Stephen
KING, LE CYCLE ET
LA ROUE.
"Je fais partie de ces gens qui croient
que la vie est une série de cycles:
des roues
à l'intérieur d'autres roues, certaines
engrenées entre elles, certaines tournant toutes seules,
mais toutes
remplissant quelque fonction définie et
répétitive."
Les USA forment une
société multi-culturelle, où les Orientaux ont
une place non négligeable. Il y a une Amérique
asiatique, qui, avec ses Chinois, Coréens, Philippins,
Vietnamiens, Japonais, comporte une certaine proportion de
bouddhistes. Les bouddhistes ont commencé à enseigner
leurs idées il y a un siècle, et ont marqué en
Nouvelle-Angleterre des intellectuels aussi réputés que
Henri David Thoreau ou Ralph Waldo Emerson. Sous des formes souvent
abâtardies, le bouddhisme sert de nourriture spirituelle
à un nombre croissant de contemporains1 de
plus en plus désabusés par le déclin des
religions traditionnelles face à la technicité et
à ses valeurs matérialistes.
.. du site ..
King
séduit par le cycle.
Pour des raisons qui surprennent chez
ce littéraire plutôt hostile à la
technicité, volontiers pourfendeur de la société
de consommation, King est arrivé tardivement au concept de
cycle2 en partie par amour de la
fonctionnalité:"Je fais
partie de ces gens qui croient que la vie est une série de
cycles: des roues à l'intérieur d'autres roues,
certaines engrenées entre elles, certaines tournant toutes
seules, mais toutes remplissant quelque fonction définie et
répétitive. J'aime cette représentation
abstraite de la vie sous forme d'une machine industrielle efficace,
probablement parce que notre vie réelle, vue de près,
nous paraît si désordonnée et si étrange.
Il est agréable de prendre de temps en temps un peu de recul
et de se dire:«Il y a une logique là-dedans, après
tout! Je ne comprends pas très bien ce qu'elle signifie, mais
je la vois, au moins!»"3. Ce souhait
d'un univers aux engrenages bien huilés rejoindra curieusement
la pensée bouddhiste.
L'univers cyclique oriental.
Le monothéisme n'est pas la
seule caractéristique de la pensée des Sémites.
Ce qui particularise également leurs textes sacrés
-Ancien
Testament
4, Coran-, c'est leur conception linéaire de l'histoire.
Dieu a créé un jour l'univers et l'homme. Un jour il y
mettra fin avec le jugement dernier, quand, le mal vaincu, il viendra
juger les vivants et les morts. La vie de chaque homme se situe
à un moment de ce déplacement linéaire.
L'histoire des descendants d'Adam se déroule selon les
desseins de Dieu, impénétrables et imprévisibles
du début à la fin. Dieu interviendra
éventuellement dans cette histoire, qui est la sienne en
même temps que celle des hommes, mais dans sa perspective qui
est celle de l'éternité.
Inversement les Indo-Européens
ont de l'histoire une conception cyclique. Le concept de temps n'est
pas linéaire, mais circulaire. Tel le perpétuel
recommencement de cycles naturels. Comme les saisons, l'histoire se
répète, sans début ni fin. Tout naît, vit
et disparaît dans une succession éternelle de vie et de
mort. L'univers existe depuis toujours et continuera à exister
à travers des cycles. Les religions du Veda, la pensée
hindoue et bouddhiste, sont déterminées par la
conception de ces cycles.
Autre différence importante:
la croyance en la transmigration de l'âme, la
réincarnation terrestre par le passage de l'âme dans une
autre vie, même animale. La conséquence en est un
panthéisme, où le divin est omniprésent. Le
bouddhisme ne propose pas l'existence d'un dieu personnel et rejette
la notion d'âme individuelle. Il est différent des
autres religions déistes et ressemble plus à une
métaphysique combinée avec une éthique de
sagesse. Il ne s'agit plus de connaître la rédemption du
péché et de la faute, mais de sauver son âme dans
le cycle des renaissances. Il n'y a pas d'eschatologie dans cette
pensée, pas la nécessité de remplir un dessein
divin: l'ascétisme et la méditation sont les conduites
religieuses essentielles5.
Le
karma.
Dans cet univers cyclique, chaque
être vivant doit son existence à un être
antérieur. Toute existence est le résultat de causes
antérieures ou d'actions voulues, le karma. Quand un
être meurt, tout ce qui lui est lié contribue à
la constitution d'un être nouveau. Les hommes ne
possèdent pas de vie individuelle et distincte et sont
simplement des maillons dans une chaîne circulaire, dans un
temps sans commencement ni fin. Les bouddhistes n'utilisent
d'ailleurs pas le concept «réincarnation», mais
celui de «renaissance»: le samsara.
L'existence cyclique et la renaissance sont un processus inexorable
où l'être passe par des situations diverses, le plus
souvent douloureuses.
Selon le bouddhisme, il existe en
effet une connexion causale entre les renaissances successives. La
vie d'un individu n'est pas seulement déterminée par
ses propres actions, les actes exécutés au cours de sa
vie présente, mais encore par la somme des actes de ses vies
antérieures. Toute action nuisible se retournera contre
l'être qui l'a commise en le suivant dans ses renaissances.
L'ensemble constitue ainsi une sorte de fardeau qui pèse plus
ou moins lourdement sur la vie de chaque homme, puisqu'il ne suffit
pas d'être exemplaire dans sa conduite pour s'assurer une
renaissance meilleure. Le poids des actions passées constitue
le karma.
La Roue
des existences.
La roue est le symbole utilisé
pour rendre compte du cycle des existences. Les hommes sont
prisonniers de la Roue, et condamnés à d'interminables
tours de souffrance. Enchaînés par leur karma,
ils sont soumis à un cycle de réincarnations sans fin,
généralement une suite de vie pénibles,
totalement imprévisibles. Mais le karma
opère aussi de manière éthique: en étant
attentifs à leurs faits et gestes, en apprenant à
maîtriser leur égoïsme, les hommes peuvent changer
leur destinée. Quand les mauvais comportements auront disparu
après des réincarnations successives, le cycle de la
souffrance cessera et le nirvana sera
atteint. Le nirvana est le
seul moyen d'échapper au samsara, de ne
plus être assujetti à la renaissance et aux souffrances
qu'elle entraîne. Le nirvana, obtenu
simultanément par le méritant et la chaîne
d'êtres vivants dont les mérites se sont
accumulés pendant un nombre incalculable de renaissances, est
le séjour immuable, permanent, sans âge, lieu de la
puissance, de la félicité et du bonheur, la vraie
Vérité et la suprême réalité: le
Bien, but ultime et l'éternelle Paix.
L'influence bouddhiste.
L'influence bouddhiste se manifeste
chez King dans les années 80, et atteint son apogée
avec Ça .
Il serait intéressant de rechercher dans le manuscrit original
du Fléau
si les premières
allusions s'y trouvent. La traduction française de
l'édition abrégée n'en comporte pas. Faute de
pouvoir trancher, je cite les deux notations que j'ai pu relever dans
l'édition complète. L'une rapporte les instants qui
précèdent le viol de Nadine par Flagg:"En haut, la roue cosmique du
ciel." (p. 1006) L'autre
propose une analyse de la psychologie d'Harold:"C'était le cancer qui l'attirait, le
carnaval de la noirceur -les grandes roues brillant de toutes leurs
lumières qui tournaient au-dessus de la terre plongée
dans l'obscurité, défilé incessant de monstres
comme lui." (p. 686) Par
contre il n'y a pas d'incertitude concernant les prologue et
épilogue. On sait qu'ils ont été rajoutés
par King, avec une réussite certaine, en donnant une toute
autre perspective à l'oeuvre: sous d'autres formes, un
«fléau» semblable se reproduira. Dans le prologue
(pp. XI à XV) intitulé:"Le cercle s'ouvre", un militaire contaminé par le virus destructeur
fuit une base préparant des armes bactériologiques avec
sa famille. L'épilogue, où Flagg
réapparaît dans une île lointaine, a pour
titre:"Le cercle se
referme." (p. 1180) Les
derniers mots du livre sont consacrés à la
roue:"La roue de la vie
tournait si vite qu'aucun homme ne pouvait rester debout bien
longtemps.
Et en fin de compte, elle finissait toujours par revenir à son
point de départ." (p.
1183)
À ma connaissance, la première rencontre concernant le
karma se trouve dans le premier volume de
La Tour
Sombre,.Le
Pistolero. Roland vient
de sacrifier le jeune Jake afin de pouvoir continuer sa quête
de la Tour, ce sacrifice étant le prix à
payer:"Et alors qu'il se
hissait vers la lumière, y débouchait à l'air
libre à la réalité d'un nouveau karma (tout s'enchaîne), il se retourna, tourna la
tête, lutta contre sa souffrance"7.
On retrouve le mot dans LesTommyknockers. Le poète Gard, après une longue
période de bringue qui l'a laissé inconscient, se
retrouve sur une plage, les idées noires, et se demande s'il
ne va pas se jeter à l'eau:"Saute, lui dit une voix douce et persuasive. Qu'est-ce
que ça peut te foutre, n'est-ce-pas? Qu'as-tu à faire
de toute cette merde? Partie arrêtée dès le
premier engagement. Rien d'officiel. Lavé par la pluie. Sera
reprogrammé quand la
Grande Roue du
karma tournera jusqu'à ta prochaine vie... ou
la suivante, si tu dois passer la prochaine à payer pour
celle-ci en étant le bousier ou quelque chose comme ça.
Jette l'éponge, Gard. Saute." (p. 97) Mais c'est surtout avec Ça que King va développer -en les
interprétant- ces éléments orientaux.
Le
monde cyclique de Ça.
Ça est particulièrement marqué par
la forme cyclique et l'image de la roue. Le récit s'y
prête évidemment: le retour, à trente ans
d'intervalle, d'un groupe de jeunes devenus adultes lancés
dans une même tâche cosmique qui les dépasse,
prêtait littérairement à la possibilité de
multiples répétitions. King s'y est employé
cependant avec une méticulosité et une conviction qui
dépassent le simple effet de composition, et l'oeuvre
entière repose sur la notion de cycle, utilisée deux
fois. La première concerne la ville de Derry, l'autre les
actions des protagonistes.
La ville de Derry est marquée
par la vie de Ça dans ses profondeurs: l'entité
sommeille longtemps, puis se réveille quelques mois, pendant
lesquels se multiplient disparitions, meurtres et
catastrophes."En année
ordinaire, Derry est déjà une ville violente. Mais tous
les vingt-sept ans, même si le cycle est en
réalité un peu approximatif, cette violence atteint des
sommets de fureur." (p. 489)
Un groupe de gamins avait blessé Ça sans le tuer et ce
sont les mêmes, moins un qui s'est suicidé, qui doivent
trente ans plus tard s'attaquer à nouveau à
l'entité:"Stan disparu,
le cercle que nous avions formé ce jour-là est rompu.
J'ai bien peur que nous ne puissions tuer Ça, ni même le
chasser pour un bon moment avec un cercle rompu." (p. 507)
Le
cercle et le groupe.
La tâche commune du Club des
Ratés a commencé quand le groupe s'est
définitivement constitué. Bill devenu adulte songe que
c'est au moment où le groupe a été au complet
que le cycle s'est enclenché:"L'ultime pièce d'une machine aux fonctions
inconnues venait de se mettre en place." (p. 669) Qui dit machine dit presque
nécessairement rouages."Auparavant, les autres avaient bien parlé de tuer
Ça, mais sans plan, sans début d'action. A
l'arrivée de Mike, le cercle s'était refermé, la
roue avait commencé à rouler." (p. 675)
A diverses reprises, le groupe
éprouve le besoin de resserrer ses liens.
Démoralisés et perdus, les enfants ne retrouvent plus
leur chemin dans les égouts. Bev, la vierge impubère du
groupe, a une idée, celle d'initier sexuellement tous les
membres du groupe:"Je sais
comment refermer notre cercle. Et si nous ne le refermons pas, jamais
nous ne sortirons d'ici." (p.
1055) Autre exemple, le rituel de l'échange des sangs: les
paumes entaillées par un morceau de verre, ils
se"rejoignent et forment un
cercle, les mains scellées de cette manière
particulièrement intime." (p. 1092) Et ils jurent de se retrouver si Ça
refait son apparition."On
aurait presque dit un anneau druidique, le sang de nos mains, paume
contre paume, signant notre promesse." (p. 158) Cercle, roue, anneau: les mots reviennent ainsi
sans cesse, avec un" sentiment
de circularité" (p.
888).
La
roue.
Bien plus tard, Ça
réapparaît. Mike, le bibliothécaire veilleur
resté à Derry, s'interroge sur le moment opportun de
rappeler ses alliés de sang. Quand le moment sera
venu,"je le saurai. Leurs
propres circuits seront ouverts à ce moment-là. Comme
si deux grandes roues convergeaient lentement, de toute leur
puissance, l'une vers l'autre: moi-même et Derry d'un
côté, et tous mes amis d'enfance de
l'autre." (p. 431)
"Reste seulement à en
finir avec Ça, à achever notre tâche, à
faire se refermer le présent sur le passé, à
boucler cette boucle mal foutue (...). Notre
boulot, ce soir, c'est de reconstituer cette boucle; nous verrons
demain si elle tourne toujours... comme elle a
tourné" dans le
passé (p. 671).
"Ce qui s'est produit se
répète." (p.
906), dit Bill. Et pour détruire Ça, tout se met en
place, comme au théâtre, pour qu'une nouvelle
répétition ait lieu. Et c'est naturellement que leur
action est associée dans leur esprit à cette image
circulaire répétitive:"Dévale, roue, pensa Bill tout d'un coup en
regardant les autres" (p.
1024). Et quand tout est achevé, la tâche
remplie:"Le cercle se referme,
la roue tourne, c'est tout."
(p. 1118)"Chaque vie imite
à sa manière l'immortalité: une
roue." (p. 1121)
Autres
références.
Dans Bazaar,
une excentrique femme
d'avocat est hors d'elle-même parce que sa voisine a
saccagé ses fleurs. Elle voit Gaunt, le diable, qui lui
déclare que son karma
est chose"irremplaçable", et lui vend un révolver en lui
affirmant:"On a tout de
même le droit de protéger son karma,
non?" (p. 423)
Dans
Insomnie, l'originale
conception des deux ordres qui a été mise en
évidence plus haut est liée aux croyances hindoues, la
réincarnation possible dans des animaux:"Lorsqu'un chien -oui, même un chien, car
la destinée de presque toutes les créatures vivantes,
dans le monde des michrones, tombe dans le domaine de l'Intentionnel
et de l'Aléatoire, est écrasé sur la
route." (p. 432), dit Clotho
à Ralph. Le même Ralph qui, devenu insomniaque, est
dépassé par les
événements:"Et
maintenant? (...).
Tu acceptes la situation et tu
te croises les bras?
Il y avait un certain charme oriental à cette idée
-destin, karma et tout le bazar." (p. 61)
Ralph médite aussi souvent sur
le thème de la roue:"Il
avait la sensation que lui et Lois étaient attachés aux
rayons d'une roue demesurée, roue qui les entraînait de
l'endroit où ils étaient partis pour s'enfoncer de plus
en plus profondément dans cet horrible
tunnel." (pp.
562/3)"Et telles sont les
cordes. Les cordes que les puissances supérieures utilisent
pour nous attacher, nous autres, pauvres michromes myopes, à
leur grande roue." (p. 571)
Ou encore la réflexion suivante, qui trahit la doctrine
bouddhiste dans la mesure où la répétition n'est
pas la «renaissance»:"La vie est une roue, pensa Ralph, qui se dit que ce
n'était pas la première fois que cette comparaison lui
venait à l'esprit. Tôt ou tard, tout ce que l'on croit
avoir abandonné en cours de route fait sa réapparition.
Pour le meilleur et pour le pire, les choses
reviennent." (p. 710)
Une
évolution littéraire.
Comme on peut le constater en prenant
les citations précédentes dans leur continuité
historique, King connaît la signification exacte du
karma, et a su l'utiliser au début dans sa
définition correcte. Mais avec Ça,
il découvre les possibilités d'extension de sens que
lui permet ce concept et s'aperçoit qu'il peut en tirer des
effets non négligeables. Dès lors la notion devient
plus floue. D'une roue, celle des Existences, King passe à
plusieurs. Il y ajoute des notations supplémentaires:
répétition, boucle, anneau, cercle, et en tire de
multiples variations, qu'il ne cessera de reprendre par la suite. Il
transforme la «renaissance» en répétition,
une sorte de continuel retour dans la même vie. De la simple
recherche d'effets littéraires, King est passé à
la mise en place d'un vocabulaire qui lui sera particulier quand il
ajoutera à la roue orientale le ka
égyptien. Il reste à voir comment ce vocabulaire et
cette métaphysqique sera exploitée dans les oeuvres
à venir.
Roland Ernould © 1998, revu mars
2000.
Armentières, septembre 1998.Ces
opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec
reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être
faites.
Notes.
1 Surtout en Californie. En Europe, son influence se
développe en Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne et Europe du
Nord. Aussi en France, où on trouve une trentaine de lieux
d'enseignement ou de méditation bouddhistes. On
dénombre un demi-million de bouddhistes en France, dont
environ 150.000 français d'origine.
2 Je n'ai pas trouvé de mention d'un
cycle avant Danse
Macabre, 1978:
"L'apogée du cycle
semble à nouveau proche", in Celui qui
garde le ver, page 55.
3 Note in Minuit 2, Minuit 4, Albin Michel, 1991, Vue imprenable sur jardin secret, page 284.
4 Le cas du Nouveau Testament est particulier. Rédigé en grec, il a
subi une importante influence de la pensée
héllénistique.
5 La pensée grecque appartient à
la culture indo-européenne. Ce qui explique (voir la note
précédente sur le Nouveau Testament) la vie monastique inconnue chez les
Sémites.
6 L'Oracle et les Montagnes.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 7 -
printemps 2000.
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