L'AFFRONTEMENT DU MONSTRE
dans Shining de Stephen King
"Ce lieu maudit enfante des monstres.
Il répétait sans cesse cette phrase
incompréhensible.
Enfante des monstres." (144).
King n'a jamais pu réaliser
par la suite l'équivalent de l'éprouvant huis-clos de
Shining. Une famille se disloque, et chacun des
conjoints a songé au divorce. Une tâche ingrate a
été, par nécessité, acceptée par
un écrivain sans travail en panne d'écriture, qui a
noyé longtemps ses problèmes dans l'alcool, s'est
résigné à ne plus boire, mais en souffre
continuellement. Le jeune fils et l'épouse
désemparée, perdus dans un immense hôtel bizarre,
isolés par la neige et éloignés de tout secours,
se demandent comment ils tiendront un hiver. Le récit nous
dirige vers diverses pistes, qui se trouvent rapidement en synergie.
Un écrivain déséquilibré tombe petit
à petit dans la folie, et le lecteur assiste à sa lente
déchéance. La mère, désireuse de sauver
son ménage pour son fils, prend peu à peu conscience de
de l'étrangeté de la situation, et s'oppose à
son époux. L'enfant voyant, qui a toujours su que leur destin
s'annonçait tragique, ne peut guère se faire entendre
ni prendre d'initiatives vu son jeune âge. Et surtout un
hôtel maléfique monte progressivement en puissance avec
le dessein d'absorber la famille. Ce sont ces peurs grandissantes
parallèles qui amènent le lecteur à admettre
l'incroyable.
..
du site
..
édition
suédoise
Car ce n'est que lentement que la
prise de conscience pourra se faire. On peut croire un certain temps
que Jack dérive vers la folie, que Danny a une
sensibilité particulièrement maladive, une imagination
trop fertile, et qu'Hallorann n'est qu'un vieux radoteur. Mais il
devient bientôt évident que l'hôtel cherche
à entrer en possession de ses occupants.
Le
père possédé.
La possession est le moyen d'action
fréquemment utilisée par les êtres surnaturels.Ce
possédé est un autre aspect du double, le double
externe, qui en a possession, souvent en le métamorphosant.
Une partie du possédé peut être masquée,
mais l'ensemble n'est pas nécessairement changé. Aspect
qui n'échappe pas à Danny le voyant quand un
«monstre» l'agresse dans un couloir : "Pour se cacher, le mal pouvait emprunter mille
masques et maintenant, afin d'enlever Danny, il se dissimulait
derrière le visage de Papa, il imitait sa voix et portail ses
vêtements.
Mais ce n'était pas son papa.
Ce n'était pas son papa." (404)
l'hôtel Overlookédition
japonaise
L'hôtel commence par influencer
Jack, qu'il veut posséder, en lui transmettant des messages
par voix empruntées, notamment celle de son père :
"C'était la voix de son
père. - Tue-le. Il faut le tuer, Jacky. Et elle aussi. Parce
qu'un vrai artiste doit souffrir. Parce que tout homme tue ce qu'il
aime. Parce qu'ils n'arrêteront jamais de conspirer contre toi,
d'essayer de t'étouffer, de te faire sombrer. A la minute
où je te parle, ton fils se trouve là-haut en violation
flagrante de tes ordres. C'est une canaille. Punis-le, Jacky,
rosse-le, rosse-le à mort." (225) 16 L'hôtel se fait aussi entendre par voix propre :
"Puis une voix beaucoup plus
grave et plus puissante que celle de Grady, venue d'il ne savait
où, peut-être du fond de lui-même, lui adressa la
parole.
(Il faut tenir votre promesse, Mr. Torrance.)
- Je la tiendrai, dit-il. (Il fut frappé par la
servilité obséquieuse de sa propre voix, mais il
n'arrivait plus à parler normalement.) Je la
tiendrai." (368
Peu à peu le comportement de
Jack est devenu celui d'un possédé, qui ne garde sa
maîtrise qu'à des périodes de plus en plus
courtes. Des impulsions incontrôlées l'amènent
à détruire le poste émetteur radio, seul lien
avec l'extérieur, puis à jeter dans la neige la
batterie du scooter qui aurait permis un retour en cas de
problème (273/4). Avec sa conscience égarée, qui
voit et entend le barman du monde parallèle de l'hôtel,
Grady, lui suggérer qu'il a un bel avenir assuré dans
l'hôtel, il finit par craquer : "Ils veulent s'emparer de Papa, expliqua Danny. Et de toi
aussi. L'hôtel veut nous prendre tous. Ils trichent avec Papa,
ils lui font croire que c'est lui qui les intéresse, alors
qu'en fait c'est moi. Mais ils nous auront tous les trois.
(...)
- Je te crois. Danny, dis-moi
la vérité. Est-ce que ton papa... Est-ce qu'il va
essayer de nous faire du mal ?
- Ils vont l'y pousser, répondit Danny." (314)
L'hôtel est devenu son
maître, et Jack l'exécutant soumis. Un jour il oublie la
surveillance de la pression de la chaudière et s'affole:
"Mais à quoi donc
pensait-il, bon Dieu ! Protéger l'hôtel, c'était
son travail. Il était bien le gardien. (...) Il avait failli laisser exploser l'Overlook.
Ç'aurait été son ultime échec mais aussi
le plus retentissant. Il avait échoué comme enseignant,
comme écrivain, comme mari et comme père. Il n'avait
même pas réussi à devenir un ivrogne. Mais, en
matière d'échec, il était difficile d'imaginer
un plus bel exploit que celui-là : faire exploser
l'hôtel dont on vous a confié la garde." (319)
Père
et fils.
Danny, avant que son double le
quitte, n'était qu'un enfant renfermé,
résigné, vivant une existence compromise entre un
père buveur et une mère désemparée,
excédée, dans un ménage en déroute.
Géminé, il a vécu, en une sorte de
dédoublement dans l'unité, des événements
qui le dépassent. La disparition de son ange gardien le
révèle maintenant toujours semblable en apparence, mais
autre, grandi. Les manifestations de l'hôtel lui faisaient
peur, maintenant il fait face, avec foi et détermination bien
qu'il ait peu de moyens. Il aura, pire des épreuves pour un
fils, à affronter symboliquement le père. Le
père et le monstre : "Le monstre déboucha du grand couloir.
À le voir, Danny éprouva une sorte de soulagement. Ce
n'était pas son père. Ce monstre sorti d'un film
d'horreur, roulait des yeux, le dos voûté, la chemise
ensanglantée, n'avait rien à voir avec son papa. Il
n'avait plus aucun doute là-dessus. (...)
- Vous n'êtes pas mon
père, répliqua Danny.
Le monstre s'arrêta et parut hésiter, comme s'il
n'était plus très sûr de sa propre
identité. (...)
- Tu mens, dit-il. Qui veux-tu
que je sois? J'ai les deux marques de naissance de ton père,
son nombril convexe et même sa queue, fiston 17. Demande à ta mère.
- Vous n'êtes qu'un imposteur, dit Danny. Un masque. La seule
raison qui pousse l'hôtel à se servir de vous, c'est que
vous n'êtes pas encore mort comme les autres. Mais, quand il en
aura fini avec vous, vous ne serez plus rien du tout. Vous ne me
faites pas peur. (...)
Le maillet, levé pour frapper, resta suspendu."
(411)
La parodie du monstre, chez King, s'affirme très souvent par
le fait qu'en dehors de la peur imaginaire qu'il a pu causer, il se
révèle souvent d'une médiocrité
remarquable. On attendait, comme dans Salem, une
figure d'une certaine envergure. Le monstre
révélé n'est que de la "frime", comme le
constate Danny : "Vous
n'êtes qu'un imposteur!
- Menteur! Menteur! criait le monstre d'une voix de fausset.
Le maillet s'agitait follement en l'air.
- Allez-y, frappez-moi. Mais vous n'obtiendrez jamais ce que vous
voulez de moi." (412)
Danny s'est affirmé et
assume. La monstration serait décevante si elle ne
possédait une autre dimension, déchirante, l'attitude
d'un être humain possédé reprenant
momentanément son contrôle, le monstre renonçant
à poursuivre un numéro inefficace : "Vous n'êtes pas mon père, lui
cria de nouveau Danny. Et, s'il vous reste quelque chose de mon
père, vous devez bien savoir qu'ils vous mentent. Tout ce
qu'ils vous racontent, ce sont des mensonges, comme les dés
truqués que mon papa m'avait mis dans le bas de Noël l'an
dernier, ou comme les faux cadeaux qu'on met dans les vitrines. Les
boîtes sont vides, il n'y a rien dedans. Elles ne sont
là que pour la frime, comme dit mon papa. Vous êtes
comme eux."
Affronter le monstre, c'est
aussi, d'une certaine façon, causer la mort (spirituelle
à coup sûr, physique peut-être) du père.
Danny affirme une maturité d'adulte, refusant de se soumettre,
même s'il doit le payer physiquement. Son déni trouble
définitivement le monstre, qui n'exerce son pouvoir que par la
peur : "Alors une
transformation mystérieuse se produisit chez le monstre. Ses
traits, sans se modifier, redevinrent humains. Le corps frissonna
légèrement, les mains ensanglantées s'ouvrirent
comme des griffes brisées, lâchant le maillet qui tomba
à terre. Ce fut tout. Brusquement son père avait
réintégré ce corps et il regardait Danny d'un
air si profondément malheureux que Danny en eut le c"ur
serré de pitié. D'une voix tremblante, Jack lui
parla:
- Prof, dit-il, sauve-toi. Vite. Et souviens-toi de l'amour que j'ai
pour toi." (412) Une des
faiblesses de King sera - comme dans Shining - de
n'ouvrir souvent la porte qu'à des monstres de pacotille, dans
une emphase préliminaire bruyante, une rhétorique
emphatique, qui ne débouche que sur du carnavalesque
discutable.
La fin de
l'hôtel.
Comme King le reproduira maintes fois
par la suite, l'entité n'est qu'un monstre de pacotille, juste
bon à faire peur aux grands enfants que nous sommes
restés. Le comportement de l'esprit qui habite l'hôtel
se fait geignard et quasi-infantile quand il se rend compte que le
combat devient incertain, comme un adulte rageur
dépassé par les événements se livre
à une gesticulation inutile : "Ah! non! Ça ne se passera pas comme ça!
Certainement pas! Non! ah! maudit enfant! Ce n'est pas possible! Ah,
ah, ah!". Il devient
dément après sa défaite : "La créature n'avait plus de voix;
elle seule entendait ces cris de rage impuissante et de terreur, ces
malédictions. Elle se dissolvait, se défaisait, se
vidait de son intelligence et de sa volonté. Elle cherchait
désespérément à fuir, mais il n'y avait
plus qu'une issue pour elle : l'anéantissement. La fête
était terminée." (418)
L'entité disparaît, alors que l'hôtel brûle
: "Hallorann fut le seul
témoin de la dernière scène, et il n'en parla
jamais. Il crut distinguer une grande forme noire qui
s'échappait de la fenêtre de la suite
présidentielle. Elle plana un instant devant l'hôtel,
pareille à quelque mante géante, puis, happée
par le vent, elle se déchira comme une feuille de vieux papier
et ses lambeaux furent emportés par un tourbillon de
fumée. L'instant d'après, elle avait disparu sans
laisser de trace. Peut-être n'avait-elle été,
après tout, qu'un nuage de fumée ou un morceau de
papier peint déchiré, ballotté par le vent.
Peut-être n'y avait-il rien eu d'autre que l'Overlook,
transformé en bûcher et flambant au coeur de la nuit."
(421) Fin ambiguë d'un
monstre, qui méritait mieux. Il y en aura d'autres, plus ou
moins décevantes.
Dans les oeuvres qui suivront Shining, la
présence, presque toujours visible, spectaculaire du
surnaturel sera habillée des matériaux fantastiques les
plus divers. Si le motif utilisé dans Shining - la maison hantée - reste simple, King
employera, dans des modalités quelquefois plus complexes, des
monstres variés, utilisant toute la palette de la
monstruosité, parfois sur divers plans de temporalité.
Cette stratégie aux multiples facettes - dont
Ça
est la réalisation la plus complexe - se révèle
généralement cohérente dans la manifestation des
effets et les péripéties de l'action. Certains de ses
motifs seront développés dans l'intertextualité,
et King ne se prive pas d'annoncer ses références.
Mais une insuffisance pénible se révèle parfois
au moment de la monstration, qui confond la mise en scène
efficace et le Grand Guignol. Dans Shining,
l'affrontement attendu avec l'esprit de l'hôtel le montre
finalement sous un jour plutôt décevant. Il en est de
même de Ça, ce monstre polymorphe, qui se
révèle au-dessous des espérances. Pour
résumer en une formule, King est efficace et brillant dans le
suspense, la montée de l'escalier, mais nettement moins bon la
porte ouverte. Souvent d'ailleurs, il complète la monstration
par un complément cataclysmique, comme dans Shining l'incendie de l'hôtel. La destruction dune ville
entière dans la fureur lui plaît
particulièrement, pour parvenir à un de ces moments
où, comme le fait remarquer Astic : "La violence qui se déchaîne,
l'étalage du monstrueux finissent par ne plus signifier.
L'innommable et l'irrationnel emportent tout dans une sorte de chaos
généralisé." 18 Chez King, la mise en scène est très
visuelle, inspirée de celle des films dont le jeune King s'est
entièrement imbibé.
Enfin il faut noter que King diffère de la plupart des auteurs
populaires en ne cherchant que rarement à dénouer ses
récits de manière confortante. Si le bien triomphe,
cela se fait dans la douleur et sans prix de consolation. De plus, le
mal reste généralement en coulisses, près
à reparaître ailleurs, sous une autre forme.
Quant aux techniques littéraires, King se montre un auteur
duel, tantôt suggérant, tantôt montrant, souvent
même à l'excès. Il met en "uvre tour à
tour deux stratégies d'écriture, l'une
généralement liée à la découverte
du fait surnaturel, l'autre à sa manifestation. Comme
l'explique plus généralement Guy Astic,
"la première est
à l'origine des textes de l'ambiguïté, où
les catégories de l'évitement, de la suggestion, de
l'hésitation et du soupçon prévalent. La
seconde, particulièrement étudiée par Denis
Mellier, rassemble les textes de la monstration,
caractérisés surtout par l'excès ou le
paroxysme, l'expressivité, l'absence d'ambiguïté
et la force pathétique." 19
Avec Shining,
King a atteint la plénitude de ses moyens. Il a
créé la forme dans laquelle il coulera bon nombre de
ses livres fantastiques. Bien sûr, il y aura des variantes et
des évolutions, mais l'essentiel persistera. Il lui arrivera
de mettre en évidence tel aspect plutôt que tel autre,
mais il est bien rare qu'en dehors des changements dûs au
récit on ne retrouve pas en filigrane les mêmes
données. Avec son troisième roman publié dans le
registre du surnaturel, il a atteint sa maturité, après
avoir longuement fait ses gammes sur les nouvelles écrites et
publiées depuis sa première année
d'université.
Roland Ernould © Armentières, 2001.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
autre édition
suédoise
Notes
16 Est incidemment noté ici le rôle
négatif des parents : le père brutal de Jack, la
mère possessive de Wendy.
17 Un monstre ou une entité se manifestent toujours
chez King par des propos - souvent orduriers - liés à
la sexualité.
18 Guy Astic, Le
fantastique, op. cit.,
14.
19 Guy Astic, Le
fantastique, op. cit.,
12.
L'ouvrage de Denis Mellier auquel il est fait allusion est
L'Écriture de
l'excès : poétique de la terreur et fiction
fantastique, op. cit.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 11 -
printemps 2001.
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