La petite fille qui aimait Tom Gordon,

L'INITIATION,

MORT ET RENAISSANCE.

"Quand ça devient trop dégueu,

il est généralement trop tard pour faire demi-tour." (150)

 

Comment peut-on sortir vraiment de l'enfance? Avec l'obligation de comprendre le monde et de devenir soi-même? Les peuples anciens, dans leur sagesse, avait concentré en quelques jours des cérémonials initiatiques : des souffrances particulières entraînaient une révélation, un changement de nature et l'adaptation à leur monde. Les groupes ethniques primitifs ou les tribus tant soit peu organisées possèdent leurs cérémonies initiatiques, qui sont souvent extrordinairement complexes et qui jouent dans leur vie sociale et religieuse un rôle important. Par ces initiations, 1es adolescents se muent en hommes et les fillettes en femmes. Cela montre, comme le dit Jung, que"les usages initiatiques constituent les moyens magiques grâce auxquels l'homme passera du stade animal à l'état humain. Manifestement les initiations primitives sont des mystères de la métamorphose de la plus grande importance." 1

.. du site ..

Les cérémonies d'initiation se conservées chez tous les peuples. Comme exemple religieux, le christianisme conserve les cérémonies initiatiques du baptême, de la confirmation et de l'Eucharistie, qui, de façon pâlie et dégénérée, rappellent les rituels initiatiques. Nul donc ne peut contester l'énorme importance historique des initiations. Mais, de nos jours, les choses sont moins simples. le monde est de venu compliqué à décoder, les identités possibles sont nombreuses. Le choix est d'autant plus difficile qu'il faut le faire soi-même. À la place d'un temps de calvaire initiatique programmé, c'est une partie importante de la vie qui devient souffrance, dans un long chemin vers la mort à parcourir seul.

Mircea Eliade a classé les rites d'initiation anciens en trois catégories2 : ceux qui marquent l'entrée dans une confrérie, une communauté religieuse ou une société secrète; ceux qui sont liés à l'acceptation d'une vocation mystique; ceux enfin qui réalisent le passage d'un état biologique et social à un autre, par exemple de l'état d'enfant à celui d'adolescent, ou d'adulte3. L'initiation a pour fonction de détruire la personnalité ancienne (une mort) pour parvenir à une personnalité nouvelle supérieure (une renaissance). Ces initiations comportent toujours un enseignement moral et religieux, souvent interdépendants, où le domaine profane se mêle au domaine sacré. L'initié est paré pour affronter le monde qui l'attend.

Chez les peuples premiers, l'initiation, rite de passage par excellence, comporte généralement trois temps pour les garçons. La désintégration, effectuée par la séparation, pendant laquelle les futurs initiés vivent à l'écart, coupés de leur village et menant une existence fruste et souvent difficile. Suit la transformation, qui provoque le passage d'un état inférieur à un état socialement supérieur. S'effectue enfin la réagrégation dans la vie sociale. Le roman reprend fidèlement le paradigme de ce passage, en donnant la plus grande place à la phase de transformation, au détriment de la phase de réagrégation (ou réintégration), qui se réduit aux quelques pages du dernier chapitre. Il faut reconnaître qu'elle est celle qui permet le moins d'effets romanesques.

LA DÉSINTÉGRATION.

Dans les initiations tribales, la fille n'est pas soumise à l'éloignement. Elle reste dans le groupe des femmes, et leurs rituels de transformation n'ont rien à voir avec ceux des garçons. Mais, comme pour les garçons, leur fonction est de la préparer à sa vie future, personnelle et sociale. L'initiation que subit Trisha est celle d'un garçon, signe évident du changement des mentalités qui s'est effectué concernant les femmes chez nos contemporains.
La séparation du milieu habituel ne se produit pas dans le roman avec les rites habituels des peuples anciens, les pleurs des mères, les formules et cérémonies d'usage. Elle s'effectue bêtement, par surprise. En se perdant dans l'une des immenses forêts du Maine, Trisha McFarland a échappé aux contraintes, mais surtout aux facilités de l'éducation enfantine sans avoir les possibilités et le sens de la décision de l'adulte pour affronter une situation nouvelle. Dans l'immédiat, elle doit admettre l'intolérable : ses habitudes, sa sécurité, disparaissent sans être remplacées.

Une petite fille moderne.

Son entourage.
Ses parents sont divorcés. Un an avant leur séparation, Trisha a passé avec eux les vacances de février : "
Ce fut une vraie catastrophe. leurs parents se faisaient d'interminables scènes dans le petit bungalow qu'ils avaient loué au bord de la plage (Larry buvait trop, Quilla jetait l'argent par les fenêtres, tu m'avais juré que, faut toujours que tu, et patati et patata, blabla blabla)." (259) Elle se rend de temps en temps chez son père, qui s'est mis à boire : "Son père lui semblait plus vieux et plus triste que jamais avec cette odeur de bière qui émanait perpétuellement de lui. La vie, ça peut être rudement triste, se disait-elle." (213) Elle a un frère de quatorze ans, avec lequel elle vit chez sa mère, qui a la garde des enfants. Le garçon souffre de l'absence paternelle, et se querelle sans cesse avec sa mère. Trisha "en avait marre de leurs engueulades perpétuelles, marre de simuler la bonne humeur, elle sentait qu'elle était à deux doigts de se mettre à hurler." (12)
La mère est tenace, entière et sans compromission : "
Si elle avait été à Little Big Horn, les Sioux auraient perdu, avait dit son père." (13) Trisha, par contre, est encline à prendre les choses avec philosophie et bonne humeur, et tout le monde trouve qu'elle est le portrait craché de son père (14). Elle n'est pas heureuse de la situation, mais fait contre mauvaise fortune bon coeur. Elle est la seule à mettre du liant dans la famille et elle a l'impression d'être "le dernier maillon qui empêche une chaîne de se briser. Un maillon beaucoup trop fragile." (16) Au cours d'une promenade en forêt, à la route soigneusement balisée, Trisha se laisse distancer par sa mère et son frère qui se querellent une fois de plus. La dernière phrase qu'elle a entendue est un dur reproche de son frère "s'écriant d'une voix indignée : C'est pas juste qu'on soit obligés de payer vos erreurs!" (30) Trisha souffre de rester ainsi à l'écart et pense avec acrimonie : "Ils ne s'aperçoivent même pas de ma présence. Je pourrais aussi bien être invisible. Après l'Homme invisible, la Petite Fille invisible." (27)
Alors qu'elle s'est perdue - elle croit bien sûr qu'on va vite la retrouver - , elle se réjouit presque de sa situation : "
Sa mère devait être aux cent coups. A cette idée, Trisha éprouva une drôle de petite jubilation sournoise.
- Je n'étais pas surveillée, se dit-elle, certaine d'avoir la morale de son côté. Je ne suis qu'une enfant et les enfants doivent faire l'objet d'une surveillance constante. Si elle me fait des reproches, je n'aurai qu'à lui dire : «Comme vous n'arrêtiez pas de vous disputer, mes nerfs ont fini par lâcher.»"
(83) Trisha ne souffre pas de subir l'autorité maternelle, elle regrette qu'elle ne s'exerce pas avec suffisamment d'attention. En l'absence de son père, la présence maternelle, toute encombrante qu'elle soit, est protectrice et confortable.

Les influences.
Elle ne manque pas d'humour, ni de répartie, et a une copine, bien plus délurée qu'elle, dont elle envie les conduites libérées, et qui lui reproche sa frilosité, d'être une poule mouillée : "
Quand elles faisaient du roller ou grimpaient aux arbres et que Trisha s'écorchait un genou ou se ramassait un gadin, Pepsi perdait facilement patience. Voyant les yeux de Trisha s'emplir de larmes, elle lui disait : «Allez quoi, McFarland, fais pas ta mijaurée!»" (174) Elles ont un goût identique pour certains groupes musicaux, se déguisent en Spice Girls. Pepsi, qui aime s'éclater "un max" (205), a un langage trivial que lui envie Trisha, dont un des jurons est : "brocoli" (!), et qui n'ose pas utiliser ses «gros mots», comme "vraiment chié" (151) ou : "Putain de ma mère! s'exclama-t-elle.
C'était bien la première fois de sa vie qu'elle proférait ce juron-là. (Pepsi ne s'en privait pas, elle, mais Pepsi ignorait la gêne.)"
(152) La sexualité apparaît dans leurs propos, mais quand on a neuf ans, cela ne va pas bien loin, juste l'utilisation d'un vocabulaire : "Vachement sexuel! aurait dit Pepsi." (187) ou quelques connaissances générales : "«Au Moyen Âge, les dames étaient volages et les preux chevaliers leur mettaient la main au panier», chantait parfois Pepsi Robichaud en sautant à la corde.»"

Les médias exercent une grosse influence sur Trisha, dont la culture est plus cinématographique (elle a notamment vu des films d'horreur, dont plusieurs sont cités, les X-files, des dessins animés) que littéraire (encore qu'elle ait lu quelques livres). Elle est très marquée par la publicité, et un leitmotiv accompagne ses pensées au cours de son expédition, répété sans cesse à la radio : "
La vaste étendue d'air qui séparait la forêt du monde dans lequel elle s'était absurdement sentie chez elle autrefois résonna une fois de plus de ce jingle idiot qui commençait par «Composez le 800- 54-GÉANT.»" (188) De nombreuses fois, elle utilisera cette formule, de manière quasi-obsessionnelle. Les jeux radiophoniques l'ont marquée, et ses réflexions quand elle a une décision à prendre (va-t-elle conserver son Walkman qui ne fonctionne plus?) s'en ressentent : "Je le jette ou je le garde? A toi de décider, Patricia! Tu gardes l'autocuiseur programmable en inox, ou tu essayes de gagner la voiture, le manteau de vison et les quinze jours à Rio? Elle se dit qu'à sa place le Mac portable de son frère Pete se serait mis à afficher «erreur » et à cracher icônes en forme de bombe." (302)
Elle chante souvent la rengaine qu'elle connaît le mieux : "Elle se mit à fredonner. D'abord un peu hésitante, sa voix s'affermit, au fur et à mesure que le jour déclinait, et elle finit par chanter à gorge déployée. «Oui, serre-moi dans tes bras.-. j'ai tant besoin de toi... je t'aimerai toujou-ours... grâce à toi je renais chaque jou-our... »
Boyz To Da Maxx, oh yeah!"
(225) Ce qui donne à cette sorte de libération vocale qu'elle pratique régulièrement un peu original mélange de rengaine à la mode et de pub : "Elle fredonna d'abord le tube des Boyz To Da Maxx qui lui trottait sans arrêt dans la tête, puis le MMMm-Bop de Hanson, puis quelques mesures de Take Me Out to the Ballgame, l'hymne officieux de la NBA. Mais c'est encore le fameux jingle du pare-brise qui revenait le plus souvent." (244)

Comme tous les enfants, elle a l'admiration animale facile, contemple d'un oeil "
émerveillé les castors qui lézardaient sur les toits de leurs huttes." (161), la biche qui, "d'un pas aérien" se déplace avec ses faons (206) ou une pluie de météores : "De sa vie, elle n' avait jamais rien vu de si beau. Jamais elle n'aurait osé imaginer que le monde pût receler de telles merveilles. T'as vu, Tom? murmura-t-elle d'une voix tremblante. Non mais t'as vu ça?" (236) Le Tom qui est ici interpellé est le héros de base-ball dont l'image accompagne Trisha. Elle partage, avec son père, une passion sans limite pour ce sport, en connaît les équipes, les joueurs, les commentateurs radio. Ce joueur, représentatif du héros moderne, fait partie des mythes actuels et sera étudié ailleurs4. Trisha n'est guère différente du jeune français, quiest informé sur la vie et les qualités professionnelles de nombreux joueurs de football, notre sport national.

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Une citadine dans la forêt.

L'inadaptation des conduites.

Un des aspects de l'initiation est de transférer brutalement les prétendants dans un autre monde, où ils ne retrouvent plus leurs repères familiers : "Tandis que la journée la plus horrible de son existence se muait inexorablement en nuit, Trisha avait une conscience plus aiguë que jamais de son état de petite citadine." (86) Durant cette période de marge où les séparés ont quitté un monde sans être intégrés dans un autre, ils se trouvent dans une position vulnérable, aussi bien dans leur corps, qui auront à souffrir, que dans leur mental, puisqu'ils risquent d'être victimes des «esprits» du nouveau monde. C'est sous cet aspect que la forêt apparaît à Trisha : "Un atroce sentiment de solitude l'étreignit, elle avait la sensation d'avoir été rejetée hors de la communauté des humains, et cela lui serrait le coeur." (46) Le futur initié souffre psychologiquement de l'éloignement de tout contact humain, comme Trisha : "Ces satanés fourrés cherchaient surtout à l'égarer, à l'éloigner du ruisseau, à l'empêcher de trouver une issue, à lui interdire de rejoindre ses semblables." (87) L'initié est aussi désemparé par cette instauration d'un temps et un espace de coupure, destinés à souligner la différence entre l'état antérieur et l'état actuel : "Trisha voyait bien ce qui rendait sa situation si pénible, si décourageante, mais elle n'aurait su le formuler avec des mots." (87) Elle cherche une malignité dans les circonstances : "Il lui semblait que ces buissons et ces branches avaient été placés là dans l'unique dessein de lui barrer la route. À mesure que sa fatigue grandissait, elle se mit à leur attribuer une sorte d'intelligence, une volonté perfide de faire le plus de mal possible à la petite intruse en capote bleue déguenillée." (86)
Piquée par des guêpes, elle réagit d'abord en enfant faible et désemparée : "
De brûlantes pointes de douleur irradiaient de tous les endroits où elle avait été piquée. Elle prit son sac entre ses bras et le berça contre sa poitrine, comme une poupée, en pleurant de plus belle." (78). Sa plainte et son comportement habituels réapparaissent, mais ne sont plus adaptés à la situation : "Ne me faites pas de mal, je vous en prie. Je... je ne suis qu'une petite fille. (...) Elle se blottit sous le tronc abattu comme un petit animal sans défense, car c'est bien ce qu'elle était devenue. Des supplications s'échappaient toujours de ses lèvres, mais c'est à peine si elle s'en rendait compte. Elle empoigna son sac à dos et se le plaça devant le visage en guise de bouclier." (132)

Son appréciation de la situation est celle que peut se faire celui qui entre dans cette phase de l'initiation : "Ayant franchi sans s'en rendre compte une limite invisible, elle était sortie du terrain et s'était retrouvée dans un endroit où les règles du jeu n'étaient plus du tout les mêmes." (46) Dès le lendemain, elle apprécie les choses de manière plus objective, quand elle tombe dans un marécage : "Ses mains flottant entre deux eaux lui parurent aussi cireuses et blêmes que celles d'un noyé. elle les ramena à l'air libre, les leva vers son visage.
- j'ai rien, s'écria-t-elle dans un souffle.
En disant cela, elle sentit qu'elle avait franchi une espèce de frontière invisible, qu'elle avait pénétré dans un pays dont elle ne connaissait pas la langue, où les billets de banque avaient un drôle d'aspect. plus rien n'était pareil, mais...
- je suis saine et sauve. tout va bien."
(159) Quand le futur initié a compris que c'est à lui d'assurer sa survie, en cherchant une adaptation à inventer pour une situation qui a changé, le processus de formation peut commencer.

L'imaginaire.

 

Les enfants possèdent un imaginaire qui ne s'est pas atrophié ou stéréotypé comme cela se produit chez beaucoup d'adultes. L'imagination de Trisha lui fait supporter son sort en faisant éclore la fleur de l'espérance. Elle se voit pénétrant par effraction dans un pavillon de chasse "qui n'avait pas servi depuis l'automne précédent. Elle vit les meubles dissimulés sous des housses (...). La vision était d'une précision si hallucinante qu'il lui sembla même percevoir un vague remugle de café. La cabane était vide, mais le téléphone fonctionnait. C'était un téléphone à l'ancienne mode (...)" (73). Un téléphone, quoi de plus simple pour une enfant perdue? Ou alors des sauveteurs peuvent venir : "Trisha essaya de s'imaginer des centaines de sauveteurs convergeant sur elle de toutes parts. Son imagination était assez fertile, si bien qu'au début cela ne lui coûta pas trop d'efforts." (88) Ou, quand elle a faim, le souvenir des baies de gaulthérie, buisson de fruits sauvages poussant dans les bois : "Elle se voyait déjà cueillant de jolies baies d'un rouge éclatant au flanc d'un coteau verdoyant, comme l'une des petites filles modèles de son livre de lecture. (...) Elle s'imagina qu'elle gravissait la colline en remplissant son sac de grosses baies bien dodues, et qu'une fois arrivée au sommet, elle regardait à ses pieds et apercevait...
Une route. Une petite route de campagne bordée de palissades blanches... des chevaux paissant dans les prés... et au loin une grange. Rouge, les palissades blanches... avec une porte blanche."
(149)

Mais l'imagination ne présente pas que des perspectives riantes. Elle s'effraie de s'être perdue : "Au creux de son estomac, en cet endroit où toutes les terminaisons du corps semblent se rejoindre, elle éprouvait une première et imperceptible palpitation d'angoisse." (33) Ou quand par inadvertance elle touche un serpent : "L'espace d'un instant, sous l'effet de l'horreur et du dégoût, un grand vide blanc lui envahit l'esprit." (36) Trisha a des frayeurs nocturnes; comme tous les enfants, elle a "peur du noir. Même chez elle, dans la chambre, malgré la lueur du réverbère du coin de la rue qui s'insinuait entre les rideaux. Si elle passait la nuit ici, elle allait mourir de peur." (90) Il lui faut apprendre à vaincre les craintes de la nuit.
Ses rêves sont peuplés de craintes fantasmées, où par exemple elle associe sa peur des guêpes - elle vient d'être piquée de nombreuses fois - avec sa peur de la cave de la maison paternelle : "
Soulevant le lourd panneau, Trisha s'apercevait que les marches qui menaient à la cave n'étaient plus là. À la place de l'escalier, il n'y avait plus qu'un énorme nid de guêpes aux flancs incroyablement rebondis. Des centaines de guêpes s'en échappaient, jaillissant d'un orifice noir semblable à l'oeil d'une tête de mort ricanante, non, pas des centaines, des milliers, des milliers d'usines à venin à la queue pendante qui fonçaient sur elle. Elle ne pouvait pas leur échapper. Elles allaient toutes la piquer simultanément, elle allait en mourir, et elles grouilleraient sur sa peau, s'insinueraient dans ses yeux, s'insinueraient dans sa bouche, lui enfonceraient leurs dards empoisonnés dans la langue avant de s'engouffrer dans son gosier..." (118)

Sa conclusion est sans appel. De telles forêts ne sont pas faites pour les petites filles : "Les forêts sont pleines de toutes sortes de choses qu'on déteste, de choses dont on a peur, qui vous dégoûtent, qui font tout ce qu'elles peuvent pour vous remplir d'une panique atroce qui vous rend débile." (36) Les situations difficiles l'empêchent souvent de réfléchir : "Elle n'arrivait pas à trancher. Sa terreur était si grande qu'elle n'était plus capable de la moindre réflexion sensée." (50) Et même si son imagination est vaste, elle manque de repères pour deviner ce que la situation lui réserve, dans ce nouveau monde qui présente tant d'inconnues : "Elle se demanda quelles autres horreurs il allait lui falloir affronter, et s'aperçut avec joie qu'elle était incapable de se les imaginer." (61)

D'autant plus qu'elle sent une présence proche d'elle, alors qu'aucun indice lui indique encore la présence d'un danger : "Il y avait quelque chose. Elle en avait la certitude à présent. Ce n'était plus sa voix intérieure qui le lui disait, mais une sorte d'instinct remonté des profondeurs de son être, un instinct qu'elle ne comprenait pas, un instinct qui restait assoupi dans le monde des maisons, des téléphones et de la lumière électrique et n'émergeait de sa torpeur qu'au fond des bois. C'était un instinct aveugle, incapable de toute réflexion, mais néanmoins d'une réceptivité extrême. Et il lui disait qu'il y avait quelque chose dans la forêt." (128/9) Trisha retrouve l'intuition primitive, enfouie sous des siècles de civilisation.

LA PHASE DE TRANSFORMATION.

Encore appelée «liminale», cette sorte de mise en marge du groupe social entraînée par la séparation de l'univers quotidien s'accompagne, dans les sociétés archaïques par de multiples épreuves, coups, sévices, jeûne, blessures, infligées par les anciens. Les enfants sont fouettés. Ils doivent supporter les piqûres des fourmis venimeuses ou des guêpes, se plonger dans l'eau glaciale, etc. On a donné des explications différentes et complémentaires sur ces brimades5, dont la fonction est de tremper le moral de l'initié. Ces divers éléments se retrouvent dans le roman, dans cette expédition qui est le Golgotha de Trisha.

Les difficultés.

Trisha, qui a peur du noir, doit affronter la nuit dans la forêt, la solitude. Elle a soif, faim, se nourrit de fougères et de baies, boit de l'eau de ruisseaux malsains. Elle tombe malade au bout de quelques jours, vomit, a la diarrhée Sa progression dans la forêt où, incapable de s'orienter, elle s'éloigne peu à peu des zones habitées, est un calvaire. Elle se cogne aux branches d'arbres, tombe de nombreuses fois : "Le monde se mit à tourbillonner autour d'elle tandis qu'elle exécutait un double saut périlleux qui n'était pas du tout prévu au programme.
Elle atterrit sur le dos et continua à glisser dans cette position, jambes écartées, battant l'air de ses bras, poussant des hurlements stridents.
(...) Des roches aiguës lui lacéraient le dos. (...) Ses côtes heurtèrent un objet dur, et elle se dit qu'elle avait dû se faire un sacré bleu." (76) Elle se retrouve ensanglantée, souffrant de partout. Elle vit "au centre d'une noire et tourbillonnante galaxie d'insectes." (151), piquée constamment par les moustiques, sucée par les moucherons, subissant le féroce assaut de guêpes dont elle a dérangé le nid involontairement : "Un aiguillon transperça l'arrière du cou de Trisha, du côté gauche, sous la visière de sa casquette. Un autre lui embrasa le bras droit, juste au- dessus du coude. Hurlant à tue-tête, folle de terreur, elle s'enfuit à toutes jambes. Un dard s'enfonça dans sa nuque, un autre dans ses reins." (77)

La base de départ.

 

Pour reprendre un terme de base-ball (dont King a utilisé la terminologie pour intituler ses chapitres), rien dans sa formation antérieure lui permet de faire immédiatement face : "Seule au milieu d'un univers ou son vocabulaire de petite citadine ne lui était d'aucun secours, [elle] ne disposait par conséquent que d'une gamme extrêmement réduite de réactions, toutes de l'espèce la plus rudimentaire. En deux temps trois mouvements, la petite fille des villes s'était muée en petite fille des cavernes." (89)
Par rapport aux règles et obligations sociales habituelles, dans sa situation marginale, apparaît un désordre entre le continuum réglé de son existence ordinaire et la nouvelle situation à affronter et sa façon de penser, formée au rationnel : "
Il y avait quelque chose. Elle en avait la certitude à présent. Ce n'était plus sa voix intérieure qui le lui disait, mais une sorte d'instinct remonté des profondeurs de son être, un instinct qu'elle ne comprenait pas, un instinct qui restait assoupi dans le monde des maisons, des téléphones et de la lumière électrique et n'émergeait de sa torpeur qu'au fond des bois. C'était un instinct aveugle, incapable de toute réflexion, mais néanmoins d'une réceptivité extrême." (130)

Action sur les processus cognitifs.

Dans une action nouvelle, une des difficultés est de relativiser la fonctionnalité de l'enseignement donné : "Trisha voyait bien ce qui rendait sa situation si pénible, si décourageante, mais elle n'aurait su le formuler avec des mots. Cela faisait entrer en jeu trop de choses dont elle ignorait le nom." (87) En cas de difficultés à résoudre, jusqu'à ce moment de crise, Trisha comptait sur ses parents : "Sa mère lui manquait, et son père encore plus. Son père l'aurait tirée de ce mauvais pas. Il l'aurait prise par la main et l'aurait entraînée vers la sortie. Et si elle s'était fatiguée de marcher, il l'aurait portée. Il était rudement costaud." (114) Mais son père n'est pas là... Quant aux enseignements de sa mère, ils paraissent limités : "Sa mère ne lui avait sans doute pas appris tant de choses que ça. Sa mère n'était qu'une citadine du Massachusets transplantée depuis peu dans le Maine." (87) Trisha a appris à reconnaître des arbres, est capable d'identifier certains bruits, le martèlement sourd du bec d'un pivert, le croassement d'un corbeau : "comment aurait-elle pu nommer tout le reste?" Sa mère, citadine elle aussi, qui aimait se balader dans les bois, s'était contentée de "potass[er] quelques bouquins de la série des guides du naturaliste." (88) Il faut ajouter à cela les informations d'un de ses professeurs : "le sol en était jonché de faines. ce n'est pas sa mère qui lui avait appris à les reconnaître, mais son prof de sciences nat, à l'école." (209) Peu de choses indispensables pour qui se trouve dans la nature, et qui se consume de faim devant des champignons : "La science de sa mère n'allait pas jusqu'aux champignons et à l'école on ne lui avait rien enseigné à leur sujet. A l'école, on lui avait tout appris des faines et on lui avait appris à ne jamais monter dans la voiture de quelqu'un qu'on ne connaît pas, mais pas à identifier les champignons. Tout ce qu'elle savait, c'est que si on mange de ceux qu'il ne faut pas on risque d'en mourir, dans des souffrances horribles." (291) Finalement, les bois balisés autour de son domicile, où elle se promenait avec sa mère "étaient des bois pour de rire. Ici, c'était une forêt pour de vrai." (88)

Trisha dispose aussi d'un certain nombre de conseils et d'aphorismes pour affronter diverses situations. Certains ne sont guère utiles dans son cas, comme celui de verser du sel "
sur un petit carré de papier sulfurisé et le tordant ensuite en papillote." (64) Quand on n'a ni oeuf à saler, ni sel, ni papillotes... Trisha répète souvent de ces formules : "Mieux vaut tard que jamais, aurait dit son père." (61) Ou : "À chaque jour suffit sa peine. (...) C'était l'une des maximes favorites de mamie McFarland." (242) Ou encore : "Il faut toujours penser au revers de la médaille, lui avait dit son père un jour." (147) À la fin de ses épreuves, Trisha a compris qu'elle devait surtout compter sur elle-même : "C'est ma dernière chance, se lisait-elle. Il faut que je trouve une issue avant la fin de la journée, ou même avant la fin de la matinée. D'ici l'après-midi, je serai sans doute trop faible ou trop malade pour continuer. Si je passe encore une nuit dans les bois, je ne me relèverai plus, à moins d'un prodige.
A moins d'un prodige... L'expression venait-elle de son père, ou de sa mère?
- On s'en fout, coassa-t-elle. Si je m'en sors, je me fabriquerai mes expressions moi-même."
(303/4) Le monde n'est pas celui que le cocon de l'éducation civilisée lui a proposé : "Ils racontent des bobards à leurs enfants (par exemple, aucun film, aucune émission de télévision n'avait laissé prévoir à Trisha qu'un jour elle s'étalerait dans son propre caca) pour qu'ils n'aient pas peur, pour qu'ils ne s'angoissent pas. (...) Le monde a des dents, et il n'hésite pas à s'en servir quand l'envie lui en prend Trisha le savait à présent. Elle n'avait que neuf ans, mais elle l'avait appris à ses dépens et se disait qu'elle arriverait sans doute à s'y faire." (213)

Action sur les acquis émotionnels : la double voix.

Traditionnellement les croyances attribuent aux hommes un double, le ka, l'âme, qui peut se séparer du corps dans le rêve ou dans la mort. Le double se manifeste quotidiennement sous la forme d'une conscience directive (certains l'appellent «morale», des psychanalystes le «surmoi»), qui critique, juge, apprécie nos sentiments ou les situations dans lesquelles nous nous trouvons. La représentation que nous nous faisons de nous-mêmes est ainsi à la fois unitaire et dédoublée. Ce dédoublement peut prendre un caractère pathologique avec ces troubles mentaux que sont l'hystérie et le schizophrénie. Le romantisme allemand a donné en littérature une place particulière tragique à l'individu divisé, subissant un sort fatal.
Le dédoublement habituel se produit entre le moi ordinaire, conscient et agissant, qui repose sur les acquis antérieurs, et un moi qui doit naître, modifié par l'adaptation. Le moi ordinaire est généralement lié au conformisme, à la facilité, à la recherche du moindre effort. Pour son équilibre, ce moi agissant, confronté à une difficulté nouvelle à résoudre, peut demeurer dans la passivité, en s'imposant plus ou moins facilement des oeillères. Pour rester dans une évolution nécessaire, favorable à l'individu à plus long terme - et non dans l'immédiat -, ce moi doit subir une conversion. Une sorte de délibération intérieure se crée ainsi, entre des aspects du moi complémentaires, qui ont des intérêts différents.

Le refus de la deuxième voix.

King adore utiliser la double voix (ou les voix multiples, provenant de diverses sources, quand plusieurs points de vue sont en confrontation), d'un moi prêt à évoluer, qui entre en conflit avec le moi qui répugne changer. Trisha subira ce conflit, avec une partie d'elle-même inconnue jusqu'alors, qui veut affronter les réalités en face sans se payer de mots. Trisha ne veut pas admettre qu'elle ne retrouve plus le bon chemin : "Tu l'as déjà perdu, lui murmura une voix à l'intérieur de sa tête. Une voix froide, méchante.
- C'est pas vrai, tais-toi, répondit-elle sur le même ton."
(34) Trisha se rebelle d'abord contre cette voix qui a une conscience aiguë des réalités : "Si ça se trouve, tu n'atteindras jamais l'âge de Pete, lui fit perfidement observer sa voix intérieure. Comment peut-on avoir une voix aussi méchante et froide à l'intérieur de soi? Une voix qui vous poignarde dans le dos. Si ça se trouve, tu n'en ressortiras jamais, de cette forêt.
- Tais-toi, tais-toi, tais-toi! cracha-t-elle d'une voix sifflante."
(45) Trisha refuse cette voix qui ne lui présente que des perspectives pessimistes. Pour faire taire ses angoisses, elle s'imagine retrouvée, contrainte de porter une minerve, conduite d'urgence à l'hôpital, "à bord d'un hélicoptère avec une grande croix rouge en travers de son flanc, comme dans MASH, et...
- Te raconte pas d'histoires, Trisha, fit la terrible voix glaciale. Tu n'auras pas de minerve. Ni de balade en hélicoptère.
- Tais-toi, murmura-t-elle, mais la voix ne lui obéit pas.
(...)
Tu vas mourir ici, tu vas errer dans la forêt jusqu'à ta mort, les bêtes sauvages dévoreront ta chair décomposée, et un jour un chasseur tombera par hasard sur ton squelette."
(126) Cette perspective est plausible, Trisha a plus d'une fois entendu raconter des histoires de ce genre à la télé : "Elle voyait le chasseur comme s'il avait été là, un type mal rasé, vêtu d'une grosse veste en laine rouge vif et d'une casquette orange." (126) Il aperçoit un objet blanc, une grosse pierre, mais en s'approchant il voit que "la grosse pierre a des orbites.
- Arrête, murmura Trisha.
(...) Mais la voix glaciale ne l'entendait pas de cette oreille. Elle avait encore au moins une chose à dire.
Mais peut-être que tu ne mourras pas de ta belle mort. Peut-être que la chose qui se cache dans les bois te tuera et qu'elle te mangera."
(127)
À partir de cet instant, le moi profond de Trisha, qui a intuitivement perçu le danger, dialoguera sur un danger plus grand encore que celui d'être perdue dans la forêt. La pensée de mourir est déjà difficile à supporter, celle d'affronter les horreurs plus encore, comme la seconde voix objective lui indique : "
Ce que tu entends, c'est la chose, dit la voix glaciale. Elle était triste en surface, mais une indicible jubilation perçait en dessous. Elle t'a flairée. Elle vient te chercher.
- Il n'y a pas de chose, protesta désespérément Trisha.
(...)
Ce n'est pas n'importe quelle chose, Trisha. C'est la chose qui guette ceux qui se sont perdus dans les bois. Elle les laisse errer jusqu'à ce qu'ils aient bien peur (la peur attendrit leur chair, la rend plus succulente), puis, elle vient les chercher. Tu vas la voir. D'une seconde à l'autre, elle va surgir de sous les arbres. En voyant son visage, tu perdras la raison." (129) Trisha constatera à divers signes traces de passage, arbres lacérés, tête tranchée d'un jeune chevreuil, que la seconde voix a raison : "Tu sais qui a fait ça, dit la voix glaciale. C'est la chose. La chose qui guette les gens perdus dans les bois. Qui te guette en cet instant même.
- Arrête ton char Ben-Hur, haleta Trisha. Personne me guette.
- Tu te mets le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, ma chérie. Tu n'es pas seule, mais alors vraiment pas du tout."
(167/8)

L'acceptation de la seconde voix.

Fatiguée, Trisha veut retourner sur ses pas pour boire l'eau d'un marécage qu'elle a péniblement traversé : "Je te le déconseille, ma chérie, dit la voix glaciale. Jamais tu ne retrouveras ton chemin. Et même si un coup de chance inespéré te permettait de retracer exactement tes pas, tu n'arriveras au marécage qu'après la tombée de la nuit... et qui sait ce qui t'y attendra?
- Tais-toi, dit Trisha d'une voix lasse. Ferme ton clapet, sale petite garce.
Mais la sale petite garce avait raison, bien sûr."
(176) Le conflit entre les voix a changé de nature. Il se poursuit pour la forme, par habitude ou par jeu. Mais Trisha a compris que cette seconde voix lui propose des analyses de la situation plus réalistes que les siennes, et des solutions plus efficaces.
Car la seconde Trisha est bien mieux armée que la première pour survivre . Elle ne veut pas se satisfaire de faux-fuyants et d'espoirs inutiles. Trisha a trouvé de la nourriture, a pu boire, a retrouvé un ruisseau, qu'elle peut suivre : "
Un miraculeux ruisseau.
- Et la chose, alors? lui demanda la voix glaciale.
Une fois de plus, Trisha fut envahie d'une terreur sans nom en l'entendant. Elle ne disait que des horreurs. Pire encore, elle lui avait fait découvrir la petite fille cruelle et dure qui se cachait en elle.
- Tu l'avais oubliée, la chose?
- Même si la chose existe, elle n'est plus là, dit Trisha. Elle a dû rester avec le chevreuil.
C'était vrai, en apparence du moins. Elle n'avait plus l'impression d'être observée, traquée comme une proie. La voix glaciale n'essaya même pas de la contredire, car elle le savait."
(181)
Jusqu'à présent, dans sa famille, avec son amie Pepsi, à l'école, Trisha s'est comportée comme une petite fille modèle, essayant d'arrondir les angles, fuyant la réalité quand elle lui déplaît, conciliante, facile à vivre. Mais, au fond d'elle-même, il y avait un autre être, parfaitement occulté, qui se révèle dans ces circonstances exceptionnelles bien mieux adaptée que sa précédente nature, plutôt molle : "
Elle s'aperçut qu'elle était capable de se faire une image très précise de sa propriétaire, une sale petite teigne aux lèvres retroussées par un rictus dédaigneux qui lui ressemblait bien un peu, mais très vaguement, comme une cousine éloignée." (181)

Et Trisha, en dépit de quelques révoltes, ne forme bientôt plus qu'une avec sa seconde voix, qui se manifestera de plus en plus rarement, puisque sa propriétaire, devenue efficace, n'a plus besoin de ces conseils. Ainsi, quand Trisha s'éloigne d'un ruisseau : "
Au bout de cent pas, la petite teigne l'apostropha. T'aurais pas oublié quelque chose, ma chérie? Bien qu'elle fût toujours aussi glaciale et sarcastique, la voix de la petite teigne laissait désormais percer une pointe de lassitude. Et, en plus, elle avait raison." (198)

LA RENAISSANCE.

Dans le paradigme de l'initiation, la phase de transformation permet le passage d'un état inférieur à un état socialement supérieur.

L'amélioration des performances.

Trisha vaincra peu à peu ses difficultés physiques. Son parcours est fait de ses victoires. Elle a peur du noir, mais aussi du vide, et elle manque tomber dans un précipice "en tournoyant sur elle-même, en appelant sa mère d'une voix désespérée." (54) Elle associe ce qui s'est passé à l'action héroïque d'un personnage de film : elle n'est pas tombée dans le piège qui lui a été tendu : "La conscience nébuleuse du sort auquel elle venait miraculeusement d'échapper se mélangeait à de vagues souvenirs d'un film de science-fiction dont le héros attirait un dinosaure fou de rage au bord d'une falaise, le faisant choir dans le vide." (55) Quelque temps plus tard, elle a vaincu sa peur et considère sa fuite éperdue de tout à l'heure "avec le mélange de gêne et d'attendrissement qu'éprouve un adulte en se souvenant de ses bêtises d'enfant." (70) Et une autre fois, dans les mêmes circonstances : "Trisha se mit à longer le bord du précipice. Elle allait à grandes foulées aisées, dans la plus parfaite insouciance, sachant pourtant que le moindre faux pas aurait pu lui coûter une chute de cinq ou six mètres, sans doute mortelle." (178)

La victoire sur les résistances psychologiques.

Elle essaie de pêcher une truite, en se servant de sa capuche pour faire une épuisette : "Intéressant, se dit-elle. Ça marchera jamais, c'est idiot, mais c'est intéressant tout de même." (244) Elle inspecte le contenu de la capuche, certaine d'avance de ne rien y trouver : "L'autre a dû se barrer aussi, se disait-elle. Les petites filles ne pêchent pas des truites dans la capuche de leur puncho, même pas les levains de truite. Je ne l'ai pas vue partir, c'est tout. Mais le bébé truite était toujours là." Pêcher le poisson était acquérir une aptitude physique supplémentaire. Mais ce poisson, il lui faut maintenant le manger cru... "- Je fais quoi maintenant, mon Dieu? demanda Trisha.
Ce n'était pas une simple question, mais une authentique prière, où la stupeur se mêlait à une espèce de souffrance.
C'est son corps, et non son esprit, qui répondit. Elle avait vu plus d'un dessin anime où Vil Coyote regardant l'oiseau Bip-Bip se l'imagine en dinde de Thanksgiving."
(247)
Les répugnances alimentaires sont celles qui présentent le plus de difficultés à vaincre pour les jeunes enfants, auxquels il arrive de sauter un repas à la cantine plutôt que de manger quelque chose qui ne leur plaît pas. Par exemple, comme la double voix ne manque pas de le signaler à Trisha, les Japonais ont l'habitude de manger le poisson cru; sous cette forme, beaucoup d'occidentaux n'en veulent pas.Mais quand la disette est là, les résistances tombent plus facilement : "
Ce n'est pas de la faim qu'elle éprouvait, mais une contraction violente qui se focalisait sur son estomac en convergeant de toutes les parties de son corps à la fois, une sorte de clameur inarticulée
(J'EN VEUX J'EN VEUX)
qui semblait jaillir de son subconscient."
(247) Trisha mange le poisson, non sans devoir vaincre d'abord physiquement ses répugnances. Elle éprouve les même résistances psychologiques quand, pour elle, comble de l'horreur, elle est tombée assise dans ses excréments : "Au milieu des pensées confuses qui l'agitaient, une seule idée claire surnageait : Je vais le faire, mais je ne le dirai jamais à personne. Si on vient à mon secours, si je m'en sors, il y a deux choses que je tairai. Je ne leur dirai. pas que je suis tombée assise dans mon caca... et je ne leur parlerai pas de ça." (248)
King consacre plusieurs pages à cette lutte de Trisha contre elle-même, qui marque une étape importante dans son évolution : "
Durant toute cette opération, son esprit n'essaya qu'une fois de reprendre l'avantage. Tu vas quand même pas manger la tête, lui dit-il d'une voix faussement pondérée qui dissimulait mal son horreur et son dégoût. Les yeux, Trisha! Pense à ses yeux!" (248) Remportant la victoire sur ses inhibitions, elle n'en est cependant pas libérée totalement, et doit chercher à atténuer ses remords : "Elle se sentait revigorée, pleine de honte et d'orgueil à la fois, fiévreuse et un peu déjantée sur les bords.
Je le dirai à personne, c'est tout. Rien ne m'oblige à en parler, donc je garderai le secret. Même si je m'en sors.
- Et je l'ai bien mérité, dit-elle à mi-voix. Quand on est capable de manger du poisson cru, on mérite d'être sauvée.
Les Japonais en mangent tous jours, fit observer la petite teigne."
(251)
Bien sûr, la double voix lui a représenté que ce que son action n'est pas si remarquable. Mais maintenant Trisha assume : si je vois un Japonais, alors je lui en parlerai, dit-elle... Plus tard, elle capture des têtards, "
qu'elle avait dévorés après s'être assurée qu'ils étaient bien morts." (263) Bien sûr, Trisha ne trouve pas ça bon, mais son corps qui mène la danse, s'en réjouit : "Le goût en était à la fois sublime et infect. Comme la vie." (249)

Avoir de l'eau glacée dans les veines.

Garder le contrôle de soi dans des circonstances difficiles est le résultat d'un apprentissage, qui allie l'accroissement de ses compétences, et leur bon usage en les utilisant efficacement. Trisha comprend qu'elle doit d'abord contrôler ses peurs : "tout ira bien, dit-elle à voix haute. le principal, c'est que je garde la tête froide, que je ne me mette pas à débloquer." (40) Elle revit en rêve une expérience vécue quand elle était plus jeune, quand son père s'est fâché parce qu'elle refusait d'aller lui chercher une bière fraîche dans le sous-sol et "d'ouvrir la lourde porte à pan incliné sous la fenêtre de la cuisine pour descendre les quatre marches qui menaient à la cave." (118) Son père se moque d'elle : "Tu n'es qu'une poule mouillée. Tu n'as pas une seule goutte d'eau glacée dans les veines!
En larmes, mais bien décidée à lui prouver qu'elle avait de l'eau glacée dans les veines (peut-être pas tant que ça, mais quand même), Trisha approchait de la porte
(...) de la cave. A présent, elle avait des démangeaisons sur tout le corps, elle ne voulait pas ouvrir cette porte parce qu'il y avait quelque chose d'horrible de l'autre côté, même les nains de jardin le savaient, leurs sourires fourbes ne laissaient aucun doute à ce sujet." (118)
Deuxième influence, celle Tom Gordon, le joueur de base-ball de l'équipe des Red Sox que le père de Trisha (et Trisha, par voie de conséquence!) préfère entre tous. Le père de Trisha admire Gordon à cause de ses nerfs d'acier. "
«Ce n'est pas du sang qui coule dans les veines de Flash, c'est de l'eau glacée», disait McFarland, phrase que Trisha reprenait volontiers à son compte." (20) Aussi quand elle veut s'en sortir, échapper d'abord aux marécages et à la forêt, "se retrouver à un endroit où il y avait les gens, des magasins, des centres commerciaux, des cabines de téléphone, où des policiers vous indiquaient le chemin quand on se perdait", elle estime que cela est à sa portée : "À condition d'être courageuse. D'avoir un tant soit peu d'eau glacée dans les veines. (...) Le bras de McFarland se détend, McFarland lance! dit-elle." (154) Cette formule reviendra comme un leitmotiv toutes les fois - et cela se produira souvent - qu'elle sera en difficulté : "Aujourd'hui, je ne cèderai pas à la panique, se disait-elle. Aujourd'hui, j'ai de l'eau glacée dans les veines." (155)

Action sur la personnalité.

La fonction des épreuves.

La liste des épreuves que subit Trisha est interminable : d'abord les insectes; puis quand elle aura épuisé ses provisions, la faim, la soif; un parcours défavorable, les berges de ruisseaux instables, le précipice, les conditions météorologiques (orage), la marche inquiétante sans repères précis, le tout dominé par la peur de la Bête : "Elle n'arrivait plus à distinguer l'entrée de ce purgatoire." (153)
Elle vit constamment "
au centre d'une noire et tourbillonnante galaxie d'insectes." (151) Elle subit une agression de guêpes, fait qui la marquera durablement. La faim la tenaille cruellement : "De l'ouverture de son gosier jusqu'à ses genoux, elle n'était plus qu'un immense vide rugissant. Et au milieu exact de ce vide, elle éprouvait une intense douleur, comme si on l'avait pincée de l'intérieur. Cette sensation l'effraya beaucoup. Elle avait déjà eu faim dans sa vie, certes, mais jamais au point d'avoir mal." (197) Elle a des mirages et ne sait plus si les baies inespérées de gaulthérie qu'elle trouve sur son chemin sont vraies ou fausses : "Elle tendit en avant ses mains crasseuses, puis les rétracta, car au fond elle craignait encore que si elle essayait de toucher les baies, ses doigts passent à travers. Les buissons se mettraient à vaciller comme dans l'un de ces films truffés de trucages numériques que Pete aimait tant, et elle les verrait tels qu'ils étaient en réalité : rien de plus qu'un autre enchevêtrement de ronces brunâtres, avides de s'abreuver de son sang, ce sang qui n'allait pas tarder à refroidir et à se figer dans ses veines.
- Non! protesta-t-elle en tendant de nouveau les mains vers les baies."
(204) Elle éprouve des hallucinations : "De chacun de ces pins immenses pendait le cadavre mutilé d'un chevreuil. Il y en avait bien mille. Une armée de chevreuils massacrés, grouillants de mouches et d'asticots. Trisha ferma les yeux et quand elle les rouvrit, les charognes s'étaient volatilisées. (...) Regardant au fond de l'eau, elle avait aperçu un visage gigantesque. Tout noyé qu'il soit, le visage vivait encore; il avait levé les yeux sur elle, sa bouche formant des paroles muettes. Au moment où elle passait devant un grand arbre gris qui ressemblait à une main tordue vidée de l'intérieur, une voix désincarnée s'en échappa, criant son nom." (261)

Mais ces épreuves (faim, soif, fatigue, crainte de l'inconnu, doublée ensuite par la peur de la Bête) ne constituent pas un chemin de Golgotha suffisant. La nourriture végétale est indigeste, l'eau insalubre. Trisha vomit souvent, a la diarrhée : "
L'instant d'après, ses intestins se vidèrent en un long jet brûlant. La sensation fut si odieuse qu'elle émit un cri strident. Quand elle en eut enfin terminé, elle essaya de se remettre debout, mais un vertige subit lui fit tourner la tête. Ses jambes s'effacèrent sous elle et elle tomba lourdement assise dans ses déjections brûlantes.
- Cette fois, je suis vraiment dans la merde jusqu'au cou, dit-elle.
Elle éclata en sanglots et se mit à rire en même temps, car au fond c'était drôle : Dans la merde jusqu'au cou, c'est le cas de le dire. Elle se redressa tant bien que mal, riant et pleurant à la fois."
(187)
Elle tombe malade d'une infection respiratoire, tousse : "
Elle fut prise d'une nouvelle quinte de toux. Cela lui fit un mal de chien; on aurait dit qu'un grand crochet lui labourait la poitrine de l'intérieur. Elle le plia en deux, agrippa un tronc d'arbre mort et s'abandonna à la toux. De grosses larmes lui jaillirent des yeux. Elle voyait double. Quand la toux s'apaisa enfin, elle resta dans la même position, attendant que son coeur cesse de tambouriner et que les grands papillons noirs qui lui dansaient devant les yeux replient leurs ailes." (268) Au bout de quelque temps, toutes les douleurs se confondent, digestives, respiratoires, excrétoires : "Elle eut une bonne douzaine de quintes de toux, chaque fois un peu plus sévères. Maintenant, non contente de lui arracher la poitrine, la toux lui résonnait douloureusement dans les côtes. Tant bien que mal, elle parvint à se mettre à croupetons pour faire pipi. Le jet la brûla si fort qu'elle s'en mordit les lèvres." (300)
Heureusement son organisme tient bon : "
Son corps se défendait comme un beau diable. Quand la fièvre prenait le dessus, elle restait plongée dans une demi-hébétude, plusieurs heures de suite parfois. (...) Elle débitait un flot de paroles ininterrompu. La plupart du temps, c'est à Tom Gordon qu'elle s'adressait, mais elle eut d'autres interlocuteurs : sa mère, son père, son père, Pepsi, et la totalité de ses maîtres et de ses maîtresses, en remontant jusqu'à Mme Garmond, son institutrice de l'école maternelle." (263) Et Trisha continue son cheminement interminable, perdant peu à peu le sens de la réalité : "À partir d'un certain moment, toute personne qui en est réduite à la dernière extrémité passe insensiblement de la vie à la survie pure et simple. Ne disposant plus de sources d'énergie fraîche, le corps se met à puiser dans les calories qu'il a en réserve. L'esprit s'émousse, perd de sa vivacité. Le champ des perceptions se rétrécit, et simultanément elles se parent d' une intensité perverse. Un flou continuel s'installe à la périphérie des choses visibles. Vers la fin de son deuxième après-midi en forêt, Trisha McFarland approcha dangereusement de cette frontière ténue qui sépare la vie de la survie." (157)

L'omniprésence de la mort.

Si la forêt est vivante, abonde de sève comme de vie, les signes de la mort sont aussi là : "Les arbres morts se dressaient autour d'elle telles des sentinelles muettes." (152) Comme si la mort naturelle n'était pas suffisante, elle est renforcée par la présence du surnaturel : "Ce n'était pas un rêve. La mort et la folie étaient là, derrière les arbres, au fond de la clairière. La chose était dressée sur ses pattes de derrière, ou ramassée sur elle-même, prête à bondir, ou peut-être perchée sur une branche. Allait-elle dévorer sa proie dès maintenant, ou la laisser mûrir encore un peu?" (133)
Peu à peu le corps de Trisha perd sa vitalité : "
Ses mains flottant entre deux eaux lui parurent aussi cireuses et blêmes que celles d'un noyé." (158) Elle se rend compte de son état de délabrement physique et se demande combien de temps elle pourra encore tenir : "Elle retourna à son abri en rampant, tour à tour brûlante et glacée, inondée de sueur et grelottante de froid, et tandis qu'elle reprenait place sur sa couche d'aiguilles, elle se dit : Demain matin, je serai sûrement morte. Ou tellement malade que je souhaiterai l'être." (191) Au cours de sa marche épuisante, elle trébuche : "Elle n'essaya même pas de se relever. Elle avait le souffle coupé et son coeur cognait avec tant de force dans sa poitrine que des taches blanches lui dansaient devant les yeux. La première fois qu'elle tenta de s'extirper du buisson de ronces, ses forces l'abandonnèrent. Elle attendit, immobile et les yeux mi-clos, s'efforçant de rassembler son énergie, puis fit une nouvelle tentative. Cette fois elle arriva à se dégager, mais quand elle voulut se remettre debout, ses jambes refusèrent de la soutenir. (...)
Mon compte est bon, hein, Tom? Je vais mourir.
Elle était calme, lucide. Sa voix ne tremblait même pas."
(200)

La reconstruction de soi.

L'attitude première de Trisha est la récrimination et la plainte. Après avoir fui l'assaut des guêpes, elle fait le bilan de l'épisode : "Elle avait le dos couvert d'écorchures, et des traînées de sang dessinaient un entrelacs compliqué sur son avant-bras gauche, qui avait encaissé un maximum de chocs durant la dernière partie de sa glissade. En plus, l'estafilade de sa joue s'était remise à saigner.
C'est pas juste, se dit-elle. C'est pas j..."
(80) Quelque temps plus tard, sa chaussure engloutie dans la boue du marécage, elle réagit différemment : "Tu l'auras pas! cria-t-elle, folle de rage. Elle est à moi, je te la laisserai pas!" (151) Surmontant les souffrances physiques, elle reprend peu à peu le contrôle de soi, imitant son modèle, Tom Gordon : "Trisha resta plantée là un moment, songeant à Tom Gordon et à la posture hiératique dans laquelle il se figeait quand il était debout sur sa plaque. (...) Il était tellement immobile (comme Trisha elle-même à présent), que son immobilité même semblait créer une sorte de champ de force autour de ses épaules, dont le geste du lanceur était le prolongement inéluctable." (153) Cette attitude, qui rappelle les postures orientales de l'enseignement du parfait contrôle de soi, produit son effet, et pour la première fois Trisha ne cède pas à la panique. Elle affrontera désormais les dangers avec sang-froid. Elle s'habitue au spectacle des dépouilles laissées par la Bête : "Au pied du bouleau, elle trouva des boyaux sanguinolents, entortillés sur eux-mêmes, si frais qu'ils n'avaient encore attiré qu'un petit nombre de mouches. Hier, lorsqu'elle était tombée sur un spectacle semblable à celui-ci, elle avait dû lutter de toutes ses forces pour s'empêcher de vomir. Mais aujourd'hui, ce n'était plus pareil; sa vie avait changé. Son estomac ne se noua pas, elle n'eut pas de haut-le-coeur incoercibles, aucun instinct ne la poussa à tourner la tête, ni seulement le regard. Elle ne ressentit qu'un grand froid, et c'était bien pire. Une sotte noyade, mais tout intérieure." (223)

Elle garde le même comportement dans des circonstances psychologiques particulièrement éprouvantes, la perte du contact avec le monde que lui permettait l'écoute de son Walkman, utilisé avec parcimonie, mais qu'elle a un soir oublié d'éteindre, vaincue par la fatigue : "Il était éteint, bien sûr. Elle essaya de se consoler en se disant que les piles n'en avaient plus pour longtemps de toute façon, mais ça ne l'empêcha pas de fondre en larmes. C'était si dur de devoir faire son deuil de la radio. Il lui semblait qu'elle venait de perdre son dernier ami." (296) Et en dépit de sa fatigue, elle ne se débarrasse pas de l'objet devenu inutile : "Elle aurait pu le jeter, bien sûr, mais comment s'y résoudre? Elle n'allait quand même pas baisser les bras comme ça." (302) Quand elle arrive à la limite de ses forces, elle ne renonce pas : "Si mes jambes refusent de m'obéir, je ramperai, se dit-elle. Mais elle n'eut pas à ramper, du moins pour le moment, car ses jambes la soutenaient encore. (...) Quand elle se redressa, le vertige la prit et les grands papillons noirs se remirent à lui danser devant les yeux." (301) Même quand elle découvre enfin la route salvatrice, elle se contrôle : "Elle avait envie de prendre ses jambes à son cou, mais elle se contint. Il ne fallait surtout pas gaspiller le peu d'énergie qui lui restait. Il n'aurait rien pu lui arriver de pire que de tourner de l'oeil et de succomber à une insolation à portée d'oreille d'une route, comme un lanceur ratant la balle sur laquelle l'équipe adverse jouait son va-tout. (...) Elle se contraignit donc à marcher, lentement, posément." (305)
Elle sera aidée par son réalisme, sa prudence, et un solide sens de l'humour, qui lui permet de minorer les difficultés rencontrées : "
Elle se demanda combien de kilos elle avait perdus. A ce régime-là, dans une semaine on pourra m'accrocher au bout d'un fil et me faire voguer au ciel comme un cerf-volant, se dit-elle. Cette idée la fit éclater de rire et son rire vira aussitôt à la quinte de toux." (238) Ou encore : "A présent, son jean bâillait résolument sur ses hanches saillantes et pointues. Si je perds encore quelques kilos, je pourrai me faire engager comme top model, se dit-elle." (304) Elle en tire même des leçons à long terme : "Au moins comme ça, je n'aurai pas besoin que l'une ou l'autre de mes grand-mère m'explique ce que c'est que d'être vieille, se dit-elle en s'accroupissant pour faire pipi. Car je le sais maintenant." (241)

UNE INITIATION RÉUSSIE.

"À son entrée dans la forêt, la petite fille qui aurait bientôt dix ans et qui était grande pour son âge pesait quarante-quatre kilos. Celle qui gravit en titubant une pinède escarpée et déboucha dans une clairière broussailleuse, sept jours plus tard, n'en pesait plus que trente-cinq." (265) Quand elle sort de la forêt, épuisée, le visage boursouflé de piqûres de moustiques, remontant sans arrêt son jean qui lui glissait des hanches, Trisha ne paie pas de mine : "Elle fredonnait une chanson à mi-voix («Oui, serre-moi dans tes bras... J'ai tant besoin de toi») et avait l'air d'une des plus jeunes héroïnomanes du monde. Elle avait fait preuve de beaucoup d'ingéniosité, (...) et elle avait découvert au fond d'elle des réserves d'énergie insoupçonnées. Ces réserves étaient presque taries à présent et, dans un recoin de son esprit exténué, Trisha en avait conscience. La petite fille qui traversait la clairière d'un pas chancelant d'ivrogne était, on peut le dire, au bout du rouleau." (265) Au bout du rouleau, mais performante, et en mesure de triompher de l'épreuve suprême, vaincre la Bête, aspect de l'initiation qui sera analysé par ailleurs6 .

La désintégration, effectuée par la séparation, s'effectue par un passage brutal dans un monde différent de celui qui a été vécu jusqu'à présent, une période de vie de survivance, élémentaire et difficile. Trisha a commencé à faire des progrès quand elle n'a plus considéré uniquement le côté négatif des choses : "
Elle se dit qu'elle aurait dû s'estimer heureuse de ne pas s'être cassé le bras ou fracturé le crâne, et de ne pas être allergique aux piqûres de guêpes (...) mais c'est dur de s'estimer heureuse quand on est morte de peur, couverte d'écorchures, enflée de partout, et qu'on vient de se casser la figure en beauté." (84) Dur, mais nécessaire.
Les épreuves subies par les initiés ont plusieurs sens. Elles facilitent la destruction de l'ancienne personnalité tout en fortifiant la nouvelle. Elles accroissent les forces vitales de l'initié, en développant son courage et sa résistance à la douleur. Trisha ne se comportera plus comme avant. Elle sait que les parents font ce qu'ils peuvent, mais qu'ils sont faillibles et ne peuvent prétendre donner les solutions pour faire face à ,tous les problèmes de l'existence. Elle qui a toujours essayé d'arrondir les angles, en se masquant les réalités, est devenue lucide. Par exemple, elle a souvent consolé son frère Pete, qui se plaint sans cesse de la situation conjugale : "
- Tu me fais chier!
Elle venait de lâcher une perle, un vrai gros mot dont Pepsi elle-même n'usait qu'avec parcimonie, et elle ne le regrettait pas. Elle imagina comment Pete aurait réagi si elle lui avait parlé ainsi quand il se mettait à lui prendre la tête en rentrant de l' école, en lui ressortant son couplet habituel sur Malden, papa et tout le tremblement. Si elle lui avait dit Tu me fais chier, Pete! Règle tes problèmes tout seul au lieu de faire semblant de l'écouter avec commisération ou de prendre un ton faussement enjoué pour l'orienter sur un autre genre de conversation. Comme ça, simplement : Tu me fais chier, Pete! Chier à mourir!"
(181/2) Trisha sait ausssi maintenant quelle serait sa réaction aux récriminations de son frère :"C'est pas juste qu'on soit obligés de payer vos erreurs! C'étaient les dernières paroles que Trisha avait entendu sortir de la bouche de Pete. Maintenant, elle savait ce qu'il aurait fallu lui répondre. Ça lui aurait fait de la peine, mais c'était la vérité. Peut-être que c'est pas juste, lui aurait-elle dit, mais c'est comme ça. Et si ça te plaît pas, tu sais où est la gare routière.
Trisha se dit que sur le plan de la maturité, elle avait désormais une tête d'avance sur son frère."
(214)

Elle a fait l'apprentissage du courage, de l'endurance, de la réflexion, de l'inventivité; a réorganisé ses savoirs, augmenté ses compétences et mis en place une méthode de résolution des problèmes. Elle est passée par des crises caractérielles, des hauts et des bas, mais appris que lorsqu'on est dans une situation difficile, on peut s'en sortir. Elle a intégré ce que "des milliers (voire des millions) d'hommes et de femmes avaient appris à leurs dépens avant elle : quand ça devient trop dégueu, il est généralement trop tard pour faire demi-tour." (150)

Le lecteur a ainsi assisté à la mort d'une certaine Trisha, régie par des motivations inconscientes et mal dominées, irresponsable vraiment de ses actes. Maintenant qu'elle les assume en toute lucidité, consciente de ses responsabilités et du rôle qu'elle doit jouer dans la vie, elle accède à une vie humainement supérieure. Enfin, comme ce sera analysé par ailleurs, Trisha est parvenue à la nécessaire compréhension de l'ordre qui régit le monde et la société. Aide-toi, le ciel t'aidera. La sagesse de ce vieil adage populaire, elle l'a appris à ses dépens. Elle a fait tout ce qu'elle a pu. Parvenue à triompher dans un combat ultime contre la Bête, comme Tom Gordon après un point décisif, elle remercie silencieusement, par le même geste que lui, la divinité qui lui a assuré le succès. C'est le but ultime de l'initiation : donner à l'initié la puissance mystico-magique pour transcender le réel
7 .

 À propos de ce roman, on peut mettre en évidence la dimension initiatique particulière de l'oeuvre de King, dont la symbolique8 n'est pas toujours perçue par le lecteur même attentif. À l'issue de la quête, non seulement le héros s'est grandi, mais le vainqueur rencontre le succès auquel il a droit. Le Talisman le roman le plus proche de celui-ci, représente aussi cette vérité enfouie sous les péripéties du récit. Ce n'est qu'après avoir traversé difficilement toutes les épreuves préparées pour lui que le néophyte peut trouver le Talisman (l'équivalent du Graal) dans un moment de «ravissement» victorieux. Un grand nombre de romans de King reprennent le même rituel d'initiation, passage qui amène un individu ou un groupe à un nouveau stade dans l'existence ou un autre niveau de compréhension, au cours de leur affrontement avec une puissance mauvaise ou des forces sociales hostiles dans un combat incertain. Même quand il s'agit d'un roman aussi éloigné de ces romans mettant en scène des enfants que le très prosaïque Chantier, par exemple, le récit passe aussi par trois phases, nettement séparées. Un temps de rupture avec le monde extérieur quotidien, conduisant à l'éloignement des proches, avec la prise de conscience plus ou moins claire que quelque chose est à faire. Une période plus longue de transformation au contact des épreuves, sorte de conduite d'ascèse qui amène au renoncement à la vie ordinaire.
Ainsi l'accroissement des possibilités de l'initié favorise la désagrégation de l'ancienne personnalité et la conquête d'une nouvelle. Errances et péripéties fondent autant d'expériences nouvelle. Les épreuves et les souffrances facilitent la destruction du moi dépassé. Elles développent, dans des situations imprévues et complètement nouvelles, une résistance à la douleur et un courage insoupçonnés. Dans cette perpective, le monstre est l'épreuve cruciale qui témoigne symboliquement de la défaite d'un ancien moi insuffisant pour laisser la place à un nouveau moi supérieur.


Roland Ernould
© Armentières, avril 2000

notes :

1 C. G. Jung Dialectique du Moi et de l'Inconscient, éd. Gallimard, Folio, 1964, 242.

2 Arnold Van Gennep, dès le début du siècle, avait noté l'importance des «rites de passage» dans nos sociétés : naissance, puberté sociale, mariage, accouchement, funérailles. Voir Les Rites de passage, rééd. Picard, 1981.

3 Ainsi les rites de puberté comme la circoncision ou l'excision, dont la force de survivance dans nos sociétés occidentales vient de ce que socialement un groupe humain tient pour inachevé celui ou celle qui n'est pas passé par ces rites.

4 Voir notre étude À propos de La petite fille qui aimait Tom Gordon : le héros et la Bête. (saison printemps 2000)

5 Dont il reste des survivances dans notre société dans certaines écoles et universités, à l'armée pour les «bleus», nom sans doute donné à cause des traces de coups.

6 Voir l'étude : À propos de La petite fille qui aimait Tom Gordon : Le héros et la Bête. (saison printemps 2000)

7 Voir l'étude : À propos de La petite fille qui aimait Tom Gordon : Trisha et le sacré.(saison automne 2000)

8 Voir l'étude : Les symboles dans La petite fille qui aimant Tom Gordon. (saison automne 2000)

mes autres études sur La petite fille qui aimait Tom Gordon :

TRISHA et le SACRÉ..

LE HÉROS ET LA BÊTE.

LE BASE-BALL DANS L'OEUVRE DE KING

LES SYMBOLES

La petite fille qui aimait Tom Gordon

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 8 - été 2000.

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