Clive Barker, Abarat

Albin Michel, WIZ Jeunesse, 2002, 472 p.

Le lecteur qui a connu Clive Barker par ses Livres de Sang ne reconnaîtra pas son auteur dans ce livre écrit pour les adolescents, le premier d'une série de quatre. Mais pour le lecteur fidèle qui a suivi son parcours, il s'agit d'une évolution de l'oeuvre de Barker, à partir de fondements qui restent semblables à eux-mêmes. Dans Les Livres de Sang, Barker voulait montrer l'intrusion de la confusion, du désordre, dans un quotidien désenchanté, où tout va de travers, où règnent l'aléatoire et l'absurde, où la violence et la cruauté, relayées avec délectation par les médias, sont devenues quotidiennes. À l'imitation de Stephen King qu'il admire, Barker trouve nécessaire que l'écrivain rende l'horreur plus voyante, plus spectaculaire, voire plus choquante. L'horreur doit créer des émotions viscérales, susciter le malaise ou la peur. Pour Barker, l'expérience des Livres de Sang a été l'occasion d'une remise en cause de la société thatchérienne étouffante, d'une expression libérée de l'imaginaire allant en réaction dans le sens de la divergence, de l'excès, du grotesque et du gore.

Les oeuvres qui ont suivi ont bémolisé ces orientations, leur ont donné plus de retenue. Mais elles continuent d'insister sur l'intrusion fantastique et son exhibition. L'imaginaire de Barker s'ouvre sur la diversité des mondes, déploie ses incursions du quotidien en plongeant dans des explorations physiques de possibilités inconnues, ou encore psychiques ou oniriques. Barker trouve importante la dimension spirituelle, rejette la séparation entre le profane et le sacré, donne leur place à la magie et aux réalités symboliques. Son roman Le Royaume des Devins affirme ainsi "la place pour le fabuleux", en réaction contre "le sinistre monde humain", fait la synthèse entre le féerique et le terrifiant. Dans ce roman, comme dans lmajica, où cinq mondes parallèles instables s'interpénètrent, on trouve un mélange surprenant de réalisme magique inspiré de Borges et de fantasy anglo-saxonne. Barker propose ainsi un monde où les vérités établies n'ont plus cours, la notion de vraisemblable a perdu son sens. Un monde où le miraculeux coexiste avec les contraintes physiques ordinaires bouleversées.

Barker se trouvait ainsi bien préparé à réagir à ce nouveau stimulant de l'imaginaire de l'époque qu'est le succès planétaire de Harry Potter. Le merveilleux a une longue tradition derrière lui, de La Bible et d'Homère à Tolkien, Les Métamorphoses d'Ovide, le cycle de la Table Ronde, Les Mille et une nuits, et des auteurs plus récents comme Grimm et Hoffmann. Les hommes ont toujours éprouvé des frissons face au surnaturel. Maintenant que la demande devenue planétaire s'internationalise et s'uniformise avec Harry Potter, les écrivains sont de plus en plus nombreux à répondre à cette demande. En France, par exemple, un auteur comme Serge Brussolo (auteur de plus de 150 romans!) a créé Peggy Sue, dont les aventures se déroulent dans des perspectives qui rendent cette littérature pour la jeunesse plus adulte. Brussolo a trouvé la littérature pour enfants trop gentille, et a décidé de ne rien édulcorer : "L'enfant a besoin qu'on matérialise ses démons. Tout comme Halloween, c'est un esprit de contestation par lequel ils cherchent à faire craquer le corset du rationnel."

Dans cette perspective, que Barker ait eu le désir de relever le défi est moins surprenant que les chroniqueurs l'ont affirmé. Son cheminement littéraire l'amenait à entrer dans la féerie enfantine naturellement, sans rupture. Il a repris le scénario type de ces romans pour la jeunesse, un enfant solitaire qui a recours à des subterfuges merveilleux pour trouver sa place dans le monde réel. Dans Abarat, Barker met en scène une héroïne de 16 ans, Candy, variante d'Alice au pays des merveilles, qui plaira à tout le monde. Cette descendante d'Ulysse va parcourir, par divers moyens surnaturels, un périple dans un univers parallèle, le royaume magique d'Arabat, un archipel composé de 25 îles différentes, correspondant chacune à une heure du jour (sauf une!). Le peintre Barker a représenté chacune de ces îles par une illustration en couleurs, comme il l'a fait pour la plupart des êtres insolites ou fantastiques qui peuplent ces îles (des 300 toiles peintes en quatre ans, 120 sont ainsi reproduites dans le roman).

Évoquant Le Magicien d'Oz, cette histoire aussi folle que celles vécues par la Peggy de Brussolo comporte sa dose de peurs, auxquelles l'héroïne fait face avec une impavidité surprenante. Elle qui s'ennuyait à la maison se trouve parfaitement intégrée à ce monde magique, peuplé de créatures fantastiques et de monstres inquiétants et, sans savoir pourquoi, elle a l'impression de le connaître et d'y avoir toujours vécu. La philosophie que Barker déploie dans ce roman n'a pas subi d'altération par rapport à ses autres romans. Il n'est pas, comme Stephen King, un partisan des Lumières contre les forces des Ténèbres. Reprenant le réalisme de Brussolo (Candy n'est pas orpheline, mais son père, chômeur, est un alcoolique imbibé d'alcool et sa mère indifférente), et affirmant la même volonté de ne pas idéaliser la réalité, même si son lectorat est surtout composé de jeunes, Barker justifie d'emblée la présence du mal : "Les ténèbres ont toujours eu leur rôle à jouer. sans elles, comment saurions-nous que nous marchons vers la lumière? C'est seulement quand leurs ambitions prennent des proportions trop grandioses qu'on doit s'opposer à elles, les soumettre, et parfois - lorsque c'est nécessaire -, les neutraliser temporairement. Sur quoi elles se relèvent, comme il se doit. En dernière analyse, il n'est pas moins honorable de suivre la voie des ténèbres que celle de la lumière, dès l'instant qu'on le fait dans un but défini." (346)

Ce roman, qui sera suivi de trois autres, se lit avec agrément et intérêt. Il semble plaire aux jeunes. Mais, à mon sens, contrairement à ce qu'on en a dit, il ne témoigne d'aucune coupure dans le parcours de Clive Barker. En vingt ans, il a imposé son style dans quasiment tous les domaines artistiques auxquels il s'est intéressé : des pièces de théâtre, jouées avec succès; un romancier de fantastique original dès ses Livres de Sang, qui a su varier sans cesse les genres de la fantasy anglo-saxonne et se renouveler; un peintre et un sculpteur connu, aux expositions suivies; des films diversement inspirés, suivis avec intérêt. Dans toutes ces réalisations, deux constantes, que le lecteur retrouve ici : un monde sclérosé, que Barker rejette, où le conformisme est la règle, comme l'enseigne le professeur de lettres de Candy : "Vous ne pourriez pas être normale?" (37), faire comme les autres.Ensuite la présence d'un ailleurs invisible, qui pèse sur le monde, alors que les hommes du temps, désenchantés, ne veulent pas le voir : "Je ne crois pas aux accidents. tout est toujours un rouage dans un mécanisme de plus grande envergure" (212). L'expression artistique et littéraire est ainsi, pour Barker, le moyen de révéler, sur un plan symbolique, l'irruption du chaos dans l'existence humaine, menaçant sa fragilité mais interpellant aussi sa pugnacité.

Avec comme conséquence le fait de ranimer l'inconscient collectif et de donner vie à un univers sclérosé. Barker est de son temps : le succès d'Halloween ou de Harry Potter dans nos sociétés participe bien du désir de réenchanter une réalité toujours plus sombre. L'imaginaire anglo-saxon est actuellement en voie de s'imposer au monde entier, amplifié pour des impératifs d'ordre économique, lié au succès commercial de ce qui n'est pour les capitaux en jeu que "produits"...

Il n'est donc pas étonnant que Disney ait acquis les droits de Abarat de Clive Barker et qu'il espère en faire une franchise à la Harry Potter dès 2005.

La quatrième de couverture :
"Voici des années que je rêvais d'inventer un monde aux horizons illimités. Un monde peuplé de créatures fantastiques et de monstres terrifiants, habité par la magie, le mystère et l'aventure... Abarat est l'incarnation de ce rêve." Clive Barker.
Candy Quackenbush s'ennuie à Chickentown, petite ville triste de l'Amérique profonde. Jusqu'au jour où elle pénètre par hasard dans le royaume magique d'Abarat, un archipel composé de vingt-cinq îles mystérieuses aux étranges habitants. Au fil de ses rencontres merveilleuses, émouvantes ou terribles, Candy va découvrir pourquoi cet univers lui semble curieusement familier et pourquoi elle se sent prête à y affronter tous les dangers...

Prière d'insérer :
Ce premier tome de Clive Barker est une vraie réussite, à mi-chemin entre Le Magicien d'Oz et La Guerre des étoiles et illustré par l'auteur lui-même. La jeune Candy, 16 ans, mène une vie des plus banales, jusqu'à ce qu'elle traverse un champ et se retrouve dans un monde parallèle nommé le royaume d'Abarat, un monde étrange peuplé d'êtres baroques, des sortes de mutants, et dont le contrôle est disputé par plusieurs êtres tout aussi étranges : le Prince de minuit et un capitaliste assoiffé par le pouvoir... Candy va essayer de survivre dans ce monde effrayant. On attend les trois prochains tomes avec impatience et l'on devrait également avoir un film prochainement. De la grande fantasy.
Maître incontesté du fantastique, Clive Barker signe avec Abarat une oeuvre majeure dans la lignée du Magicien d'Oz. Cette première aventure de Candy au royaume d'Abarat est aussi un beau livre exceptionnel, contenant plus de cent illustrations en couleurs réalisées par Clive Barker lui-même.

Roland Ernould © 2003

Né à Liverpool en 1952, londonien pendant de longues années, vivant aujourd'hui à Los Angeles, Clive Barker est le plus américain des grands écrivains anglais. Artiste complet, homme de théâtre et illustrateur de grand talent, scénariste et réalisateur de films-cultes tels que la série des Hellraiser, Cabal et Lord of Illusions, Barker est désormais un auteur de référence. Tandis que ses magnifiques recueils de nouvelles Livres de Sang continuent de lui amener de nouveaux lecteurs, ses grands romans comme Everville, Imajica ou Galilée ont imposé son talent extraordinaire. Ce visionnaire à l'imagination sans limites développe pour l'instant plusieurs projets de films, tout en préparant de nouveaux recueils de nouvelles et trois romans. Bibliographie.

Mes autres notes de lecture :

Le jeu de la damnation - Galilée - Sacrement

Stephen King/Clive Barker : les Maîtres de la terreur

 

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