Claude Bolduc, La porte du froid
Éditions Médiaspaul, Col.
Jeunesse-pop, 1998
Au commencement étaient le
froid et le chaud. Ainsi
débute le récit de la création du monde de la
mythologie scandinave, placée sous le signe du froid à
l'opposé de la genèse biblique débutant avec
l'instauration de la lumière. J'avoue ignorer quelles
traditions la création du monde a pu faire naître chez
les premiers habitants du Canada. En tous cas, dans les
littératures de l'imaginaire européen issues d'une
tradition judéo-grecque, méditerranéenne, le
froid ne tient qu'une place modeste. Il est à supposer que le
froid, pourtant une des difficultés existentielles que l'homme
a eu à affronter depuis toujours, n'a pas marqué
l'Européen de la même manière que le feu, par la
chaleur qu'il pouvait répandre, comme le soleil, et les usages
multiples qu'on lui a trouvés. On a publié des milliers
de livres sur le feu, un des quatre éléments, mais il
est difficile d'en trouver qui soient consacrés au froid (sauf
le froid industriel, celui de nos réfrigérateurs et
congélateurs...) D'autant plus surprenant que, pour la
quasi-totalité des hommes, le froid est l'ennemi. Dans la
tradition chrétienne, quand le diable s'approche, le prince
des Enfers brûlants répand une impression de froid
autour de lui. Le froid, c'est l'antithèse de la vie. Dans le
froid polaire, la vie n'a pas cours.
Dans un froid omni-présent, Bolduc va installer ses motifs. Le
plus apparent est le lieu hanté, le chalet de l'oncle
Eugène, en pleine forêt, que le jeune Denis, fugueur,
veut rejoindre pour une semaine en compagnie de son ami Moteur,
chacun sur sa motoneige. Denis a gardé des souvenirs
émus de cet oncle aujourd'hui disparu, et il est certain,
malgré la neige qui tombe, de rejoindre le lieu sans
problème. Inspirateur de l'escapade, sachant que le point
faible du projet était la maintenance des motoneiges, il a
cherché la compagnie d'un spécialiste en
mécanique, Moteur, un adolescent plutôt primaire n'ayant
que la réputation de ne pas avoir volé son surnom.
Presque la moitié du récit est consacrée
à ce voyage périlleux sous la neige,
agrémenté d'incidents plus ou moins dramatiques.
J'ignore comment peut réagir un Canadien habitué au
froid lors de la lecture d'un tel récit. Pour un
Français, qui vit dans un pays paralysé dès que
tombent - rarement - cinq centimètres de neige, cette aventure
prend même un caractère exotique.
Le voyage est constamment
fragmenté par les pensées de Denis, qui se rend compte
que, finalement, si les souvenirs de l'oncle Eugène et de ses
cadeaux sont positifs, ils ne sont pas restés très
clairs dans son esprit. Des impressions agréables lui
reviennent sans cesse, mais peu de faits précis. La
répétition par Bolduc de ces pensées
parcellaires, vagues et manifestement idéalisées, finit
par créer une interrogation dans l'esprit du lecteur, qui
voudrait bien en savoir plus sur un personnage qui a laissé
des souvenirs aussi émus, mais aussi flous.
Au cours de cette première
partie, un autre motif a surgi, celui de la quête, ou, plus
précisément ici, du voyage initiateur. À quinze
ans, Denis a fugué, non pas parce qu'il n'aime pas ses
parents, mais pour se prouver qu'il peut conquérir davantage
d'autonomie. Ce mythe de la quête, vieux comme
l'humanité, cherche à valoriser le personnage
héroïque qui se grandit dans sa lutte contre des
obstacles en apparence insurmontables, des énigmes à
résoudre, et souvent la lutte contre les monstres s'accompagne
de quelque mystère. Située sur le plan symbolique, la
quête ou le voyage permettent d'accéder à un
stade supérieur à l'état d'origine. Denis
répond brillamment aux règles du genre, et
résout des difficultés qu'il ne se serait pas
jugé capable de surmonter, dans l'esprit de la quête
où le personnage, l'esprit, libéré de ses vaines
préoccupations ordinaires, dispose de toute son énergie
pour l'action. Ce premier volet se referme avec l'arrivée au
chalet.
Il n'est pas possible d'effectuer
l'analyse du second volet sans déflorer en partie le sujet.
D'abord, les approximations qui entourent l'oncle Eugène ne se
précisent pas. Alors que Denis et Moteur, gelé
littéralement par une chute dans un étang, viennent
d'arriver, surgissent successivement d'autres personnages, une jeune
fille et un couple. Tous les trois, comme Denis, sont
persuadés d'être dans le chalet de leur oncle
Eugène. Mais ils ne trouvent aucune filiation entre eux, n'ont
jamais entendu parler les uns des autres. Dans le chalet, tous sont
partagés entre la certitude d'être chez leur oncle,
éprouvant un sentiment d'étrange familiarité
tout en ne reconnaissant pas la disposition des lieux et les objets
qui s'y trouvent. Mais qui est donc cet oncle Eugène? Bolduc
nous a placés dans la situation du lecteur de Maison
hantée, de Shirley
Jackson, où Eleanor est littéralement appelée
par une maison d'apparence normale, mais dont on a cependant
l'impression qu'elle ne l'est pas, comme ici le chalet. Seulement
perçu par Moteur, un organisme vit là, dans des
conditions particulières de température (le chauffage
anormal de la maison, impossible à régler, se trouve
aussi chez Jackson) et provoque une obsession croissante pour la
montée ou la baisse de la température. Dans une sorte
de circuit fermé se querelle un quintette mal assorti, vivant
dans l'illusion psychologique entretenue par un monstrueux organisme
qui le manipule, comme il l'a fait pour provoquer leur venue.
Entité de la famille de Puhuri, dieu du froid scandinave, elle
a tapissé les murs du chalet et le plafond de sa substance
visqueuse, seul signe de sa présence.
Dans le premier volet, le froid, le
brouillard et la neige ont augmenté à mesure que le
chalet se rapprochait, chalet qui représente la chaleur
indispensable pour sauver Moteur gelé. L'opposition du froid
et de la chaleur, deux antagonismes que l'on associe depuis des
millénaires, tient une place importante dans la seconde
moitié du récit, et on y retrouve la mythologie des
pays nordiques. Le froid, c'est la perte de la chaleur vitale.
L'enfer nordique est le Niflheim, la demeure-du-brouillard, endroit
perpétuellement parcouru de brouillards givrants et de brumes,
dominé par le froid et les ténèbres, où
se trouve aussi le royaume des morts. Opposée à
Niflheim, son givre et son brouillard, se trouve Muspellsheim, une
mer de flammes dévorantes. Entre eux, le néant, un
abîme sans fond, Ginnungagap. C'est là, dans ce vide
(à mi-chemin entre lumière et ténèbres)
que la vie est apparue, dans la rencontre entre froid et fournaise.
La vision est du même ordre symbolique, plus modestement ici,
avec la renaissance de Denis, le sentiment de liberté et de
maîtrise de soi-même qui l'inonde quand le monstre est
éliminé.
Écrit pour des adolescents, ce roman ne comporte
malheureusement pas les éléments qui auraient pu
l'enrichir s'il avait été conçu pour des
adultes. Notamment le lecteur ne trouve le maléfique que dans
l'entité qui anime le récit, un mal extérieur
aux personnages qui le subissent. Denis est trop jeune pour qu'il
soit possible de le placer dans la sensibilité morbide d'un
trouble intérieur, et ses réactions ne peuvent pas
être celles d'un adulte qui a vécu. Les émotions
qu'il ressent en présence de la jeune fille ne sont que les
débuts d'une puberté qui s'éveille. Les autres
personnages ne sont qu'esquissés. Si je me
référe à Stephen King, ce roman évoque
dans ma pensée l'association de l'esprit qui animait
La petite
fille qui aimait Tom Gordon,
pour l'escapade de Tony, à celui de Shining, pour la lutte de Danny contre l'esprit du mal qui
hante l'hôtel Overlook, disparaissant lui aussi dans un
incendie. Mais Shining était enrichi par les relations
complexes du père de Danny avec l'hôtel et
Maison
hantée par
l'ambiguïté narcissique et mystérieuse du
personnage d'Eleanor.
Du froid et du chaud est
née la vie. Le mythe
nordique est respecté, le froid est vaincu par le feu, la vie
peut renaître, celle qui attend le jeune Denis, riche d'une
expérience originale et d'une vision d'un monde-autre, capable
peut-être de lui réserver d'autres surprises.
Roland Ernould ©
2002.
La quatrième de
couverture :
Fils de la
Côte de Beaupré, Claude Bolduc habite l'Outaouais depuis
une douzaine d'années. La porte du froid est son quatrième roman
d'épouvante pour la jeunesse. Il a aussi publié, pour
le lectorat adulte, le recueil fantastique Contes de la lune noire aux éditions Vents
d'Ouest.
Denis s'est enfui avec la motoneige familiale et du bagage pour une
semaine.
L'endroit tout désigné pour passer cette semaine de
liberté, souvenir à la fois paradisiaque et vague dans
son esprit : le chalet d'oncle Eugène.
L'expédition tourne à la catastrophe quand son
compagnon plonge dans une rivière avec sa motoneige. C'est
dans un triste état qu'ils parviennent au chalet, où
des étrangers arrivent en succession et disent tous se trouver
chez leur oncle Eugène.
Quand ce mystère est enfin résolu, la catastrophe
tourne au cauchemar.
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.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle