LES SYMBOLES
dans La petite fille qui aimait Tom Gordon.
"Une sorte de clameur inarticulée
(J'EN VEUX J'EN VEUX)
qui semblait jaillir de son subconscient." (247)
Au
coeur de notre vie imaginative, le symbole est un signe apparent qui
représente de façon imagée une notion
théorique, une idée sous-jacente, ou une
vérité cachée. Les symboles existaient
déjà sur les parois des cavernes. Le symbole
représente l'effort des hommes pour traduire, sous une forme
compréhensible, le sens de la destinée humaine, dont
les obscurités lui échappent. Un symbole exprime un
sentiment ou une pensée doublant symboliquement les actions
humaines : le mariage s'accompagne du port d'un anneau, on hisse le
drapeau ou on joue La Marseillaise lors d'une cérémonie
officielle. Un héritage de symboles nous accompagne ainsi
depuis des millénaires, qui synthétise les suggestions
de l'inconscient collectif1. Derrière les symboles, des
vérités cachées se dissimulent, transmises par
le folklore, les croyances, les légendes, les mythes, les
contes de fées. Dans certains cas particuliers, les symboles
sont réservés aux initiés des cultes, des sectes
ou des mystères à caractère religieux.
. ..
La connaissance des symboles est
indispensable pour déchiffrer certaines motivations de
l'être humain, les ressorts cachés de ses actions. Un
grand nombre de ces symboles datent des civilisations où la
pensée abstraite commençait seulement à
apparaître. Il était alors nécessaire de
procéder par analogie pour fournir ou renforcer des
explications, ou mettre en place un rite, intraduisible par des mots.
Le propre du symbole est de donner une vision, des suggestions,
plutôt qu'un concept. Certains symboles déterminent
encore notre vie alors que leur signification lointaine s'est
estompée, pour être parfois remplacée par une
autre qui nous satisfait davantage. Les symboles parlent à
l'inconscient par le moyen d'archétypes2, qui en permettent l'interprétation.
Avec les symboles3, on touche aux lointaines sources de l'humanité,
en même temps qu'aux secrets de l'inconscient.
Pour Freud, les symboles qui se
trouvent dans les archétypes et les mythes sont un langage
héréditaire, qui ne font pas chez l'enfant l'objet d'un
enseignement particulier, mais se réalisent par tout le
non-dit de la vie quotidienne des parents et de l'entourage,
elle-même moulée dans le creuset des traditions. Par
exemple, le symbolisme du rêve permet de décoder les
messages incompréhensibles de l'inconscient, qui viennent du
vécu, et non, comme le pense Jung, d'!un inconscient
collectif. Mais les symboles ne se trouvent pas seulement dans les
rêves. Hors du rêve, ils sont une sorte de langage
héréditaire que la culture et l'individu emploient pour
camoufler le fond bestial de la nature humaine. De là des
récits pleins de meurtres, de parricides, de cannibalisme,
d'incestes, de castrations qui sont la représentation
transparente de certains phantasmes communs à
l'humanité.
L'EAU et sa
symbolique.
LA SYMBOLIQUE DE L'EAU est complexe. Elle est d'abord la source et le symbole
de la vie, celle sans qui la mort menace, le plus fécond des
éléments. Les puits, les sources non seulement
procurent l'eau indispensable, mais sont le lieu de rassemblement,
permettent les rencontres, les échanges, les mariages. Dans
les cosmogonies égyptiennes, hébreux, hindoues, l'eau
est ainsi associée à l'essence féminine. Dans
les cosmogonies hindoues, force originelle féminine (yin),
l'eau s'unit au feu (yang) pour donner les cinq
éléments, qui engendreront les choses.
L'eau vive, l'eau qui coule, celle
des rivières ou qu'on répand, a des vertus multiples.
Dans les traditions anciennes, elle représente la
pureté. La plongée dans l'eau a un symbolisme bien
connu. Les ablutions sont lavage, la mise à l'eau correspond
à une purification rituelle (le bain est obligatoire aux
juives après leurs règles, les musulmans doivent faire
leurs ablutions, les chrétiens ont leur eau bénite qui
purifie à l'entrée des lieux du culte, les eaux des
lieux saints ont des vertus particulières à Lourdes ou
à la Mecque, le baptême du chrétien se fait par
aspersion d'eau bénite, etc)
Source de vie, l'eau est aussi
associée à la naissance. L'enfant naît lors de
l'évacuation des eaux de la poche placentaire. L'eau s'associe
alors à la naissance d'un être nouveau, la
plongée ultérieure dans l'eau à une renaissance
et à la régénération.
Ce sont ces différents
éléments qui sont sous-jacents dans l'initiation de
Trisha, placée d'abord sous le signe de l'eau.
L'EAU ET
Trisha.
"Avoir de l'eau glacée dans
les veines."Garder le contrôle de soi dans des circonstances
difficiles est le résultat d'un apprentissage, qui allie
l'accroissement de ses compétences, et leur bon usage en les
utilisant efficacement. Trisha comprend qu'elle doit d'abord
contrôler ses peurs : "Tout ira bien, dit-elle à voix haute. le
principal, c'est que je garde la tête froide, que je ne me
mette pas à débloquer." (40) Elle revit en rêve une
expérience vécue quand elle était plus jeune,
quand son père s'est fâché parce qu'elle refusait
d'aller lui chercher une bière fraîche dans le sous-sol
et "d'ouvrir la lourde porte
à pan incliné sous la fenêtre de la cuisine pour
descendre les quatre marches qui menaient à la
cave." (118) Son
père se moque d'elle : "Tu n'es qu'une poule mouillée. Tu
n'as pas une seule goutte d'eau glacée dans
les veines!
En larmes, mais bien décidée à lui prouver
qu'elle avait de l'eau glacée dans les veines (peut-être
pas tant que ça, mais quand même), Trisha approchait de
la porte (...)
de la cave. A présent,
elle avait des démangeaisons sur tout le corps, elle ne
voulait pas ouvrir cette porte parce qu'il y avait quelque chose
d'horrible de l'autre côté, même les nains de
jardin le savaient, leurs sourires fourbes ne laissaient aucun doute
à ce sujet."
(118)
Deuxième influence, celle Tom
Gordon, le joueur de base-ball de l'équipe des Red Sox que le
père de Trisha (et Trisha, par voie de conséquence!)
préfère entre tous. Le père de Trisha admire
Gordon à cause de ses nerfs d'acier : "«Ce n'est pas du sang qui coule dans les
veines de Flash, c'est de l'eau glacée», disait
McFarland, phrase que Trisha reprenait volontiers à son
compte." (20) Aussi
quand elle veut s'en sortir, échapper d'abord aux
marécages et à la forêt, "se retrouver à un endroit où il
y avait les gens, des magasins, des centres commerciaux, des cabines
de téléphone, où des policiers vous indiquaient
le chemin quand on se perdait", elle estime que cela est à sa portée :
"À condition
d'être courageuse. D'avoir un tant soit peu d'eau glacée
dans les veines. (...)
Le bras de McFarland se détend, McFarland lance! dit-elle."
(154) Cette formule reviendra comme un leitmotiv toutes les
fois - et cela se produira souvent - qu'elle sera en
difficulté : "Aujourd'hui, je ne céderai pas à la
panique, se disait-elle. Aujourd'hui, j'ai de l'eau glacée
dans les veines."
(155)
LE
MARÉCAGE.
Pour Bachelard4, l'eau dormante, la mare, le marécage,
les eaux sombres, sont le support matériel de la mort. Le
marécage est "une porte
entre l'au-delà et le passé", signale Bachelard et représente pour Trisha la
difficulté de mener à bien sa transformation de
l'enfance à l'adolescence. Si l'eau apaise la soif, est force
de vie, la vase du marécage la fatigue et lui répugne.
Elle est traîtresse et veut sa mort : "Son pied s'enfonça dans une substance
froide et visqueuse, trop pâteuse pour être de l'eau,
trop liquide pour être de la boue. Se sentant basculer, elle
essaya de se rattraper à une branche morte, poussa un
rugissement de rage et de terreur quand elle se brisa entre ses
doigts et s'affala la tête la première dans une touffe
d'herbes hautes grouillante d'insectes. Ramenant son genou sous elle,
elle extirpa son pied de la gadoue. Il en ressortit avec un bruit de
succion sonore, mais sa chaussure resta engloutie." (150) L'eau
stagnante et croupie des marais est liée aux
catastrophes5 . Les épisodes pendant lesquels Trisha patauge
dans le marécage sont éprouvants : "Elle posa un pied dans l'eau stagnante. Des
insectes aquatiques s'enfuirent en désordre, et une odeur de
vase en décomposition lui afflua aux narines. L'eau ne lui
arrivait même pas aux genoux. Ses pieds s'enfonçaient
dans une matière molle et froide. On aurait dit de la
gelée pleine de petits grumeaux. Des bulles jaunâtres,
entraînant avec elles de minuscules brindilles noires, venaient
éclater à la surface." (155)
Vaincre le marécage, c'est
assurer à la fois la libération physique, mais aussi
psychologique. Sans cesse, King oppose
l'homogénéité de la vase à la
fluidité de l'eau. Si la boue souille, l'eau efface. Non
seulement la boue dont est couverte Trisha, mais aussi les
excréments dont elle s'est à un moment couverte. Si le
marécage peut tuer, la boue engluer, ils permettent le
départ d'une évolution quand celui qui les affronte en
sort victorieux. L'eau courante a effacé l'histoire
passée, et rétablit Trisha dans un état nouveau,
sorte de baptême. Une époque s'anéantit, une
autre surgit.
LE
RUISSEAU.
Si le marais est louche, le ruisseau
est équivoque. Tantôt eau rapide, tantôt mare
stagnante, il passe sans cesse de la symbolique des eaux mortes
à celle des eaux courantes. Il est traître, dans ses
moments d'emportement, alliant l'instabilité du marais
à celle de l'eau incontrôlée par le lit :
"Le ruisseau cascadait
à toute allure, avec des tourbillons d'écume, se
brisant ça et là sur un rocher en soulevant des
embruns. (...)
Les berges,
hérissées de rochers instables et humides, semblaient
glissantes, traîtresses." (74) Il est aussi avide de proie que le marais
qu'il traverse parfois : "Il
n'était plus qu'une succession de flaques croupissantes,
envahies d'algues brunâtres et grouillantes d'insectes. Dix
minutes plus tard, l'une de ses Reebok fut soudain happée par
le sol, ou plutôt par une poche de vase dissimulée sous
une couche de mousse trompeuse." (145)
Même équivoque en ce qui
concerne la qualité de son eau. Positivement, elle calme la
soif éprouvante de Trisha, qui "but goulûment jusqu'à ce qu'une pointe
douloureuse lui vrille le front. (...) Jamais
elle n'avait bu d' une eau aussi délicieuse. Rien de ce
qu'elle avait absorbé dans sa vie n'avait eu un goût
pareil. C'était un nectar, une sublime
ambroisie." (179)
Mais son estomac ne supporte pas cette eau trop riche en
matières. Trisha vomit, a la diarrhée. En
pensée, ,elle en parle à Tom : "C'est l'eau du ruisseau qui m'a rendue malade,
Tom, mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse, hein? Que je reste
là à la regarder, comme une andouille?" (187) Et finalement
son organisme l'emporte sur l'agressivité de l'eau :
"Tout ça, c'est
à cause de cette saleté d'eau, gémit-elle. J'y
toucherai plus!
Mais ce n'était pas vrai, elle le savait bien. Elle n'avait
même pas besoin que la voix glaciale le lui fasse
remarquer." (190)
Comme elle avait su précédemment vaincre d'autres
difficultés, Trisha surmontera aussi cette épreuve.
Si sa symbolique est équivoque, le ruisseau a un
caractère positif. Il est transition, trait d'union :
"L'eau mène aux hommes,
dit-elle tout haut avant d'entamer sa descente." (74) De son
adversaire, Trisha a fait un allié : "Une sorte de lien subtil s'était
créé entre le ruisseau et elle - un rapport
privilégié, aurait dit Quilla -et l'idée de s'en
séparer lui était devenue insupportable. Sans lui, elle
n'aurait plus été qu'une petite fille errant sans
repères au milieu d'une immense forêt." (144)
LE
POISSON.
Le symbole du poisson est
évidemment associé à celui de l'eau dans
laquelle il vit. Nourriture indispensable, se renouvelant sans cesse
(jadis on savait pas en élever en pisciculture), le poisson
évoque, par sa prolificité, le renouvellement de la
nature. Il se trouve associé à la renaissance, ou la
restauration cyclique. Pour les premiers chrétiens, le poisson
est un symbole rattaché au Christ, personnifié souvent
comme un pêcheur6. Les chrétiens sont représentés
comme des poissons, l'eau du baptême étant
l'élément de leur régénération
Plusieurs étapes interviennent
dans l'initiation de Trisha : capturer, se nourrir de chair crue.
Elle essaie de pêcher une truite en se servant de sa capuche
pour faire une épuisette : "Intéressant, se dit-elle. Ça marchera
jamais, c'est idiot, mais c'est intéressant tout de
même." (244) Elle
inspecte le contenu de la capuche, certaine d'avance de ne rien y
trouver : "Le
bébé truite était toujours là."
Pêcher le poisson est
l'acquisition d'une aptitude physique supplémentaire. Mais ce
poisson, il lui faut maintenant le manger cru... "Je fais quoi maintenant, mon Dieu? demanda
Trisha.
Ce n'était pas une simple question, mais une authentique
prière, où la stupeur se mêlait à une
espèce de souffrance.
C'est son corps, et non son esprit, qui répondit. Elle avait
vu plus d'un dessin animé où Vil Coyote regardant
l'oiseau Bip-Bip se l'imagine en dinde de
Thanksgiving." (247)
Les répugnances alimentaires
sont celles qui présentent le plus de difficultés
à vaincre pour les jeunes enfants, auxquels il arrive de
sauter un repas à la cantine plutôt que de manger
quelque chose qui ne leur plaît pas. Par exemple, comme la
double voix ne manque pas de le signaler à Trisha, les
Japonais ont l'habitude de manger le poisson cru; sous cette forme,
beaucoup d'occidentaux n'en veulent pas.Mais quand la disette est
là, les résistances tombent plus facilement :
"Ce n'est pas de la faim
qu'elle éprouvait, mais une contraction violente qui se
focalisait sur son estomac en convergeant de toutes les parties de
son corps à la fois, une sorte de clameur
inarticulée
(J'EN VEUX J'EN VEUX)
qui semblait jaillir de son subconscient." (247)
Trisha mange le poisson, non sans
devoir vaincre d'abord physiquement ses répugnances. King
consacre plusieurs pages à cette lutte de Trisha contre
elle-même, qui marque une étape importante dans son
évolution : "Durant
toute cette opération, son esprit n'essaya qu'une fois de
reprendre l'avantage. Tu vas quand même pas manger la
tête, lui dit-il d'une voix faussement pondérée
qui dissimulait mal son horreur et son dégoût. Les yeux,
Trisha! Pense à ses yeux!" (248) Remportant la victoire sur ses inhibitions,
elle n'en est cependant pas libérée totalement, et doit
chercher à atténuer ses remords : "Elle se sentait revigorée, pleine de
honte et d'orgueil à la fois, fiévreuse et un peu
déjantée sur les bords.
Je le dirai à personne, c'est tout. Rien ne m'oblige à
en parler, donc je garderai le secret. Même si je m'en
sors.
- Et je l'ai bien mérité, dit-elle à mi-voix.
Quand on est capable de manger du poisson cru, on mérite
d'être sauvée."
(251)
Plus tard, elle capture des têtards, "qu'elle avait dévorés après
s'être assurée qu'ils étaient bien
morts." (263) Bien
sûr, Trisha ne trouve pas ça bon, mais son corps qui
mène la danse, s'en réjouit : "Le goût en était à la fois
sublime et infect. Comme la vie." (249)
Trisha a su s'immerger dans les eaux et en sortir. cela signifie
qu'elle est passée par une mort symbolique de l'ancienne
Trisha à la renaissance de la nouvelle Trisha.
LE CIEL et sa
symbolique.
LA LUNE.
De nombreuses légendes
populaires sont liées à la lune. D'aucuns imaginent que
la lune a été créée par le diable, car
elle est moins brillante et s'efface devant le soleil, conçu
par Dieu à l'image de sa splendeur (le culte du dieu-soleil
est une tradition fort ancienne). La lune joue dans certaines
régions le rôle du croque-mitaine et on en menace les
enfants qui ne sont pas sages : la lune viendra les prendre en cas de
désobéissance. La pleine lune peut ainsi
apparaître comme maléfique : "Tout bien considéré, le clair de lune ne
l'arrangeait pas tant que ça. Il illuminait la
clairière, d'accord, mais d'une clarté trompeuse, dans
laquelle tout semblait à la fois trop réel et
complètement irréel. (...) La lune
traîtresse avait subtilement modifié les silhouettes des
arbres, les avait transformés en crânes aux orbites
noires." (128)
Face à cette lune d'une
beauté glaciale, Trisha se sent abandonnée,
privée de l'aide d'un "Dieu qui ne s'intéressait pas aux petites filles
perdues, un Dieu indifférent à tout, un Dieu dont
l'esprit engourdi par l'ivresse ressemblait à un nuage
d'insectes tourbillonnant sans relâche, un Dieu dont la lune
aurait été l'oeil vide et
hébété."
(122)
Mais cette signification néfaste de la lune n'est pas la
seule. La lune est aussi et avant tout liée aux cycles
féminins, et de ce fait aux diverses formes, étapes ou
cycles de la vie sur terre. Elle représente le temps qui
passe, le temps vivant qu'elle mesure par ses phases successives et
régulières. Et en conséquence, les temps de
l'enfance, de l'adolescence et de l'âge adulte, passages que
Trisha devra effectuer. La même symbolisme réunit la
lune et l'eau, puisque la lune est associée à
l'humidité, car, pendant les nuits claires, le refroidissement
d'un sol sans nuages, favorise la formation de rosée. La lune
en tant que telle suggère les transformations par lesquelles
passe Trisha.
Il faut aussi citer l'interprétation des astrologues, pour qui
la lune représente le domaine de l'inconscient, les zones
nocturnes de la personnalité humaine et crépusculaire
de nos pulsions instinctives. Cette part du primitif qui sommeille en
nous, la part animale des hommes, où domine la vie infantile,
archaïque. En assumant sa part de lune, Trisha doit abandonner
à regret le monde insouciant de l'enfance pour tomber dans
celui des cycles. Alors qu'elle est malade et secouée de
spasmes, Tom Gordon lui donne un modèle : "Il était debout sous les arbres,
à une cinquantaine de mètres. Son uniforme,
illuminé par la lune qui s'insinuait à travers le
feuillage, était d'une blancheur
incandescente." Tom assure la
prise de sa balle avant de la lancer : "Il était debout dans le clair de
lune. (...) Immobile,
il guettait le signal. Son immobilité n'était pas
absolue, à cause de la main qui triturait la belle
derrière son dos, cherchant la meilleure prise possible, mais
plus rien de visible ne bougeait en lui. Ne plus bouger. Attendre le
signal." (194) La
leçon d'impassibilité que lui donne Gordon, seule
capable de l'assurer de la pleine maîtrise des
événements, ne sera pas perdue. Et symbole dans le
symbole, quand Trisha a retrouvé son calme : "La lune s'était couchée et Tom
Gordon s'était évaporé." (195) La lune,
symbole de la femme dans ce qu'elle a de passif, s'est
éclipsée devant le modèle apollinien qui lui a
été opposé.
LES
ÉTOILES.
Dans le roman, l'opposition entre la
lune et les étoiles est fortement marquée. Pendant
longtemps, la lune l'emporte sur les étoiles :
"La lune baignait la
clairière d'une clarté blanche et froide, assez vive
pour que Trisha projette une ombre bien nette à
côté d'elle et pour que son petit ruisseau chatoie de
lueurs assourdies. L'espèce de galet d'argent imparfaitement
rond qui flottait dans le ciel au-dessus d'elle était d'une
blancheur éblouissante. Pourtant, Trisha leva vers lui son
visage boursouflé et le fixa d'un oeil solennel et grave. Ce
soir, la lune brillait si fort que les étoiles
s'étaient cachées; seuls les astres les plus
étincelants avaient osé se montrer. En la contemplant
ainsi, Trisha se sentit plus seule au monde que
jamais." (121) Les
étoiles, autres lumières brillant dans le ciel
nocturne, sont mises par King en opposition avec elles. C'est que
l'étoile symbolise la lumière spirituelle chassant les
ténèbres, et désigne un idéal
élevé ou inaccessible : "Le ciel noir était constellé
d'étoiles à présent. Il y en avait des milliards
et des milliards. Au lever de la lune, elles pâliraient un peu,
mais pour l'instant elles brillaient si fort que ses joues crasseuses
en reluisaient. On aurait dit qu'elles étaient enduites d'une
mince couche de vernis."
(234) Intentionnel ou non, ce dernier détail est
significatif. Si la lune paraît glaciale et indifférente
à Trisha, elle est marquée par les étoiles dans
son mouvement d'ascension. Quand elle assiste à une pluie
d'étoiles filantes, c'est le délire : "De sa vie, elle n'avait jamais rien vu de si
beau. jamais elle n'aurait osé imaginer que le monde pût
receler tant de merveilles."
(236) Double mouvement vers
l'ascension, le dépassement de soi, et la conscience de
l'inacessible.
L'ORAGE.
Si la lune est le symbole du principe
féminin, éternel retour des formes initiales,
périodicité sans fin, renouvellement de la femme dans
ce qu'elle a de passif et de réceptif, l'affrontement des
éléments déchaînés a une
signification différente. L'orage est associé à
la première vision fantomatique de la Bête, dont la
présence était connue de Trisha. Le ciel
atmosphérique, avec ses vents, ses nuages capricieux, ses
orages, a été considéré longtemps comme
assujetti à des puissances destructrices n'obéissant
pas aux lois de la création divine. Aussi, dans l'ancienne
Palestine, les dieux de l'atmosphère opposés à
Yahvé (Baal, dieu phénicien et sémitique, Hadad,
etc ) finirent-ils par être considérés comme des
divinités néfastes. Il en est resté dans
l'imaginaire collectif le fait que l'atmosphère est
insatisfaisante, mal maîtrisée et suspecte. Elle est
restée le siège des mauvais génies et des
sorcières qui chevauchent dans les nuages. King reprend ces
survivances en les produisant quand les forces du mal menacent, avec
dans beaucoup de romans des orages violents, tornade, grêle,
chaleur anormale. Trisha est endormie quand le tonnerre gronde :
"Quelque part dans la
forêt, un arbre foudroyé s'effondra dans un vacarme
assourdissant.
La chose était là, tout près. (...)
Un nouvel éclair
traversa le ciel, nimbant le paysage de sa lumière violette.
dans sa lueur blafarde, Trisha discerna une silhouette debout de
l'autre côté du chemin. Une créature aux
épaules massives, aux yeux noirs, dont les oreilles
dressées ressemblaient à des cornes. Ou
étaient-ce des cornes? Pour Trisha, cette créature
debout sous la pluie n'avait rien d'humain. Rien d'animal non plus.
C'était un dieu. Son dieu. Le dieu aux
guêpes!" (286)
LA MORT et sa
symbolique.
L'omniprésence de la mort : le
végétal.
Si la forêt est vivante, abonde
de sève comme de vie, les signes de la mort sont aussi
là : "Les arbres morts
se dressaient autour d'elle tels des sentinelles
muettes." (152)
Comme si la mort naturelle n'était pas suffisante, elle est
renforcée par la présence du surnaturel :
"Ce n'était pas un
rêve. La mort et la folie étaient là,
derrière les arbres, au fond de la clairière. La chose
était dressée sur ses pattes de derrière, ou
ramassée sur elle-même, prête à bondir, ou
peut-être perchée sur une branche. Allait-elle
dévorer sa proie dès maintenant, ou la laisser
mûrir encore un peu?"
(133)
L'omniprésence de la mort :
l'animal.
Elle est l'objet d'hallucinations :
"De chacun de ces pins
immenses pendait le cadavre mutilé d'un chevreuil. Il y en
avait bien mille. Une armée de chevreuils massacrés,
grouillants de mouches et d'asticots. Trisha ferma les yeux et quand
elle les rouvrit, les charognes s'étaient
volatilisées.
(...) Regardant au
fond de l'eau, elle avait aperçu un visage gigantesque. Tout
noyé qu'il soit, le visage vivait encore; il avait levé
les yeux sur elle, sa bouche formant des paroles muettes. Au moment
où elle passait devant un grand arbre gris qui ressemblait
à une main tordue vidée de l'intérieur, une voix
désincarnée s'en échappa, criant son
nom." (261)
Trisha constatera à divers
signes : traces de passage, arbres lacérés, tête
tranchée d'un jeune chevreuil, que la seconde voix a raison :
"Tu sais qui a fait ça,
dit la voix glaciale. C'est la chose. La chose qui guette les gens
perdus dans les bois. Qui te guette en cet instant même.
- Arrête ton char Ben-Hur, haleta Trisha. Personne me
guette
Tu te mets le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, ma chérie. Tu
n'es pas seule, mais alors vraiment pas du tout." (167/8)
L'omniprésence de la mort :
l'humain.
Peu à peu le corps de Trisha
perd sa vitalité : "Ses
mains flottant entre deux eaux lui parurent aussi cireuses et
blêmes que celles d'un noyé." (158) Elle se rend compte de son état de
délabrement physique et se demande combien de temps elle
pourra encore tenir : "Elle
retourna à son abri en rampant, tour à tour
brûlante et glacée, inondée de sueur et
grelottante de froid, et tandis qu'elle reprenait place sur sa couche
d'aiguilles, elle se dit : Demain matin, je serai sûrement
morte. Ou tellement malade que je souhaiterai
l'être." (191) Au
cours de sa marche épuisante, elle trébuche :
"Elle n'essaya même pas
de se relever. Elle avait le souffle coupé et son coeur
cognait avec tant de force dans sa poitrine que des taches blanches
lui dansaient devant les yeux. La première fois qu'elle tenta
de s'extirper du buisson de ronces, ses forces
l'abandonnèrent. Elle attendit, immobile et les yeux mi-clos,
s'efforçant de rassembler son énergie, puis fit une
nouvelle tentative. Cette fois elle arriva à se
dégager, mais quand elle voulut se remettre debout, ses jambes
refusèrent de la soutenir. (...)
Mon compte est bon, hein, Tom?
Je vais mourir.
Elle était calme, lucide. Sa voix ne tremblait même
pas." (200)
Les illusions de Trisha, qui pensait
être vite retrouvée, se dissipent : "Trisha ne croyait plus aux bonnes
surprises.
- Je vais mourir dans les bois, dit-elle, et cette fois ce
n'était plus une question." (201)
Le sang et la
mort.
Dans beaucoup de religions du
passé, le sang représente la force vitale et participe
de la symbolique du rouge et du feu. Il apporte la vie, la force et
la vigueur. Il est représenté dans le roman par les
baies rouges de gaulthérie dont se nourrit Trisha, symbole de
vie : "Son corps accueillit
les baies avec ferveur, se délectant des sucres qu'elles lui
apportaient. Elle en avait conscience, et ça l'éclatait
un max, comme détaché de son corps et qu'il observait
tout cela de très loin." (205) Mais le sang, surtout dans la symbolique
chrétienne, est associé au sacrifice divin ("Ceci est
mon sang...") et devient expiateur. Un premier segment associe
nourriture bénéfique (sang pur) et le sang impur :
"Son scepticisme persista
encore un instant, puis... ô merveille ! Les baies
étaient bien là, rondes et douces au toucher. La
première qu'elle cueillit s'écrasa entre ses doigts,
éclaboussant sa peau de gouttelettes rouges qui lui firent
penser à la coupure que son père s'était faite
un jour qu'il lui avait permis de le regarder pendant qu'il se
rasait." (204) Du
sang de la blessure externe, il est aisé de passer à la
blessure interne, celle de la pleurésie qui frappe Trisha :
"Elle s'essuya la bouche et
regarda avec des yeux ronds le sang d'un rouge éclatant qui
luisait au creux de sa paume.
J'ai dû me mordre la langue en toussant, se dit-elle, mais
ça ne l'abusa pas une seconde. Ce sang lui était
remonté du fond des entrailles. Cette idée lui fit
très peur, et du coup le monde lui apparut sous des contours
plus nets. La faculté de réfléchir lui revint.
Elle racla délicatement sa gorge à vif, puis expectora.
Le crachat était rouge vif. Mais à quoi bon flipper? De
toute façon, elle n'y pouvait rien. Elle avait la tête
claire, c'était au moins ça." (303)
Si le sang représente la force
vitale et transporte la vie, dès qu'il s'écoule, il
devient force de mort.
AUTRES
SYMBOLES.
LA BÊTE et sa symbolique.
Archétype de choix, la
Bête, ou le monstre, a symboliquement une signification
complexe. Dans les rites initiatiques, le monstre représente
l'ensemble des difficultés à vaincre et des
difficultés à surmonter. Le combat contre le monstre
suggère l'effort démesuré, sa seule
pensée suffit à provoquer la peur. Se produit ainsi
toute une évolution qui va de la domination de sa peur
à l'héroïsme. En même temps, selon le
psychanalyste Carl Jung7, le dragon est symboliquement l'image de nos
énergies les plus primitives. Il représenterait les
pulsions, les complexes, les forces refoulées qui
mènent une vie ancienne et cachée et se manifestent
inopinément sous des aspects archaïques menaçants
et déstabilisateurs. Dans son affrontement, Jung voit la
conquête de l'impossible, qui ne serait pas liée
à une mort matérielle, mais à un
développement spirituel. Selon Jung, la victoire sur notre
dragon intérieur permet de récupérer nos
énergies vitales perturbées et de pouvoir les utiliser
en leur plénitude dans la conduite de notre vie. Trisha
appellera son dragon, dont la présence est d'abord
énigmatique, de divers noms, la Chose, le Dieu des
Égarés.
Dans les mythologies, le dragon, le
monstre garde la jeune fille, et c'est le héros qui l'affronte
pour la délivrer. King va compliquer le thème,
féminisme contemporain aidant probablement. Trisha sera
effectivement marqué par la Bête, mais le héros
Tom Gordon n'aura pas la mission de la délivrer. C'est en
quelque sorte l'essence de Tom qui va se réaliser au travers
de Trisha, devenue le substitut du héros. King va d'abord
suivre les légendes, et nous montrera la Bête prenant
possession symboliquement de Trisha : "Pendant la cinquième manche, la chose
avança jusqu'à la lisière des bois pour la
regarder. Une nuée de mouches et de moucherons lui
tourbillonnait autour du mufle. Ses yeux à l'éclat
trompeur ouvraient sur un néant infini. Un long moment, elle
resta immobile. A la fin, elle désigna Trisha de sa main aux
griffes effilées comme un rasoir - elle est à moi, n'y
touchez pas - puis recula et s'enfonça de nouveau dans le
sous-bois." (293)
Le
cercle.
Le cercle a une fonction et une valeur magiques. Il symbolise la
limite infranchissable8 , sorte de cordon de défense pour empêcher
les ennemis, les âmes errantes, les démons d'y
pénétrer. Le lieu clos magique dans laquelle la jeune
fille est enfermée, s'est concrétisé
: "Pendant qu'elle dormait,
quelque chose avait tracé un cercle autour de l'épave
de la camionnette, creusant un sillon à travers les feuilles
mortes, les aiguilles de pin et les fourrés. (...)
Le Dieu des
Égarés était bel et bien venu visiter Trisha
cette nuit et il avait tracé un cercle autour d'elle, comme
pour dire : Tenez-vous à distance, elle est à
moi." (288)
Je renvoie le lecteur à
l'étude : LE HÉROS ET LA
BÊTE. qui traite la symbolique de la Bête
BESTIAIRE.
L'ours.
Force primitive, l'ours fait partie des symboles de l'inconscient
chthonien, lunaire et nocturne; il vit dans des cavernes, expression
des ténèbres. L'obscurité est liée
à l'interdit qu'il faut vaincre, et le combat contre la
Bête joue le rôle d'initiateur. L'aspect monstrueux de
l'ours, puissant, violent, incontrôlé, en fait le
symbole de la cruauté et de la sauvagerie brute (à
l'opposé de la maîtrise de soi qu'il faut pour le
vaincre). Face à l'ours sacrificateur, Trisha va l'emporter
par une attitude réfléchie.
Pour Jung, l'ours représente
aussi le danger que constituent des contenus inconscients et
incontrôlables.
Le
serpent.
Symbole phallique masculin, mais aussi féminin par son rapport
avec la faute, la rencontre avec le serpent touché est
évoquée en une page. Il lui parait dangereux car
lié à l'animal impur de La Bible, représentant
du démon, tentateur de la femme : "Elle n'arrivait pas à formuler en pensée
le mot serpent. Ce n'était qu'une pure sensation, celle d'une
espèce de pulsation glaciale au creux de sa paume
tiède." Serpent
touché, creux de la main... "Les forêts sont pleines de toutes sortes de choses
qu'on déteste, des choses dont on a peur, qui vous
dégoûtent."
(36)
Les
insectes.
Dans les lointaines croyances du Moyen-Orient, le principe du Mal,
Angra Manyu ou Ahriman, la force destructrice, l'incarnation du mal,
le mensonge, l'esprit d'angoisse, le dieu des ténèbres,
est devenu l'ennemi des hommes. Ce qui est mauvais, laid,
malfaisant9, vient d'Ahriman. Tous les vices et fléaux sont
son oeuvre. Il commande à l'armée des mauvais
génies et des démons, et aussi des animaux nuisibles.
On se s'étonnera pas de la place qu'occupent les nuisibles
autour de ces représentants du mal que sont Flagg dans Le
Fléau ou Tak dans Désolation. King a un
véritable tic, celui d'associer les cafards, larves etc,
à ses monstres, animaux ou humains. Quand Trisha visualise
«son» monstre, elle lui associe partiellement ses souvenirs
récents : "Dans ses
orbites vides, d'innombrables petites créatures bourdonnaient
- asticots, mouches minuscules, larves de moustiques et Dieu sait
quoi encore, s'agitant en une espèce de bouillon
saumâtre qui rappelait à Trisha le marécage dans
lequel elle avait pataugé." (311)
Avec les vers et asticots habituels,
King place évidemment les guêpes10, dont l'assaut a profondément
marqué Trisha : "Ses
yeux n'étaient pas des yeux, mais deux trous grouillants, deux
galeries de vers pleines d'insectes proliférants. Les larves
et les nymphes se bousculaient en bourdonnant dans les deux tunnels
obscurs qui menaient à l'inimaginable cerveau du Dieu des
Égarés. Il ouvrit la gueule. Elle était pleine
de guêpes. D'innombrables guêpes traînant leurs
lourdes queues chargées de venin sur les débris du
bâton qu'il avait brisé entre ses crocs et le boyau de
chevreuil rougeâtre qui lui tenait lieu de langue. Son haleine
était fangeuse, fétide, comme le
marécage."
(315) Rappel du symbole de l'eau maléfique vaincue,
qui trouve un nouveau représentant dans l'ours.
Le Dieu des Égarés,
quand il se présente à Trisha, sera décrit de
même : "Il n'avait en
guise de visage qu'une masse confuse de guêpes, essaim
grouillant et bourdonnant dont la forme évoquait vaguement
celle d'une tête humaine. Au gré de leurs ondulations,
les guêpes traçaient de mouvantes esquisses de traits :
une orbite cave, des lèvres retroussées en un rictus
hideux. La tête émettait le même vrombissement que
le noir collier de mouches qui s'était formé autour de
la gorge arrachée du cerf."(309) C'était
bien le Dieu des Égarés. Quand il s'approche de Trisha,
elle y reconnaît à nouveau le traumatisme des
piqûres : "Tandis qu'il
courait, ses oreilles s'aplatirent et son mufle se retroussa,
laissant échapper un bourdonnement qu'elle reconnut
aussitôt. C'était celui d'un essaim de guêpes. Il
avait pris l'aspect extérieur d'un ours, mais au-dedans il
n'avait pas changé. Au-dedans, il était plein de
guêpes. Bien sûr! C'était l'évidence
même, puisque le moine noir au bord du ruisseau avait
été son prophète." (313)
À signaler aussi
l'omniprésence des moustiques, symbole de
l'agressivité, qui cherchent à violer la vie de leurs
victimes, pour se nourrir de leur sang comme les vampires.
LES ORDRES et
leur symbolique.
Le chiffre 3 et
les ordres.
Les héros et les dieux de la Grèce antique, la vie du
Christ sont des productions archétypiques. Comme le signale
Jung11 : "Jamais les
images puissantes ne firent défaut à l'humanité
pour opposer une protection magique entre la vie effrayante des
profondeurs du monde et de l'âme. Les figures de l'inconscient
s'exprimèrent toujours par des images protectrices et
salvatrices et furent ainsi rejetées dans l'espace cosmique en
dehors de l'âme."
Les divinités vont souvent par
trois (Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit forment la
trinité12). Le chiffre 3, premier des nombres impairs, intervient
dans nombre de croyances : les 3 demeures des Grecs (Ciel, Terre,
Enfers), les 3 Parques, les 3 Furies, les 3 Grâces, les 3 rois
mages, les 3 crucifiés du calvaire, le coq, lors du reniement
de Pierre, va chanter 3 fois. Sans compter les multiples et les
associations : Jésus meurt à 33 ans, à 3 heures
de l'après-midi, pour ressusciter le 3ème jour... Il
n'est donc pas étonnant que Trisha rencontre trois
entités appartenant à ces ordres.
La
trilogie.
Lors d'un rêve, Trisha associe de multiples impressions, trois
papillons qu'elle vient de voir voler à côté
d'elle dans la clairière, les propos de son père, le
souvenir de son professeur de sciences naturelles. Elle voit trois
hommes, vêtus de longues robes semblables à celles que
portent les moines dans les films sur l'époque
médiévale qu'elle a pu voir. Elle ne peut voir leurs
visages, dissimulés par les cagoules relevées. Trisha
est un peu déconcertée, mais pas effrayée. Elle
constate que la robe du moine placé au centre est noire, alors
que celle des deux autres moines est d'un blanc immaculé. Elle
leur raconte sa mésaventure et leur demande de l'aider :
"Aidez-moi, s'il vous
plaît.
Ils restaient là, muets, à la regarder (du moins elle
supposait qu'ils la regardaient), et c'est alors que Trisha
commença à avoir peur. Ils avaient les bras
croisés, en sorte que même leurs mains étaient
dissimulées par les manches interminables de leurs robes.
- Qui êtes-vous ? Allez-vous me le dire, à la
fin?" (214/5) King s'amuse
un instant de sa trilogie qu'on a déjà
rencontrée dans Insomnie
avec les trois Parques/petits hommes chauves : "Dans ces affaires-là, les choses se
déroulent toujours suivant un certain ordre : le génie
de la bouteille vous accorde trois voeux, Jack escalade trois fois le
haricot géant, il y a trois ours dans la petite maison de la
forêt, on a trois jours pour deviner le nom du nain
maléfique." (217)
En fait, les deux personnages en
blanc symbolisent les deux conceptions du dieu biblique traditionnel
(celui du «Notre Père», et celui du théisme
paternel). Le personnage maléfique en noir. Le moine noir est
le prêtre du Léviathan, du monstre, qui pourchasse le
pauvre humain abandonné de ses dieux protecteurs :
"Le moine aux guêpes
l'appelait le Dieu des Égarés. On aurait pu lui donner
bien d'autres noms : le Seigneur des Lieux Obscurs,
Sa-Majesté-des-dessous-d'escaliers, la noire idole qui hante
les cauchemars d'enfants." Le
monstre est le symbole des peurs. Et plus tard, Trisha verra la
Bête : "Cette
créature n'était pas un ours, même si la
ressemblance était trompeuse. Sauve-toi, disait-il en venant
vers elle. (...) Sauve-toi, c'est ta dernière
chance." (313)
Pour une étude plus approfondie, voir l'étude :
TRISHA et le
SACRÉ.
MÉTAMORPHOSES ET PASSAGES.
Suède
Du foetus à l'abri.
La position foetale est celle de la
protection par excellence. On se s'étonnera pas de voir Trisha
adopter cette position lors de sa première nuit passée
dans la forêt et se recroqueviller "en position de foetus en émettant un
gémissement étranglé." (59) Le progrès consiste à se
bâtir elle-même son abri. La construction d'un habitat
est d'abord réplique de la création cosmique. De la
protection de son poncho transformé en couverture, elle passe
à une autre, résultat de ses efforts : "Elle ne disposait pas ce soir d'un tronc
abattu sous lequel elle aurait pu confectionner une couche de
fortune, mais à une vingtaine de mètres du ruisseau
elle avisa un amas enchevêtré de branches de pin mortes.
Elle en traîna plusieurs jusqu'à la rive et les
plaça contre le tronc, un grand sapin, formant une
espèce d' éventail inversé sous lequel elle
aurait juste la place pour se glisser." (183/4) Sa technique se perfectionne avec la
construction d'une sorte de hutte en branchages, avec une double
couverture des grosses branches de la structure et de
l'équivalent d'une couche : "Elle arracha quelques branches supplémentaires.
Cette fois, elle comptait les entasser au-dessus d'elle afin de se
protéger du froid. Après en avoir ramené une
brassée jusqu'à sa litière, elle alla en
chercher une seconde."
(239) La hutte, habitation du nomade, faite de branchages ou
de roseaux, symbolise la précarité, donne l'image de la
fragilité et de l'instabilité.
Mais pour piètre que soit la
construction, elle représente un progrès par rapport
à la simple utilisation du terrain.
La
métamorphose et le masque.
La victoire de Trisha sur le marais a
comme signe permanent le masque de boue qui la protège des
insectes et symbolise sa transformation. Le masque revêt une
importance magique. Il protège celui qui le porte, vise ainsi
à contrôler et à maîtriser le monde
invisible. Il est le moyen de la métamorphose, procure la
faculté de changer de visage, et par extension de
personnalité. Le masque représente l'évasion et
la libération. Il délivre les tendances cachées
qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer dans la vie
quotidienne. D'autre part, le masque du Chamane est supposé
chasser les forces maléfiques, protection contre les esprits
du mal. Trisha se confectionne ainsi des masques de boue, en la
prélevant dans le marais ou en fabriquant elle-même :
"Trisha resta assise sur les
talons, réfléchissant à sa situation. Puis elle
hocha la tête, dégagea un carré de sol des
aiguilles de pin qui le recouvraient, creusa un petit cratère
dans la terre meuble et usa de sa gourde pour y déverser de
l'eau puisée dans le torrent. Elle malaxa la terre de ses
doigts pour la transformer en boue." (183)
Le port de ce masque lui permet de franchir une "espèce de frontière invisible,
(...) elle
avait pénétré dans un pays dont elle ne
connaissait pas la langue, où les billets de banque avaient un
drôle d'aspect. Plus rien n'était
pareil." (159)
En quelques jours, la petite Trisha s'est presque transformée
en adulte.
Conclusion.
Nous voyons ainsi mieux ce que les
mythes nous apportent. Mais sont-ils hors du temps, comme le
prétend Carl Jung dans son idéalisme innéiste?
Sont-ils, comme l'affirment sociologues et historiens, des produits
de l'histoire? Dans l'un ou l'autre cas, le langage d'un contemporain
est imprégné d'un long passé, et ce qu'il dit
conceptuellement est en partie structuré par des
représentations concrètes et émotives
lointaines. Comme le dit Jacques Lacan, freudien hostile à
Jung : "Autrement dit,
l'âme, aveugle lucide, lit sa propre nature dans les
archétypes que le monde lui
réverbère."
13
Il ne faut pas négliger ce
qu'il y a de subjectivité, d'esthétisme, voire de
dogmatisme dans l'interprétation symbolique. On ne peut nier
cependant que le symbole bonifie le texte d'une signification autre,
établit des perspectives suggestives différentes entre
l'imaginable par le symbole et l'imaginé par le mot. Le
symbole ajoute au signe un enrichissement, du relief, établit
des rapports complexes entre différents niveaux de lecture, et
rattache l'idiosyncratie d'un être humain à la richesse
du patrimoine humain. Au travers les symboles, chacun voit et
retrouve ce que sa propre imagination lui permet de percevoir. Qu'il
y ait, dans la richesse de cette interprétation, des
approximations, des incertitudes, des aléas, cela ne fait
aucun doute. Le lecteur, au lieu d'être un enregistreur passif,
vit activement sa lecture au travers de connotations qui passent
inaperçues pour le distrait, éprouve des
résonances imprévues et contingentes, et met à
l'épreuve des niveaux différents de l'imaginaire.
Roland Ernould © novembre
2000.
Notes :
1Si tous les spécialistes s'accordent sur
l'importance des symboles, leur signification et leur origine varient
d'un analyste à un autre. Pour Carl Jung, il existe un
inconscient collectif, dont les archétypes (prototypes
d'ensembles symboliques) constituent les structures, sous la forme
d'engrammes, modèles émotifs et représentatifs
structurés qui ont leur dynamique créatrice,
ordonnés en mythes ou transpositions dramaturgiques. Jung
prétend que ces structures psychologiques sont universelles.
L'"archétype
revivifié", expression
qu'il utilise (Problèmes de l'âme moderne, Buchet-Chastel, 1963, 26) pour
désigner ces images originelles, correspond au
"vieux mode de pensée
primitif et analogique, vivant encore dans nos rêves, qui nous
restitue ces vieilles images ancestrales. Il ne s'agit d'ailleurs
point de représentations héritées, mais de
structures congénitales qui polarisent le déroulement
mental dans certaines voies."
(Dialectique du Moi et de
l'inconscient, Folio essais,
1964, 46). Mais il suffit de consulter des dictionnaires des
symboles pour constater que non seulement ils divergent sur les
significations données, mais que dans le même
dictionnaire sont présentées des traductions
différentes, suivant leur origine ethnologique, parfois en
contradiction entre elles. D'où la seconde
interprétation proposée, sociologique et non plus
psychanalytique, dans laquelle c'est la transmission de l'histoire
racontée des hommes qui a permis de mettre en place des
symboles, qui se sont disséminés dans le temps. Entre
les hommes, des échanges se sont effectués, et les
significations ont varié suivant les peuples concernés
et leur mode d'existence, où les facteurs
géographiques, sociaux et culturels sont intervenus (travaux
de Eric Fromm et David Riesman). Ce qui ouvre d'autres perspectives,
avec un champ de réflexion sur l'évolution et les
transformations de la culture.
2 Littéralement, le mot archétype signifie
«modèle primitif». Pour le psychologue Carl Jung,
tout un ensemble d'images anciennes appartenant au patrimoine de
l'humanité se sont organisées en archétypes. Les
archétypes se retrouvent partout depuis longtemps, dans la
mythologie, les légendes et les rêves, comme par exemple
le dragon, le cercle, le paradis perdu. Les images psychiques
suggérées appartiennent à l'inconscient
collectif, formes préexistantes à l'être humain,
schémas porteurs d'énergie qui s'expriment par des
symboles. Freud n'a pas repris intégralement Jung, à
qui il était partiellement réfractaire, jugeant son
inconscient collectif mystique et occultiste. Freud expliquait par
exemple que telle forme du psychisme d'un peuple se ressent encore
d'un complexe de culpabilité provenant
d'événements historiques traumatisants survenus des
milliers d'années auparavant (cas des Juifs), ou il y a
seulement un siècle (pour les Arméniens) Un autre
exemple, qui montre les limites atteintes par cette théorie :
pour Jung, l'image des parents est préformée dans notre
esprit à la naissance, et avant toute expérience, avec
l'archétype du couple parental. Les historicistes et
ethnologues se demandent quel peut bien être l'archétype
qui se transmet dans les sociétés matriarcales ou
polyandres...
3 Voir : Jean Chevalier/Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, Bouquins, 1982;
L'Encyclopédie des
symboles, Livre de Poche,
Pochothèque; Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des
mythes, Marabout, 1997;
Marianne Oesterreicher-Mollwo, Petit dictionnaire des symboles, Brepols 1992.
4 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, José Corti éd. 1942.
5 Une étude intéressante sur les rapports
entre l'eau et certains personnages de King a été faite
par Denis Labbé : L'eau
chez King, une matrice de l'horreur, Phénix, dossier King, 1995, pp. 97/104.
6 Ichthus (en grec : le poisson) est l'acrostiche des
mots grecs : Iesous Christos
Theou (H)uios
Sôter (Jésus christ, fils de Dieu,
Sauveur).
7 Carl Gustav Jung, Introduction à L'Essence de la
Mythologie, Payot
1953.
8 Le symbole est éclatant dans La Walkyrie, opéra de Richard Wagner, quand Wotan inflige
comme châtiment à la walkyrie Brünnehilde
d'être plongée dans un profond sommeil et
entourée d'un mur de flammes protectrices. Elle dormira
jusqu'à ce qu'un héros franchisse la barrière de
feu pour la délivrer.
9 Extrait de l'Avesta: "Il [Ahriman, le
diable]couvrit le sol de sa
vermine, de ses bêtes mordantes, venimeuses, de serpents, de
scorpions (...),
si bien qu'il n'y eut point
d'espace de la taille d'une pointe d'aiguille où ne
grouillât sa vermine. Il frappa les plantes et soudain les
plantes se desséchèrent... Il fondit sur la
flamme [note: Ormuzd/Mazdâ, le dieu du bien, est adoré sous la forme d'une flamme, et le
culte du feu, qui brûle sur une tour, et ne doit jamais
s'éteindre, sauf à la mort d'un roi: le successeur
rallumera la flamme pour être intronisé] et y
mêla fumée et obscurité. Les planètes et
des milliers de démons choquèrent la voûte
céleste, firent la guerre aux étoiles,et l'univers
s'enténébra comme un espace que le feu assombrit de sa
fumée.". Flagg et Tak
utiliseront de même la «vermine» d'Arhiman...
10 Rencontrées entre autres dans Shining.
11 Jung, Psychologie de l'inconscient, Buchet-Chastel, 1963.
12 On peut faire un rapprochement avec la mythologie
hindoue classique, qui comporte aussi une triade où les
fonctions sont réparties ainsi: le dieu Brahma, le
créateur, au-dessous duquel se trouvent deux grands dieux,
Vishnu et Shiva (puis un nombre considérable de
divinités secondaires). L'univers a été
créé par Brahma, le démiurge. Mais cet univers
cyclique est en équilibre instable et il ne cesse de se
dégrader jusqu'à disparaître dans une catastrophe
finale. La déesse de la sexualité, Shiva,
représente l'aspect terrible de la création, et sa
fonction cosmique est de présider à la dissolution de
l'univers jusqu'à ce que le cycle actuel soit révolu:
la fin du temps du cycle lui appartient (elle est en quelque sorte
l'équivalent du dieu grec Dionysos). Le troisième dieu
de la triade, Vishnu, intervient quand l'ordre est menacé et
utilise des avatars pour intervenir sur le cours des choses. La
religion hindoue moderne a modifié considérablement
cette conception ancienne.
13 Jacques Lacan, Écrits,
éd. du Seuil, 1966.
mes autres
études sur
La petite fille
qui aimait Tom Gordon :
LE HÉROS ET LA
BÊTE.
.L'INITIATION, MORT ET
RENAISSANCE.
TRISHA et le
SACRÉ.
LE BASE-BALL DANS L'OEUVRE DE
KING
La petite fille qui aimait Tom
Gordon
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2000.
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