À propos des Régulateurs.1
DERRIERE LA
PORTE
Imaginaire et
vraisemblable.
"Un
problème psychologique qui n'est pas sans
rappeler la quadrature du cercle".
'Ce qui
est tapi derrière la porte ou l'escalier n'est jamais aussi
terrifiant que la porte ou l'escalier. Et là est le paradoxe:
l'oeuvre d'horreur s'avère presque toujours décevante.
A tous les coups, l'on perd
(...). Comme au poker, on est
tôt ou tard obligé d'abattre ses cartes. D'ouvrir la
porte et de montrer au public ce qu'il y a derrière'
2.
Cet aspect technique, lié
à la construction et à la chute du récit, n'est
pas seul en jeu: s'il est indispensable d'en tenir compte pour
obtenir un suspense réussi, il ne peut à lui seul
assurer la qualité de l'ensemble d'une oeuvre.
.. du site ..
Des raisons psychologiques,
liées au fonctionnement de notre esprit, font que nous lisons
un roman d'épouvante pour plaire à notre cerveau
reptilien3. Mais notre cortex prend part aussi à la chose,
et si certaines conditions de vraisemblance ou de
crédibilité ne sont pas assurées, si des
situations nous paraissent impossibles, si les ficelles paraissent
trop grosses, quel que soit le métier de l'écrivain, il
arrivera un moment où le lecteur se sentira dissocié,
écartelé entre ses cerveaux, et il décrochera
plus ou moins de la lecture4.
Notre dessein est d'appliquer ce canevas d'analyse psychologique
à un roman récent de King, de construction
particulièrement complexe, Les Régulateurs.
UN PEU
D'ÉPISTÉMOLOGIE.
L'imaginaire et le possible.
Il n'y a pas de limites à
l'imagination créatrice. Mais il y a des limites aux
capacités de l'imaginaire individuel: le possible, ou du moins
ce qui est admis comme tel. Pour la plupart des Anciens et c'est
encore le cas de millions de nos contemporains, la terre est plate.
Il a fallu du temps pour l'admettre ronde, en orbite avec d'autres
planètes en gravitation dans un système solaire. Plus
encore comme faisant partie d'une galaxie, perdue au milieu d'autres
galaxies, le tout dans un univers instable et en évolution,
avec quantité de formations et corps célestes
étranges,
sur des étendues d'espaces liés au temps et à
des vitesses qui défient notre imagination... Pour nos contemporains qui en sont
restés à l'âge de la terre plate, de telles
idées ne sont pas crédibles.
De même la théorie de l'évolution a
été longtemps bannie de d'enseignement dans certains
Etats conservateurs des U.S.A., parce que seule la Bible
était crédible: l'évolution des êtres
vivants était impossible.
Le
vrai, le vraisemblable et l'invraisemblable 5.
Dans plusieurs romans, King multiplie
les références pseudo-scientifiques pour faire vrai, mais en fait il ne produit que l'apparence du
vraisemblable. Un récit qui présenterait des
invraisemblances évidentes trop criantes aurait peu de chances
d'être lu.
Le vrai n'est pas une donnée fondamentale et
intangible. C'est un produit historiquement daté, lié
à l'imaginaire des scientifiques: l'hypothèse de
recherche imagine une vérité nouvelle, qui devra
être vérifiée par des collections de faits, des
expériences, des expérimentations (avec variables), des
instruments de mesure appropriés et constamment
développés en puissance d'investigation.
Une hypothèse vérifiée devient vérité du moment, jusqu'au jour où cette vérité
momentanée aura été remplacée par une
vérité nouvelle, dépassant la
précédente dans son explication, son cadre de
référence ou ses possibilités. Il s'agit bien
d'un dépassement (on va plus loin): le vrai antérieur
est soit périmé, soit demeure acceptable dans son
cadre. Que l'espace soit courbe ne supprime pas l'espace euclidien,
qui en devient un cas particulier6: on utilisera le premier pour envoyer un corps dans
l'espace et le second pour mesurer son champ...
Ce qu'on appelle la
Vérité n'existe
pas: il n'y a qu'un ensemble plus ou moins bien recoupé de
vérités partielles et provisoires. Ces
vérités sont codifiées dans des
encyclopédies générales ou particulières
qu'il faut sans cesse remettre à jour.
Par contre les méthodes qui permettent d'obtenir une
vérité sont intangibles: toute hypothèse
nouvelle doit être vérifiée
(expérimentalement ou par calcul) et admise à la vérification de
tous les scientifiques du
moment pour être
acceptée pour vraie
(plus exactement momentanément vraie). Elle devient alors une
vérité établie.
Ce qui signifie qu'à un moment donné, il y a des
vérités établies, datées7, et des hypothèses à
vérifier, avant d'être établies comme
vérités demain.
Un socle grandissant de vérités s'est ainsi
constitué depuis des millénaires: certaines sont
durables, d'autres dépassées ont disparu.
Le vraisemblable
est ce qui s'accorde avec les vérités établies
ou les hypothèses du moment. L'invraisemblable est ce qui
heurte nos conceptions du moment.
Le
réel.
Le vrai apparent n'est pas le
réel (toute réalité est combinaison de
particules et d'atomes: c'est vrai, mais nous ne pouvons la percevoir
comme telle): notre réel est celui des apparences liées
à nos sens. Le vrai réel est une construction logique
momentanée, produit d'une activité mentale
cognitive.
Les considérations des points précédents
expliquent les réactions différentes des lecteurs: plus
un lecteur est naïf scientifiquement, plus il aura des chances
d'adhérer de bon coeur à des situations qu'il estimera
possibles ou vraisemblables. Inversement un lecteur informé
à l'esprit très rationalisé aura souvent des
difficultés à adhérer affectivement si vraiment
les choses lui paraissent trop invraisemblables.
Conséquences
littéraires.
Comment un lecteur, à l'esprit
scientifique8, peut-il aimer la fiction et le fantastique?
En effet, puisque nous ne pouvons par les sens que percevoir des
aspects limités du réel, l'écrivain peut
imaginer artistiquement n'importe quelle(s) apparence(s). Ces
apparences ne sont pas le réel construit par les
scientifiques, mais essentiellement le domaine de l'imaginaire
ludique (science-fiction, fantastique).
Pour donner à sa création imaginée l'apparence
du vraisemblable, l'écrivain cherche à imiter
(analogie), à s'inspirer d'hypothèses de travail
scientifiques non encore vérifiées, ou à
travailler dans des secteurs flous où des explications
parallèles sont possibles (sont notamment utilisés les
phénomènes dits paranormaux, les cas particuliers non
étudiés ou trop compliqués pour l'être,
les pratiques magiques ou ésotériques, l'espace, les
espaces-temps qui interfèrent). L'écrivain peut
s'emparer des domaines contestés, où les contradictions
entre chercheurs n'ont pas encore permis de synthèse
acceptable par tous.
Il est aussi possible de créer de toutes pièces des
récits portant sur des mondes imaginaires ou semi-imaginaires.
Enfin nos sens peuvent être perturbés, troublés
ou exacerbés jusqu'au désordre mental. D'où
l'utilisation de personnages décalés ou près de
la folie, et de l'imaginaire qu'ils se sont
créé9.
Surtout il y a les lois du genre: si on achète
Salem, c'est pour rencontrer des vampires
évidemment, ce qui implique que l'on a renoncé à
s'interroger sur la réalité des vampires, pour entrer
dans un univers particulier, le 'genre vampire', qui comporte ses
règles. Ce qui fait qu'à partir de cet instant, le
référentiel a changé: ce ne sera plus dans le
cadre d'une activité scientifique que va s'exercer l'esprit
critique, mais dans un autre cadre convenu et accepté. Il n'en
demeure pas moins que dans ce cadre réapparaîtront
nécessairement ce que nos catégories mentales nous
imposent ailleurs: vraisemblable, possible, et crédible de
manière acceptable.
La
réussite littéraire.
Le roman de fiction ou
d'épouvante réussi est donc celui qui
-indépendamment des techniques littéraires de
composition et d'écriture qui ont leur importance:
- développe des qualités imaginatives
particulières (lois du genre);
- demeure vraisemblable dans des limites codées
acceptables;
- ne se présente pas comme le réel,
mais un réel possible
crédible dans ou
à côté du nôtre, et dans lequel nous pouvons nous
reconnaître.
C'est ce qui explique les difficultés d'un genre vite
daté, considéré en quelques décades avec
dérision ou commisération, et où ne survivent
que les fondateurs, dont les procédés -historiquement
réussis- ont été repris par leurs successeurs.
En effet, les sujets et les lois du genre évoluent, le
vraisemblable varie avec les époques, les possibles
disparaissent ou se multiplient avec les acquis scientifiques
nouveaux. Et on est bien obligé de constater qu'un romancier
trop réaliste court plus qu'un autre le risque de se trouver
dépassé10.
L'ESCALIER,
LA PORTE ET LA FERMETURE ECLAIR.
Escalier et porte.
Dans Anatomie de l'horreur 11, King donne le justificatif de la citation
mise en exergue de cette étude. King analyse un film
d'épouvante dont l'action se passe dans une maison
hantée. L'héroïne cherche son ami dans cette
maison. Entendant des bruits furtifs aux étages, elle monte au
premier, puis au deuxième. Finalement elle s'engage dans un
troisième escalier, étroit, menant au grenier. Un jeune
garçon y a été assassiné jadis de
façon atroce. Et derrière la porte, il y a le fauteuil
roulant du garçon qui se lance à sa poursuite.
'Les spectateurs poussent des
cris durant toute cette scène, mais le summum de la terreur
est déjà passé; il est survenu lorsque la
caméra montait le long de cet escalier plongé dans les
ténèbres, lorsqu'ils imaginaient l'horreur tapie en
haut des marches'. Somme
toute, la gradation du suspense est imagée par les marches de
l'escalier.
King reprend ensuite une analyse de William Nolan12, 'démonstration [qui] s'applique
à tous les médias': quand on ouvre la porte, il y a forcément un
monstre. Comme l'esprit humain est 'capable d'encaisser n'importe quoi'13,
quand la porte s'ouvre et
que se trouve derrière 'un monstre de trente mètres d e
haut', 'le public pousse un soupir (ou un cri) de
soulagement et se dit: «un monstre de trente mètres de
haut, c'est grave, mais j'arriverai à tenir le coup. J'avais
peur qu'il fasse trois cents mètres de
haut»'.
Si bien que l'écrivain d'horreur 'doit résoudre un problème psychologique
qui n'est pas sans rappeler la quadrature du cercle'.
On l'a vu, il n'y a pas de limite théorique à
l'imaginaire. Mais il y en a de concrètes. On peut encore
imaginer un King-Kong haut de trois cents mètres, mais plus
difficilement haut de trois kilomètres. N'augmentons pas les
chiffres: si les anciens Grecs arrivaient facilement à
imaginer le géant Atlas soutenant le monde, il ne semble pas
facile pour l'esprit humain actuel de dépasser certaines
limites. L'écrivain doit donc concevoir un monstre qui fasse
peur, mais qui reste acceptable pour l'imaginaire du lecteur, en
tenant compte des modifications d'esprit et de la
crédulité d'un individu soumis à des tensions
exceptionnellement fortes.
Il est tentant d'éluder la difficulté: 'Il existe et il a toujours existé
certains écrivains d'horreur (...) pour
penser que la meilleure façon de résoudre le
problème est de ne jamais ouvrir la porte'. Lovecraft, par exemple, savait que
'dans quatre-vingt-dix-neuf
pour cent des cas, ouvrir la porte serait préjudiciable
à l'unité onirique' de sa création. Et pour cette raison, il est
très allusif et n'ouvre jamais entièrement la
porte.
Le choix de King est différent. 'Si je désapprouve cette méthode -laissons
la porte s'enfler mais gardons-nous de l'ouvrir-, c'est parce que je
suis convaincu que ceux qui l'emploient partent déjà
perdants. Après tout, on a une chance sur cent de gagner
(...). En conséquence, je
préfère ouvrir la porte à un moment ou à
un autre des réjouissances; abattre franchement mes cartes, si
vous voulez. Et si le lecteur hurle de rire plutôt que de
terreur (...), il ne me reste plus qu'à
espérer que je ferai mieux la prochaine fois'.
En résumé, si l'escalier est le suspense,
destiné au cerveau reptilien et au néo-cortex,
l'ouverture de la porte est sa résolution, accompagnée
de la baisse de la tension émotionnelle et la reprise du
contrôle par le cortex, avec besoin de compréhension
rationnel.
La
fermeture Eclair.
'Le genre de réaction que
tous les écrivains (...) ayant
oeuvré dans le registre de l'horreur espèrent
susciter (...):
un engagement
émotionnel total, vierge de tout processus de pensée
rationnelle'.
Mais, 'quand on regarde un
film d'horreur, le seul processus mental qui suffit à rompre
le charme, c'est quand un copain vous murmure à l'oreille:
«T'as vu la fermeture Eclair sur le dos du
monstre?»'
14.
Seul l'enfant peut admettre l'invraisemblable sans idée
préconçue: il ne sait de toute façon pas
établir la validité de ses explications et les
insuffisances ne le gênent pas15, puisque, comme on l'a vu en 1.3., le réel est
le produit d'une construction mentale vérifiée: c'est
l'éducation et l'instruction qui vont lui fournir
progressivement les matériaux de cette construction. L'adulte
évolué intellectuellement ne goûte pas seulement:
il pense. Pour l'enfant et certains adultes au mental enfantin, la
vision est 'malléable,
quasiment vierge de toute idée préconçue. Quand
ils imaginaient le monstre dans leur esprit, il n'y avait pas de
fermeture Eclair sur le dos, c'était un monstre
parfait'.
On peut conclure: 'Seuls les
créateurs ayant longtemps oeuvré dans le genre ont
pleinement conscience de la fragilité de leurs
créations, de l'effort qu'elles imposent au lecteur
doué d'intelligence et de maturité'.
Le détour par ces notions ingrates a été bien
long. Il est plus que temps maintenant de les appliquer aux
Régulateurs. Si vous n'avez pas renoncé, nous prenons
l'escalier.
Un bel
après-midi à Wentworth, Ohio.
Dans ce récit complexe,
où évoluent dans un monde clos une bonne vingtaine de
personnages -sans compter les personnages évoqués-,
tous typés, deux familles de comportements coexistent: l'une
comprend les habitants de Poplar Street, qui vont subir des forces
qui les dépassent, avec incrédulité, puis
stupeur et des fortunes diverses; l'autre: une femme Audrey et un
enfant, son neveu Seth. Leurs itinéraires seront longtemps
séparés.
Par ailleurs sont fournies de nombreuses informations
récurrentes16, s'étalant sur plusieurs années, à
partir de cartes postales, lettres, articles de journaux, etc., qui
n'ont d'abord pas de signification pour le lecteur, mais qui, en
s'additionnant, fournissent petit à petit des
clés.
Apollon
et Dionysos 17.
Plus le contraste est frappant entre
une situation calme et l'horreur qui va venir, plus l'effet de choc
sur le lecteur sera important. Est ainsi décrite joyeusement
(chap. 1) une banlieue apollinienne heureuse -même si le temps
tourne à l'orage- et où le dionysiaque se manifeste
brutalement, à 15 h 45, sous la forme d'un van rouge, dont les
occupants tuent successivement le livreur de journaux et un chien,
dans la surprise, l'ahurissement ou la panique des habitants. Le
temps devient exécrable (chap. 3). Au téléphone
se manifeste une voix étrange, qui tient des propos bizarres,
avant que la ligne soit coupée. Première
hypothèse qui vient à l'esprit: meurtre de
cinglés criminels. Pour maintenir le suspense et faire durer
sadiquement l'attente, le procédé classique est
d'intercaler une scène particulière ou de transition.
On a ici droit à l'intermède à caractère
érotique de la culotte de Mary (2.8) et la lecture d'un
article professionnel sur les jouets de la série des MotoKops
2200.
Les
premières marches, 16 h
09.
Dans les éclats du tonnerre et
de la pluie battante (chap. 4 et 5) se produisent la deuxième
tuerie (van bleu), puis la troisième (vans rose et noir),
pendant que la foudre tombe sur une maison qui brûle.
Il y a eu un arrêt dans l'escalier entre la deuxième et
la troisième tuerie, consacré à une lettre dans
laquelle sont narrées les circonstances troublantes de la
venue de Seth à Poplar Street. Après la
troisième tuerie se placent en point d'orgue des informations
où les démêlés entre Seth et Tak prennent
forme et un épisode délirant (chap. 5.3) où se
mêlent, dans un désordre total, des figurines Hummel et
des photos d'animaux prodiges, un ivrogne incohérent, des
morts, des blessés, et un bras qui ne demande qu'à se
séparer de sa propriétaire18 (chap. 5. 3 et 4). La pause se poursuit avec un extrait
de téléfilm et un épisode où Tak se
montre méchant avec Audrey, qui, absente jusqu'alors, va
bientôt entrer dans la réalité et la
dévastation de Poplar Street.
Les
marches suivantes, 16 h
44.
Temps toujours exécrable et
tonnerre, avec une attaque encore plus destructrice de l'ensemble des
six vans (chap. 7): la rue doit disparaître. Audrey, enfin
présente, assiste au spectacle. Les habitants continuent
à subir le désastre des explosions sans avoir la
moindre idée de ce qui se passe et sans que des secours
arrivent.
A la pause, Audrey donne des informations capitales: elle a vu
naguère sur sa pelouse un van virtuel et Seth manipulant des
objets dans l'espace.
La
porte.
Les survivants, répartis dans
deux maisons, s'organisent et préparent des expéditions
salvatrices, tandis qu'après les chardons du désert
apparaissent dans la brume des formes de maison différentes
-haciendas, ranch, cabane de bûcheron- et un étrange
volatile enfantin (chap. 8.2).
Comme King nous avait obligeamment fourni, à la fin du chap.
6.4. un dessin de Seth représentant grossièrement un
véhicule avec un vague cow-boy tirant sur une maison,
l'affaire est claire: ce qu'il y a derrière la porte, c'est
l'imaginaire d'un enfant singulier manipulé par un Tak
destructeur.
La
porte s'ouvre.
Pour le lecteur passif, distrait ou
paresseux, la porte mettra plus ou moins de temps à s'ouvrir.
Sans cesse King casse le récit pour nous proposer des
détails complémentaires, qui vont corroborer
l'hypothèse énoncée plus haut ou éclairer
ceux qui cherchent encore. Mais on peut considérer qu'au
début du chap. 9, une bonne moitié du roman lue, la
porte est ouverte.
Par contre, les survivants de Poplar Steet ont l'impression de vivre
un cauchemar incompréhensible. Seul Marinville,
l'écrivain, qui a pratiqué l'imaginaire enfantin lors
de cours donnés dans des écoles, aidé du savoir
d'un morveux, précède de loin les autres dans la
compréhension.
Derrière la porte.
Pour le lecteur attentif, beaucoup
d'éléments se sont ajustés. Derrière la
porte, il y a un enfant autiste aux dons particuliers,
écartelé entre lui-même et un démon qui a
eu 'de longs
millénaires pour affûter ses crochets et ses
pièges'.
Il peut mentalement s'en séparer en utilisant des passages
mentaux secrets. Il protège sa tante Audrey de Tak en
l'envoyant dans un refuge, un monde de souvenir autre, un monde
décalé dans le temps -quatorze ans plus tôt- et
dans l'espace -à 600 kilomètres du lieu de l'action. Il
communique avec elle télépathiquement, par
téléphone fictif.
Tak utilise ces pouvoirs de l'enfant pour créer des
êtres et objets virtuels, mais d'apparence réelle, et
aussi pour dominer des humains (comme Peter Jackson).
De même l'espace-temps a changé: téléphone
et électricité coupés, vue gauchie, à la
perspective déformée avec 'des axes et des angles changés' (chap. 7); les montres se sont
arrêtées depuis le début de la première
attaque. Sauf chez Audrey et Seth, où curieusement
l'électricité fonctionne
régulièrement.
Le lecteur sait aussi que c'est un imaginaire enfantin (séries
T.V.: Bonanza + Regulators, et MotoKops 2200) qui a inspiré
ces destructions et ces bouleversements dans l'aspect de la rue et
l'apparition d'animaux bizarres.
Mais on n'en est qu'à la moitié du livre. Et, ô
cadeau-surprise de ce vieux renard du suspense, le lecteur
découvre que, derrière la porte, il y a un autre
escalier, qui conduit à une seconde porte...En effet, le
récit a été jusqu'à présent un bon
exemple du mal extérieur subi dans
l'épouvante et la terreur19, qui tombe du ciel comme la foudre dans le
récit. Mais si, contrairement aux malheureux habitants, nous
savons ce qui se passe, nous ne savons, ni pourquoi, ni comment les
choses se passent ainsi. Et l'axe du récit se déplace.
On s'intéresse moins aux affres des résidents de Poplar
Street qu'à ce qui se passe entre Seth et Tak. Et le type
d'horreur change: on passe du mal extérieur subi par un groupe
à un autre type de peur20 : l'enfant arrivera-t-il à maitriser les forces
intérieures mauvaises qui se sont insérées en
lui? Mal extérieur, mal intérieur: comment Seth, qui
voudrait prendre les choses en mains, peut-il triompher de Tak?
Comment le couple Seth-Tak fonctionne-t-il?
La
fermeture Eclair
21.
A ce stade de la lecture,
l'impression générale est favorable. Les
éléments complexes sont bien en place, parfaitement
agencés pour surprendre, intriguer, obliger à revenir
en arrière parce qu' au moment où la lecture a
été faite, on ignorait pourquoi ces
éléments se trouvaient là et leur importance
dans le récit. Il y a quantité de notations
réalistes qui sonnent vrai, une peinture et une analyse des
personnages qui laisse pantois. Bien sûr, King est King, il ne
travaille pas dans la dentelle et il ne nous épargne aucun
détail saignant.
Et pour la fermeture Eclair? On ne fait que l'entrevoir furtivement.
Par exemple, il y a le busard bizarre: un oiseau aussi mal fichu
(197) est morphologiquement incapable de voler. C'est surtout un
busard bien informé, en étant capable de penser:
«tant à manger et
si peu de temps» ! comme
s'il savait que cet état de choses n'allait pas durer, (205).
Mais enfin, dans l'ensemble, le contrat est rempli22.
Il nous reste à monter le dernier étage, et voir ce
qu'il y a derrière l'autre porte. Le péril est d'autant
plus grand pour notre auteur qu'il lui faudra trouver des
justifications crédibles à des phénomènes
qui paraissent plutôt demesurés.
ET ON REPREND
L'ESCALIER...
Seth a donné des instructions
à sa tante Audrey. C'est son destin, celui de sa tante et des
rescapés qui sont en jeu et tout repose sur.lui. Les pauses
seront maintenant consacrées aux aventures des survivants,
dont les expéditions paraissent compromises.
Premières marches.
On apprend que Tak a un passé
de destructeur: outre la famille de Seth, il s'en est pris
successivement au véhicule, à l'habitation d'un voisin,
puis aux voisins eux-mêmes (chap. 9.7). Il avait alors un rayon
d'action et une énergie limités. Il a poussé le
mari d'Audrey au suicide. Et Seth ne pourra plus le maîtriser
longtemps.
Pause: les expéditions sont une catastrophe: il y a à
nouveau des morts. On apprend sutout dans quelles conditions
surprenantes Seth a rencontré Tak dans une mine du
Névada (chap. 10).
Marches
suivantes.
Tak a le dessus. Il a pu vampiriser
de l'énergie humaine et il en déborde . Il est proche
du centre vital de Seth. Il est persuadé que Seth -dont il
perçoit les cachettes mentales- ne pourra pas échapper
à son contrôle (chap. 9.11). Il pourra satisfaire son
ambition: être 'le patron de Ponderosa et l'homme fort du
Nevada'. On apprend enfin l'origine de Tak et les circonstances de sa
rencontre avec Seth.
Nouvelle pause: toujours le conflit entre les survivants et une
scène tragique et hilarante entre le noir Brad et
l'écrivain Marinville, 'noir dodu sur une palissade
brûlante' (chap. 11). A ce moment, les réflexions de
Marinville l'ont amené à comprendre l'essentiel.
Au
milieu de l'escalier.
Audrey raconte ce qu'elle sait de Tak
et ce qu'elle a compris de ses rapports avec Seth. Tak n'a pas de
plan, il suit les événements. Ce qui pour Seth est un
jeu est pour Tak l'occasion de se se fabriquer, de se construire un
monde correspondant à son imaginaire, en utilisant les humains
comme casse-croûte.
A nouveau la pause, avec la dernière incursion des vans dans
un fracas épouvantable, avec l'intermède
dérisoire de la femme disant aux régulateurs:
«je vous accorde une
chance» alors que tout
s'écroule autour d'elle (chap. 12).
Les
dernières marches.
Tak a une faille: il ne tolère
pas de rester aux toilettes avec Seth et il sort de son esprit
à ce moment... C'est la ruse du laxatif que Seth va utiliser
avec la complicité de sa tante pour amener Tak à rester
un certain temps sans enveloppe humaine. Ce qui va lui permettre de
s'échapper. Tak, qui se croit très malin, se laisse
prendre à la ruse de Seth et met trop de temps à
réagir. Une bonne partie de l'action se passe au niveau du
mental des protagonistes (chap. 12).
La
porte s'ouvre.
Seth vainc Tak, et pour éviter
que Tak ne le réutilise comme hôte, il se fait tuer
ainsi que sa tante. Il se retrouve avec elle dans son jardin secret,
dans un autre monde. Tak disparait après quelques vagues
menaces (chap. 12 et 13).
Derrière la porte.
Seth a d'étranges pouvoirs. Il
sait créer: c'est un faiseur23 cosmique, capable de créer d'autres
espaces-temps24, comme celui où se réfugie sa tante,
tissé à partir de ses souvenirs à elle, une
gloriette qui fait réel -sécheresse du bois, initiales
gravées-, visible de manière fantomatique par les
autres humains. Il pénètre l'esprit des autres. Il
lévite et sait faire léviter. Il communique
télépathiquement. Son univers est celui d'un être
exceptionnel, à l'écart d'un monde dans lequel les
humains sont des étrangers.
Tak, démon millénaire malfaisant, utilise les
différents pouvoirs de Seth pour détruire Poplar Street
et y reconstruire une petite ville du Névada du XIXè
siècle. Le domicile de Seth va devenir le lieu où
différents mondes vont se rencontrer. Quand Poplar Steet est
isolée de la ville, il ne reste d'électricité
que chez Seth, puisque c'est le point de jonction des mondes. Tak
utilise les données enfantines de l'imaginaire de Seth, mais
aussi les informations fournies par les séries
télévisées, une vision globale qui lui permet de
recréer une réalité dans le moindre
détail25.
Les événements du récit vont donc se produire au
cours d'un basculement du temps d'un peu plus d'une heure (de 16 h 03
à 17 h 18), pendant lequel la rue a été
coupée du monde. Cette 'délirante fistule du temps'
(377), admettons-la comme faisant partie des conventions du genre.
Notons incidemment que le référentiel polaire n'a pas
changé et que le soleil se couche toujours à l'Ouest
(222).
La fermeture
Eclair.
Tout cela se tient. Mais
arrivé à ce stade, King a dû éprouver
quelques difficultés. Comment faire coïncider les choses
telles qu'elles étaient et les créations de western de
Tak-Seth?
L'explication magique (ajout 11/99).
Les entités et les personnages
de King utilisent ainsi, à divers degrés, des pratiques
magiques immémoriales, dont on peut faire un inventaire
rapide. Ces pratiques ont pour but de modifier le cours habituel des
choses, hors des moyens ordinaires, en bouleversant ainsi les faits
les plus solidement établis par les lois scientifiques. Un
grand nombre de croyances méditerranéennes ou
moyen-orientales tiennent pour assuré que le magicien est
capables de créer des faits ou situations
particulières, grâce à des pouvoirs
spéciaux. Ainsi, le magicien peut se métamorphoser et
métamorphoser les autres. Il peut arrêter le soleil ou
faire descendre la lune sur terre, ressusciter les morts, faire
parler les animaux et les pierres, faire marcher les statues,
provoquer des épidémies6. Plus particulier au monde
rural, il peut faire tomber la pluie, l'orage ou la grêle,
comme les arrêter, protéger les récoltes des
divers fléaux qui les menacent. L'Église romaine par
exemple a remplacé les magiciens par des saints chargés
des mêmes fonctions, avec des prières pour ces diverses
circonstances.
Ce sont les forces de l'invisible qui
exerceraient ou permettraient l'exercice de tels pouvoirs,
délégués en partie aux magiciens de leur ordre.
Ces forces elles-mêmes, qui peuvent se concrétiser sous
forme d'entités, personnalisées ou non, utilisent des
techniques particulières d'action avec les hommes7. D'abord
dans le domaine de la communication : une force peut entrer en
communication unilatérale avec certains humains, même
très éloignés, et leur envoyer des messages
particuliers. Elle sait envoûter, produire des charmes,
hypnotiser directement. Son action ne se limite pas au
présent, car la force domine l'espace-temps : elle peut
inspirer la vision d'événements lointains ou
cachés, provoquer des présages. Elle sait se
dédoubler, se transporter dans l'espace, posséder
mentalement à distance. Enfin une force a un pouvoir d'action
sur le plan de la création et sur les diverses formes de vie,
s'attache des animaux ou des plantes particulières. Elle
choisit des intermédiaires humains quand une intervention
directe de sa part n'est pas possible ou souhaitée.
L'ensemble fonctionnerait par un
pouvoir psychique particulier, véhiculé par des moyens
inconnus. Cette énergie mystérieuse a été
reliée par certains ethnologues au «mana»
mélanésien. Le mana est une de des idées
troubles, un peu passe-partout. Un seul mot rassemble l'idée
d'un véhicule d'énergie mystérieuse magique, une
qualité liée à un pouvoir dont certains
disposent, à manier selon des rites propres à susciter
le fonctionnement de l'énergie. L'humain peut donc, dans une
certaine mesure, traiter avec ces forces, souvent avec un rituel
approprié, Comme le récapitule Marcel Mauss, le mana
"subsume une foule d'idées que nous désignerions par
les mots de pouvoir du sorcier, le qualité magique d'une
chose, aussi avoir du pouvoir magique; agir magiquement." 8
Cette analyse donne la clé des
comportements variés des forces et des humains dans ses romans
cosmiques : ils sont systématiquement utilisés, et le
lecteur n'a pas manqué d'associer, à chaque phrase, des
interventions, des actions ou des évenements connus. King est
passé maître dans l'utilisation de ces structures
magiques et Ça est certainement le plus représentatif
à cet égard.
Dans cette perspective magique, le
lecteur s'amusera de la richesse d'invention de King.
Le refus des
esprits forts.
D'autres lecteurs ont dû
éprouver des difficultés à admettre cette
invention au nom du réalisme et, dans leur refus de ce monde
magique évoqué plus haut, vont éprouver des
dificultés à ce qui leur paraîtra, non pas
conventionnel, mais parfaitement invraisemblable.Ainsi quand
Marinville ouvre une porte-western de 1858, ses doigts passent au
travers. Derrière, l'autre porte de 1996 fonctionne comme
toute porte... (357). Les dessins enfantins d'animaux, de plantes ou
de paysages, avec leurs couleurs, leurs déformations, leurs
erreurs, se concrétisent tels quels, mais leurs insuffisances
n'empêchent pas le fonctionnement des êtres produits.
Revenons au busard mal fichu, morphologiquement incapable de voler. A
l'étonnement du vétérinaire, il vole: on sait
maintenant que son vol ne dépend pas de sa force, de la
symétrie de ses ailes ou de son aérodynamisme, mais
uniquement de la puissance mentale de son concepteur. Une fois
imaginé, fonctionnel ou pas fonctionnel, l'oiseau remplit la
fonction que son essence (pas ses apparences) entraîne: il
mangera ainsi du cadavre tout en pensant à l'avenir...Mais il
est fabriqué dans une sorte de mousse plastique qui se
dégrade en fumée...Certains esprits peuvent avoir de la
difficulté à intégrer cette donnée.
La même ambiguïté concerne les autres
créations: les cactus enfantins piquent (222), tout en
étant sans consistance; un félin a des griffes d'acier
tout en étant fait d'une matière fibreuse de couleur
rose qui rappelle un isolant, se délitant à sa mort en
volutes de fumée, puante évidemment26... (263 et 271). Et surtout il y a toutes ces
destructions...
Car si ce décor de théâtre, vaine paccotille de
fumée, disparaît sans laisser de traces avec le
départ de Tak, s'il ne reste rien des constructions-western et
des vans destructeurs, par contre demeurent les morts et les
destructions. Ce fait, compte-tenu du contexte, est le plus difficile
à intégrer.
D'autres points font problème
aux incrédules.
Les destructions: King y est allé très fort. Que les
vans, qui n'ont pas d'existence réelle (on peut voir au
travers, et même passer au travers), puissent détruire,
à la rigueur; c'est du même ordre que les cactus
piquants. Invention dont il faut bien rendre compte, ce qui ne sera
pas fait. Mais King anti-militariste montre dans le maniement des
armes une frénésie dont il convient de se
méfier. En prenant l'alibi d'un dessin de Seth ( 159)
où un fusil envoie sur une maison trois obus à la fois,
c'est à un véritable bilan d'artilleur auquel nous
avons droit. Et comme la facilité est d'aller crescendo dans
l'horreur, on en arrive facilement au fusil de chasse à deux
canons qui tire avec une détonation aussi forte que si un
missile venait d'être lancé...(338). Et ces
'armes
démoniaques' emportent
si gaiement notre auteur qu'il en vient à parler de
'canonnade assourdissante
digne de la 3ème guerre mondiale' Troisième, vous avez bien lu...27. Sens de l'humour très particulier?
Pour une guerre que King nous promettait naguère
biologique?
King a aussi éprouvé des difficultés à
trouver une idée pour éloigner Tak de Seth. S'il lui
arrive d'utiliser d'un livre à l'autre les mêmes
données, il devait être à cours d'idées et
il a dû faire preuve d'une réelle originalité.
Car il fallait le faire (je n'ose pas écrire: inventer): Tak
quitte Seth parce que ce dernier est 'en train de chier tripes et
boyaux' ( 353) et que Tak, délicat, n'aime pas
ça...28.
Il y a de même par moments une sorte de jubilation dans
l'horrible, un défoulement joyeux et infantile dans la
destruction29 et le bobo-pipi-caca. Trop, c'est trop30. On est aux antipodes du fantastique
insinuatif de Lovecraft.
Admirateur, mais pas inconditionnel31. Tu nous l'avais bien dit, Steve (voir citation en
2.1.): on hurle de rire quand on voit la fermeture Eclair. Et tu t'es
engagé toi-même à faire mieux la prochaine
fois...
Pour
conclure.
Technicien habile et expérimenté, King a monté
son livre en horloger, comme un jeu de pièces d'assemblage qui
se mettent en place pour nous montrer ce qu'un esprit destructeur
peut faire quand il est doté de l'imaginaire d'un enfant de
sept ans gavé de séries T.V. et esclave des gadgets
à la mode. Il fallait trouver une idée pour rendre
crédible à la fois les massacres et les
dégâts causés et la virtualité des moyens
qui les créent. Cette idée, King ne l'a pas
trouvée32 et il utilise un compromis: l'excès dans
l'horreur pour masquer ce déficit. Peut-être compte-t-il
s'en sortir par l'inflation des situations épouvantables:
'La peur et l'horreur sont des
émotions aveuglantes qui démantibulent nos
échasses d'adultes et nous laissent dans le noir absolu, aussi
désemparés que des enfants incapables de trouver
l'interrupteur'
33. Mais ça ne fonctionne pas vraiment.
Dès la fin de la première moitié de l'ouvrage,
on s'aperçoit de la difficulté: autant
l'habileté à faire passer le lecteur par une
'fenêtre
temporelle' (342) dans
l'autre monde d'Audrey se fait de façon subtile et presque
naturelle, autant l'inconsistance des moyens virtuels employés
en même temps qu'une puissance de destruction en opposition
complète avec ces moyens crée le trouble dans l'esprit.
L'espace-temps Seth-Audrey -quand on admet la convention des
espaces-temps- paraît vraisemblable. Pendant un certain temps,
l'espace-temps Seth-Tak semble crédible. Cette
crédibilité est généralement liée
à une satisfaction intellectuelle, correspondant à la
satisfaction mentale: «bien imaginé, bien
joué». Mais une impression de gêne s'installe, et
les artifices employés par King ne parviendront pas à
sauver la situation.
'L'incrédulité
n'est pas un ballon, un objet des plus légers sur lequel il
suffit de souffler pour le suspendre dans l'air: c'est plutôt
un poids qu'on doit soulever d'un seul coup et ensuite maintenir en
l'air de toutes ses forces',
analyse King: le poids m'est retombé dessus à partir du
moment où la petite voix mentale ne s'est plus
inquiétée: (qu'est ce qui se passe?), mais a
commencé à murmurer: (il va trop loin. Comment va-t-il
s'en sortir?). La petite voix témoignait simultanément
d'une angoisse affectueuse quant à la réussite de ce
King et d'un décrochage par rapport à la fiction. Dans
le dernier quart du livre, la fermeture Eclair apparaît
vraiment trop,les moyens utilisés étant
décidément trop décevants par rapport aux
possibilités qu'offrait initialement l'oeuvre.
A la relecture, l'impression est encore plus nette: roman
écrit pour la seconde partie trop rapidement, en jouant sur le
métier plutôt que sur la puissance
imaginative34 .
Mais je fais partie de ceux qui ont 'besoin de temps à autre de nourrir l'imagination
avec des mets de ce style. Nous savons confusément que
l'imagination a besoin de sa dose de terreur, tout comme le corps
peut parfois avoir besoin de vitamines ou de sel iodé. Le
fantastique, c'est le sel de l'esprit' 35.
Steve l'a promis: la prochaine fois, il fera mieux. Et c'est une
certitude. Car ce diable d'homme nous surprendra toujours.
Roland Ernould © 1997.
Armentières, le 17 mars1997, revu et complété
octobre 1999.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui
travaille actuellement sur son 3è essai : King et le surnaturel, où il révise et approfondit certaines
des vues exprimées ici.
Notes:
1 Sous le nom de Richard Bachman, The Regulators.,1996, trad. fr. Les Régulateurs, éd. Albin Michel, 1996.
2 Danse
Macabre, 1981, trad. fr.,
tome I, Anatomie de l'horreur,
134, éd. du Rocher,
1995.
3 Rappelons que l'on dissocie le vieux cerveau reptilien,
qui régit les comportements primitifs animaux, et le
paléo-cerveau -système limbique-, siège des
sentiments, du cerveau proprement humain, du néo-cortex,
d'acquisition plus récente, siège du raisonnement, de
l'invention et de l'imagination. Ces appellations, utilisées
par certains spécialistes, sont commodes: notre part des
ténèbres et notre part de lumière... Voir
Laborit, en particulier L'Agressivite détournée, U.G.E. 1970, collection 10/18.
4 Nous pourrions dire que la lecture s'effectue avec un
bruit de fond, plus ou moins important, qui en perturbe la
jouissance.
5 Si vous suivez encore, continuez. Si cela vous ennuie,
passez directement à la deuxième partie.
6 Espace à courbure nulle.
7 Et aussi des erreurs, dues à des connaissances,
des hypothèses ou des moyens de vérification
insuffisants. Par exemple, ne confondons pas un diagnostic
médical, acte technique, résultat du flair d'un homme
et de moyens d'investigation qui ont leur limite, et les
découvertes scientiques des biologistes soumises aux
règles énoncées précédemment. Le
médecin est un artisan, pas un scientifique. King, comme le
grand public, fait systématiquement la confusion entre le
technique et le scientifique.
8 ll y a des scientifiques, comme Isaac Asimov, qui ont
été des auteurs remarquables dans le genre.
9 A rapprocher de la légende célèbre
d'une eau-forte de Goya, Caprices n°
43: 'le sommeil de la raison engendre des monstres'.
10 Les plus belles réussites sont à ranger
dans ce segment: par exemple, Dune,
Fondation ou Le
Seigneur des anneaux (considéré comme LE livre du
siècle). Remarquons qu'elles prennent toutes leurs distances
par rapport à notre réel. La Tour Sombre a
ses chances, plus que bien d'autres oeuvres de King, trop
datées.
11 Op.cit. Les citations qui suivent proviennent, sauf
mention contraire, du chap. 5.
12 William F. Nolan, écrivain de science-fiction
né en 1928 et qui a des oeuvres éditées en
France.
13 King ajoute: 'Ce
qui est une bonne chose, vu ce que certains de nos semblables ont
dû affronter à Dachau, à Hiroshima, lors de la
Croisade des enfants ou encore à Guyana'. Il fait par ailleurs référence
à Guyana dans Les
Régulateurs,
369.
14 Op.cit., chap. 4.4., comme les deux citations
suivantes.
15 Parlant du miracle de Cana, King demande à son
fils aîné, alors enfant, comment le Christ a bien pu
changer l'eau en vin. Et Joe lui répond qu'il 'avait à
sa disposition un truc du genre «soda magique, tu vois ce que je
veux dire?»'.
16 Procédé emprunté à
Steinbeck et déjà utilisé avec cette ampleur
dans Carrie il y a vingt-cinq ans.
17 Qui correspondent, en gros, à ce que nous
pourrions appeler la coexistence de l'ordre et le désordre, de
l'apollinien et du dionysiaque, deux notions fondamentales pour
King: 'L'histoire d'horreur
décrit l'irruption d'une démence dionysiaque dans un
univers apollinien, et l'horreur persiste jusqu'à ce que les
forces dionysiaques aient été repoussées et la
norme apollinienne restaurée.',. Pages Noires,
201, éd. du Rocher,
1995. Voir aussi Steve's
Rag, hors-série III,
janv.97, 9.
18 Il y a dans cette scène, à la fois
horrible et hilarante, une distanciation, un décalage tel
qu'on accepte sans trop rechigner les aspects 'gore' de la
description...Il faut aussi noter que ces chamailleries, qui se
poursuivront à intervalles réguliers dans le
récit, ont la double fonction de montrer que les humains sont
vraiment petits et mesquins, même aux pires moments de leur
existence, et d'amener indirectement par vengeance la mort de Seth et
de sa tante.
19 'C'est ce
concept du mal extérieur qui est le plus grandiose. Lovecraft
l'avait bien compris et c'est ce qui rend ses histoires de mal
cyclopéen si efficaces quand elles sont
réussies',
Anatomie de
l'horreur,
op.cit., 77.
20 Voir l'étude intitulée Du Tak au Tak, Steve's Rag
janvier/mars 1997, 19, d'où cette partie de l'analyse a
été volontairement supprimée à
l'époque, compte-tenu de la longueur de l'article.
21 Compte-tenu de ce qui a été exposé
au § 1, la plupart des lecteurs s'accorderont sur les
montées d'escaliers et les portes: cette analyse
littéraire et comportementale a sa logique qui peut s'imposer
à tous. Pour la fermeture Eclair, c'est du chacun pour soi. On
la verra, on ne la verra pas, on la verra ailleurs. C'est la partie
la plus subjective de l'analyse (voir § 1.4.).
22 'Je pense que
c'est là la véritable danse macabre: dans ces moments
remarquables où le créateur d'une histoire d'horreur
réussit à unir le conscient et le subconscient
grâce à une idée puissante', Anatomie,.
op.cit., 13.
23 Semblable au personnage d'Orson Scott Card, Alvin, qui
fait lui dans le genre 'new age'. Voir Les Chroniques d'Alvin le Faiseur, éd. L'Atalante, 1996.
24 'Nous sommes
dans l'espace et le temps de Seth (...), il peut y
ajouter à peu près tout ce qu'il veut quand il le
veut' (361).
25 Un exemple: la maison Wyler est devenue un ranch, avec
barres à chevaux, fumée qui sort de la cheminée,
roulette d'éperon cassée dans l'allée de galets
remplaçant celle de béton,ornières dans la rue,
'avec le vide -une sorte de
non-création à la limite', 351.
26 Il eût peut-être mieux valu que ces
créations disparaissent sans laisser de traces tout de suite
-puisque de toute façon elles auraient disparu instantanément avec la fuite de Tak. Une petite voix
mentale me souffle: ça fait toc...
27 King utilise de plus en plus souvent ce
procédé facile. Quelques exemples: 'Comme une enseigne de bordel, aurait sans
doute songé Marinville s'il l'avait vue, ce qui n'est pas le
cas' ( 337). Ou encore:
'A cet instant, on voit (mais
il n'y a personne pour le voir)... etc.(338). King a aussi fait des expériences
exceptionnelles...: 'le
sifflement des obus qui jaillissent de la gueule de ces armes est
plus effrayant que le passage d'une troupe de banshees, ces
fantômes hurleurs des légendes
irlandaises', (339). Ce
relevé n'a été effectué que sur
trois pages...
28 King a dû percevoir la réaction dubitative
du lecteur et il a fait élaborer par Audrey des explications
esthético-psychanalytiques sur ce sujet (351).
29 Il y avait 23 habitants dans Poplar Street. 14 meurent.
Il y en avait plus de morts dans Désolation : mais on en avait vu peu mourir. On pourrait dire que
Désolation est la morgue ou le frigo de l'abattoir, où la
viande est rangée. Les
Régulators, c'est
indiscutablement l'abattoir et la boucherie.
30 'La terreur au-sommet, l'horreur en dessous,
et la révulsion tout à fait en bas (...).
Je reconnais que la terreur est la plus raffinée de ces trois
émotions
(...) et je m'efforce de
terrifier le lecteur. Mais si je me rends compte que je n'arrive pas
à le terrifier, j'essaie alors de l'horrifier; et si ça
ne marche pas non plus, je suis bien décidé à
faire vomir. Je n'ai aucune fierté', Anatomie
, chap. 2.
31 Et je n'ai pas parlé des ficelles: un vieux
routier en utilise forcément beaucoup, mais avec d'autant plus
de discernement qu'il a d'expérience. Quelques exemples: dans
son espace-temps, Tak peut faire venir la nuit (des tas de choses
sont possibles la nuit, tout le monde vous le dira...). Mais bien
sûr avec la pleine lune! Le calendrier nous l'indique,
c'était en fait la nouvelle lune à Wentworth le 15
juillet 1996..., comme le signale King pour bien nous
pénétrer de l'originalité de sa trouvaille
(275). Tak est capable d'imiter les intonations du chef de service
d'un homme qu'il ne connaît pas (208). Et voilà
brusquement que Tak, qui a dû faire beaucoup de progrès,
se met à parler! Avec deux points de braise...(368).
32 Salem,
évoqué tout à l'heure, peut en être un bon
exemple. King avait d'abord imaginé que des rats attaquaient
le médecin Cody dans la cave de la pension d'Eva Miller (les
rats décoratifs de la décharge, qui ne sont
utilisés nulle part dans le récit, y avaient
été introduits à cet effet). Mais
l'éditeur réagit négativement: '«Encore des rats! et vous allez trop
loin. Cherchez autre chose!»'. Ce que King trouva est bien pâle: des couteaux,
fixés sur du contre-plaqué posé par terre... Les
vampires de Salem sont de bons bricoleurs...Comme le dit King
lui-même, 'lorsqu'un
écrivain approche de la fin d'un roman, la fatigue le rend
sujet à toutes sortes de tentations', Anatomie, chap.
2.1.
33 Idem, 148.
34 King a publié trois romans en
1996:Les
Régulateurs, nerveux,
riche, varié, donne d'abord des espoirs, mais faiblit vite.
Désolation est plus lent, moins brillant, partiellement
porté sur des problèmes métaphysiques, mais plus
cohérent. C'est La
ligne verte que je
préfère: net, le roman-feuilleton va droit à
l'essentiel, sans rupture de rythme, varié tout en suivant sa
ligne...directrice. D'autres diront: pas assez horrible...
35 Anatomie,
145.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 5 -
hiver 1999.
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