Stephen King : LA TEMPÊTE DU SIÈCLE.
"Quand toutes les options que l'on a doivent faire mal,
laquelle est la bonne?"Mike (442)
Scénario-roman. Réalisateur de la série télévisée: Craig R. Baxley. Trois épisodes de deux heures, diffusés sur ABC les 14, 15 et 18 février 1999. Le scénario a été écrit en trois mois, de décembre 1996 à février 1997. L'Avant-propos a été rédigé en juillet 1998.
© King 1999. Traduction fr. de William Olivier Desmond, parue chez Albin Michel, février 1999
Dans La Tempête du Siècle, King traite plusieurs problèmes qui nous intéressent tous en une période où, la toute puissance des médias, les séductions d'une consommation standardisée et l'urbanisation aidant, l'esprit civique des citoyens va se dégradant dans les sociétés qui l'avaient difficilement acquis. Il nous pose d'abord le problème particulier du difficile passage de la mentalité clanique à des valeurs supérieures. La Tempête est ensuite une fable allégorique de portée universelle, reprenant une fois encore le thème de l'invasion par le mal (l'agresseur, la peste, le démon), qui fait souvent penser à La Peste d'Albert Camus, oeuvre évidemment d'un tout autre calibre. Mais on y retrouve les réactions d'une société face au fléau, les dommages causés aux corps et aux esprits, la collaboration lâche de la plupart, la résistance du meilleur, qui n'empêche pas la souffrance, la mort et la déportation. Et puis, la peste ou le fléau disparu, pour les survivants le déséquilibre ou la vie médiocre qui continue... Dans le silence. Rien n'a changé pour la plupart.
Une île au large du Maine,
Little Tall Island, que l'on connaissait par Dolores Claiborne, vit repliée sur elle-même. Une
île pourrait constituer le lieu d'une communauté
idéale: tout le monde se connaît, peut s'aider, les
échanges sont faciles.
"Il n'en est existe pas
[des
collectivités]dont les
liens sociaux soient aussi serrés, aux États-Unis, que
celles de ces îles, au large du Maine. Les habitants y sont
soudés par leur situation, par la tradition, par des
intérêts communs, par des pratiques religieuses
identiques et par un travail difficile, parfois dangereux. Ils ont
également des liens de sang et un esprit
clanique."(9) Ils
reçoivent l'été des touristes, mais l'île
est mentalement fermée aux étrangers. Ils sont autres,
et le seront toujours. En dépit des relations qu'ils ont avec
le continent, des moyens modernes de communication qui l'y relient,
les îliens perpétuent des modes de pensée d'un
autre âge. Si la modernité s'est installée dans
les demeures, elle ne l'est pas dans les esprits.
Mais, s'ils font partie d'un groupe géographiquement
soudé, les habitants n'ont pas les mêmes
intérêts. En fait, les hommes ne donnent pas volontiers
un coup de main pour les tâches collectives (154). Ils n'aiment
guère leur maire Robbie, mais s'en remettent à sa
circonspection rusée pour diriger sans vague les affaires
publiques. Le révérend pense idéologiquement
pour eux. "Il n'y a pas
d'athées (...),
et peut-être pas
d'incroyants quand la Tempête du siècle se
déchaîne et menace de faire écrouler la
maison."(337) D'ailleurs,
l'inscription au-dessus de la porte d'entrée de la salle de
réunion de l'hôtel de ville est claire: AYONS CONFIANCE EN DIEU ET LES UNS DANS LES
AUTRES. (373)
Ceci posé, c'est en fait le «chacun ses petites
affaires», «ne te mêle pas des miennes, je ne me
mêlerai pas des tiennes». "Votre patelin est plein d'adultères, de
pédophiles, de voleurs, de goinfres,d'assassins, de brutes, de
crapules et de crétins stupides. Moi aussi, je les connais
tous. Nés dans la luxure, tombés en pourriture.
Nés dans le péché, pas la peine de vous
cacher."déclare le
visiteur diabolique (367) En révélant publiquement les
fautes des uns et des autres, il met à jour l'hypocrisie de
chacun. Tous ont des fautes à leur actif, que le visiteur
mystérieux signale publiquement. Au maire, fils sans coeur.
"Tu étais avec une
catin à Boston lorsque ta mère est morte à
Machias. (...)
Elle est morte
étouffée à force de t'appeler. N'est-ce pas
charmant?"(70) D'un autre:
"Ton père est un
voleur... Au cours des six derniers mois, à peu près,
il a subtilisé plus de quatorze mille dollars à la
compagnie maritime qui l'emploie. Il s'en est servi pour
jouer... (ton
confidentiel)... mais il a
perdu."(375) D'un
troisième: "Tiens-tiens, Johnny Harriman... Le garçon
qui a mis le feu à la scierie de Machias, de l'autre
côté du détroit...(...) Il y a deux
ans, juste après qu'on vous ait flanqué à la
porte."À son complice:
"Et Kirk vous a donné
un coup de main... n'est-ce pas, Kirk? Bien évidemment
-après tout, il faut bien s'aider entre amis, n'est-ce pas?
Soixante-dix hommes ont perdu leur travail, mais vous, vous avez eu
satisfaction, n'est-ce pas?"(376) À des violents qui, en le frappant à
coups de queues de billard, ont crevé un oeil à un
homosexuel: "Je peux vous
donner son adresse, si vous voulez. Je ne sais pas, moi, vous
pourriez avoir envie, tous les trois, de le priver de ce qui lui
reste de lumière.
(...) Ça ne vous dirait
pas de lui crever le deuxième oeil, de finir le
boulot? (...) Nés dans le péché,
pourquoi vous cacher?"(377)
Et tous les habitants ont peur de se voir reprocher quelque
chose...
Certains paraissent scandalisés de ces
révélations publiques. Parce qu'elles ont
été dites. Mais la plupart savaient. Comme on se
doutait des dizaines d'années plus tôt du crime de
Dolores Claiborne. On sait que tel pêcheur de homards trafique
de la marijuana. La fille qui vient de se faire avorter sur le
continent paraît d'abord surprise en public quand Linoge lui
annonce que son ami la trompe. Mais lors d'une discussion avec lui,
elle lui dit: "Oui, je le
savais. La plus grande pute de la côte, et toi qui lui cours
après comme si elle avait le feu au derrière et que tu
voulais l'éteindre.
(...) Il y a quelque chose que
je ne comprends pas. Je ne t'ai jamais dit non. Pas une seule fois je
ne t'ai dit non. Et malgré cela... Combien de fois
ça te prend par jour, Billy?"(206/7) Car, au-delà des expressions publiques
convenues de réprobation, les habitants acceptent leurs
faiblesses réciproques, pourvu que cela reste entre soi:
"La vie sur l'île est
comme un feuilleton télé où l'on connaît
tous les acteurs."(42)
Ce qui régit l'île, comme certaine île
méditerranéenne chez nous, c'est l'omerta, la loi du
silence. Comme le dit le maire: "Pas besoin d'aller le crier sur les toits. Les affaires
de l'île ne regardent que les gens de l'île; les choses
ont toujours été comme ça, pas de raison
qu'elles changent."(235) La
tempête va couper les habitants de toute relation avec
l'extérieur et permettre la révélation de ce
qu'est la réalité humaine de l'île. Comme les
rats et la peste qu'ils amènent mettront Oran en état
de siège.
Dans la plupart des cas où un
envahisseur commet des exactions et fait état d'exigences, les
collaborateurs qui acceptent l'inacceptable se disculpent en
utilisant l'argument de la force. Dans La Tempête, une dimension supplémentaire apparaît:
l'envahisseur formule une exigence qui oblige les îliens
à donner leur accord. C'est cet accord collectif et tout ce
qu'il amène comme conséquences, qui va être
l'enjeu de cette tragédie.
La communauté doit donner un de ses enfants1. Linoge a le pouvoir de tuer, mais pas de
prendre. Comme le veut la tradition diabolique et vampirique, un
accord est nécessaire, un marché doit être
conclu. Ce marché, passé entre Linoge et les
îliens se révèle abominable: "Je veux quelqu'un -quelqu'un que
j'élèverai et à qui je dispenserai mon
enseignement; quelqu'un à qui je puisse transmettre mon
enseignement; quelqu'un à qui je puisse transmettre tout ce
que j'ai appris, tout ce que je sais; quelqu'un qui poursuivra mon
oeuvre quand je ne pourrai plus le faire
moi-même."(385)
Abominable, et sacrilège pour le Révérend, qui
doit donner une de ses ouailles au démon, qui fera de l'enfant
son disciple. King nous l'a annoncé au début de
l'oeuvre, il n'y a pas d'athée sur l'île. C'est donc
d'un fils de Dieu qu'il s'agit. Mais le Révérend ne s'y
oppose pas, même pour la forme. Il accepte la mort humaine de
l'enfant. Or le sujet de la mort de l'enfant innocent a toujours
été pour les adversaires de de la foi en la Providence
une objection de choix. Voltaire l'a longuement utilisée,
ainsi que Vigny ou Dostoïesky. Les églises
judéo-chrétiennes ont toujours peiné à
donner des justifications. Dans La Peste, le
père Paneloux est confronté à ce
problème: "Cela est
révoltant parce que cela dépasse notre mesure. Mais
peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas
comprendre."ou encore:
"Il fallait choisir le
scandale parce qu'il fallait choisir de haïr Dieu ou de
l'aimer". Justification qui
ne satisfait évidemment que les croyants.
Le révérend ne prend pas la peine de chercher des
arguments théologiques de cette hauteur. Qualifié de
"sorcier du
coin"(365) par Linoge, il est
de l'espèce de Callahan, le prêtre qui n'a pas eu la
force morale suffisante pour résister au démon-vampire
de Salem. Lui,
qui a affirmé à Mike: "Dieu veille sur mon peuple"(40), capitule tout de suite, sans combattre, et,
mauvais pasteur, accepte de donner un agneau de son troupeau au
diable. Et bien sûr, avec les gesticulations
théologiques d'usage: "Lorsque cet individu viendra, Michael, nous devrons lui
donner ce qu'il veut. J'ai prié pour savoir ce que nous
devions faire et telle est la voie que le Seigneur
m'a..."En fait, il suit le
mouvement de démission des habitants, en donnant à cet
abandon la caution morale qui lui manque. "Il parle au nom de tout le monde, disant ce que les
autres ne peuvent dire."Interrompu par Mike, il continue: "Il y a un temps pour
l'opiniâtreté, Michael... mais peut aussi venir le
moment où il faut savoir lâcher les rênes et
considérer le bien en général, si difficile que
ce soit. «L'arrogance précède la ruine et
l'orgueil précède la chute», dit le Livre des
Proverbes."(363/4)
Il sera aidé par le maire Robbie dans la réalisation
effective de ce don incroyable d'un enfant au diable par une
communauté de croyants. Immoral, égocentriste, menteur
et lâche -en présence de Linoge, le maire va
jusqu'à se trouver recroquevillé sous la table avec le
panneau le proclamant premier magistrat de la ville- il va s'arranger
pour trouver la solution qui arrangera tout le monde, le moindre mal.
Sauf une famille, celle qui perdra son enfant. Il lénifie:
"Je voulais simplement
dire (...) que je suis sûr que nous trouverons un
moyen de nous sortir de ce ... de cette situation... si nous
nous serrons les coudes, comme nous l'avons toujours fait sur
l'île..."(372). Se
serrer les coudes, King a fait de cette expression la devise de
l'île. Mais les mots sont les mots, et ils sont produits par la
langue, la meilleure et la pire des choses. Se serrer les coudes dans
la honte de la démission a un sens opposé à
celui de se serrer les coudes dans la lutte.
Les mères craquent le plus vite. Car l'astuce diabolique de
Linoge a été de menacer tous les enfants de mort. Et
chaque mère n'a vu que son cas particulier: "Je vous en prie, ne faites pas de mal à
ma Sally, monsieur. Elle est tout ce qui me reste, maintenant que
Peter n'est plus. On vous donnera tout ce que vous voudrez, s'il le
faut
Je vous le jure! N'est-ce pas, que nous le
donnerons?"(383) Après
cette mise en condition, les parents n'ont qu'à céder.
Ils forment "un petit groupe
honteux... Tous murmurent qu'ils sont d'accord et acquiescent. Oui,
ils donneront à Linoge tout ce qu'il veut. Ils y sont
prêts."(383) Et le
tirage au sort se fait, des billes blanches, une bille noire,
produisant des réactions indécentes chez le maire par
exemple, dont le fils est sauvé: "Il s'empare de la bille et la brandit pour que tout le
monde puisse la voir. Il affiche un sourire de dément sur son
visage. On dirait Richard Nixon dans une réunion
publique."(410)
Le maire avait précisé le sens de la réunion:
"Je pense qu'il vaut mieux
traiter cette affaire comme nous le ferions pour toute autre
concernant notre communauté. D'ailleurs, n'est-ce pas de cela
qu'il s'agit? D'une affaire concernant la
communauté?"(391) Ici
encore le langage est trompeur. C'est la communauté en ce
qu'elle a de médiocre et de vil qu'il va satisfaire. Il s'agit
bien des intérêts de la communauté, des
«petits» intérêts, mais pas des grandes
valeurs, celles qui sont affichées sur la porte de
l'hôtel de ville, et que devrait défendre le maire comme
le révérend. Si, en tant que communauté, elle
s'appuie sur ses propres valeurs: AYONS
CONFIANCE EN DIEU ET LES UNS DANS LES AUTRES, elle peut, transmutée par la force de ses
convictions, avoir des chances de l'emporter. Qu'il y ait là
un pari risqué pour des humains, c'est indiscutable. Mais la
conviction profonde de King est que celui qui ne croit pas en ce
qu'il entreprend n'a aucune chance de voir se réaliser ses
entreprises.
Le récit ne prend son sens
qu'avec la lutte menée par le constable, Mike, pour maintenir
l'ordre menacé par le tueur et faire simultanément face
aux éléments déchaînés. Mais il
sera seul...
Mike a obtenu beaucoup de la vie. Grand et bel homme, trente-cinq
ans, il a une femme institutrice adorable, un gentil garçon de
quatre ans. Il possède le petit supermarché de
l'île, occupe simultanément la fonction de constable:
"Ce type aime la vie, il
l'aime même beaucoup, et il y trouve toujours, à
l'ordinaire, quelque chose qui l'amuse."(39)
Dès le début du récit, Mike s'affronte au maire,
avec lequel il a un différend de longue date. Mike s'en tient
au règlement municipal. Le maire veut l'utiliser à sa
façon. Mike sait le maire égoïste, lâche et
profiteur, avec comme seule qualité l'habileté dans les
relations humaines (le maire est assureur...). Alors que Mike
respecte les règles du droit, a une attitude
réglementaire, appelle le criminel Linoge
«monsieur», le maire, qui en a peur, souhaiterait utiliser
les grands moyens: "On devrait
le tuer. (...)
Pas besoin d'aller le crier
sur les toits ensuite. Les affaires de l'île ne regardent que
les gens de l'île."(235) Somme toute, bafouer les principes civiques
constitutionnels pour un arrangement personnel. Une vie ne compte pas
dès l'instant où on voudrait la supprimer pour
s'éviter des histoires.
Mike n'est pas exemplaire. Linoge révèle qu'il a
triché à un examen lorsqu'il était à
l'université (194). Mais Mike a conscience de la
hiérarchie des valeurs. Tous les comportements ne sont pas
équivalents. On lui reproche de ne pas être comme les
membres de la communauté, lui dont la famille habite
l'île depuis 1735: "Nous
avons tous des choses avec lesquelles nous vivons, Mike. À
moins que toi, tu ne sois différent de nous."Mike, touché, explique que tout n'est
pas équivalent: "Non,
je ne suis pas différent. Mais ce n'est pas la même
chose que d'essayer de vivre avec le souvenir d'un examen où
l'on a triché, ou celui d'une nuit où, parce qu'on
était saoul et dans un état d'esprit malsain, on a fait
du mal à quelqu'un. Il s'agit d'un enfant, Jack! Tu ne peux
comprendre cela?"(395)
Lors du passionnant débat qui a lieu dans la
communauté, Mike utilise divers arguments. Juridique d'abord.
Un être humain ne peut pas être donné:
"Je comprends aussi bien que
vous la réalité des menaces qu'il a
proférées. Mieux, peut-être: je suis votre
constable, vous m'avez élu pour faire respecter vos
lois. (...) On ne donne pas comme ça ses enfants
à des voyous. Comprenez-vous cela? Des enfants, ça ne
se donne pas."(393) Refus
légal de la cession d'un être humain.
Deuxième argument, plus sentimental: "Linoge a battu Martha Clarendon à mort
avec sa canne! Il lui arraché un oeil de la tête! Nous
nous interrogeons pour savoir si nous allons ou non donner un de nos
enfants à un monstre!"(396)
Et, au-delà de la valeur universelle affirmée -le droit
de chacun à sa vie, droit humain fondamental de nos
sociétés, Mike utilise l'argument théologique:
"Ne faites pas cela, c'est la
damnation assurée."(398) Et au révérend sans foi solide:
"Arrière de moi, Satan,
car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu, mais
celles des hommes."(394).
Mike, diacre de la communauté, refuse de quitter le terrain
des principes.
La solution: "Lui tenir
tête, épaule contre épaule, en serrant les rangs.
Lui dire non, d'une seule voix. Faire ce qui est écrit sur la
porte par laquelle nous sommes entrés ici: avoir confiance en
Dieu et les uns dans les autres. Et alors, peut-être qu'il s'en
ira. de la même manière que s'en vont les
tempêtes, une fois qu'elles ont épuisé leurs
forces."
(393)
Et enfin l'appel à l'esprit de la communauté:
Mes amis... si nous donnons
l'un de nos enfants... un de nos propres enfants... comment
pourrons-nous vivre les uns à côté des autres, en
admettant qu'il nous laisse vivre?"
Réplique immédiate du
maire: "Comment? Très
bien. Nous vivrons très bien."(393/4) Car les îliens et leur maire voient le
problème avec une mentalité d'épicier qui fait
ses comptes: "Supposons un
instant que vous ayez raison et que nous soyons capables de le
renvoyer en nous ralliant tous et en lui criant non comme un seul
homme... Supposons que nous fassions cela et qu'il disparaisse,
qu'il retourne là d'où il est venu..."Mais si cela ne fonctionne pas et que les
enfants meurent, "nous
dirons-nous que ces huit enfants sont morts parce que nos
étions trop bons pour sacrifier un seul d'entre
eux?"(395)
L'habileté du maire est de placer la discussion sur le terrain
de la communauté, au lieu de la placer au niveau des
principes: "Je pense qu'il
vaut mieux traiter cette affaire comme nous le ferions pour toute
autre concernant notre communauté. D'ailleurs, n'est-ce pas de
cela qu'il s'agit? D'une affaire concernant la communauté?
(391) Et le suivant sur ce
terrain, l'épouse de Mike réprimande son mari:
"Si seulement tu voulais voir
les choses comme elles sont, Mike... Ce n'est pas à nous
à prendre une décision seuls dans notre coin. C'est
toute la communauté qui est concernée!"(402)
Tous les habitants sont contre Mike et les artifices de la
procédure du choix du vote n'y changeront rien. Qui va voter
pour le don de l'enfant? Les parents seulement? Non, c'est un
problème qui concerne toute l'île. Il y a la mère
qui se résigne: "Que
Dieu nous prenne en pitié, mais il faut lui donner ce qu'il
veut. Qu'il prenne ce qu'il veut et qu'il aille son chemin. Pour moi,
ça m'est égal de mourir... mais les enfants...
même si c'est Sally. Je préfère qu'elle vive avec
un homme mauvais que... que de la voir
mourir..."(398) La
mère qui ne veut pas assumer ce choix pour sa fillette:
"Je l'ai élevée
toute seule. Je ne devrais pas être obligée de prendre
une telle décision moi-même. À qui sert une
communauté, si ce n'est pour aider les gens quand il se passe
quelque chose? Quand aucun des choix n'est
acceptable?"(399) On avance
des arguments de sophistes, avec ce propos remarquable dans la bouche
d'une mère: "Tu parles
comme s'il allait tuer l'enfant, Michael... comme s'il s'agissait
d'un sacrifice humain. Moi, je trouve que cela ressemble davantage
à une adoption."(395)
Ou cet autre: "Et il vivra
longtemps, en plus... Si on croit ce qu'il nous a dit bien
sûr."(396) Et
finalement c'est le point de vue de Molly, l'épouse de Mike
qui l'emporte: "En perdre un
qui restera vivant est mieux que de les perdre tous dans la mort. Je
vote oui."(404)
Bien sûr il faudra vivre avec le fardeau de ce choix:
"Je me dirai qu'elle est morte
encore bébé. Que c'est un décès
prématuré que personne n'avait pu prévoir ni
empêcher. Et j'y croirai."(403)
Le diabolique Linoge l'emporte, et il a le triomphe narquois:
"Vous venez de faire quelque
chose de difficile, mes amis, mais en dépit de ce que le
constable a pu vous dire, c'était aussi une bonne chose. Celle
qu'il fallait faire. La seule chose, en réalité, que
des personnes responsables et aimantes pouvaient faire, étant
donné les circonstances."(405)
Mike a clairement
dépassé le niveau de conscience morale des habitants de
l'île. Pour lui, au-delà des intérêts du
groupe local, il y a les lois, des principes universels. La
communauté, menacée, ne voit que son
intérêt de clan.
Seul Hatch, l'adjoint de Mike, voit le problème à son
véritable niveau, l'éthique: "C'est la seule chose que nous puissions faire. Sinon
quoi? Mourir pour un principe?"(402) Et en effet, c'est bien ce qui a fait l'objet du
débat depuis le début, sans que cela ait
été clairement formulé. Car Linoge, le
représentant du mal, sait bien qui est son adversaire. Avant
le vote de l'assemblée, il a dit à à Mike:
"Tant de hauteur de vue me met
la larme à l'oeil. Mais considéré dans
l'ensemble, constable Anderson, le bien est une illusion. Ce sont de
petites histoires que se racontent les gens pour pouvoir se supporter
sans hurler trop fort.
Mike: Je ne le crois pas.
Linoge: Je sais. Bon garçon jusqu'à la fin,c'est tout
à fait vous... Mais je crois que vous allez passablement en
revenir, ce coup-ci."(366)
Vaincu sur le plan des principes, il le sera aussi par la
communauté qu'il a refusé de suivre. Lors de la
discussion, un îlien lui a dit: "Supposons que nous vivions, nous, mais que les enfants
meurent. Comment pourrons-nous nous regarder en face, dans ce
cas-là? Comment pourrons-nous vivre ensemble?"Et Jack, "le casseur de pédés"ajoute: "Et comment
pourrions-nous vivre avec toi?"(397)
Car la communauté, qu'il gêne en posant les vrais
problèmes, ceux qui lui font honte, est toute prête
à le rejeter."Il serait
peut-être bon de te rappeler que nous sommes en
démocratie, Michael Anderson, tempête ou
pas!", lui dit-on (364) Mais
peut-on appeler «démocratie» la voix de la
lâcheté et de l'abandon? Il est arrivé plus d'une
fois au cours de l'histoire que les représentants de nations
démocratiques aient cédé par peur devant la
force. C'est bien une assemblée réunie qui a
donné les pleins pouvoirs à Pétain et
livré légalement le pays à l'Allemagne en 1940.
Acceptant d'avance exactions, déportations et massacres, au
nom de la seule loi de l'occupant.
Beaucoup auraient abandonné. Hatch, l'adjoint, qui, au cours
du récit, avait eu un comportement maladroit mais plein de
bonne volonté, qui se montrait un homme positif, le freine:
"Hatch le prend par le bras et
serre. Lorsque Mike le regarde, surpris et interrogatif, Hatch a, de
la tête, un geste de dénégation presque
imperceptible. Ne bouge pas, dit ce léger mouvement; tu as
fait tout ce que tu as pu."(398)
Et le maire, qui n'a qu'une hâte, se tirer de ce sale
pétrin, se réjouit quand Mike, ceinturé par les
îliens, brutalisé jusqu'au sang, est mis hors-jeu par la
communauté et son épouse: "Derrière son pupitre, Trobbie affiche un
indiscutable air satisfait. Nous sommes peut-être dans une sale
situation, semble dire son visage, mais au moins notre vertueux
constable, ce grand crétin, s'est rudement fait moucher, et
c'est déjà quelque chose."(402)
Mike a résisté. L'idéal que la communauté
s'apprête à bafouer, «avoir confiance en Dieu et
les uns dans les autres» ne doit pas être un ensemble de
mots creux. Mike a confiance dans l'action des hommes soutenus par
une foi commune. Car tout n'est pas écrit: "Il pourrait aussi nous bluffer pour les
enfants. Satan est le prince des menteurs et ce type doit en
être un proche."(396)
Une adoption d'un enfant de Dieu par le diable! La communauté
avait le choix entre le lâche acquiescement devant la
contrainte ou l'attitude de confiance en sa propre force, avec l'aide
éventuelle de la puissance divine. Envers et contre tout,
vouloir rester debout et courir sa chance. Mais elle décide de
donner l'enfant. Cette fois encore, par sa communauté veule et
médiocre, et au nom d'une démocratie
dégradée, prête à tout accepter pour
continuer sa petite vie sans grandeur, l'île a gagné. Et
Mike, le seul à avoir voté contre le don de l'enfant, a
perdu.
King laisse entendre que Mike avait peut-être raison.
"Vous nous avez
trompés", dit la
mère dont l'enfant est enlevé. La réponse de
Linoge est claire: "Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes
trompés"(418)
Vous-mêmes. Tous se sont l'un après l'autre
laissé briser par le cours des circonstances. Mike a
été le dernier à résister, presque
jusqu'à la fin. Jusqu'à ce que, son fils ayant
été choisi pour être donné au
démon, il s'effondre à son tour: "Rendez-le moi... Je vous en
prie... je ferai tout ce que vous voudrez si vous me ramenez mon
fils... Tout ce que vous voudrez."(422) Après les événements, il
quittera l'île, ne se reconnaissant pas dans ces individus
seulement soucieux de leurs petits intérêts. Mais aussi
avec la honte d'avoir craqué, au moment, il est vrai,
où la communauté avait déjà voté
l'abandon et où il était trop tard pour changer quoi
que ce soit. Mike n'est qu'homme, et on ne peut lui demander
d'être à son tour un monstre d'inhumanité. Le
sacrifice du saint ne marque les esprits que par son caractère
exceptionnel...
Mais King, impitoyable, nous fait descendre jusqu'au fond du gouffre.
Mike et Molly ont divorcé. Après quelque temps, Molly a
épousé Hatch, l'adjoint, celui qui déclarait que
si sa fille était choisie par le démon, il essaierait
de s'imaginer qu'il l'avait perdue en bas âge. Et elle utilise
la même tactique, s'efforcer de truquer le
réalité pour l'oublier. Soignée pour ses
problèmes psychologiques, elle déclare à
plusieurs reprises, comme pour s'en persuader, à la
psychologue qui se rend compte que là est le noeud du
problème: "Il [son fils]
s'est éloigné et
il s'est perdu. Ce sont des choses qui arrivent, vous savez, et c'est
arrivé à Ralphie. Il s'est perdu dans le
blizzard."(430) La
fatalité, et des humains non responsables...
Ce scénario-roman est un récit passionnant de
l'évolution dramatique d'un fléau dans une île
isolée du monde, des progrès du mal qui renforce son
étreinte et en arrive à dominer entièrement la
situation. Comme je l'ai signalé dans l'introduction, le
récit m'a fait penser à La Peste, de
Camus. L'épidémie de peste qui s'est abattue sur la
ville d'Oran, ce sont les rats qui l'annoncent, apportant la
contagion. Ici, c'est la tempête, inquiétante par les
dégâts qu'elle peut occasionner, qui amène avec
elle l'esprit du mal, Linoge. Oran est isolée du monde, et ses
habitants périssent par milliers. L'île est
coupée du continent, et Linoge tue, fait tuer ou amène
les gens à se suicider. Le Père Paneloux annonce que la
peste est un châtiment envoyé par Dieu, le
Révérend de l'île se déclare
inspiré par un Dieu qui lui a dit de capituler devant le mal.
Au docteur Rieux, inlassable adversaire de la peste, correspond le
constable Mike, qui luttera avec fermeté contre la tentative
du démon. La mort d'un enfant innocent constitue un moment
fort dans le récit de La Peste.
Dans La
Tempête, c'est un
enfant innocent qui sera l'enjeu de la lutte finale avec le mal, et y
sera voué par la lâcheté des îliens. La
peste, comme le démon apporté par la tempête,
symbolisait l'existence du mal, et donnait l'occasion aux hommes de
se révéler comme ils étaient: lâches,
saints ou héros.
Il y a des différences. Pour Rieux, la peste constitue un
scandale inconciliable avec l'idée d'un Dieu bon:
"Je me fais une autre
idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort
d'aimer cette création où des enfants sont
torturés". Mike,
à l'inverse, considère que c'est parce qu'elle
n'applique pas la règle religieuse que la communauté
s'est donnée que le mal va l'emporter. Dans La Peste, le mal est vaincu par un minimum de solidarité
entre les hommes. Dans le récit de King, le démon a
obtenu ce qu'il voulait, et s'en va, sans qu'il y ait eu de lutte
solidaire contre lui, et parce que la foi nécessaire a
manqué.
Et enfin, dans La
Peste, le docteur Rieux a
choisi d'être médecin bien qu'il sache qu'il ne changera
pas l'ordre du monde et qu'il est vaincu d'avance: mais il luttera
jusqu'au bout pour retarder ce qu'il considère comme une
injustice. De même Mike, après avoir quitté
l'île, reprend ses études et devient officier de police,
seul moyen à sa portée pour rétablir un peu
d'ordre dans le désordre du monde.
On a vu dans La
Peste une
allégorie de notre temps, correspondant à l'invasion
hitlérienne et à la résistance nécessaire
contre l'oppression:"C'est
l'occupation allemande et l'univers concentrationnaire, c'est la
bombe atomique et les perspectives d'une troisième guerre
mondiale", écrivait
alors Pierre de Boisdeffre. Ne peut-on trouver dans
La
Tempête,
derrière le récit allégorique, une situation du
même ordre?
C'est une oeuvre d'un pessimisme profond, que la présentation
en scénario rend percutante. Bien sûr, on n'y trouve pas
les longs développements qu'aurait pu permettre un roman, qui
nous auraient donné l'occasion de mieux cerner les
personnages, et aussi saisir l'évolution de la pensée
profonde de King. Sa sympathie va manifestement à Mike, et le
lecteur se sent frustré par son échec. Avec lui, King
dépeint une fois de plus la triste situation d'un homme,
placé dans la situation de Job, dont il a fait ironiquement
raconter l'aventure par Mike, le diacre qui fait la lecture de La
Bible au temple: "Tu connais
l'histoire de Job? Le Job de la Bible? (...) Eh bien,
je vais vous raconter la suite, parce qu'elle n'y est pas. Une fois
le concours entre Dieu et le diable pour l'âme de Job
gagné par Dieu, Job se jette à genoux et dit:
«Pourquoi m'avoir fait tout cela à moi, Seigneur? Toute
ma vie, je t'ai adoré, et cependant tu as fait périr
mes troupeaux, fait pourrir mes récoltes, fait mourir ma femme
et mes enfants, et tu m'as infligé cent maladies
horribles... tout cela parce que tu avais fait un pari avec le
démon? Bon, à la rigueur... mais ce que je
voudrais savoir, Seigneur -la seule chose que ton humble serviteur
souhaiterait savoir: Pourquoi moi?» Et il attend; et juste
à l'instant où il se dit qu'il n'aura pas de
réponse, un gros nuage se forme dans le ciel, des
éclairs le sillonnent et une grande voix l'interpelle:
«Job! Je crois qu'il y a simplement quelque chose en toi qui me
tape sur les nerfs!»"(326/27)
Roland Ernould © 1999.
1 La Bible accorde une place particulière au sacrifice et au meurtre des enfants. C'est Abraham qui doit sacrifier Isaac à son dieu qui le lui a demandé comme preuve de son dévouement. Quand Jahvé veut frapper l'Égypte, il envoie (c'est la «dixième plaie») l'ange exterminateur massacrer les premiers-nés des Égyptiens, ce qui est à l'origine de la fête de Pâques (le mot hébreu pesah signifie le passage, celui de l'exterminateur qui amena le pharaon à céder et à permettre à Moïse et aux siens de regagner Israël). Nous continuons à vivre sur d'anciens mythes. Au moyen-orient et en Palestine, avant et pendant l'installation d'Israël, l'usage était de sacrifier au dieu Baal le premier né de la famille. La loi hébraïque, en gros progrès par rapport à la tradition, permit qu'un animal soit substitué au petit de l'homme. Ce sujet de l'enfant en danger marque profondément nos esprits: une des photos les plus diffusées dans le monde est celle de la petite fille nue blessée courant sur une route du Vietnam.
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