La petite fille qui
aimait Tom Gordon,
LE
HÉROS ET
LA
BÊTE.
"- Tom? dit-elle
d'une voix timide.
(...) J'ai marqué
le point décisif.
- Je sais,
dit-il. Tu as joué comme une déesse."
(326)
Le héros fait partie de
images-codes, dont l'universalité et la charge
émotionnelle ne se discutent pas. Cette sorte de folie
collective qui envahit la France du foot-ball aux grands
événements de ce sport en sont le meilleur exemple.
Dans les mythes anciens, le sujet du héros rédempteur
et de ses combats (lutte contre les monstres, les obstacles en
apparence insurmontables, les énigmes à
résoudre) et certains aspects mystérieux des choses
à accomplir impressionnèrent toujours les esprits.
Être à mi-chemin entre la vie humaine ordinaire et la
condition divine, le héros est le symbole de rêve
d'excellence des hommes et du secret désir de se
dépasser en tant qu'humain. Les premiers écrits ont
été consacrés à des héros, sous la
forme d'épopées comme celle du Gilgamesh babylonien, du
Kalevala finnois ou de l'Iliade hellénique. Des contes et
légendes innombrables ont passionné nos ancêtres
et l'histoire littéraire toute entière est
marquée par la symbolique du héros.
.. du site ..
À chaque époque ses
héros, mais il faut bien reconnaître que ceux de nos
concitoyens ont perdu leur grandeur épique. Produits pour un
imaginaire de masse par les médias, ils continuent à
remplir les mêmes fonctions que les anciens, mais correspondent
aux nouvelles conditions d'existence et aux rêves qu'elles
engendrent. La vedette de cinéma et le sportif
oblitèrent l'aventurier, le policier ou le héros de
western. L'apparence ou le talent populaire l'emportent sur la
stature antique, et les héros classiques sont à peine
connus des lycéens. Les héros modernes sont faits bien
plus pour le divertissement, le goût du spectacle et
l'évasion que pour l'imitation. Le lien entre le héros
et les puissances cosmiques a pratiquement disparu. Actuellement, le
sport et l'aura qui l'entoure lui confèrent une situation
mythique.
Les héros accomplissant des
performances hors du commun ont été pendant longtemps
liés bien plus étroitement qu'aujourd'hui à des
forces transcendantes, inspirés par ces forces ou
destinés à les satisfaire. Souvent mi-dieu, mi-homme,
ou d'illustre naissance, le héros multipliait les actions
d'envergure, comme les travaux d'Hercule, parmi lesquels figurait
nécessairement la lutte contre le monstre. L'engagement avec
la Bête était symbolisé par le dragon (le
serpent) ou le géant. Le héros affronte ainsi des
mondes inconnus et périlleux, combat le monstre ou descend aux
enfers, accomplissant des actions dans lesquelles les hommes
ordinaires perdraient la vie. Aux USA, lié à la marche
vers l'ouest et à la conquête d'un continent, le
héros de western était celui qui était
resté le plus proche du héros antique. Au lieu
d'affronter le désert de la mort de l'ouest, la jeune Trisha
bravera la forêt du nord de la Nouvelle-Angleterre dans une
initiatique descente aux enfers, et vaincra le monstre. Et le
héros qui lui sert de modèle pendant ce passage de la
fillette à la préadolescente est le héros
moderne par excellence aux USA, un joueur de base-ball.
Ordinairement, dans les récits anciens, le méchant
monstre veille sur la jeune fille, la gardant contre les intrus, pour
une divinité ou pour lui-même. La fonction du
héros est de venir la délivrer. La belle jeune fille,
indispensablement passive, attend le vaillant sauveur qu'elle
épouse le plus souvent. Le cas de Trisha est sensiblement
différent. Si la Bête la surveille, c'est par
convoitise. Trisha n'attend pas du héros qu'il la sauve de la
Bête par une intervention personnelle. Son parcours est
initiatique, dans une perspective féministe moderne. Trisha
attend du héros qu'il lui enseigne comment, par
elle-même, elle peut affronter ses épreuves en
effectuant sa descente aux enfers afin de pouvoir, renouvelée
par une renaissance qui l'a grandie, vaincre personnellement le
monstre. Il est indispensable de lire le roman dans cette perspective
symbolique pour en comprendre tout le sens.
UN RITUEL DE
BASE-BALL, MYTHE MODERNE.
Nous vivons dans un monde où
les rites anciens ont perdu une bonne partie de leur force. Les
pratiques rituelles qui subsistent sont devenues des gestes
superstitieux, puisque nous n'avons plus les idées originelles
et les intentions qui les accompagnaient. Quand la vie s'est
retirée d'un mythe qui s'inscrivait dans la
réalité, il devient une forme creuse à
caractère poétique, vidée de son sens profond.
La force d'un mythe vient de son action, réelle ou
supposée, sur la réalité, toujours liée
à une puissance, abandon à une force qui peut se
manifester. Le rite est la pratique qui rend présent le
sacré. Comme le souligne Bernard Valade, "le rite et le mythe apparaissent comme les
deux facettes indissociables de la même activité
sacramentelle."
1 Une pratique rituelle ne tire son sens que de son
efficacité magique.
Toute pratique rituelle est liée à un double aspect. Le
rite a une fonction expressive, produit une signification au travers
de sa symbolique. Mais le rite n'est pas que producteur de
signification. Il a une fonction situationnelle, permettant une
production instrumentale et pragmatique.
Un mythique
moderne américain.
Comme beaucoup d'Américains,
Trisha, 9 ans, et son père sont des fanatiques du base-ball.
À son âge, Trisha connaît les équipes, les
joueurs et les commentateurs, qu'elle écoute à la
radio. Tom Gordon est le joueur de l'équipe des Red Sox que
Trisha et son père préfèrent entre tous. C'est
le joueur qui intervient efficacement dans les cas
désespérés, quand l'équipe est en
perdition. La plupart du temps, il sauve le match. Le père de
Trisha admire Gordon à cause de ses nerfs d'acier
: "«Ce n'est pas du sang
qui coule dans les veines de Flash, c'est de l'eau
glacée», disait Larry McFarland, phrase que Trisha
reprenait volontiers à son compte." (20)
Trisha s'est perdue dans la forêt; elle a peur la nuit, et
spontanément pense à Tom Gordon : "Elle s'imagina que Tom Gordon était
dans la clairière avec elle. (...) Dans le
clair de lune, son uniforme était d'une blancheur presque
phosphorescente. La protégerait-il? Non, puisqu'il
n'était pas là pour de vrai... mais en un sens, il
était un peu son ange gardien quand même. C'est de sa
tête à elle qu'il avait surgi, après
tout." (135) Elle a
heureusement son walkman avec elle, et peut ainsi écouter le
soir les matchs où joue son joueur
préféré. Peu à peu elle s'habitue
à sa présence, et finit par se l'imaginer à
côté d'elle : "Au
début, ça lui fit un effet bizarre (elle était
même franchement mal à l'aise), mais à mesure que
s'écoulaient les longues heures de l'après-midi
finissant, sa gêne se dissipa et sa langue se délia.
Elle se mit à lui parler, le plus naturellement du monde. Elle
lui expliqua quel repère elle avait choisi pour sa prochaine
étape, (...) lui jura
ses grands dieux qu'ils n'allaient pas tarder à s'en sortir,
que ce truc-là ne pouvait pas durer indéfiniment.
(160)
Bien sûr, Trisha n'est
pas dupe. Mais son imagination lui permet d'accepter sans
difficulté cette situation, comme le font les enfants dans
leurs jeux d'invention : "Elle
se remit en route, d'un pas lent et pesant. (...) Elle se raconta que Tom Gordon était avec elle,
qu'il lui tenait compagnie, mais au bout d'un moment elle n'eut plus
besoin le se raconter. Il était là, marchant à
ses côtés. Elle avait beau savoir que ce n'était
qu'un mirage, il lui semblait aussi réel à la
lumière du jour que sous le clair de lune." (199) Trisha pense à Tom Gordon bien
plus qu'à ses parents, qui ne peuvent pas l'aider, même
moralement. À ses yeux, ce sont des nourriciers qui ont leurs
faiblesses (ils ont chacun leurs défauts, et, pire pour
Trisha, ils viennent de divorcer, la laissant dans
l'instabilité psychologique). Si elle les évoque de
temps en temps, ils n'ont pas à ses yeux l'aura suffisante
pour lui servir de modèles. De simple présence, Tom
devient peu à peu l'ami, le confident : "Elle se raconta que Tom Gordon marchait
à côté d'elle. Ils eurent une longue et
passionnante conversation, dont Trisha fut le sujet principal. Tom
fit montre d'une curiosité insatiable. Il lui posa mille
questions, lui demanda quelles étaient ses matières
scolaires favorites..." etc
(251) Au cours de son long périple d'une huitaine de jours,
elle ne vit pas dans une totale solitude, car elle ressent
constamment sa présence : "Tom Gordon était devenu son compagnon de tous les
instants et désormais il n'était plus pour elle un
être chimérique, mais une présence bien
réelle." (260)
Sa présence est d'autant plus précieuse qu'il l'aide
à bien observer la réalité pour lui permettre la
sortie de son enfer. Ainsi Trisha remarque un tronc d'arbre
singulier, qui ressemble à un poteau : "C'était un poteau de clôture. En
son sommet, un vieux verrou rouillé était encore
vissé dans le bois grisâtre et
spongieux." (268) Cette
rencontre lui donne un sentiment de déjà vu
"qui semblait avoir un rapport
avec Tom Gordon. Où avait-elle pu... ?
- Tu l'as vu en rêve, dit Tom.
Il était debout à une quinzaine de mètres de
là, les bras croisés, les fesses appuyées contre
un érable. (...)
- Tu as rêvé
qu'on était ici ensemble, toi et moi." (269)
Ce sont les vestiges d'une porte, constate avec joie Trisha, qui
rencontre pour la première fois une trace de présence
humaine. Mais elle ne trouve pas trace de l'autre poteau, enseveli
sous la friche, qui lui permettrait de trouver la direction de la
route : "- C'est quoi,
là-bas? fit la voix de Tom Gordon derrière elle.
- Où ça? demanda Trisha. Je ne vois
rien. (...)
- Moi, c'est un autre poteau
que je vois, dit Tom Gordon, qui comme tout bon joueur de base-ball
avait des yeux de lynx."
(276)
Le
rituel.
Le jeu de Tom Gordon présente
plusieurs caractéristiques. Il est célèbre pour
le geste qu'il fait chaque fois qu'il a réussi sa balle de
match. Il pointe l'index vers le ciel, pour remercier "Dieu à sa
façon." (231). Trisha
s'intéresse à son jeu, lui demande comment il s'y prend
et s'il a un truc pour marquer à chaque coup :
"Elle se figurait qu'il allait
lui dire que c'était parce qu'il croyait en Dieu - c'est
peut-être pour ça qu'il montrait le ciel du doigt chaque
fois qu'il marquait - ou parce qu'il avait foi en lui-même, ou
parce qu'il se donnait à fond (la devise de
l'entraîneuse de foot de Trisha était :
«Donnez-vous à fond et oubliez le reste»). Mais le
numéro 36, debout au bord de son petit ruisseau, ne lui servit
aucune de ces réponses trop prévisibles.
Il faut s'arranger pour avoir une tête d'avance sur le batteur,
expliqua-t-il. Il faut le déstabiliser dès la
première balle, il faut qu'il n ait aucune chance de la
frapper. En arrivant sur sa plaque, il se dit «C'est moi le plus
fort». Il faut lui retirer cette idée de la tête,
dès le premier lancer. Qu'il comprenne tout de suite qu'il
n'est pas le plus fort. C'est ça, le truc. C'est comme
ça qu'on gagne à tous les coups." (136)
Tom est aussi célèbre par son self-control. On l'a vu
plus haut, il a la réputation d'avoir "de l'eau glacée dans les
veines". Il est capable de
rester parfaitement immobile avant son lancer : "Il guettait le signal. S'étendant
à partir des épaules, une immobilité de statue
avait gagné tout son corps. Il était debout dans le
clair de lune, aussi nettement visible que les égratignures
qui zigzaguaient sur les avant- bras de Trisha, aussi réel que
le haut-le-coeur qui lui soulevait le ventre et la gorge, que les
petits spasmes saccadés qui lui faisaient gargouiller
l'intestin. Immobile, il guettait le signal. Son immobilité
n'était pas absolue, à cause de la main qui triturait
la balle derrière son dos, cherchant la meilleure prise
possible, mais plus rien de visible ne bougeait en lui."
(195)
Car, dernière caractéristique, il manipule sa balle
jusqu'à à trouver l'unique position qui lui permettra
le succès : "Son
uniforme, illuminé par la lune qui s'insinuait à
travers le feuillage, était d'une blancheur incandescente. Sa
main gauche était gantée. Sa main droite était
derrière son dos, et Trisha comprit que la balle était
dedans, qu'il la garderait prisonnière au creux de sa paume,
en caresserait les coutures de ses doigts longs et fins
Jusqu'à ce qu'il soit sûr qu'elles étaient
exactement où il fallait, que sa prise était
parfaite." (195)
L'apprentissage.
Trisha commence par acquérir
la maîtrise de soi qui lui manquait. Quand elle a un danger
à affronter, sa formule magique est celle du commentateur des
émissions de base-ball qu'elle écoute.
Littéralement, elle se dédouble, se voit agissante et
se trouve en mesure de contrôler son action : "Le bras de McFarland se détend,
McFarland lance, annonça-t-elle d'une voix
exténuée avant de se remettre en route.
Elle ne pensait même plus aux baies. Elle n'avait plus qu'une
idée : se tirer de là, et s'en tirer
indemne." (157)
Deuxième acquis : l'immobilité de statue de Tom,
manifestant le total contrôle de son corps. Trisha, malade, est
secouée de spasmes si violents qu'elle croit qu'elle va mourir
: "Ne plus bouger. Attendre le
signal. C'était peut-être ça, la solution. Trisha
se demandait si elle en serait capable. Si elle se transformait en
statue, sans rien laisser deviner de ce qui lui bouillonnait dans le
ventre, sa fièvre lui passerait, glisserait sur elle comme
l'eau sur les plumes d' un canard.
Cramponnée à son tronc, elle tenta le tout. pour le
tout. (...) Peu à peu, elle sentit un calme
bienfaisant se diffuser en elle. L'immobilité lui faisait du
bien. Longtemps, elle resta figée dans cette posture
hiératique. (...)
Immobile comme une statue,
elle attendait le signal, attendait d'avoir la balle bien en main."
L'immobilité part des
épaules de Trisha, s'étend à tout son corps,
elle se sent devenir de plus en plus lucide, de plus en plus
concentrée : "Les
frissons de Trisha diminuèrent, puis cessèrent
complètement. Au bout d'un moment, elle sentit son estomac se
dénouer, et ses spasmes intestinaux
s'adoucirent." (195/6)
Elle a aussi demandé à Tom comment il s'y prend pour
gagner à tous les coups : "Il faut que le gars en face comprenne d'entrée de
jeu qu'il n'est pas le plus fort, avait répondu Tom.
Quand lui avait-il dit cela ? Elle ne s'en souvenait plus très
bien. (...) Peut-être que Tom lui-même l'avait
prononcée lors d'une interview donnée à chaud,
à la fin d'une partie que Trisha venait de regarder assise sur
le canapé du salon, la tête nichée au creux de
l'épaule de son père." (271)
Enfin Tom Gordon est habitué aux situations critiques. S'il
rate sa balle, son équipe perd. Généralement,
cette situation particulière de l'épreuve
déterminante perturbe les acteurs, qui témoignent
souvent d'insuffisances qu'ils ne manifestent pas ordinairement. Ce
n'est pas le cas pour Gordon, qui se prépare à la
performance. Aussi Tom prévient-il Trisha de ce qui l'attend,
pour qu'elle s'y prépare dans les meilleures conditions :
" - C'est ta dernière
chance, ne l'oublie pas.
Elle le regarda, un peu déconcertée.
- Que veux-tu dire?
- La partie touche à sa fin. Tu ne peux plus te permettre la
moindre erreur.
- Écoute, Tom...
Mais il n'y avait plus personne. Tom s'était
volatilisé. Trisha ne pouvait pas dire qu'il s'était
volatilisé sous ses yeux, puisqu'il n'avait jamais
été là que dans son
imagination." (271)
Le rituel que Trisha s'est exercée à pratiquer
ressemble singulièrement à un rituel religieux. Ce rite
est une action ou un cérémonial à
caractère sacré accompli selon des règles
déterminées (rituel), garantissant l'accord -donc la
sécurité- entre le divin et la créature : un
ordre rituel qui sera respecté va confirmer l'alliance et
garantir le résultat. À la différence du mythe
(explicatif sur un plan idéologique), le rite est censé
réaliser concrètement ce qu'il symbolise. Le geste de
Trisha à l'égard de son walkman qui lui permet de
rester en contact avec le monde et Tom Gordon est significatif :
"Elle ouvrit la fermeture
éclair de la poche intérieure et l'en extirpa avec les
gestes révérencieux d'un prêtre maniant les
saintes espèces."
(65)
Trisha possède à la fin de son parcours le rituel qui
lui permettra de se mesurer au monstre. Car elle aura à s'y
mesurer et Tom Gordon ne lui a pas laissé d'autre perspective
: "Elle est partie, Tom,
dit-elle. La chose est partie. Sans doute pas pour longtemps, mais
elle est partie.
C'est vrai, répondit Tom. Mais elle va revenir. Et tôt
ou tard il va falloir que tu l'affrontes." (242)
LA
BÊTE.
La symbolique de la Bête, ou du
monstre, a une signification complexe. Dans les rites initiatiques,
le monstre représente l'ensemble des difficultés
à surmonter. Le combat contre le monstre suggère
l'effort démesuré, sa seule pensée suffit
à provoquer la peur. Se produit ainsi toute une
évolution qui va de la domination de sa peur à
l'héroïsme. En même temps, selon le psychanalyste
Carl Jung2, le dragon est symboliquement l'image de nos
énergies les plus primitives. Il représenterait les
pulsions, les complexes, les forces refoulées qui
mènent une vie ancienne et cachée et se manifestent
inopinément sous des aspects archaïques menaçants
et déstabilisateurs. Dans son affrontement, Jung voit la
conquête de l'impossible, qui ne serait pas liée
à une mort matérielle, mais à un
développement spirituel. Selon Jung, la victoire sur notre
dragon intérieur permet de récupérer nos
énergies vitales perturbées et de les utiliser en leur
plénitude dans la conduite de notre vie. Trisha appellera son
dragon, dont la présence est d'abord énigmatique, de
diverses appellations, la Chose, le Dieu des
Égarés.
La
présence de la Bête.
La Chose lui a tenu compagnie durant
sa longue marche, Trisha a pu le constater à de multiples
signes : "Pas une seconde elle
ne douta de l'existence de la créature que le Moine aux
guêpes nommait le Dieu des Égarés; pas une
seconde elle ne pensa que les marques de griffes sur les arbres ou le
renard décapité n'avaient été que des
hallucinations. Quand elle devinait la présence de la chose,
ou la percevait par l'oreille (à plusieurs reprises elle
l'avait entendue faire craquer des branches dans le sous-bois et elle
avait émis par deux fois son rauque feulement de fauve), elle
ne doutait jamais de sa réalité. Quand elle ne sentait
plus sa présence, c'est qu'elle n'était plus là,
voilà tout. Elles étaient liées l'une à
l'autre désormais et le lien ne se romprait qu'à la
mort de Trisha." (267)
La première fois qu'elle la rencontre, la Chose lui
apparaît avec des aspects diaboliques, qu'elle attribue au
traumatisme causé par les piqûres des guêpes dont
elle avait, dans un épisode précédent,
bouleversé le nid : "Dans sa lueur blafarde, Trisha discerna une silhouette
debout de l'autre côté du chemin. Une créature
aux épaules massives, aux yeux noirs, dont les oreilles
dressées ressemblaient à des cornes. Ou était-ce
des cornes ? Pour Trisha, cette créature debout sous la pluie
n'avait rien d'humain. Rien d'animal non plus, du reste.
C'était un dieu. Son dieu. Le Dieu aux guêpes!
- NON! hurla-t-elle (...).
NON ! VA-T'EN, VA-T'EN!
LAlSSE-MOI TRANQUILLE!"
(286)
Trisha est inquiète et craint le pire : "Une mort inéluctable, que sous peu elle
rencontrerait au coin d'un bois, comme aurait dit sa mère.
Mais dans les bois, il n'y pas de coins. Il y a des moustiques, des
marécages, les gouffres qui s'ouvrent soudain sous vos pas,
mais pas de coins. Il n'était pas juste qu'elle meure alors
qu'elle avait lutté avec tant d'acharnement pour survivre."
(267) Son état
général n'est pas bon, elle ne se sent pas en position
d'affronter la Bête diabolique, et elle ne se sent pas
maîtresse du jeu. Tous éléments
défavorables, qui la rendent pessimiste : "Elle était fiévreuse, lasse.
Plus que lasse même, ivre de fatigue. (...) Cette
fois, la sensation d'être observée ne l'abandonna pas,
car la chose ne l'abandonnait pas. Elle était quelque part
dans la forêt, à sa droite. (...) Elle
n'avait aucune envie de la voir. La vision qu'elle en avait eue cette
nuit à la lueur d'un éclair lui avait amplement suffi.
Son pelage, ses immenses oreilles en pointe, sa masse
énorme.
Ses yeux aussi. De grands yeux noirs, inhumains et cruels. Un peu
vitreux et néanmoins perçants.
Elle ne partira que quand elle sera sûre que je n'ai plus
aucune chance de m'en sortir, se dit-elle avec accablement. Elle ne
veut pas que je m'en sorte. Elle ne me laissera pas échapper.
" (289)
Dans les mythologies, le dragon, le monstre garde la jeune fille, et
c'est le héros qui l'affronte pour la délivrer. King va
compliquer le thème, féminisme contemporain aidant
probablement. Trisha sera effectivement marquée par la
Bête, mais le héros Tom Gordon n'aura pas la mission de
la délivrer. C'est en quelque sorte l'essence de Tom qui va se
réaliser au travers de Trisha, devenue le substitut du
héros. King va d'abord suivre les légendes, et nous
montrera la Bête prenant possession symboliquement de Trisha :
"Pendant la cinquième
manche, la chose avança jusqu'à la lisière des
bois pour la regarder. Une nuée de mouches et de moucherons
lui tourbillonnait autour du mufle. Ses yeux à l'éclat
trompeur ouvraient sur un néant infini. Un long moment, elle
resta immobile. A la fin, elle désigna Trisha de sa main aux
griffes effilées comme un rasoir - elle est à moi, n'y
touchez pas - puis recula et s'enfonça de nouveau dans le
sous-bois." (293)
Le cercle, ou le lieu clos magique dans laquelle la jeune fille est
enfermée, est bouclé : "Pendant qu'elle dormait, quelque chose avait
tracé un cercle autour de l'épave de la camionnette,
creusant un sillon à travers les feuilles mortes, les
aiguilles de pin et les fourrés. (...) Le Dieu
des Égarés était bel et bien venu visiter Trisha
cette nuit et il avait tracé un cercle autour d'elle, comme
pour dire : Tenez-vous à distance, elle est à
moi." (288)
La
description du monstre.
Comme le signale Denis Mellier, le
monstre est "nécessairement polymorphe dans ses
manifestations. (...)
Le monstre a tous les visages
du moment qu'il remplit sa fonction." 3 L'apparence du monstre est destinée à
cristalliser toutes les peurs. Colle le fait Trisha, les mythes
relient les monstres à quelque force cosmique :
"La chose venait de sortir en
rampant de sa cachette, elle en était sûre. Et à
présent elle s'approchait d'elle en tapinois. Fais ta
prière, Tom Dooley. L'instant fatal est arrive. La petite
teigne disait la chose. Le moine aux guêpes l'appelait le Dieu
des Égarés. On aurait pu lui donner bien d'autres noms
: le Seigneur des Lieux Obscurs,
Sa-Majesté-des-dessous-d'escaliers, la noire idole qui hante
les cauchemars d'enfants. Quel que soit son nom, la chose en avait
assez de jouer au chat et à la souris. Ça ne l'amusait
plus. D'un revers de sa puissante patte, elle allait écarter
les branches sous lesquelles Trisha était blottie. Ensuite
elle la dévorerait toute crue.
Grelottant et toussant, Trisha sentit que les ultimes amarres qui la
liaient à la réalité s'étaient rompues
(en fait, elle avait momentanément perdu la raison)."
(241)
Trisha entend un bruit derrière elle, alors qu'elle est
parvenue au chemin qui lui permettra de rejoindre le monde des hommes
: "Derrière elle, un
frémissement un peu plus sonore se fit entendre. Cette fois,
ça ne pouvait pas être le vent. (...)
Il l'avait laissée avancer jusqu'à ce qu'elle ne soit
plus qu'à deux doigts du salut, à portée
d'oreille de la route qui lui aurait permis de rejoindre la
civilisation dont elle s'était étourdiment
écartée. Il l'avait observée tout au long de son
pénible voyage, avec amusement peut-être, ou avec une
sorte de compassion divine si épouvantable qu'elle n'osait
même pas se l'imaginer. Il avait assez observé. Il avait
assez attendu.
Envahie d'une terreur à laquelle se mêlait une sorte
d'étrange et serein fatalisme, Trisha se retourna lentement
pour faire face au dieu des égarés." (307)
Le spectacle
de la monstruosité.
Pour la monstration kingienne de la
Bête, il est fréquent que King utilise le contenu des
peurs de l'imaginaire de celui qui l'affronte. La fonction de cette
présentation est d'étaler les peurs profondes
personnelles du vaillant, celles qu'il doit aussi
surmonter4. La Bête de Trisha est un ours, comme le lecteur
avait pu le deviner depuis longtemps aux indices donnés.
Trisha est presque déçue en le voyant :
"Quand il émergea du
sous-bois, sur le côté gauche de la route, la
première idée qui vint à l'esprit de Trisha fut
: Quoi, c'est tout? Ce n'était donc que ça? Bien des
hommes eussent pris leurs jambes à leur cou en voyant l'Ursus
americanus franchir lourdement le dernier rideau de fourrés
(c'était un ours noir dans la force de l'âge, dont le
poids devait avoisiner les deux cents kilos), mais Trisha
s'était attendue à quelque horreur inimaginable,
remontée du fin fond de
l'Érèbe." (309)
Cependant Trisha ne se fie pas aux apparences, se représente
la métamorphose et, sous la peau de l'ours, «voit»
le monstre caché : "Il
tenait une branche presque entièrement
dépouillée de son écorce. On aurait dit un
sceptre, ou la baguette d'un magicien. (...) Trisha
comprit alors que cette créature n'était pas un ours,
même si la ressemblance était trompeuse. C'était
bien le Dieu des Égarés. Qui venait enfin
réclamer son dû.
Ses yeux noirs n'étaient pas des yeux, mais des orbites
vides." (309) Si bien
qu'au-delà des apparences, Trisha visualise «son»
monstre, qui rappelle partiellement ses souvenirs récents
: "Dans ses orbites vides,
d'innombrables petites créatures bourdonnaient - asticots,
mouches minuscules, larves de moustiques et Dieu sait quoi encore,
s'agitant en une espèce de bouillon saumâtre qui
rappelait à Trisha le marécage dans lequel elle avait
pataugé." 311
Avec les vers et asticots habituels, King place évidemment les
guêpes, dont la rencontre a profondément marqué
Trisha : "Ses yeux
n'étaient pas des yeux, mais deux trous grouillants, deux
galeries de vers pleines d'insectes proliférants. Les larves
et les nymphes se bousculaient en bourdonnant dans les deux tunnels
obscurs qui menaient à l'inimaginable cerveau du Dieu des
Égarés. Il ouvrit la gueule. Elle était pleine
de guêpes. D'innombrables guêpes traînant leurs
lourdes queues chargées de venin sur les débris du
bâton qu'il avait brisé entre ses crocs et le boyau de
chevreuil rougeâtre qui lui tenait lieu de langue. Son haleine
était fangeuse, fétide, comme le
marécage." (315)
Le monstre participe du sacré. En tant que tel, il lui faut un
culte, ou des serviteurs. Avant de faire disparaître son
adversaire, une puissance maléfique essaie de l'impressionner,
et autant que possible, de recevoir l'hommage qui est dû
à la divinité, en échange de vagues promesses :
"Il était venu
réclamer son dû.
Sauve-toi, fit la voix du Dieu des Égarés. Sauve- toi
à toutes jambes, essaye d'arriver à la route avant moi.
Cet ours est lent, il n'a pas eu son content de nourriture. La
récolte de printemps a été maigre. Sauve-toi.
Peut-être qu'il te laissera la vie.
Il a raison, il faut que je me sauve, se dit-elle, et aussitôt
la voix glaciale de la petite teigne lui résonna dans la
tête : Tu ne peux pas courir, ma pauvre chérie. Tu tiens
à peine debout.
La chose qui n'était pas un ours la regardait fixement"
(311) Ce sera la
dernière fois que la seconde voix de Trisha se manifestera, la
voix raisonnable et froide qui lui a représenté sans
cesse les réalités au cours de son aventure. À
partir de ce moment, les deux Trisha se rejoindront en une fille
efficace, qui calculera toutes ses chances pour l'affrontement, et
qui ne cédera pas aux diverses interventions de la Bête
: "C'est moi qui ai tué
les chevreuils. C'est moi qui te guettais sans arrêt. C'est moi
qui ai tracé un cercle autour de toi. Sauve-toi. Ce sera une
façon de te prosterner devant moi, et peut-être que je
te laisserai la vie."
(311)
Le combat
contre le monstre.
Les rituels remplissent une fonction
importante et renvoient à la pensée mythique, qui est
une pensée de répétition. Il s'agit avant tout
de reproduire, par des rites appropriés, une
temporalité particulière, d'importance cosmique, qui
est simultanément actualité et expérience
d'éternité. Le passé est revécu dans le
présent, et simultanément, dans la mesure où le
rite se répète tel quel dans le temps et de
génération en génération, il est le
garant de la réussite de l'action. La pensée mythique
est rassurante puisqu'elle fait vivre les hommes dans un univers
clos5, dont les actions répétitives sont gages
de certitude. Pendant l'affrontement avec l'ours, Trisha
répétera le rituel qui a si bien servi à Tom
Gordon : "Trisha, les yeux
levés, soutenait son regard. Tout à coup, elle sut ce
qu'il lui restait à faire.
Il fallait qu'elle marque le point décisif
Dieu attend toujours la deuxième mi-temps de la
neuvième manche pour se manifester, lui avait expliqué
Tom. Comment gagne-t-on à tous les coups? En faisant
comprendre à l'adversaire qu'il n'est pas le plus fort. Il
peut te battre quand même... mais il ne faut pas lui
mâcher le travail.
Ce qui importe avant tout, c'est de se figer dans cette
immobilité parfaite qui irradie des épaules et
enveloppe peu à peu le corps d'un cocon de certitude absolue.
Il peut te battre, mais ne lui mâche pas le travail. Il ne faut
pas lui lancer une balle trop molle. Il ne faut pas courir.
- J'ai de l'eau glacée dans les veines, dit
Trisha." (312)
Trisha reprend consciencieusement les gestes du rituel, lève
la main, remet sa casquette à l'endroit et s'en rabat la
visière sur le front, comme Tom Gordon le fait toujours
: "Elle pivota vers le
côté droit de la route et écarta les jambes pour
se placer en fente avant tendue, jambe gauche pointée vers
l'ours qui n'était pas un ours. Pas un instant elle n'avait
quitté des yeux les orbites vacantes qui la fixaient à
travers la nuée de moucherons tourbillonnants. L'instant fatal
est arrivé! comme disait Joe Castiglione. Accrochez vos
ceintures!
- Allez, mets-toi en position, dit Trisha." (313) À ce stade, le lecteur est perplexe.
À quoi va servir la position? Trisha n'a pas de balle. Mais,
avec l'aide de King ou de son imagination, elle a un projectile
possible, son Walkman, accroché à sa ceinture :
"Elle fit passer le Walkman
derrière son dos et le retourna entre ses doigts, cherchant la
bonne prise.
- J'ai de l'eau glacée dans les veines! Si tu me mords, tu te
transformeras en bloc de glace! Allez, espèce de gros ringard!
Empoigne ta barre, ducon!"
(313)
Comme Tom Gordon avant son lancer de balle, Trisha se fige :
"Sa dernière chance,
c'était l'immobilité absolue. Et un lancer impeccable.
En donnant un maximum d'effet à la balle.
Les mains de Trisha se rejoignirent. Elle avait trouvé la
bonne prise. Le Walkman n'avait plus la consistance d'un Walkman. Il
avait la consistance d'une balle. (...) Le monde
entier s'était comme pétrifié, et à
présent elle comprenait ce que devait éprouver Tom
Gordon lorsqu'il était en posture de lanceur, dans le silence
total de l'oeil du cyclone, quand tous les manomètres tombent
à zéro, quand tous les sons refluent au loin, quand
l'instant fatal arrive."
(314) Trisha n'a pas l'assurance de Gordon, c'est son premier match,
il faut qu'elle le gagne, mais elle doute d'elle-même, faute
d'avoir fait ses preuves : "Figée dans la posture du lanceur, elle laissa
l'immobilité tresser son filet autour d'elle. Cette
immobilité qui irradie des épaules. La chose allait
sans doute la dévorer. Oui, elle l'emporterait sans doute.
C'était en son pouvoir. Mais il n'était pas question
qu'elle lui mâche le travail.
Ni que je détale."
(315) Et ce jeu de patience, qui demande une tension peu ordinaire,
va durer jusqu'au moment où Trisha trouvera le moment opportun
: "Allait-elle lancer? Pas
encore. Il fallait qu'elle reste immobile. Quelle ne fasse pas le
moindre geste. Que le batteur se contracte un maximum, qu'il soit
désarçonné, qu'il commence à se demander
si la trajectoire de la balle n'allait pas déjouer ses
prévisions." (315)
Sa situation est désespérée et, à ses
yeux, ses chances sont faibles : "Lentement, elle leva la tête, et son regard se
posa sur les orbites vides de l'ours qui n'en était pas un.
Elle comprit alors qu'il la tuerait de toute façon. Que son
courage ne suffirait pas à la sauver. Un peu de courage, c'est
tout ce qui lui restait. Et si ce n'était pas assez, tant pis.
Il était temps de lancer.
Sans même y réfléchir, Trisha ramena son pied
gauche contre sa cheville droite et amorça son mouvement. Pas
celui que son père lui avait enseigné quand ils
s'entraînaient derrière la maison. Celui qu'elle
s'était appris à elle-même en regardant Tom
Gordon à la télé." (317)
Un chasseur, par hasard ou par intervention transcendante (il porte
le maillot des Red Sox), blesse légèrement l'ours, mais
cela n'interrompt pas l'action de Trisha : "La seconde d'après, l'ours ne fut plus qu'un
ours, avec des yeux ronds et vitreux qui lui donnaient un air
effaré, presque comique. La chose s'était
changée en ours. Ou peut-être qu'elle n'avait jamais
été autre chose qu'un ours.
Mais Trisha était bien décidée à ne pas
s'en laisser conter.
Achevant son geste, elle lança sa balle, qui frappa l'ours
entre les deux yeux. Deux piles Energizer ultra-plates en jaillirent
et retombèrent sur la chaussée. Dans le genre
hallucination, on fait mieux, se dit Trisha.
- LE BARREUR EST OUT! hurla-t-elle.
En entendant ce cri rauque et triomphant, l'ours blessé tourna
les talons et détala, à quatre pattes." (320)
Est-ce l'intervention du chasseur? Le sang-froid de Trisha? Le
monstre est défait et Trisha s'en attribue le mérite :
"- Ma balle était
coupée, il n'a rien pu faire, vous avez vu? (...)
Elle aurait voulu dire à cet homme qu'elle était
heureuse qu'il la porte, heureuse qu'il soit venu à son
secours, mais elle aurait aussi voulu lui dire que l'ours qui n'en
était pas un était déjà sur le point de
détaler au moment où il avait tiré. Elle avait
vu la terreur sans nom qui s'était peinte sur son mufle hideux
quand elle avait détendu le bras. (...) Au moment
de sombrer dans l'inconscience, elle essayait toujours de dire : J'ai
marqué le point décisif." (325)
À l'hôpital,
elle rêve que Tom Gordon est venu la voir : " - Tom? dit-elle d'une voix
timide. (...) J'ai marqué le point
décisif.
- Je sais, dit-il. Tu as joué comme une déesse.
(...)
- Qu'est-ce qui était
pour de vrai, là-dedans?
- Tout, dit-il, comme si ça n'avait pas eu tant d'importance
que ça.
Ensuite il répéta :
- Tu as joué comme une déesse.
- J'ai fait une sacrée bêtise en m'écartant de la
piste, hein?
Tom la regarda d'un air un peu surpris, puis releva sa casquette de
son autre main. (...) Ensuite il
sourit. Quand il souriait ainsi, il avait l'air incroyablement
jeune.
- Quelle piste? demanda-t-il." (326)
Trisha a-elle vraiment perdu en quittant la piste? N'a-t-elle pas, en
se perdant dans la forêt, parcouru aussi un long bout de chemin
sur le trajet qui la mène à la pensée
adulte?
Le héros épique est
presque toujours un homme. Jusqu'à une période
récente, l'homme a été celui qui, de par sa
force physique et son rôle social, jouait seul le rôle du
héros. Ne partageant que rarement ses entreprises, la femme se
présentait au mieux comme passive. Au pire, elle était
une menace pour le héros, en enlisant son action par un amour
intempestif, ou en contrariant ses projets par jalousie. Bien souvent
la femme est représentée comme un épisode dans
la vie du guerrier, l'amollissant et l'affadissant. Parfois elle
l'inspire et, comme à partir du Moyen-Âge, encourage le
héros à accomplir pour elle les grands exploits
nécessaires pour la mériter. Plus rarement, elle
incarne la sagesse, qui tempère et réorganise
efficacement l'action masculine
Exceptionnellement, quelques femmes ont été
héroïques, mais elles sont peu nombreuses (Jeanne
Hachette, Jeanne d'Arc). Alors que les parcours initiatiques chez
King étaient le fait de garçons (Le corps, Le
talisman,
Désolation), seule Beverley pouvait faire bonne figure dans
Ça.
Avec La petite fille qui
aimait Tom Gordon, les
nombreux enfants de King sont enfin dotés d'une
héroïne. Notre époque est divisée par des
tendances contradictoires. Des féministes s'insurgent contre
les hommes belliqueux et conquérants. D'autres proposent aux
femmes des activités semblables aux activités
masculines, seul moyen à leurs yeux pour obtenir la
reconnaissance entière de leur condition. N'est-ce pas un
parcours masculin que King vient d'imposer à Trisha?
L'intérêt de ce roman de King est de nous faire assister
à une naissance initiatique, émergence d'un femme
nouvelle après des épreuves difficiles. Mais aussi la
révélation spirituelle, une certaine approche de son
insertion dans le cours des choses et de l'absolu. Selon Jung, le
héros accéderait à un niveau supérieur
qui lui donnerait la plénitude intérieure par la
sublimation des sens. En amplifiant, on pourrait écrire que si
toute initiation signifie la conquête de soi-même,elle
permet aussi d'accéder à une vérité d'un
autre ordre que le terrestre6.
Roland Ernould, avril 2000.
roland.ernould@neuf.fr
Site web Stephen King : http://rernould.perso.neuf.fr
6.300 m
notes
:
1 Bernard Valade Les mythologies et les rites, article dans l'ouvrage collectif L'anthropologie, de l'homme primitif aux
sociétés d'aujourd'hui, CAL, 1972, 356.
2 Carl Gustav Jung, Introduction à L'Essence de la
Mythologie, Payot
1953.
3 Denis Mellier, L'écriture de l'excès,
Champion éd., 1999, 428.
4 On peut cependant regretter que King ne varie pas
davantage ses effets (sauf dans Ça,
où est étalée une vaste panoplie de formes du
monstre. Le lecteur peut relever le plus souvent les mêmes
redites concernant les asticots, les larves, les vers, etc, qui
témoignent plutôt des peurs de King lui-même que
de celles de son héros.
5 On oppose à cette conception celle de l'homme
moderne prométhéen, qui se sert de sa pensée non
pas pour reprendre ce qui a déjà été,
mais l'utilise pour faire apparaître ce qui n'a jamais
été perçu, analysé, construit ou mis en
oeuvre, avec le projet de maîtriser toujours davantage le
monde. Cette forme de pensée est combattue encore maintenant
par nombre de religions «bloquées» dans le monde,
dont l'opposition à la pensée occidentale dissimule mal
leur désir de garder leurs conservatismes. De même, un
nombre de plus en plus grand de nos contemporains souhaitent stopper,
par crainte d'un avenir imprévisible, tout nouveau
développement en préservant ce qui est. En sauvegardant
une création à maintenir en l'état (dont ils
sont en quelque sorte les gardiens) ou en se réfugiant dans
des formes religieuses dont la répétitivité leur
semble un garant de leur durée.
6 Voir une prochaine étude sur ce site:
Trisha et le
sacré.
mes autres
études sur
La petite fille
qui aimait Tom Gordon :
TRISHA et le
SACRÉ..
L'INITIATION, MORT ET
RENAISSANCE.
LES SYMBOLES
LE BASE-BALL DANS L'OEUVRE DE
KING
La petite fille qui aimait Tom
Gordon
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 8 -
été 2000.
Contenu de ce site
Stephen King et littératures de l'imaginaire :
.. du site Imaginaire
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