au service de l'Inquisition. L'évêque d'Aoste se méfie d'Eymerich, veut étroitement contrôler ses activités. Eymerich doit lui rendre compte de ses intentions et de ses actions, ce qu'il ne fait évidemment pas.

L'apparition des revendications bourgeoises.

Eymerich a beau prétendre avec grandiloquence que, dans le contexte difficile de l'époque, l'autorité de l'église et de la religion est le seul pouvoir capable de tenir unis des membres qui se déchirent. Ce pouvoir, situé sur un plan spirituel, devrait favoriser l'adhésion.

Dans la pratique, il n'en va pas ainsi. Les intérêts des bourgeois ne les entraînent pas aux divagations idéologiques. Ils se sont réunis en conseil des corporations. Ils trouvent absurde que ceux qui, grâce à leur travail, ont gagné de l'argent, continuent à se faire voler par des seigneurs oisifs, ou à être tourmentés par les hérétiques qui vantent les vertus de la misère. Ils veulent se débrouiller seuls, se gouverner eux-mêmes. Les lémures et les monstres, ils ne veulent plus les nourrir, ni même en entendre parler. Ils ont même mis le feu à plusieurs reprises aux masures où ils habitent...

Le jugement clairvoyant porté sur ces bourgeois par Eymerich surprend son entourage. Les pauvres, dit-il, ne doivent pas craindre les nobles, mais les boutiquiers. Si un jour ils l'emportent sur les nobles, ils seront bien plus féroces que leurs anciens maîtres avec ces malheureux. Ils n'ont pas d'autre code moral que leur profit. Ils détestent les puissants parce qu'ils n'arrivent pas à les imiter. Mais surtout ils haïssent les pauvres, miroir vivant de leurs origines. Avec d'autres problèmes pour les successeurs d'Eymerich : la naissance du capitalisme et la lutte des classes.

Une certaine vision de la politique contemporaine.

Le programme de la Rache fait peur. Ses dirigeants souhaitent que l'humanité retourne aux valeurs originelles du fer, du sang et du feu, en libérant les consciences de tout frein à l'acceptation d'une éthique guerrière. Un instructeur sur le terrain est indifférent à ses prisonniers, à leur vie et à leurs sentiments. Il croit en un monde d'hommes forts, dont l'aristocratie serait constituée par des hommes au-dessus de toute pitié.

Dans la Rache, on ne parle plus des Juifs, mais des «mondialistes», fourre-tout où l'on met tous ceux qui n'appartiennent pas à une ethnie précise, ne sont pas intégrés, n'ont aucun lien de sol à défendre. La même expression de mépris touche ceux qui font preuve de sentiments humanitaires.

La Rache a compris le profit qu'elle pouvait tirer des divisions ethniques et historiques des Balkans et elle occupe maintenant la Balkanie. Elle a mis en place une forme d'empire fédéral, subdivisé en fiefs dirigés par d'implacables hiérarchies fondées sur le sang et la force. Les États-Unis ont perdu leur puissance. Face à la Rache, il n'y a que l'Euroforce, qui lui livre, pour la télévision et la frime, des batailles molles, avec tirs d'artillerie mal assurés, et recul immédiat des troupes quand les choses se compliquent. Les peuples de l'Euroforce n'aiment pas les morts dans leurs rangs. L'ensemble donne une situation confuse, où les officiers supérieurs de la Rache et de l'Euroforce se rencontrent, en collaborant en sous-main.

La Rache attend. Elle sait que l'Euroforce, c'est l'Eurobank, sous influence allemande. Et comme les Balkans n'ont pas de valeur économique pour l'Eurobank, on y tolère criminels de guerre et exactions. Eymerich ne se trompait pas sur le bel avenir promis aux «boutiquiers».
Un dernier fait, pour apprécier les éclairages que cette vision des choses d'Evangelisti peut amener. Elena Ceaucescu avait fait construire une piscine souterraine où elle faisait effectuer des recherches sur la régénération des cellules, dans le but d'améliorer biologiquement le peuple roumain. L'exécution des époux Ceaucescu, faite dans l'urgence, a permis à la Rache de mettre la main sur ces installations, avant que s'ébruite l'existence du centre de recherches souterrain...

LA TECHNIQUE LITTÉRAIRE.

Le plan est plus structuré encore que dans le premier roman. Evangelisti est à l'aise dans cet entrelacement des époques et excelle à varier climats et suspense. Le premier chapitre, situé en 1997, débute par l'interrogatoire d'un homme qui prétend être né au XIVè siècle, et avoir survécu plus de cinq siècles. Le premier lien entre le contemporain et la fin du Moyen-âge est ainsi établi. Il se termine par la fin de cet interrogatoire, où le lecteur apprend que ce quasi-immortel interrogé est un compagnon d'Eymerich. Suit un épilogue, où Eymerich fait le point.
Entre ces premier et dernier chapitres sont entrelardés les aventures d'Eymerich, et des épisodes du XXè siècle qui précisent certains points. Cette sorte de mille-feuille littéraire contient encore la révélation de différentes étapes des recherches clandestines entreprises depuis 1937. Ces parties, appelées «anneaux», sont au nombre de sept. On sait que parmi ses nombreuses significations, le nombre symbolique sept est celui de Satan qui s'efforce de copier Dieu (la Bête infernale de l'Apocalypse a sept têtes, le nombre divin qui intervient sans cesse dans La Bible). Manière symbolique de porter un jugement éthique sur ces recherches.
Comme le premier roman, ce second est fortement structuré, avec une trame serrée. Les nombreux événements sont renforcés par un style alerte et direct, avec un sens très vif du mouvement.
Si la vision du monde est tout aussi pessimiste que dans le premier, apparaît maintenant une humanité profonde, dans un cri contre les souffrances du monde et ceux qui les infligent, par idéologie ou par cupidité. Cela ne m'étonnerait pas qu'Evangelisti éprouve davantage de sympathie pour ses Cathares que pour la politique de domination de l'Église, la morgue de la noblesse et l'avidité d'une bourgeoisie qui commence à lever la tête.

Roland Ernould
© 2000

 

Étude :

Eymerich entre le pur et l'impur.

L'étude Eymerich entre le pur et l'impur porte sur les 4 premiers romans de la série des Eymerich de Valerio Evangelisti parus à ce jour. Les récits se rapportant à Eymerich se présentant dans la discontinuité, le rappel qui suit a l'intention de les remettre en mémoire.

* Nicolas Eymerich, inquisiteur. Se passe à Saragosse et ses environs, en 1352. Eymerich a 32 ans.

* Les chaînes d'Eymerich. Se passe en Savoie, en 1365. Eymerich a 45 ans.

* Le corps et le sang d'Eymerich. Se passe à Castres, en 1358. Eymerich a 38 ans.

* Le mystère de l'inquisiteur Eymerich. Se passe en Sardaigne, en 1354. Eymerich a 34 ans.

* Cherudek. Se passe en Occitanie, en 1358. Eymerich a 38 ans.

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bibliographie

notes de lecture ou études sur chaque oeuvre

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Revue Phénix #57, mai 2002.
Numéro spécial Valerio Evangelisti, avec un chapitre inédit des Chaînes d'Eymerich, une interview inédite et de nomreux articles de Roland Ernould, l'auteur de ce site. Ce copieux dossier de 140 pages comprend également un article de Delphine Grépilloux et une bibliographie d'Alain Sprauel.

Le dessin de couverture est de Sophie Klesen

En librairie : 13 ¤. La revue Phénix est éditée par la SARL Éditions Naturellement, 1, place Henri Barbusse, 69700 Givors. Directeur : Alain Pelosato.