"Les choses qui doivent se passer comme
il faut,
comme elles se sont toujours passées, ici." (249)
On attendait le Sac d'os et on a eu la Tempête! A la grande surprise des libraires et de ceux qui suivent l'actualité kingienne, est arrivée La Tempête du Siècle en ces premiers jours de février. Le secret de la parution du livre semble avoir été bien gardé. On savait que William Olivier Desmond traduisait Sac d'os, annoncé pour fin 1998, mais on ignorait que cette parution avait été retardée parce que Desmond travaillait en même temps à la traduction d'une autre oeuvre...On savait aussi que King était l'auteur d'un scénario portant ce titre, datant de deux ans, dont le tournage pour une mini-série s'est réalisé en 1998. On en connaissait également le sujet: sur une île, un être démoniaque apparaît, Linoge, qui cherche à s'approprier un jeune enfant pour lui transmettre ses pouvoirs. Afin de se faire donner l'enfant, il déchaîne une tempête sur toute la région. La réalisation a été diffusée ce mois de février 1999 sur la chaîne ABC1.
On comprend facilement les raisons
qui ont amené King à publier ce scénario. Il
tenait un beau sujet, de plus à grand spectacle, et il s'est
aperçu des qualités intrinsèques de son ouvrage.
Le canevas est travaillé, avec beaucoup d'indications
scéniques. Bref un scénario qui peut se lire en
pseudo-roman sans rebuter.
Si le sujet de l'histoire peut se résumer en quelques lignes,
son traitement est autrement plus complexe. D'un côté,
une île menacée par une tempête comme on n'en a
jamais vu, qui amène des destructions décrites avec
force de détails, comme lors de la destruction de Castle Rock.
De l'autre, un tueur bizarre, qui cherche à obtenir quelque
chose dont on ignore la nature, et le lancinant message en leit-motif
qu'il répète sans cesse, et qu'il fera constamment
répéter par ses personnages manipulés:
«Donnez-moi ce que je veux et je m'en irai.». Au chaos des
éléments se mêle le désordre
créé par cet homme qui est une incarnation vivante du
mal. Un univers dionysiaque en synergie -éléments
naturels déchaînés et actions maléfiques-,
univers que King a déjà décrit de multiples
fois. Mais qui prend ici une intensité particulière
parce qu'il est visible que ce que cherche Linoge, c'est de
créer toujours plus de tension, et un désordre tel
qu'on lui accordera ce qu'il demande. La mise en condition est
particulièrement étudiée. Avec bonheur.
Un lieu, une île: Little Tall Island. Une tempête qui
dure deux jours et coupe les habitants de toute relation avec
l'extérieur. La lutte menée par le constable pour
rétablir dans l'île l'ordre menacé par le tueur.
Unités de lieu, de temps et d'action, tous les
ingrédients de la tragédie classique sont ici
réunis. Avec des éléments familiers: l'île
de Dolores
Claiborne,
l'atmosphère hivernale du Chenal, une
partie de l'action qui se déroule dans un supermarché,
comme dans Brume. On ne
retrouve évidemment pas les personnages qui évoluaient
dans Dolores,
dont les événements se passaient dans les années
soixante. Mais des relations croisées sont établies. On
se souvient que Dolores disait au constable chargé de
l'interroger: "Vous savez que
j'ai tué Joe [son
mari]. Tout le monde le sait
à Little Tall." (14).
Ce à quoi répond ici en écho un personnage:
"Les choses ont toujours
été comme ça, pas de raison qu'elles changent.
Comme ce qu'a bien pu faire Dolores Claiborne à son mari
pendant l'éclipse."
(235, et aussi 75)
La façon dont King aborde la
psychologie des différents personnages ressemble à
celle de Bazaar. Les
mêmes ingrédients, le microcosme où la plupart
des personnages sont des conformistes, qui suivent de façon
irréfléchie les habitudes de pensée et les
moeurs de l'île. Avec la particularité des petites
communautés, "les
choses qui doivent se passer comme il faut, comme elles se sont
toujours passées, ici." (249) D'autres sont des aigris, des corrompus, ou des
malfaisants. L'univers bien connu des petites villes qu'affectionne
King avec son contexte d'envie et de mesquinerie, de
commérages et de surveillance quasi permanente, de propos
convenus. Avec aussi les parents autoritaires, destructeurs ou
irresponsables, le gosse gentil et bien élevé
opposé à un gamin insolent et capricieux ressemblant au
Sal'Gosse des Régulateurs, les autorités, civile et religieuse, qui ne
sont pas à la hauteur. Des appétits et des pulsions
dérisoires ou inavouables, de la méchanceté
gratuite: triste microcosme de fautes, d'erreurs, de zones d'ombre et
de noirceur. La pensée clanique prégnante évite
aux îliens tout effort de réflexion personnelle. Le tout
sur fond général d'indifférence pour tout ce qui
concerne les problèmes autres que ceux immédiats de la
collectivité. Seuls quelques êtres d'exception
s'efforcent de transcender cette médiocre
réalité.
Linoge semble, comme Leland Gaunt à Castle Rock, beaucoup
s'amuser en manipulant la population, comme s'il surjouait un
rôle dans une spectaculaire tragédie cosmique. Il
connaît tous les gens de l'île: "Votre patelin est plein d'adultères, de
pédophiles, de voleurs, de goinfres,d'assassins, de brutes, de
crapules et de crétins stupides. Moi aussi, je les connais
tous. Nés dans la luxure, tombés en pourriture.
Nés dans le péché, pas la peine de vous
cacher." (367) Ce qui lui
permet de mettre à jour l'hypocrisie de chacun. Tous ont des
fautes à leur actif, plus ou moins importantes, qui vont de la
tricherie du constable à un examen de l'université, ou
du trafic de marijuana d'un pécheur de homards, à
l'attitude déplacée du maire pendant la vieillesse de
sa mère et lors de sa mort. "Tu étais avec une catin à Boston lorsque
ta mère est morte à Machias. Ta mère qui
croupissait sans cette maison de retraite que l'on a fermée
l'automne dernier, celle où l'on a trouvé des rats dans
l'arrière cuisine -c'est bien ça? Elle est morte
étouffée à force de t'appeler. N'est-ce pas
charmant?" (70) Celle qui
vient de perdre sa belle-mère: "Bien contente que cette vieille bique soit morte,
hein? (É) Vous avez gardé la mine contrite, mais
intérieurement, vous dansiez de joie. Je le sais; je le sens
comme si vous vous étiez parfumée de musc."
(362) Ou ce jeune homme qui
avec deux copains a agressé, avec des queues de billard, un
jeune, pour «délit» d'apparence (zozottement,
démarche ondulante) et l'a
éborgné: "Vous,
les trois rigolos, vous aimiez bien cette chevelure blonde qui lui
encadrait le visage, en fin de compte -mais vous ne vous le seriez
jamais avoué les uns aux autres, évidemment. Ça
vous excitait plus ou moins. Vous vous demandiez quel effet ça
vous ferait de passer la main dedansÉ" (196) Et pour en finir avec cet inventaire incomplet,
le révérend qui a deux ravissantes nièces de
onze et neuf ans: "Il les aime
beaucoup. En fait, il les aime même un peu trop. Elles courent
se cacher quand elles voient arriver sa voiture. En
réalitéÉ"
(366)
Peu de personnages positifs. Mike s'affronte au maire, avec lequel il
a un différend de longue date. Il sait le maire
égoïste, lâche et profiteur, avec comme seule
qualité l'habileté dans les relations humaines (le
maire est assureur). Alors que Mike respecte les règles du
droit, a une attitude réglementaire, appelle le criminel
Linoge «monsieur», le maire, qui en a peur, souhaiterait
utiliser les grands moyens: "On devrait le tuer. (É) Pas besoin
d'aller le crier sur les toits ensuite. Les affaires de l'île
ne regardent que les gens de l'île." (235) Somme toute, bafouer les principes civiques
constitutionnels pour un arrangement personnel.
C'est Robbie, le maire magouilleur, qui fait accepter la soumission
lors d'une réunion des habitants, alors que Mike s'y oppose:
"Non, ce n'est pas un
homme. (É) Cependant, mes amis, on ne donne pas comme
ça ses enfants à des voyous. Comprenez-vous cela?"
Car Mike a
dépassé le niveau culturel des habitants de
l'île. Pour lui, au-delà des intérêts du
groupe local, il y a les lois, des principes universels. La
communauté, menacée, ne voit que son
intérêt de clan.
Revoilà un autre avatar de
Flagg, l'être maléfique du Fléau. Linoge en a tous les pouvoirs: il devine la
pensée des gens et connaît tout de leur passé. Il
est capable de transmettre des messages télépathiques,
de faire agir les personnages en mimant l'action et en
prononçant des formules magiques, il lévite et fait
léviter, il peut apparaître de manière
fantomatique, est capable d'arrêter les balles! Et cet
inventaire n'est pas complet.
Contrairement à Gaunt, dans Bazaar, qui
bénéficie du soutien d'un réseau vampirique,
possède un l'état-civil et se trouve connu des
autorités, Linoge est comme Caffey, de La Ligne verte. Il ne porte sur lui aucun papier ou
élément susceptible de l'identifier. On ne sait pas
comment il est arrivé dans l'île, en tenue de
pécheur: caban, casquette de marin, sa canne et des gants
jaunes que l'on reverra souvent, comme ceux de Pennywise dans
Ça.
King commence par nous fourvoyer sur une fausse piste, à un
moment où l'origine de Linoge n'a pas encore été
déterminée. On pense un moment qu'il est au service
d'une puissance vengeresse, venue punir un crime collectif
caché, et tenant des propos se rapportant au
péché et au rachat. Il est ensuite situé dans un
climat de fantasy. Car
dans son script King mentionne: "Nous voyons pour la première fois ce qu'est
réellement Linoge: un magicien des temps jadis dont la canne
est l'instrument magique -une version diabolique de la verge
d'Aaron." Un vieil homme,
avec de longs cheveux blancs, un visage aux rides profondes, mais
cependant vigoureux. "Dans ses
yeux tourbillonnent des éclats noirs et rouges. Il ne porte
plus ses vêtements ordinaires, mais une robe sombre sur
laquelle brillent des motifs argentés
changeants." (269) Sa main
est une serre avec des griffes. Le bois de la canne "est couvert de runes magiques et de
symboles." (269)
Mélange de notions appartenant à des êtres
possibles différents.
Quelques pages plus loin, King nous signale incidemment la
disparition insolite de tous les habitants du village de Roanoke, en
Virginie, au XVIIIè siècle. Un peu plus loin encore,
King suggère un moment que les habitants paient une faute, par
la voix du prédicateur/Linoge à la TV: "Soyez assuré que votre
péché vous retombera sur la tête, que vos secrets
seront connus." (282)
Apporterait-il le châtiment, serait-il le vengeur d'une faute
collective commise, entraînant la disparition des habitants de
Little Tall Island comme ceux de Roanoke?
D'autres informations se rattachent aux maîtres du temps
d'Insomnie et
complètent celles que Clotho et Lachésis avaient
révélées à Ralph: "J'ai vécu longtemps -des milliers
d'années- mais je ne suis pas un dieu, et je ne fais pas
partie des immortels." Linoge
prend alors l'apparence d'un homme "pas simplement âgé mais
ancien". Il se déclare
malade et près de la mort: "Selon les normes de vos vies
éphémères de moucherons, j'ai encore longtemps
à vivre. Je parcourrai encore cette terre lorsque même
les plus jeunes et les plus solides d'entre vous (É) seront déjà dans la tombe. Mais selon les
normes de mon existence à moi, mes jours sont comptés."
(384/5)
Un élément, nouveau pour le mythe de la Tour Sombre,
montre les rapports à consonance lovecraftienne que Lenoge a
jadis établis avec des mondes disparus: "Ce sont des pierres de destinée. Elles
étaient déjà anciennes quand le monde
était encore jeune, et déjà utilisées
pour décider des grandes questions longtemps avant qu'Atlantis
s'abîme dans l'Océan Africain." (406)
Mais peu à peu son origine maléfique se précise.
Un habitant rêve qu'il tombe "dans une fosse que dévore un feu noir et rouge.
C'est le trou de l'enfer; c'est le bouillonnement noir et rouge que
nous avons vu de temps en temps dans les yeux de Linoge."
(262). Puis Linoge menace le
maire: "Je t'attendrai en
enfer, Robbie, et quand tu arriveras, je serai là avec une
cuillère. Je m'en servirai pour te cueillir les yeux. Je vais
manger tes yeux, Robbie, les manger et les remanger sans fin, car
l'enfer, c'est la répétition. Né dans le
péché, pas la peine de le cacher!" (265) Et par hasard, en manipulant les
lettres en bois d'un jeu d'enfants, il comprend que Linoge est
l'anagramme de «légion», nom donné dans les
Évangiles aux suppôts du diable2.
Et le diable Linoge donne enfin la raison de sa venue dans cet
univers cataclysmique: "Je
veux quelqu'un -quelqu'un que j'élèverai et à
qui je dispenserai mon enseignement; quelqu'un à qui je puisse
transmettre mon enseignement; quelqu'un à qui je puisse
transmettre tout ce que j'ai appris, tout ce que je sais; quelqu'un
qui poursuivra mon oeuvre quand je ne pourrai plus le faire
moi-même. (É)
Donnez-moi l'un des
bébés qui dorment là-bas, je
l'élèverai comme mon enfant et je vous laisserai en
paix. Il vivra longtemps, bien plus que les autres qui dorment ici
avec lui, il verra beaucoup de choses." (385/7)
Dans ce conflit entre les ordres, seul Mike -on s'en doutait- va
s'opposer au diable. Seul, car le révérend,
qualifié de "sorcier du
coin" (365) par Linoge, est
de l'espèce de Callahan, le prêtre de Salem qui n'a pas eu la force morale suffisante pour
résister au démon-vampire. Lui qui a affirmé
à Mike: "Dieu veille
sur mon peuple" (40) capitule
tout de suite, sans combattre, et accepte de donner un agneau de son
troupeau au diable. Et bien sûr, avec des justifications
théologiques3: "Lorsque cet
individu viendra, Michael, nous devrons lui donner ce qu'il veut.
J'ai prié pour savoir ce que nous devions faire et telle est
la voie que le SeigneurÉ"
Interrompu par Mike, il
continue: "Il y a un temps pour l'opiniâtreté,
Michael...mais peut aussi venir le moment où il faut savoir
lâcher les rènes et considérer le bien en
général, si difficile que ce soit. «L'arrogance
précède la ruine et l'orgueil précède la
chute», dit le Livre des Proverbes." (363/4)
Mike résiste de toutes ses forces, en s'opposant à la
communauté et à son pasteur couard: "Lui tenir tête, épaule contre
épaule, en serrant les rangs. Lui dire non, d'une seule voix.
Faire ce qui est écrit sur la porte par laquelle nous sommes
entrés ici: avoir confiance en Dieu et les uns dans les
autres. Et alors, peut-être qu'il s'en ira. de la même
manière que s'en vont les tempêtes, une fois qu'elles
ont épuisé leurs forces." Et au révérend sans foi solide:
"Arrière de moi, Satan,
car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu, mais
celles des hommes. (É)
Mes amis...si nous donnons
l'un de nos enfants...un de nos propres enfants...comment
pourrons-nous vivre les uns à côté des autres, en
admettant qu'il nous laisse vivre?" Ce à quoi Robbie le maire lâche et vil
réplique: "Comment?
Très bien. Nous vivrons très bien." (393/4)
Mais Mike, avec opiniâtreté ne veut pas se rendre. La
devise de la communauté, qu'elle s'apprête à
bafouer, «avoir confiance en Dieu et les uns dans les
autres» ne doit pas être un ensemble de mots creux. Mike a
confiance dans l'action des hommes soutenus par une foi commune:
"Il pourrait aussi nous
bluffer pour les enfants. Satan est le prince des menteurs et ce type
doit en être un proche." (396)
Et la discussion suit son cours, dans la voie de la faiblesse, avec
ce propos remarquable dans la bouche d'une mère:
"Tu parles comme s'il allait
tuer l'enfant, Michael...comme s'il s'agissait d'un sacrifice humain.
Moi, je trouve que cela ressemble davantage à une
adoption." (395) Une adoption
d'un enfant de Dieu par le diable! La communauté avait le
choix entre le lâche acquiescement devant la contrainte ou
l'attitude de confiance en sa propre force, avec l'aide
éventuelle d'une puissance. Vouloir, envers et contre tout,
rester debout et courir sa chance. Mais elle décide de donner
l'enfant. Cette fois encore, par sa communauté veule et
médiocre, et au nom d'une démocratie
dégradée, prête à tout accepter pour
continuer sa petite vie sans grandeur, l'île a gagné. Et
Mike, le seul à avoir voté contre, a perdu.
King laisse entendre que Mike avait peut-être raison.
"Vous nous avez
trompés", dit la
mère dont l'enfant est enlevé. La réponse de
Linoge est claire: "Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes
trompés" (418)
Vous-mêmes.
D'autres habitants ont au début du récit une attitude
positive, agissant pour la communauté à la hauteur de
leurs moyens: Mollie, l'épouse de Mike, institutrice attentive
et ouverte. Ursula, la secrétaire de mairie,
dévouée et compétente, qui fait vaillamment face
aux problèmes posés par le refuge des habitants dans
l'abri communal. L'adjoint Hatch, maladroit mais plein de bonne
volonté. Tous seront l'un après l'autre brisés
par le cours des circonstances. Seul Mike sera le dernier à
résister, presque jusqu'à la fin. Après les
événements, il quittera l'île, ne se
reconnaissant pas dans ces individus seulement soucieux de leurs
petits intérêts.
Une fable de portée universelle, reprenant une fois encore le
thème de l'invasion par le mal (l'agresseur, la peste), les
réactions d'une société face au fléau,
les dommages causés aux corps et aux esprits, la collaboration
lâche de la plupart, la résistance du meilleur, qui
n'empêche pas la souffrance, la mort et la déportation.
Et puis pour les survivants, la vie médiocre qui
continueÉ
Ce scénario-roman nous donne
des indications supplémentaires sur la façon dont King
fonctionne. Il conçoit par images, voit sous forme d'action.
Il a une vision comportementale des êtres qui les réduit
aux apparences, donc au regard, puisque c'est au travers de leurs
attitudes et de leurs actions que l'on peut cerner la psychologie des
personnages. Cet aspect behavioriste4, où l'évocation des sentiments doit se
deviner, mais n'est pas formulée, rappelle certains romanciers
américains d'avant la deuxième guerre mondiale
(Hemingway, Faulkner, Dos Passos), qui sont les premiers à
avoir essayé de dépouiller leurs créatures des
projections psychologiques de leurs créateurs. Inspirés
par le cinéma alors en plein développement, ils ont
cherché à dépeindre les sentiments humains de
l'extérieur, comme s'il s'agissait d'un objet perçu
globalement, visuellement, par un observateur de laboratoire. Ce
behaviorisme se retrouve dans un certain nombre de nouvelles de King,
et c'est souvent ce qui fait leur force.
Cette dynamique de l'action ne se trouve pas souvent dans ses
romans.Le texte de La
Tempête ne comporte
pratiquement que des indications d'effets visuels et du langage
parlé. L'action tient la première place, sans
pensées personnelles qui ralentissent le mouvement. On ne
trouve évidemment pas ici les réflexions mentales, les
conversations avec soi-même des personnages des romans. Par
ailleurs, King a emprunté à la psychologie freudienne
un procédé, le système des doubles voix,
quelquefois des triples voix, qui permettent de mieux cerner les
contradictions d'un personnage. Peuvent par ce moyen s'exprimer les
considérations raisonnables de la voie apollinienne, la voix
dionysiaque plus impétueuse des pulsions, et celle d'un
quelconque tiers qui fait valoir son point de vue. Sans compter les
voix venues des ordres...Certains lecteurs de King -ceux qui vont
tout de suite à la dernière page!- n'apprécient
pas ce que les plus méchants appellent son
préchi-précha moralisateur.
Il ne faut donc pas s'étonner de sentir King un peu
gêné par ces limites. Dans les indications
données au réalisateur, il multiplie les
éléments qui orientent l'action dans le sens
psychologique qu'il a prévu. Mais des incidentes lui
échappent. Une jeune fille, Cat, soumise à distance par
la télépathie de Linoge, a assassiné dans un
état second. Se rendant compte de son acte, elle reste
prostrée. King écrit alors: "Il fait un geste en direction de la jeune fille qui est
(excusez le jeu de mots) CATatonique" (239)...Le mémorial, avec le nom des morts, y
compris ceux du Vietnam, "la
guerre qui a mauvaise presse chez les gens." (63) Ou d'un certain Jones, qui
"est avocat
peut-être." Dans un
scénario, on est avocat ou non. (238) Sur une carte
météo télévisée, "un petit génie de la
météo informatisée qui n'avait rien de mieux
à faire a ajoutéÉ" (31) Lors d'une arrestation maladroitement
menée: "Nous comprenons
peut-être ici pour quelles raisons les suspects sont parfois
tués accidentellement." (85) Ou sur le même sujet: "On dirait des manoeuvres organisées par
les Ruskoffs." (106)Le
lecteur méticuleux en trouvera d'autres.
L'inconvénient est que la rapidité de l'action, en
temps réel par rapport à la narration romancée,
rend plus difficile le maintien du suspense si on va droit à
son aboutissement. La technique utilisée par King consiste
à briser sans cesse la narration commencée par des
ruptures, de nombreuses actions connexées, qui ne se
résolvent qu'après un certain temps d'interaction. Ce
simultanéisme littéraire, construction elle aussi
empruntée aux romanciers du milieu de siècle (les
romans de Dos Passos, ou chez nous certaines oeuvres de Sartre),
constituée de flashes superposés, d'images venues
d'espaces différents, transforme la temporalité normale
qui, au lieu d'être linéaire, devient constituée
d'éléments juxtaposés. Cette construction
simultanéiste avait été utilisée avec
brio dans Ça,
avec ses ruptures incessantes entre le passé et le
présent, et l'existence de personnages menant des vies
parallèles destinées à un moment ou un autre
à se raccorder. L'utilisation dans ce roman de
caractères d'imprimerie différents pour
différencier la temporalité des actions était un
effort pour rendre littérairement ce qui est beaucoup plus
facile avec les techniques cinématographiques. Il va de soi
que dans un scénario, King peut multiplier ces flashes avec
une rapidité que ne permet pas le roman tel que le pratique
ordinairement King.
Le traitement de l'image est minutieusement prévu. De
multiples notations, avec un souci maniaque du détail, que
l'on rencontre dans ses romans, se trouvent ici en situation. Le
reste du sandwich au jambon oublié sur le bureau (267), la
description des étiquettes des flacons et fioles de la
pharmacie (200 + 272), ou l'inscription détaillée de la
boîte de jus de pomme(y compris la mention: qualité
supérieure!) (206) La trouvaille magistrale est la canne
à tête de loup, animal maléfique. La canne
jalonne spectaculairement l'ensemble de l'action, en vrai ou
dessinée figurativement. Cette tête à pommeau
d'argent est prédatrice, et souvent souillée de sang.
La canne va, vient, apparaît, disparaît, à tous
les endroits du récit où une action maléfique se
prépare. Elle se place spontanément dans la main des
personnages manipulés pour leur permettre leur crime. Elle est
l'instrument, le serviteur opératoire, prolongement des
intentions de Linoge, et répand éventuellement une
lumière bleue, couleur inhabituelle chez King pour
représenter le maléfique
Enfin ce qui frappe, c'est le «gore». Le sang coule,
s'étale, éclabousse à de nombreuses reprises. Il
y a des effets ravageurs, même si la réalité
n'est pas entièrement montrée: le pompier et la hache
qui lui servira à se suicider, le meurtre de Billy par Cat, en
ombres chinoises, mais immédiatement concrétisé
par le sang.
Ce qu'on peut trouver dans le livre
de plus intéressant pour comprendre le fonctionnement de King
est la longue préface -17 pages- où il explique la
genèse de l'oeuvre. Laissons de côté les
réflexions, qui intéresseront plus
particulièrement les littéraires, sur le genre auquel
peut bien appartenir ce livre inhabituel, et qui parait surprendre
King lui-même. Retenons seulement que, compte-tenu de la
richesse du sujet, il ne l'a pas transformé en roman pour des
raisons pratiques: "Je
reculais devant l'idée de créer toute une
société (ce que j'avais fait dans Salem et Bazaar:
c'est une tache écrasante)." (9)
On y trouve également des considérations fort
pertinentes sur les règles du scénario de
téléfilm américain, avec ses exigences
particulières qui expliquent la composition du livre.
Également des réflexion sur la censure, ce qu'il a
été contraint de metre en place pour observer les
remarques des censeurs. Il en reste des traces sous la forme d'une
incidente. Quand Cora fait allusion à des relations sexuelles
entre deux personnages, les indications du scénario
mentionnent: "Regard entendu.
Et l'accompagnant, probablement le geste le plus obscène que
l'on puisse se permettre sur une chaîne de
télévision (ou peut-être est-il même trop
obscène): la vieille femme présente un index sur sa
main refermée en poing, tapotant le bord du trou ainsi
formé -et souriant en même temps." (221)
D'une manière plus générale, on peut
méditer sur la fin tragique de cette histoire.
Insomnie,
Désolation et La Ligne
verte étaient des
récits où le personnage auquel on s'identifiait nous
faisait sortir de notre univers de routine pour nous faire tomber
dans un univers dionysiaque certes perturbé. Mais le
héros rétablissait l'ordre après diverses
péripéties, et notre esprit -la catharsis aidant-
pouvait retomber dans le petit confort de ses certitudes.
Bazaar, roman où les destructions sont
également monstrueuses, le plus proche de celui de
La
Tempête, le
personnage maléfique semble l'emporter, mais finit in extremis
par prendre la fuite devant les manipulations du shérif. Si
Castle Rock était détruite, l'ordre de la
Lumière l'emportait finalement. La fin des Régulateurs était plus ambiguë. Dans
Insomnie, on
trouvait même un personnage négociant avec un Ordre.
L'esprit du Livre de
Job marque de plus en
plus la réflexion de King. Simultanément, il suit
socialement le climat du catastrophisme qui marque notre
époque, et littérairement le chemin suivi par des
auteurs qu'il admire, comme Clive Barker. Barker a apporté
l'innovation la plus intéressante de ces dernières
années en prenant le parti du désordre (Dionysos)
contre celui de l'ordre (Apollon). En règle
générale chez King, même si le dionysiaque avait
pu procéder à des actions spectaculaires, Apollon le
divin, la Lumière, finissait par l'emporter sur le malin. A la
façon de Clive Barker, King a ici utilisé cette voie
nouvelle du désordre victorieux, en laquelle il voit "le futur
de l'horreur".
Quand j'ai consulté le livre en librairie lors de l'achat
-dubitatif, puisqu'oeuvre inattendue- je me suis rapidement rendu
compte que, sous la couverture neigeuse, il n'y avait qu'un
scénario. J'étais plutôt déçu,
gardant un médiocre souvenir de Peur bleue5 cette histoire de loup-garou particulier. À la
lecture, mon impression réservée s'est peu à peu
modifiée, pour devenir solidement positive. Bien sûr, ce
n'est qu'un scénario. Mais quel scénario! Celui d'un
écrivain qui pratique depuis longtemps cinéma et TV, et
en connait long sur les trucs et procédés. Ensuite, ce
scénario parait d'emblée plus
«littéraire» qu'un scénario ordinaire,
habituellement réduit au dialogue et très
schématisé.
D'ailleurs, est-ce bien un scénario? King ne sait trop que
dire. À mi-chemin entre roman et scénario, c'est une
oeuvre hybride, une tentative nouvelle après le feuilleton de
La ligne
verte et la double voix
Désolation-Les
Régulateurs pour
diversifier son talent. Reprenant de nombreux éléments
pour les fondre en une histoire nouvelle spectaculaire, elle
n'apporte pratiquement rien de novateur dans le domaine
idéologique. Par contre, elle intéressera les
littéraires, qui pourront s'amuser, à partir d'une
entreprise particulière, à confronter les techniques de
création de King. Les amateurs de divertissement trouveront
dans ce scénario sans nom une histoire remarquable et
prenante, quel que soit le statut de cette oeuvre
bâtarde.
Roland Ernould © 1999.
1 Réalisateur: Craig R. Baxley. Trois
épisodes de deux heures, 14, 15 et 18 février 1999. Le
scénario a été écrit en trois mois, de
décembre 1996 à février 1997. L'Avant-propos a
été rédigé en juillet 1998.
© King 1999. Traduction fr. de William Olivier Desmond, parue
chez Albin Michel, février 1999.
2 Mike commente sa découverte: "Quand Jésus et ses disciples sont dans le pays des Gadaréniens...Dans l'Évangile selon Saint Marc (É) Ils ont rencontré un homme possédé d'un esprit impur, (É) avec des démons en lui. Il vivait au milieu des sépulcres et personne ne pouvait l'attacher. Jésus a fait passer les démons dans un troupeau de pourceaux; les cochons se sont jetés dans l'océan et se sont tous noyés. Mais avant Jésus leur avait demandé leur nom. Et ils avaient répondu ...«Notre nom est légion, parce que nous sommes nombreux." (307)
3 King fait prononcer par un prédicateur, qui est en fait Linoge, des propos qui ressemblent à ceux du prédicateur Gardener, maléfique directeur du Foyer du Soleil dans le Talisman des Territoires. Ces propos, à consonance religieuse, montrent toute leur ambiguïté lorsqu'ils sont utilisés par une puissance diabolique (279/82). On s'aperçoit alors que, dans l'esprit de King, chaque ordre n'a que le souci de se perpétuer en tant qu'ordre, et que ses buts n'ont rien à voir avec les valeurs que les hommes cherchent, affichent ou bafouent pour leur propre compte.
4 De l'anglais behavior, conduite, comportement.
5 Silver Bullet, 1983, scénario que l'on avait ajouté à l'Année du Loup-Garou pour faire le poids (le film est sorti en 1985, réalisateur Daniel Attias).
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