"Alors juste pour moi, tâchez de me faireparaître okay, d'accord?"1.
Curieux roman que ce second livre d'un jeune auteur américain dédié "À mon cher Stephen King". Son héroïne, Marjorie, née en 1964, se trouve en prison, condamnée à mort, le soir de son exécution. Elle doit mourir comme Karla Faye Tucker, exécutée il y a peu, dont les médias ont relaté la mort, sanglée sur la table pour injection dans la chambre des condamnés, une aiguille à perfusion dans chaque bras. Elle raconte sa vie sur cassettes: "Nous ce qu'on fait, c'est plus le genre Dolorès Claiborne, mâtinée Ligne Verte"(p. 14), avec des intentions bien précises. Par l'intermédiaire de son avocat, elle a en effet vendu sa confession à Stephen King, pour qu'il en fasse un roman, "lui qui vend le plus en Amérique"(p. 27). En faisant de nombreuses digressions, ou inversement en passant rapidement sur l'essentiel, elle répond aux 114 questions que lui a posées King (p. 165).
Elle le fait d'abord pour assurer, avec sa partie des droits d'auteur l'avenir de son fils Gainez qui sera bientôt orphelin. Ensuite pour contrer le livre qu'a fait paraître son amante et rivale Nathalie2. Enfin pour donner d'elle une image romanesque qui idéalise la vie qu'elle a réellement menée.
En prison depuis de nombreuses
années, elle a lu King, seul écrivain qu'elle
connaisse: "J'ai lu tous vos
livres. Je sais, on dirait entendre Annie Wilkes dans
Misery.
Mais c'est vrai, je vous assure. Misery
j'ai bien aimé."(p.
17). À la prison, "ils
ont tous les vôtres, mais ils sont tout le temps sortis. Le
dernier à vous que j'ai lu c'était un ancien,
Cujo. Je
crois que j'ai bien aimé cette histoire de rage qui transforme
ce chien normal en monstre. Au début je me suis dit que ce
serait stupide -enfin, qui peut bien avoir peur d'un chien?- mais
finalement c'était bien."(p. 47) Cette histoire de rage, c'est la sienne, qui a
fait d'elle un monstre social, sans qu'elle s'en rende compte. Elle
cite les livres les uns après les autres, souvent en rapport
avec sa vie, mais aussi parfois en les assortissant d'un commentaire
littéraire. Elle s'est déjà située,
Dolorès Claiborne se retrouvant dans le couloir de la mort de
La Ligne
Verte. Son enfance a
été normale: "C'était pas du tout comme Carrie."(p. 28)
Vendeuse pompiste, elle voit arriver des voitures et
imagine"juste comme le
début de Fléau -je suis sûre que c'est de là que je le
tiens. Le type au volant est bourré, ou alors il tombe de
sommeil ou quelque chose, en tous cas la voiture percute
carrément les pompes."(p. 52).
Elle se drogue et ne sait plus ce qu'elle fait ensuite:
"Au bout de cinq à six
heures vous voulez redescendre mais vous ne pouvez pas. C'est comme
dans Insomnie,
on n'en voit jamais le bout."(p. 112).
En prison une première fois,
elle a connu Nathalie avec laquelle elle a eu des relations
homosexuelles: "C'est elle qui
est venue me trouver. La seule chose que j'ai faite c'est de en pas
la repousser. C'est facile de regarder en arrière et de dire
qu'on n'aurait pas dû faire ceci ou cela."(p. 155). À partir de ce
moment-là, elle vivra un ménage à trois:
"C'était comme de mener
une double vie, un peu comme le type qui écrit
La Part des
Ténèbres."(p. 157).
Elle pratique avec son amante des jeux particuliers: "J'étais attachée sur le ventre,
les yeux bandés, et je portais ce collier étrangleur.
C'était comme le début de Jessie."(p. 169).
Dans un garage, elle voit une voiture "du film Christine"(p. 108) et son mari Lamont bichonne la sienne comme le
fait Arnie. C'est lui aussi qui tue la propriétaire
citée tout à l'heure. Commentaire: "Techniquement parlant. Il les a
brûlés vifs.
Firestarter, je sais"(p.
209).
Elle tue un policier: "Quand
vous vous mettez policier,c'est entendu que le métier comporte
des risques et vous choisissez d'accepter ça -comme le type
dans Désolation."(p. 72).
Elle va à l'université,
mais n'y fait rien de valable: "Vous pourriez dire que j'allais à la fac pour
devenir artiste ou écrivain ou quelque chose comme
ça (...).
Vous pourriez dire que je
faisais de la peinture,que je peignais des images bizarres et
glaireuses de mon père, ou de la maison (...). Je pourrais rentrer dans mes peintures comme
Rose
Madder."(p. 41).
Sa mère travaillait à la poste avant de prendre sa
retraite. Plus tard, il y a eu un hold-up dans son ancien bureau:
"Je me suis dit que ça
vous plairait sûrement. Vous pourriez peut-être en faire
la seule survivante qui fait tous ces cauchemars et qui raconte
comment elle s'est planquée dans un chariot de
toile"(p. 27).
Elle se drogue: "On appelait
ça crank, ou speed, ou juste drogues. Pas très
coloré, j'ai bien peur. Peut-être que vous pourriez
inventer un mot pour ça."(p. 110).
Elle raconte avoir serré la main de la nouvelle
propriétaire de la maison où elle a passé son
enfance et à l'assassinat de laquelle plus tard elle
participera: "Ça c'est
un truc que vous pourriez faire -comme dans Dead Zone ou Les
Trois Cartes. Je
pourrais toucher la main de Mme Close et la voir dans le
sac-poubelle. Ça ne serait pas super?"(p. 78).
En prison la foi lui est venue
"Des fois, dans vos livres vous vous moquez des gens qui ont de la
religion. Vous les montrez soit comme des dingues soit mauvais, comme
dans Les Enfants du
Maïs ou
Bazaar.
Si vous pouvez vous abstenir juste pour cette fois,
j'apprécierais."(p.
59).
Elle donne à King certains détails demandés: "Je comprends que vos lecteurs veuillent tous les sales détails. C'est ce qui rend le truc attrayant pour eux. Je veux dire, j'adore le passage dans Le Pistolero où il s'amène dans la bourgade où les gens s'en prennent à lui, et lui il en fait juste carrément de la chair à saucisse au cours de ce grand combat. Moi aussi je raffole de ces grands combats. Ça vous permet de dépasser toutes les mesures avec ces petits détails dégoûtants. Je me figure que c'est ce que vous voudrez faire ici. Je ne suis pas sûre comment vous pourrez vous y prendre avec des vraies personnes, parce que ce serait dur pour les familles, mais si c'est un roman de fiction je suppose que ça n'a pas d'importance. Vous pouvez juste changer leurs noms. De toute façon personne ne croit que les gens dans vos livres sont vrais, alors. C'est pour ça qu'ils sont si distrayants."(p. 233).
Elle ne possède
elle-même que deux livres: La Bible et un
atlas routier. Si bien qu'elle reprendra bon nombre de tics des
livres de King, qui ont constitué pratiquement sa seule
formation littéraire. Elle lui donne d'abord quelques conseils
personnels.
Elle a lu les deux versions du Fléau: "J'ai bien
aimé la version longue du Fléau. J'aimais bien l'original aussi (...). Et puis cette histoire est tellement bonne. Pensez-vous
qu'un jour vous sortirez une version encore plus longue? Vous
pourriez continuer à en rajouter comme ça sans
arrêt. Moi je le lirais."(p. 83).
Elle propose de faire la même chose avec ses autres livres,
"Ceux que les gens aiment. Pas
comme Ça
ou
Les Yeux du
dragon ou les
Tommyknockers, mais les bons. Salem, je
dirai pas non d'en lire plus."(p. 84).
Elle n'écrit pas, mais elle parle. À l'imitation de
King, elle fait beaucoup dans le détail. Le nombre de noms ou
d'appellation de marques d'aliments, de plats de fast-food, de
boissons, de voitures, de vêtements, de chansons de rock
entendues3 est proprement ahurissant. Quelquefois tout un
paragraphe. Mais là où King s'évertue à
faire vrai en plaçant nombre de détails
concrets4, Marjorie tombe dans l'énumération
fastidieuse. De ses lectures élémentaires de King, elle
a confondu la réalité de ces détails avec la
vérité profonde des êtres. Elle n'a aucune
idée du raisonnable, ne voit pas le sens de sa vie,
improvisée dans l'instant.
Elle fait partie de cette jeunesse
qui se drogue, toujours dans l'instabilité, roulant
continuellement, se nourrissant de repas hâtivement pris au
volant des voitures. Tout va vite, rien n'est vécu en
profondeur: "J'ai toujours
été un peu plus vite que le reste du monde. C'est sans
doute pour ça que je suis ici d'ailleurs. Je ne m'arrête
pas toujours pour réfléchir, je veux
foncer."(p. 18). Vie sans
autre perspective que la drogue à renouveler ou des relations
sexuelles sans véritable amour, avec des sentiments
élémentaires. Tant que rien ne les y pousse, ces jeunes
vivent à l'écart de la délinquance: mais si
quelque dérapage les y amène, alors les choses tournent
mal et ils vont parfois jusqu'au crime.
La vérité, pour elle, ce sont les choses
concrètes qu'elle a connues et pratiquées. Elle n'a pas
été une élève remarquée, mais elle
a une excellente mémoire, encore que sélective, des
faits matériels qui la concernent. Ses emplois de serveuse de
fast-food ou de stations-service l'ont transformée en
véritable encyclopédie des plats rapides
américains. Elle est incapable d'analyser ce qu'elle a fait,
mais elle se souvient dans le moindre détail de ce qu'elle a
mangé. Elle affirme que Nathalie a menti dans son livre. On se
rend compte avec surprise que cela ne porte souvent que sur des
futilités: l'ordre des mets ou des boissons consommées,
ou des erreurs sur les noms des plats. Autre savoir: son mari a
développé sa passion des voitures et c'est en expert
qu'elle les date, définit leurs caractéristiques et les
performances.
De même, on l'a vu, les oeuvres de King sont devenues des
référentiels, grâce auxquels elle arrive à
définir en partie sa courte et lamentable existence. Elle ne
va en retenir que cette idée naïve que beaucoup se font
de la littérature: mise en scène et paillettes.
Après des années de
prison, elle souhaite réorganiser son image avant de mourir.
Dans cette perspective, Marjorie exerce une pression incessante sur
King, non pas pour raconter son histoire authentique, qui permettrait
éventuellement à son fils devenu adulte de comprendre
son parcours. Il ne pourra en avoir, par ce qu'elle dit, qu'une image
horrible. Elle l'a construite en un singulier mélange
d'opposition à son ancienne amante et rivale devenue
écrivain et de complaisante autojustification, alors qu'elle
manque dans sa propre vie de tout repère moral et social.
Peut-être veut-elle seulement damer le pion à sa rivale
en jouant sur sa propre condamnation à mort et sur le choix
d'un auteur qu'elle croit plus performant. Sorte de rivalité
amoureuse se transformant en rivalité littéraire:
"Bonne chance avec le livre.
J'espère que ce sera un bon. Je suis sûre qu'il
enfoncera celui de Nathalie. Je compte dessus."(p. 267). Ce qu'elle désire, c'est que
King écrive une histoire enjolivée, équivalent
des articles de journaux de la presse populaire. De la
théâtralisation.
Ainsi elle voudrait que King montre qu'elle est innocente, bien que
ses crimes soient patents. C'est que pour elle, ils ne le sont pas.
La vie des autres ne vaut pas grand chose: "On ne s'en est pas pris à eux
spécialement, ils se trouvaient juste au mauvais endroit au
mauvais moment."(p. 199).
Mais quand on s'aperçoit qu'elle rumine dans sa tête
toutes les sortes d'exécutions réalisables dans les
États américains, les souffrances comparées, on
se rend bien compte que dans cette société les valeurs
humaines collectives sont mortes. Il ne reste que les peurs
individuelles, sans relation avec la collectivité.
Aussi Marjorie peut se croire
innocente tout en décrivant ses crimes, parfois avec
complaisance, parce qu'elle s'est toujours sentie le jouet des
événements. Elle n'a jamais rien vraiment
prémédité ou organisé. Elle a certes
tiré sur Nathalie pour la tuer et, la croyant morte, a
essayé de la dissimuler: "Alors pour toute cette histoire d'enterrée
vivante, vous pouvez repasser, c'est bidon. Laissée pour morte
encore je veux bien, même si c'était juste une balle,
mais appeler ça un miracle, ça me met en rogne. Le
miracle c'est que j'ai pas essayé de la tuer avant ça
pour tout ce qu'elle m'a fait."(p. 259). Tout s'est produit comme ça, de
manière indépendante de sa
volonté: "Je sais que
d'être là sur le coup ça m'a fait sentir que tout
dérapait, comme si je ne pouvais pas faire partie de
ça, même si je savais que c'était le
cas."(p. 233). Elle ne se
sent pas responsable dans la mesure où elle n'a pas
décidé de sa vie. Son innocence est celle de la
bête sauvage qui tue par besoin ou par jeu, mais ne
réalise pas le mal qu'elle commet: "Pourquoi je les ai tués?
Je ne les ai pas tués. la question ne se pose même
pas"(...). C'est pas avec ça que vous allez
commencer, dites?"(p. 16 et
20).
Son innocence n'est qu'indifférence à l'égard
des autres. Elle ne souhaite rien, n'a pas de mauvaises intentions:
"C'est comme si rien
n'existait en dehors de moi
(...). J'étais la seule
qui comptait. Eux ils étaient juste là pour me
satisfaire, pour me faire compter plus."(p. 26/7). Elle tue, mais ne souhaitait pas tuer. Elle
subit et se subit.
Je n'ai retenu du livre que les rapports qu'entretient la pitoyable
héroïne avec Stephen King. Mais Marjorie se trompe: elle
n'est pas Dolorès Claiborne. Le seul point commun, c'est le
monologue, l'histoire narrée d'un seul point de vue. Tout,
ensuite, les différencie: quand Dolorès se raconte,
elle puise en elle les ressources nécessaires pour structurer
une vie qu'elle domine, elle recherche authentiquement ses
motivations, elle donne l'image d'une femme forte que la vie n'a pas
gâtée. Marjorie a besoin du starter des questions de
King, elle biaise, triche sans cesse. Elle n'a ni le courage, ni la
richesse humaine, ni la profondeur de sentiments de
Dolorès.
L'auteur est à suivre, pour la mise en place des
événements, le rebondissement incessant de la narration
et le rythme. Mais aussi parce qu'on détecte un auteur
sensible, qui éprouve de la compréhension pour sa
lamentable héroïne, mais en même temps
dénonce une certaine Amérique qui a perdu ses
repères, de jeunes paumés qui vivent de
télé, d'alcool, de drogues, de sexe, d'évasion
et de petits plaisirs. Tous ne deviendront pas des nuisibles. Mais
l'entourage particulière qu'a cotôyé Marjorie
nous laisse pessimistes.
Manifestement contre la peine de mort, il décrit la
variété des exécutions selon les États et
ses cruautés. La foule qui dehors attend l'exécution
-c'est une tradition, la Veillée de la Mort- ne vaut
guère mieux que les assassins qu'on supprime: "Ils ne savent pas de quoi ils parlent, ils ne
me connaissent même pas, ils veulent juste crier et applaudir
quand les lumières baisseront à minuit
une."(p. 252). Et, en
parallèle, ce propos tout simple de Marjorie:"Dites seulement que ça me manquera de
vivre."(p. 69).
Roland Ernould © 1998. Revu mars 1999.
1 The Speed Queen, de Stewart O'Nan, Doubleday 1997, trad. fr. Speed Queen, éd. de l'Olivier, 1998, p. 27. L'auteur est considéré par la revue Granta comme l'un des jeunes meilleurs écrivains américains actuels.
2 "Vous avez probablement déjà lu le bouquin de Nathalie. Laissez-moi vous dire qu'il y a très peu de vrai dedans (...). Je sais pourquoi elle a dit ce qu'elle a dit, mais ce n'est pas vrai. C'est une des raisons pour lesquelles je voudrais que ce soit vous qui fassiez le livre. Une fois que les gens auront lu le vôtre, personne ne croira le sien" page 14. "Ma plus grande crainte c'est que Gainez ne sache pas qui étaient ses parents. C'est pour ça que je fais cette cassette, une des raisons. Je ne veux pas qu'il lise le bouquin de Nathalie en croyant que c'est la vérité"(p. 54). C'est une journaliste qui a écrit son livre.
3 "Si vous avez besoin d'un morceau super pour rouler, vous pouvez mettre Radar Love, ça résume bien toute l'histoire"(p. 219).
4 Pratique qui irrite certains lecteurs et qui datent son oeuvre. Quand King en actualise une, il est obligé de changer quantité de petits détails (les deux versions du Fléau sont intéressantes à comparer à cet égard). Peut-être quand il aura cessé de plaire, certains spécialistes pointus liront ses romans pour ces informations un peu maniaques sur des réalités de la vie américaine...
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