La petite fille qui aimait Tom Gordon.

TRISHA et le SACRÉ.

"C'est pas comme si il n'y avait rien...

tu vois ce que je veux dire?" (212)

 

Dans la plupart des oeuvres de Stephen King se manifeste une présence transcendante (appelée de divers noms, le plus souvent Dieu - avec parfois pronoms personnels et adjectifs possessifs commençant avec une majuscule -, mais aussi d'autres appellations comme l'Ultime, ou l'Innommé). Cette présence, force de nature supérieure, est en opposition avec un adversaire dont le statut varie. Dans ces romans, les héros sont souvent des «élus», qui doivent se livrer à un combat ou une quête pour faire reculer ou détruire l'Adversaire. Cette lutte conflictuelle les oblige à surmonter de nombreux obstacles, qui demandent la mise en oeuvre de certaines qualités psychologiques ou morales. D'autre part, dans les mythologies, le monstre contrebalance l'action des dieux.
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On a vu dans une autre étude1 que la lutte contre le monstre symbolise le passage dangereux d'une frontière, qui est franchie en vivant une nouvelle expérience physique et une transformation. Cependant les conséquences du combat du héros ne se limitent pas seulement à acquérir une maturité psychique et émotionnelle plus grande, mais lui permettent aussi d'accéder à la maturité spirituelle. Traditionnellement le combat contre le monstre est ainsi lié au numineux, au sacré. Et souvent une force transcendante divine intervient au dernier moment pour permettre au héros de l'emporter.

Les peuples anciens, dans leur sagesse, avaient concentré en quelques jours des cérémonials initiatiques qui permettaient aux adolescents de se muer en hommes et les fillettes en femmes.Des souffrances particulières entraînaient une révélation, un changement de nature et l'adaptation à leur monde2. Pour les civilisations occidentales, comme pour les sociétés archaïques, comme naguère pour le scoutisme, les écoles de la brousse ont pour mission de révéler la signification concrète des choses. Il faut apprendre à lire le monde si on veut le comprendre et agir sur lui sans le ramener dans le chaos ou le désordre.

C'est le cheminement que connaîtra Trisha, petite fille de neuf ans, perdue dans une forêt du Maine qu'elle arpentera pendant huit jours dans les pires conditions d'existence. Elle y fera l'expérience d'un parcours initiatique et progressera dans la compréhension du divin.

Suède

 

CE QUE TRISHA CONNAIT DU SACRÉ.

 

Les dieux, comme les héros, sont des productions archétypiques. Le sacré, sorte de synthèse entre la forme numineuse et la condition humaine, permet de donner à cette dernière une interprétation particulière avec l'intervention d'une présence transcendantale qui fonde l'ordre humain sans y être asservi. Comme le dit Jung : "Jamais les images puissantes ne firent défaut à l'humanité pour opposer une protection magique contre la vie effrayante des profondeurs du monde et de l'âme. Les figures de l'inconscient s'exprimèrent toujours par des images protectrices et salvatrices et furent ainsi rejetées dans l'espace cosmique en dehors de l'âme." 3 Jung attribuait un caractère sacré, indicible, mystérieux à numinosité. Dans Totem et Tabou, Freud voyait l'image du pouvoir paternel transposée dans la divinité.

Ce que connaît Trisha du sacré.

Quand elle est en péril, Trisha sollicite spontanément une intervention protectrice de type paternel. Quand elle se rend compte qu'elle s'est perdue, elle commence par crier "Au secours!" (46) Elle a fait une chute, et elle pense que son walkman, seul moyen de continuer à être relié au monde, est endommagé. L'appel qu'elle lance interpelle la divinité : "Je vous en prie, mon Dieu, dit-elle, s'adressant aux bienfaisantes ténèbres, faites que mon Walkman ne soit pas cassé." (81) Et ainsi, pendant tout son parcours, les recours se succéderont. Elle prie Dieu afin qu'Il lui envoie des sauveteurs au plus vite. "Prier Dieu que son Walkman ne soit pas cassé ne lui avait posé aucun problème, car ça lui était venu spontanément. Mais là, c'était une autre paire de manches. Comme ses parents ne fréquentaient l'église ni l'un ni l'autre (bien qu'ayant été élevée dans la foi catholique, sa mère ne pratiquait plus depuis belle lurette, et son père, à sa connaissance, n'avait jamais eu aucune religion), elle s'aperçut que sur ce terrain-là aussi elle était perdue, que son vocabulaire était trop pauvre. Elle récita le Notre Père, mais les paroles qui s'échappaient de ses lèvres lui parurent plates, peu convaincantes. Dans la situation où elle était, elle aurait trouvé à peu près autant d'utilité à un ouvre-boîte électrique." (91) Fréquentes sont les épreuves où elle sollicite la faveur divine. Elle est malade, vomit, a la diarrhée : "Non, j'en peux plus! Aidez-moi, mon Dieu, je vous en supplie." (188)

Elle associe superstitieusement ses espérances à des faits à solution immédiate, comme le point marqué lors d'un match de base-ball : "Si Tom leur [les joueurs de son équipe] sauve la mise, je serai sauvée aussi. Cette pensée l'illumina soudain, comme si un feu d'artifice s'était déclenché dans sa tête.
C'était idiot, bien sûr."
(105) Mais "ça lui semblait d'une évidence irréfutable, et même aveuglante. Si Tom Gordon leur sauvait la mise, il lui sauverait la mise aussi." (106)

Elle ne se contente pas d'espérer et de supplier. En fille bien élevée, elle remercie quand un bienfait lui paraît accordé, comme quand elle peut satisfaire une soif intense : "Retirant du torrent glacial son visage ruisselant et boueux, elle le leva vers le ciel qui s'enténèbrait, haletante, un sourire béat aux lèvres." (189) Ou encore : "Dans cet instant, elle jouissait d'une ineffable tranquillité. C'était même plus que de la tranquillité. Elle éprouvait un bonheur suprême. Un bonheur comme elle n'en avait encore jamais éprouvé de sa vie. Si je m'en sors, comment ferai-je pour leur expliquer? se demanda-elle. (...) L'essentiel, c'est tellement simple. Il suffit de manger... de trouver à manger et de se remplir le ventre...
- L'Imperceptible, dit Trisha.
(...)
L'Imperceptible? Qu'est-ce que c'est que ça, ma chérie?
- Eh bien, fit Trisha d'une voix songeuse, lente, un peu ensommeillée. C'est pas comme si il n'y avait rien... tu vois ce que je veux dire?"
(212)

Ce qu'on lui a appris sur Dieu.

D'où vient cette appellation, l'Imperceptible? Les parents de Trisha, on l'a vu plus haut, ne sont guère croyants, et les quelques informations qu'elle possède lui viennent de l'école et de l'entourage. Trisha ne se souvient pas d'avoir jamais abordé le problème de Dieu avec sa mère. Mais il y a un mois cependant, elle avait demandé à son père s'il croyait en Dieu : "Qu'est-ce qui te prend de me poser des questions pareilles, ma puce?
Trisha avait secoué la tête, car elle n'en savait rien.
(...) Une idée effrayante lui germa dans la tête : se pouvait-il que la question lui soit venue aux lèvres parce qu'elle avait eu, tout au fond d'elle, une obscure prescience de ce qui allait lui arriver? Parce qu'ayant pressenti qu'elle aurait besoin de croire un peu en Dieu pour s'en sortir, elle avait décidé de lancer une sorte de fusée de détresse?" (91) Comme beaucoup d'humains, Trisha croit en une intentionnalité dans ce qui arrive, qu'elle soit appelée chance ou providence. Pour elle le résultat du hasard justifié par le calcul statistique des probabilités n'est pas admissible, et sa physique se confond avec la croyance anthropomorphique.

Son père lui explique qu'il ne croit pas dans le Dieu traditionnel, mais dans ce qu'il appelle l'Imperceptible : "Je ne crois pas en un Dieu doué d'intelligence qui dirigerait le vol de tous les oiseaux d' Australie et de tous les hannetons des Indes, en un Dieu qui inscrirait tous nos péchés dans son grand Livre d'or pour nous demander des comptes après notre mort. Je refuse de croire en un Dieu qui aurait créé des méchants uniquement pour les envoyer rôtir dans un enfer Inventé par Lui dans ce dessein exprès, mais je suis bien obligé de croire en quelque chose." (94) Le père de Trisha situe sa croyance dans une perspective théiste4 , qui n'est pas celle de la Révélation : "Oui, il doit y avoir quelque chose. Une force énigmatique qui oeuvre insensiblement en faveur du bien. (...) Je crois qu'il existe une Force qui empêche les adolescents ivres (ou du moins la plupart d'entre eux) de se planter en voiture quand ils reviennent du bal de fin d'études de leur lycée ou de leur premier concert de rock. Qui empêche les avions de se casser la gueule même en cas de grave défaillance mécanique. Il y a bien quelques catastrophes, mais elles sont rares. Le seul fait qu'on n'ait pas lâché une seule bombe atomique sur des gens depuis 1945 prouve bien qu'il y a quelque chose qui nous protège. (...) Le Dieu plein d'amour, à qui rien n'échappe, il me faudrait des preuves tangibles pour croire à son existence. Mais je crois qu'il existe une force.
- L'Imperceptible ?
- Tu m'as compris."
(96)

Trisha voudrait bien aller plus loin dans les explications (elle n'est pas seulement, comme le dit sa mère, "grande pour son âge." Elle semble aussi avoir l'esprit métaphysique développé!). Sous la forme d'une boutade, le père de Trisha donne un exemple de croyance : "Je crois que grâce à ton Tom Gordon chéri, les Red Sox vont gagner tous leurs matches cette année, avait-il dit. Je crois qu'à l'heure actuelle il n'existe pas de meilleur lanceur que lui." (97)

Dans sa clairière, seule et désemparée, Trisha se remémore ces propos en se disant : "Je ne peux pas prier l'Imperceptible, c'est impossible. Qui prier, alors? Tom Gordon? Non, ça aurait été ridicule." (98) Trisha n'a d'autre choix qu'entre l'Imperceptible et le Dieu du ciel auquel s'adresse Tom Gordon.
Pour une petite fille, le Dieu auquel se réfère Tom Gordon est d'une conception plus abordable et d'un pouvoir paternaliste plus explicite que l'Imperceptible. Gordon a l'habitude de remercier son Dieu d'un geste particulier quand il a marqué un point victorieux : "
Juste avant qu'ils arrivent, Gordon avait exécuté son geste fameux, le geste de la victoire. Comme toujours, il avait levé le bras droit et pointé rapidement l'index vers le ciel." À la fin de sa première dure journée d'errance, Trisha veut marquer sa satisfaction d'être encore en vie : "Avant de reposer la tête sur son bras, elle le leva brièvement, pointant l'index vers le ciel, comme Tom Gordon. Pourquoi s'en serait-elle privée? Après tout, quelque chose lui avait permis de se sortir à peu près indemne de cette épouvantable journée. Et montrer le ciel du doigt lui donnait la sensation que le quelque chose en question avait un rapport avec Dieu. La chance, on ne peut pas la montrer du doigt. L'Imperceptible non plus." (113) Trisha n'a pas appris à prier et ne connaît que «Notre Père» : "Son geste lui fit du bien. (...) Il lui donnait plus l'impression de prier que si elle avait récité n'importe quelle litanie apprise par coeur." (114)

LA TRILOGIE.

Lors d'un rêve, Trisha associe de multiples impressions, trois papillons qu'elle vient de voir voler à côté d'elle dans la clairière, les propos de son père, le souvenir de son professeur de sciences naturelles. Elle voit trois hommes, vêtus de longues robes semblables à celles que portent les moines dans les films sur l'époque médiévale qu'elle a pu voir. Elle ne peut voir leurs visages, dissimulés par les cagoules relevées. Trisha est un peu déconcertée, mais pas effrayée. Elle constate que la robe du moine placé au centre est noire, alors que celle des deux autres moines est d'un blanc immaculé. Elle leur raconte sa mésaventure et leur demande de l'aider : "Aidez-moi, s'il vous plaît.
Ils restaient là, muets, à la regarder (du moins elle supposait qu'ils la regardaient), et c'est alors que Trisha commença à avoir peur. Ils avaient les bras croisés, en sorte que même leurs mains étaient dissimulées par les manches interminables de leurs robes.
- Qui êtes-vous ? Allez-vous me le dire, à la fin?"
(214/5)
King s'amuse un instant de sa trilogie
5 - qu'on a déjà rencontré dans Insomnie avec les trois Parques/petits hommes chauves : "Dans ces affaires-là, les choses se déroulent toujours suivant un certain ordre : le génie de la bouteille vous accorde trois voeux, Jack escalade trois fois le haricot géant, il y a trois ours dans la petite maison de la foret, on a trois jours pour deviner le nom du nain maléfique." (217)

Le dieu traditionnel.

En fait, les deux personnages en blanc symbolisent les deux conceptions du dieu biblique traditionnel (celui du «Notre Père», et celui du théisme paternel) : "Le moine blanc de gauche fit un pas en avant et quand il leva les mains vers sa cagoule, ses manches se retroussèrent, découvrant des doigts pâles et filiformes. Il repoussa la cagoule, révélant un visage intelligent (quoiqu'un tantinet chevalin) au menton un peu fuyant. Il ressemblait à monsieur Bork, le prof de sciences nat grâce auquel les élèves de l'école élémentaire de Sanford avaient tout appris sur la Faune et la flore de la Nouvelle-Angleterre... y compris sur les célèbres faines du hêtre, bien entendu. La plupart des garçons de sa classe, et quelques-unes des filles (Pepsi, par exemple) le désignaient sous le sobriquet de «monsieur Beurk»). Debout sur l'autre rive du ruisseau, les yeux chaussés de petites lunettes rondes à monture dorée, il regardait Trisha.
- C'est le Dieu de Tom Gordon qui m'envoie, dit-il. Celui qu'il montre du doigt chaque fois qu'il marque."
(215)

Monsieur Beurk va justifier pour Trisha la position d'un Dieu qui ne peut - ou ne désire plus - s'occuper des affaires humaines, et qui fait des choix : " Il ne peut pas te venir en aide, continua monsieur Beurk. Il est débordé aujourd'hui. Il y a eu un tremblement de terre au Japon, entre autres. Une sacrée secousse. Du reste, il s'est fixé pour règle de ne jamais intervenir dans les affaires humaines. Toutefois, il a une passion pour le base-ball, je te l'avoue. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit un ardent supporter des Red Sox." (216) Trisha tient une explication. Si Dieu est rarement présent, on peut le rencontrer dans le domaine du base-ball...

L'Imperceptible.

Quand le second moine blanc relève sa cagoule, Trisha voit qu'il ressemble un peu à son père comme le précédent ressemblait à monsieur Bork : "- Laissez-moi deviner, lui dit-elle. C'est l'Imperceptible qui vous envoie, n'est-ce pas?
- Pour tout te dire, je suis l'Imperceptible, lui répondit d'un air un peu gêné l'homme qui ressemblait à son père. Pour t'apparaître, j'ai été forcé de prendre l'aspect de quelqu'un que tu connais bien, car je ne dispose que d' un pouvoir très limité, tu comprends. Je suis navré, Trisha, mais je ne peux rien faire pour toi."
Devant cet abandon - de son père en plus! -Trisha est prise d'une soudaine colère : "Seriez-vous ivre? s'écria-t-elle. (...) Vous avez bu, avouez-le! Je sens l'odeur d'ici. Alors là, c'est la meilleure!
Le représentant de l'Imperceptible la gratifia d'un sourire penaud puis sans ajouter un mot de plus recula d'un pas et remit sa cagoule en place."
(217/8) Le père de Trisha boit, et de là viennent en partie les dissensions dans la famille et la rupture du mariage. Un vague espoir avec le premier moine, un abandon par le second... Le troisième moine lui fait peur d'emblée.

Le Dieu des Égarés.

Le moine noir rassemble et cristallise toutes les peurs de Trisha : celle de la Bête, qui laisse partout des traces : "Il leva les bras et en se retroussant les manches noires révélèrent de longues griffes jaunes. Les griffes qui avaient lacéré les arbres et arraché la tête du chevreuil avant de déchirer son cadavre." Quand il relève sa cagoule, il rappelle à Trisha son épreuve la plus marquante, sa poursuite par les guêpes et leurs nombreuses piqûres : "Il n'avait en guise de visage qu'une masse confuse de guêpes, essaim grouillant et bourdonnant dont la forme évoquait vaguement celle d'une tête humaine. Au gré de leurs ondulations, les guêpes traçaient de mouvantes esquisses de traits : une orbite cave, des lèvres retroussées en un rictus hideux. La tête émettait le même vrombissement que le noir collier de mouches qui s'était formé autour de la gorge arrachée du cerf."

Le moine noir est le seul qui s'intéresse vraiment à Trisha : "C'est la chose qui m'envoie, annonça-t-il d'une voix bourdonnante, qui n'avait rien d'humain. (...) C'est le Dieu des Égares qui m'envoie. Celui qui t'observe. Celui qui t'attend. Celui qui est ton miracle autant que tu es le sien.
Trisha voulut hurler pour le faire fuir, mais ses lèvres n'émirent qu'une espèce de gémissement rauque.
- En ce monde, il faut toujours s'attendre au pire, ton intuition ne t'a pas trompée sur ce point, continua le moine noir de sa voix grinçante de frelon.
(...) La peau du monde est tissée d'aiguillons, tu viens de le constater de tes propres yeux." (219/20) Le moine noir est le prêtre du Léviathan, du monstre, qui pourchasse le pauvre humain abandonné de ses dieux protecteurs : "Le moine aux guêpes l'appelait le Dieu des Égarés. On aurait pu lui donner bien d'autres noms : le Seigneur des Lieux Obscurs, Sa-Majesté-des-dessous-d'escaliers, la noire idole qui hante les cauchemars d'enfants." Le monstre est le symbole des peurs. Et plus tard, Trisha verra la Bête : "Cette créature n'était pas un ours, même si la ressemblance était trompeuse. C'était bien le Dieu des Égarés. Qui venait enfin réclamer son dû.
Ses yeux noirs n'étaient pas des yeux, mais des orbites vides."
(309) Quand il s'approche de Trisha, elle y reconnaît à nouveau le traumatisme des piqûres : "Tandis qu'il courait, ses oreilles s'aplatirent et son mufle se retroussa, laissant échapper un bourdonnement qu'elle reconnut aussitôt. C'était celui d'un essaim de guêpes. Il avait pris l'aspect extérieur d'un ours, mais au-dedans il n'avait pas changé. Au-dedans, il était plein de guêpes. Bien sûr! C'était l'évidence même, puisque le moine noir au bord du ruisseau avait été son prophète.
Sauve-toi, disait-il en venant vers elle.
(...) Sauve-toi, c'est ta dernière chance." (313)

LE CHOIX DE TRISHA.

Perdue, seule, méditant à la clarté de la lune, Trisha philosophe et se dit que "l'hypothèse la plus plausible était celle de l'Imperceptible, celle d'un Dieu qui ne savait même pas qu'Il était Dieu, un Dieu qui ne s'intéressait pas aux petites filles perdues, un Dieu indifférent à tout, un Dieu dont l'esprit engourdi par l'ivresse ressemblait à un nuage d'insectes tourbillonnant sans relâche, un Dieu dont la lune aurait été l'oeil vide et hébété." (122) Mais Trisha ressent le besoin d'une aide et se détourne de l'Imperceptible, un dieu qui ne peut rien pour elle et qui, psychologiquement comme sentimentalement, lui est difficilement accessible : "Elle but un peu d'eau et s'abîma dans la contemplation du ciel. Elle repensa aux paroles de Monsieur Beurk. Il lui avait dit que le dieu de Tom Gordon ne pouvait pas s'occuper d'elle, qu'il avait d'autres chats à fouetter. Trisha trouvait ça louche. Ça ne devait pas être tout à fait vrai. En tout cas, Il n'était pas là, c'était l'évidence même. Peut-être qu'Il aurait pu venir à son secours, mais qu'Il ne le voulait pas. Toutefois, Il a une passion pour le base-ball, je te l'avoue, avait ajouté monsieur Beurk. Ce qui ne veut pas dire qu'Il soit un ardent supporter des Red Sox." (298) Aussi quand elle ne trouve pas son chemin, ce n'est pas sur l'Imperceptible qu'elle compte, mais sur le dieu de Tom Gordon, en dépit de son silence exaspérant : "C'est un sentier qu'il lui fallait découvrir à présent. Je vous en prie, mon Dieu, aidez-moi à le trouver, songea-t-elle en fermant les yeux. C'est au Dieu de Tom Gordon qu'elle s'adressait, pas à l'Imperceptible. Elle n'était pas à Malden, chez son père, ni à Sanford, et c'est d'un Dieu bien tangible qu'elle avait besoin, un Dieu qu'on pouvait désigner de son index dressé quand on avait marqué le point salvateur. Je vous en prie, mon Dieu, accordez-moi une belle fin de partie." (277)
Son fétiche est sa casquette, à l'effigie des Red Sox. Fripée, tachée de sueur, souillée d'innombrables fragments végétaux de toutes sortes, déformée, elle joue le rôle d'un talisman pour Trisha. Elle la doit à son père : "
Cette casquette était son trésor, elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. C'est son père qui avait obtenu la signature de Tom Gordon. Il avait expédié la casquette." Tom (ou le secrétaire de son fan-club) la lui avait renvoyée après y avoir apposé son paraphe sur la visière. Trisha n'est même pas certaine qu'elle porte la signature authentique de Tom Gordon, mais qu'importe : "En dépit de tout, elle restait son bien le plus précieux. (...) La signature de Tom, brouillée par la pluie et le contact répété des mains moites de Trisha, était presque effacée à présent. Il n'en subsistait qu'une vague trace noirâtre. Mais une trace, c'était mieux que rien. Et Trisha était toujours là, elle. Du moins pour le moment.
- Eh! toi, là-haut! dit-elle, même si t'es pas pour les Red Sox, tu pourrais être pour Tom Gordon. Qu'est-ce que ça te coûterait, hein? Et puis comme ça au moins tu existerais un peu."
(299) L'idée qu'un dieu qui ne s'exprime pas est, sinon mort, du moins en perdition dans l'esprit des hommes est une idée que l'on trouve fréquemment chez King.

Trisha sauvée.

Pour vaincre le Dieu des Égarés, Trisha va utiliser le rituel religieux qui fonctionne si bien avec Tom Gordon. Dans les religions, les rituels remplissent une fonction importante. Il s'agit avant tout de reproduire, par des gestes ou paroles appropriés, une temporalité particulière, d'importance cosmique qui est le garant de la réussite de l'action. La pensée mythique rituelle est rassurante et ses actions répétitives sont gages de certitude. Pendant l'affrontement avec l'ours, Trisha répétera les gestes qui ont si bien servi à Tom Gordon : "Trisha, les yeux levés, soutenait son regard. Tout à coup, elle sut ce qu'il lui restait à faire.
Il fallait qu'elle marque le point décisif.
Dieu attend toujours la deuxième mi-temps de la neuvième manche pour se manifester, lui avait expliqué Tom. Comment gagne-t-on à tous les coups? En faisant comprendre à l'adversaire qu'il n'est pas le plus fort. Il peut te battre quand même... mais il ne faut pas lui mâcher le travail.
(...) Il peut te battre, mais ne lui mâche pas le travail. Il ne faut pas lui lancer une balle trop molle. Il ne faut pas courir.
- J'ai de l'eau glacée dans les veines, dit Trisha."
(312)

Comme Tom Gordon avant son lancer de balle, Trisha se fige dans la posture efficace : "
Sa dernière chance, c'était l'immobilité absolue. Et un lancer impeccable. En donnant un maximum d'effet à la balle." (314) Trisha n'a pas l'assurance de Gordon, c'est son premier «match», il faut qu'elle le gagne, mais elle doute d'elle-même, faute d'avoir fait ses preuves : "Figée dans la posture du lanceur, elle laissa l'immobilité tresser son filet autour d'elle. Cette immobilité qui irradie des épaules. La chose allait sans doute la dévorer. Oui, elle l'emporterait sans doute. C'était en son pouvoir. Mais il n'était pas question qu'elle lui mâche le travail.
Ni que je détale."
(315) Sa situation est désespérée et, à ses yeux, ses chances faibles : "Lentement, elle leva la tête, et son regard se posa sur les orbites vides de l'ours qui n'en était pas un. Elle comprit alors qu'il la tuerait de toute façon. Que son courage ne suffirait pas à la sauver. Un peu de courage, c'est tout ce qui lui restait. Et si ce n'était pas assez, tant pis. Il était temps de lancer.
Sans même y réfléchir, Trisha ramena son pied gauche contre sa cheville droite et amorça son mouvement. Pas celui que son père lui avait enseigné quand ils s'entraînaient derrière la maison. Celui qu'elle s'était appris à elle-même en regardant Tom Gordon à la télé."
(317) Trisha va utiliser son walkman comme balle.

Un chasseur, par hasard ou par intervention transcendante (il porte le maillot des Red Sox), blesse légèrement l'ours, mais cela n'arrête pas Trisha : "
La seconde d'après, l'ours ne fut plus qu'un ours, avec des yeux ronds et vitreux qui lui donnaient un air effaré, presque comique. La chose s'était changée en ours. Ou peut-être qu'elle n'avait jamais été autre chose qu'un ours.
Mais Trisha était bien décidée à ne pas s'en laisser conter.
Achevant son geste, elle lança sa balle, qui frappa l'ours entre les deux yeux. Deux piles Energizer ultra-plates en jaillirent et retombèrent sur la chaussée. Dans le genre hallucination, on fait mieux, se dit Trisha.
- LE BARREUR EST OUT! hurla-t-elle.
En entendant ce cri rauque et triomphant, l'ours blessé tourna les talons et détala, à quatre pattes."
(320)
Est-ce l'intervention du chasseur? Le rituel de Tom Gordon? Le sang-froid de Trisha? Une intervention divine inespérée? Le monstre est défait et Trisha s'en attribue le mérite : "
- Ma balle était coupée, il n'a rien pu faire, vous avez vu? (...)
Elle aurait voulu dire à cet homme qu'elle était heureuse qu'il la porte, heureuse qu'il soit venu à son secours, mais elle aurait aussi voulu lui dire que l'ours qui n'en était pas un était déjà sur le point de détaler au moment où il avait tiré. Elle avait vu la terreur sans nom qui s'était peinte sur son mufle hideux quand elle avait détendu le bras.
(...) Au moment de sombrer dans l'inconscience, elle essayait toujours de dire : J'ai marqué le point décisif." (325)
À l'hôpital, où on la soigne pour sa pneumonie contractée au cours de son aventure, elle rêve que Tom Gordon est venu la voir : "Elle aperçut sa silhouette blanche et fantomatique à l'autre bout de la clairière.
- Quand est-ce que Dieu intervient, Trisha? lui cria-t-il.
Elle voulut répondre : Dans la deuxième mi-temps de la neuvième manche, mais aucun son ne s'échappa de ses lèvres."
(327) La boucle s'est fermée : c'est bien le dieu de Tom Gordon qui l'a sauvée.
Le chasseur lui-même est perplexe : "
À vrai dire, il ne savait pas trop ce qu'il avait vu. L'espace de quelques secondes, pendant que la gamine et l'ours étaient pétrifiés l'un en face de l'autre, il s'était demandé si cette créature était bien un ours. Toutefois, il ne l'avoua jamais à personne. Une réputation de pochard, c'est déjà assez lourd à porter. Il n'aurait pas voulu que les gens croient qu'il travaillait du chapeau par-dessus le marché." (322)

Il lui reste à passer le message à son père, celui qui lui a parlé de Dieu la première fois. Elle triomphe silencieusement à l'hôpital, où ses parents, réunis, sont venus la voir. Pour expliquer à son père que son Imperceptible n'a guère été d'utilité dans son cas, elle lui explique par gestes ce qu'elle désire : "Il lui mit la casquette dans la main et quand les doigts de Trisha se refermèrent sur la visière, il les embrassa. Trisha se mit à pleurer. En silence, comme sa mère et son frère. (...)
Elle fit passer sa main droite au-dessus de son corps, sans quitter un instant son père des yeux, car il saurait où elle voulait en venir, lui. Et s'il la comprenait, il lui servirait d'interprète.
Trisha tapota la visière de sa casquette, puis elle désigna le plafond de son index dressé.
Un grand sourire radieux illumina le visage de son père. Jamais elle n'avait vu un sourire aussi doux, aussi sincère. S'il existait un chemin, il était forcément là. Voyant qu'il l'avait comprise, Trisha ferma les yeux et s'abandonna à un sommeil bienheureux."
(330)

King s'est appliqué une fois encore à montrer que l'ordre humain a ses limites, qu'il ne se suffit pas, et n'a de valeur que par rapport à sa participation à un numineux qui le dépasse et le fonde à la fois. Trisha a découvert que l'action dans la foi et la victoire sur soi sont certes utiles dans un monde où rien ne s'obtient sans effort. Par son initiative, sacralisée par le rituel initiatique, elle a accédé à des vérités fondamentales, de caractère spirituel et de portée considérable. Elle est ainsi entrée dans la connaissance des mystères suprêmes, ceux qui régissent les destinées. Par les contacts qu'elle a eus avec les représentants des puissances supérieures, Trisha a compris les réalités cachées derrière le conflit des ordres et l'énigmatique partie d'échecs dont les humains sont les pions. Avec la foi, on peut tout risquer. Et espérer le miracle...

C'est ce qui explique que la troisième phase de l'initiation, la victoire remportée, tombe à plat dans les romans de King, vidée de tout contenu. Car entrés dans le secret des dieux, les héros oublient vite, une fois retournés à la vie normale : en effet, pour le romancier qui propose de si vastes perspectives, quelle autre solution, le moment de la victoire passée, que de laisser sombrer l'initié au niveau des réalités quotidiennes? Comment seulement expliquer son expérience aux hommes ordinaires? De quelle utilité individuelle ou collective peut être cette découverte que le monde est dominé par des forces formidables, qui dépassent notre entendement? Conduire à la paralysie ou la peur? On ne regarde pas en face impunément les grands mystères cachés du cosmos. Mieux vaut ne garder que des souvenirs évanescents d'une période traumatisante, mais victorieuse.


Roland Ernould,
© mai 2000.

Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

notes :

1 Étude : Le héros et la Bête.

2 Voir l'étude : L'initiation, mort symbolique et renaissance.

3 Carl Jung, Psychologie de l'inconscient, Buchet-Chastel, 1963.

4 Le déisme (selon Kant) est l'affirmation d'une cause première, d'un absolu, mais sans attributs moraux. Le déisme, que sa conception soit proche ou éloignée des religions, se caractérise par son caractère philosophique, c'est à dire son indépendance à l'égard de toute révélation religieuse (ou, dans des cas particuliers comme celui de Voltaire, par son hostilité aux religions établies)
Le théisme repose sur l'affirmation d'un Dieu régulateur, mais qui n'intervient pas dans les cas individuels.

5 Le chiffre 3, premier nombre impair, tient une grande place dans les mythes religieux. La plus ancienne triade est moyen-orientale (Perse) avec Ormuzd/Mazdâ, le seigneur de la sagesse, créateur de l'univers. Tout ce qui est bon, beau ou utile est l'oeuvre de Mazdâ: ainsi la lumière, le feu, l'eau, les moissons, les fruits, les animaux domestiques. Ormuzd/Mazdâ est assisté par Spenta Manyu, ou Esprit-Saint, qui représentait le Bien et la Vérité. La force opposée est le principe du Mal, Angra Manyu ou Ahriman, la force destructrice, les maladies et la vermine. On peut citer la trinité hindoue (Bouddha le créateur, Vishnou le conservateur et Shiva le destructeur); la trinité chrétienne; Mithra (dieu proche-oriental). Le chiffre 3 intervient en nombre d'autres croyances : les 3 demeures des Grecs (Ciel, Terre, Enfers), les 3 Grâces, les 3 Furies, etc. Dans la religion chrétienne les 3 rois mages, les 3 crucifix du calvaire, le coq chantera 3 fois... On a aussi relevé que Jésus serait mort à 33 ans, à 3 heures de l'après-midi et serait ressuscité le 3è jour...

mes autres études sur La petite fille qui aimait Tom Gordon :

LE HÉROS ET LA BÊTE.

.L'INITIATION, MORT ET RENAISSANCE.

LES SYMBOLES

LE BASE-BALL DANS L'OEUVRE DE KING

La petite fille qui aimait Tom Gordon

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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 # 9  : automne 2000.

 

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