La Tour Sombre de Stephen King et Le fleuve de l'éternite de Philip JoséFarmer 1.

 

 QUÊTES, KA

Deuxième partie de : LES TOURS, QUÊTES, KA, et autres.

"Il faut bien comprendre que la Tour a toujours existé,
qu'il y a toujours eu des garçons pour le savoir et, partant, la convoiter,
plus que pouvoir, femmes ou richesses"
(Le Pistolero
.5).

 Les Quêtes.

Je ne vais pas m'étendre sur le thème da la quête chez King, auquel j'ai déjà consacré plusieurs études6. Le mythe de la quête est ancien comme l'humanité. Le sujet du héros rédempteur et de ses combats (lutte contre les monstres, les obstacles en apparence insurmontables, les énigmes à résoudre) et certains aspects mystérieux des choses à accomplir impressionnèrent toujours les esprits. On cite souvent, comme exemples de quête, celle de la Toison d'or, conduite par Jason et celle du Graal, par les chevaliers de la Table Ronde.

.. du site ..

Dans Le Talisman, King s'est inspiré du nom du héros de la première avec le personnage de Jason, fils de roi tué par un adversaire et dont le double terrestre est Jack. La Queste del Saint-Graal, roman allégorique et mystique, s'efforça de montrer l'effort du chrétien luttant contre le mal et défendant la cause de Dieu contre l'Ennemi, nom donné au Diable au Moyen-Âge, ainsi que dans Le Fléau. Plus généralement, cette quête a lieu pour rétablir l'ordre du bien menacé, rétablir la Lumière menacée par les Ténèbres. C'est le cas de la quête du Pistolero et de ses compagnons. Roland est dans l'ignorance "de la distance qui le sépare encore de la Tour, dans l'espace et dans le temps"(I.5), mais il la recherche inlassablement. Tous les univers se rencontrent en un point unique d'un axe, la tour: "Un escalier, peut-être, des marches montant vers la Divinité. Aurais-tu l'audace, pistolero? Si quelque part, surplombant le réel et son infinitude, il existait une pièce ultime...
Non, tu n'oserais pas"
(1.5)

Roland osera t-il? L'aspect mystique de sa quête est discret, mais présent. Comme la plupart des Chevaliers de la Table Ronde, imparfait, il n'entrera probablement pas dans la Tour. Qui sera le Galaad?

La quête de Roland a d'abord été solitaire, puis son groupe s'est formé. Mais ils sont les seuls de ces mondes à mener pour l'instant cette quête. L'originalité du
Fleuve de l'Éternité, c'est que plusieurs quêtes ont lieu simultanément, pour des motifs qui ne sont pas identiques, mais dont le point commun est l'esprit du Graal. De très nombreuses références sont consacrées dans les cinq volumes à la Quête du Graal. Premier clin d'oeil: les récipients, qui se chargent de nourriture à heures fixes et permettent aux gens du fleuve de se nourrir, s'appellent ainsi... "Les cornes d'abondance auxquelles nous donnons le nom de «graals», constate un personnage, ressemblent étrangement à la tour qui se dresserait au milieu de la mer polaire -d'après ce qu'on m'a dit- et que l'on pourrait dénommer le Saint-Graal". (d.11) Même remarque dont la pertinence est indiscutable, puisqu'elle vient d'un ressuscité du XVè s., Sir Thomas Malory, qui a écrit à cette époque un ouvrage inspiré par les exploits du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde: "La nourriture que lui fournissait son petit «graal» le fascina; elle lui rappelait les paroles que, dans son Livre du Roi Arthur, il avait prêtées à Galahad et aux autres chevaliers découvrant celle que leur dispensait le Saint-Graal: «... vous goûterez à cette table mets plus doux qu'oncques chevalier ne savoura.» (d.12)

Mais contrairement à celle de King, leur quête n'est pas mystique et reste égoïste. Ainsi Mark Twain ressuscité:"Ce qu'il voulait, c'était construire le plus grand bateau à aubes qui eût jamais existé, en devenir le capitaine, le seul maître à bord, et se faire admirer, envier, aduler par des millions de riverains sur les millions de kilomètres qui le séparaient de la fameuse tour polaire"(c.32) D'autres sont poussés par la curiosité, le désir de changement, le plaisir de découvrir l'inconnu ou tout simplement le besoin d'action. Aussi la quête de la Tour polaire se fait dans le désordre ou la rivalité, par toutes sortes de moyens, que les hommes démunis du fleuve réinventeront avec opiniatreté: voiliers, bateaux à aubes, ballon, dirigeable. Voici un extrait du discours de départ du gigantesque dirigeable que Firebrass, son capitaine, a appelé le Parseval (c.43): "Les amis, nous voici à nouveau réunis, et cette fois c'est pour la grande, l'unique occasion, le départ du Léviathan. Sus au Grand Graal, à la Tour, ses Brumes, au château du père Noël. celui qui nous a donné résurrection, jouvence, nourriture, alcool et tabac gratis et presque à profusion"(c325) Cyrano de Bergerac fait partie des ressuscités actifs: "Il était question dans ses livres, de voyager dans la lune ou le soleil. Et voilà qu'il se trouve à bord d'une machine volante qui dépasse tout ce qu'il pouvait imaginer. Jamais il n'aurait pu rêver qu'il ferait un jour partie d'une expédition au pôle Nord, dans le ciel d'une planète dont personne sur la Terre, à ma connaissance, n'avait songé à décrire l'équivalent. Tout cela pour aller à la découverte d'une tour mythique au milieu d'une mer de brume glacée. Qui aurait cru que le vaillant Cyrano de Bergerac deviendrait un chevalier du ciel, un Galaad de l'ère post-terrestre en quête d'un graal géant?"(c.43). Certains s'excitent: "Nous sommes partis!
- Partis rendre visite au Sorcier d'Oz, au Roi pêcheur, déclama Frigate. Partis en quête du Saint-Graal!"
(d.44).

D'autres réfléchissent: "Pour quel dessein? Pour que Sam puisse construire un bateau, s'armer, remonter le Fleuve et, au terme d'un voyage de quelques seize millions de kilomètres, en atteindre la source? Puis, de là, parvenir à la tour qui jaillissait des eaux glacées de la mer polaire pour se perdre très haut dans les brumes?
Et ensuite?"
(d.5)

Ou encore: "Pourquoi ai-je si peur qu'elle échoue en de mauvaises mains? Je ne le sais pas vraiment. Mais il y a les forces occultes et mystérieuses qui ne cessent de s'affronter, sous le couvert paisible de cette vallée. Et j'ai l'intention de découvrir de quoi il retourne"(c.40)
Si la plupart restent ce qu'ils étaient avant d'entreprendre la quête, d'autres grandissent spirituellement. Plusieurs sont parvenus à la Tour, où les surhumains qui la dirigeaient sont morts. Ils disposent de l'ordinateur tout-puissant, réparé: "
Nous sommes en quelque sorte des dieux, renchérit Burton. Enfin... des humains dotés de pouvoirs divins. des demi-dieux, quoi.
-Des dieux unijambistes, plaisanta Frigate.
Burton sourit.
- les épreuves que nous avons subies en remontant le Fleuve devraient avoir trempé nos caractères, en avoir éliminé les scories. Du moins je l'espère."
(e.2)

On retrouve le même écho spirituel dans King. Le sociologue Glen affirme ainsi dans Le Fléau que la quête permet d'"acquérir la force et la sainteté par un processus de purge. L'évacuation des choses est symbolique, vous savez. Talismanique. Lorsque vous évacuez des choses, vous évacuez aussi les parcelles de moi symboliquement attachées à ces choses. Vous entreprenez une sorte de nettoyage"(72). La quête libérerait ainsi l'esprit de ses vaines préoccupations, Elle symboliserait, comme le suggérait Jung7, la plénitude intérieure que les hommes ont toujours recherchée.

Une différence essentielle apparaît entre les quêtes de King et celles de Farmer. Les quêtes de Jack dans Le Talisman, des gamins de Ça ou du vieillard Ralph dans Insomnia, ou celle de Roland et ses compagnons sont désintéressées, et comme suscitées par une force invisible vouée à la Lumière. Chez Farmer, les quêtes ne traduisent que les appétits humains, plus proches de celle des conquérants de la Toison d'Or -bien qu'elle ne soit pas nommée- que celles du Graal, pourtant largement citées.

 Ka et Aura.

Le monosyllabe égyptien ka a pris divers sens chez King. La première acceptation est proche du sens qu'en donnaient les Égyptiens, qui croyaient que le corps était habité par le ka, une sorte de double, différent de l'âme. Il se rencontre, semble-t-il, pour la première fois chez King dans Les Tommynockers, quand le poète Gard se prépare à réciter un poème et constate: "L'auditoire était plus important que d'ordinaire. Une centaine de personnes peut-être (...). Leurs yeux semblaient trop grands (...). C'était comme s'ils allaient le manger de leurs yeux. Comme s'ils allaient aspirer son âme, son ka, ou je ne sais quoi"(5.5). Même sens dans Insomnie: "Ça essayait de leur sucer la vie? Presque, mais ce n'était pas tout à fait cela. Ce n'était ni leur vie, ni leur âme (...) que la chose dissimulée dans le linceul fuligineux voulait d'eux; ou du moins, pas exactement. C'était leur force vitale, leur ka"(25.5). Cette force vitale peut effectuer un transfert psychique, comme lorsque Roland se projette dans l'esprit d'un autre. Son ka, "détaché dans le cerveau d'Eddie"(Le Prisonnier, 3.17), s'y interroge: "Il se demandait comment l'homme dans l'esprit duquel son ka de pistolero avait élu domicile pouvait être aussi bête"(II.Le Prisonnier, 3.8)). Ou encore en d'autres circonstances: "Roland ferma les yeux et se concentra tout entier sur Jake. Il pensa aux yeux du garçon et expédia son ka à leur recherche"(III., II.V.29. Ce sens semble être aussi celui du FLÉAU, quand le juge voit un corbeau: "Ce qu'il voyait devant lui était l'homme noir, son âme, son ka incarné dans ce corbeau grimaçant (...). Si c'était lui, pourrais-je le tuer? Emprisonner son ka -si cette chose existe- dans le cadavre de ce corbeau?"(61).

Du ka, principe vital, King a tiré divers sens qui s'en éloignent. Déjà dans Le Pistolero, le ka avait aussi le sens de destin, subi ou accepté, dans la phrase où un esprit maléfique révèle son sort à Roland: "Tu ne connaîtras désormais que la malchance jusqu'à la fin de l'éternité -tel est ton ka". Et cette affirmation de Roland:"S'il s'agit du ka, la question de savoir ce qu'on est supposé faire ou ne pas faire n'entre même pas en ligne de compte".( II.4.24)

Si dans Bazaar, il est fait allusion à l'aura, c'est dans Insomnie que l'idée est vraiment exploitée et raccordée à la force vitale. Elle aussi reprend un vieil élément mythique: lié au rayonnement solaire, le symbolisme de la couronne ou du nimbe, représenté par une couronne autour de la tête, représente l'accomplissement et la perfection. Cette aura, devenue lumière spirituelle, élévation de l'esprit au-dessus du corps, devint l'emblème des saints, des rois ou des prêtres. De même les bouddhistes pensent que les couleurs de l'âme sont reflétées par l'aura8, sorte de champ magnétique entourant le corps humain. L'aura représente la coloration de l'âme et reflète les sentiments et l'état de santé des individus. ce halo, c'est la force vitale, formée de radiations colorées émanant des diverses parties du corps.

Ainsi, dans Insomnie, Ralph voit soudainement des auras: "Il leva les yeux et vit la jeune femme entourée d'une aura d'une opulente couleur ivoire. Elle avait l'aspect satiné de dessous de luxe. (...) L'aura qui entourait Gretchen Tillbury était orange foncé, s'éclaircissant vers le jaune à son pourtour. (...) Il abaissa les yeux sur la fillette et vit qu'elle était entourée de son propre nuage vaporeux et brillant de satin nuptial. Une aura plus petite que celle de sa mère mais, sinon, identique... comme ses yeux bleus et ses cheveux châtain clair. (...) Quoiqu'en pense mon côté «deux et deux font quatre», les auras existent réellement"(6.5)
Au-dessus des auras, il y a les panaches: "
Ralph vit un panache couleur de rouille émaner d'un homme d'âge moyen qui se déplaçait au milieu d'une aura bleu foncé, et une femme entourée d'une aura gris clair surmontée d'une traînée d'une nuance magenta étonnante -et aussi quelque peu inquiétante. Dans quelques cas (deux ou trois, pas davantage), les panaches étaient presque noirs. Ceux-là déplaisaient à Ralph, qui remarqua que les porteurs de ce type de panache (...) paraissaient invariablement en mauvaise santé. (...) Évidemment qu'ils n'avaient pas l'air bien. Ces panaches sont des indicateurs de leur état de santé... et de maladie."(5.4) C'est ce que déclare Clotho: "L'une des nombreuses fonctions des auras, chez les michrones, est de servir d'horloge"Les auras de ceux qui doivent connaître la mort "deviennent grises au moment où la fin se rapproche: ce gris vire progressivement au noir"(17.5)

Même situation, mais différemment exprimée, chez Farmer. Il va plus loin dans l'exploitation des croyances égyptiennes que King. Les Egyptiens pensaient que le double ne meurt pas avec la vie terrestre: on pensait que la survivance plus ou moins prolongée du
ka dépendait de la façon dont la chair du corps serait protégée contre la destruction (momification), la ruine ou la faim (les tombeaux, avec nourriture et mobilier. L'aura est "psychomorphe"(c15) Elle est reliée au ka, qui a chez Farmer un sens plus particulier que chez King, où le ka est simultanément la force vitale, "la grande roue des existences"(Ins 17.4) et le destin. La conception du ka de Farmer est uniquement vitale: "Pour autant que nous le sachions, le ka se forme au moment de la conception, de l'union entre le spermatozoïde et l'ovule. Il suit ensuite une évolution parallèle à celle du corps.
Ce parallélisme cesse à la mort du corps. De son vivant, celui-ci émet une aura qui flotte au-dessus de sa tête, invisible à l'oeil nu, sauf pour de rares privilégiés. Mais il existe un appareil permettant de l'observer. L'aura apparaît alors comme un globe multicolore qui pivote sur lui-même, se dilate, se contracte, change de teinte, projette des bras et les rétracte. Le spectacle est d'une beauté prodigieuse; il faut l'avoir vu pour s'en faire une idée. Cette aura, nous l'avons dénommée le wathan.
Le wathan, ou ka, abandonne son possesseur à l'instant de sa mort, c'est-à-dire à celui où le corps ne peut être ranimé.
(...) L'univers est rempli de wathans. (...) Nous supposons le ka dépourvu de conscience, bien qu'il contienne l'intelligence et les souvenirs du défunt. Il dérive donc à travers l'éternité et l'infini tel un vaisseau emportant dans ses flancs le potentiel mental de l'être vivant, ou, si vous préférez, son âme figée.
Quand on fabrique un double du corps décédé, le ka vient aussitôt s'y rattacher. Il existe entre eux une affinité irrésistible. Mais lorsqu'ils se réunissent, le ka ne conserve aucun souvenir du temps qui s'est écoulé entre la mort du premier organisme et l'instant où le double s'éveille à la conscience."
(d 20)

Comme chez King, les aura/ka/wathan sont signes de santé: "Les wathans multicolores apparaissaient dans toute leur spendeur, tournoyant au-dessus des têtes auxquelles ils se rattachaient. L'Américain avait maintenant suffisamment d'expérience pour discerner instantanément ceux dont la teinte ou la structure trahissaient une anomalie, qui n'était pas obligatoirement d'ordre éthique. De larges bandes noires ou rouges, par exemple, indiquaient aussi bien une mauvaise santé que de mauvaises intentions. La croissance, la décroissance et les circonvolutions du wathan reflétaient les tensions mentales émotionnelles et les changements qui affectaient tant le conscient que l'inconscient de son possesseur; l'ensemble de son système nerveux, en fait."(e.17)

Bien que les notions utilisées soient les mêmes, les contenus diffèrent sensiblement. La
ka de King a d'abord un aspect peudo-physiologique et l'aura rend visible aux initiés les états physiques et psychologiques des individus. Mais le concept est devenu peu à peu métaphysique, liant la force vitale à l'accomplissement simultané d'un destin. Farmer reprend l'idée traditionnelle de l'âme, l'âme apparaissant avec le corps au moment de la conception de l'être. Puis ensuite le stockage des ka/wathans, par des moyens technologiques avancés, permet de répéter le cycle en créant une sorte de résurrection artificielle, qui peut être le chemin à l'immortalité. Somme toute, Farmer ne fait que reprendre l'imaginaire de la religion chrétienne concernant le stockage des âmes des morts, et les usages qui peuvent en être faits avant la résurrection. Invention intéresante de science-fiction propre à une oeuvre. Par contre le ka de King, profondément marqué par l'idée de prédestination calviniste9, est le résultat d'un parcours religieux et spirituel qui se poursuit dans toute sa production.

 Autres...

D'autres rapprochement peuvent être faits entre les oeuvres de Farmer et de King, mais ne présentent pas la même importanc que les notions relevées plus haut.

Les limites des Puissances.

En dépit de leur dépendance ou leur sujétion à des forces supérieures, des humains n'en ont pas une bonne opinion. Ainsi Ralph pense, dans Insomnie: "Il s'agissait peut-être de créatures surnaturelles, mais elles avaient aussi leurs limites. Il avait l'impression qu'elles ne valaient pas grand-chose non plus dans la prédiction de l'avenir"(17.5). De même les humains du fleuve ne se font pas d'illusions sur les capacités des Éthiques: "Le Visiteur m'a dit qu'en dépit de ses fantastiques pouvoirs ses congénères et lui n'avaient rien de surhumain. Qu'ils pouvaient donc se tromper et commettre des erreurs. Ils ne sont pas invulnérables: ils ne sont ni à l'abri des accidents, ni des coups de leurs ennemis"(d.21)

L'échiquier.

On retrouve chez l'un comme chez l'autre l'exemple de l'échiquier, lié à l'idée que les hommes sont des pions, "contrôlés par des forces antagonistes"(Ça.15.2 ou 19.12) ou des "mains invisibles"(Ins.19.1).
"
- Je ne peux pas, dit Frigate.
- Pourquoi? hurla Rohrig qui piétinait de fureur et de frustration.
Frigate abaissa son pouce. Il se tenait sur un grand carré rouge. À côté, il y avait d'autres carrés, certains rouges, certains noirs.
- Je ne suis pas à ma place. Je ne sais ce qui va se passer maintenant. Je n'ai pas le droit d'être sur une case rouge"
(c.41)
Le même exemple se retrouve chez King, qui veut imager son affirmation que l'Aléatoire et l'Intentionnel n'interfèrent pas: "
L'Aléatoire et l'Intentionnel sont comme des cases blanches et noires d'un échiquier, qui se définissent par leurs contrastes de couleur"(Ins.18.1)

La mort et l'ailleurs, survie et autres mondes.

Dans Insomnie, chaque humain a "une durée de vie allouée", que l'aura reflète. Quand la fin est venue, signalée par l'aura et le panache qui la surmonte, interviennent Clotho et Lachésis, machrones/Parques chargés de la mort intentionnelle. Ils coupent le panache du mourant et provoquent la mort: "Quand elle est enfin intervenue, nous sommes allés le voir et nous l'avons expédié.
- Expédié? Où ça?
(...)
-
Partout. Dans d'autres mondes que celui-ci"(6.1)
Le lecteur se rappelle que Ralph, dans Insomnie, ou Audrey, dans Les Régulateurs, sont passés dans un autre monde, où ils revivent.
Dans
Le Fleuve de l'Éternité, il y a ce même passage possible, "passer de l'autre côté"(d.49), mais réservé à ceux qui sont parvenus à un niveau suffisant de spiritualité. Farmer ne nous dit rien sur ce monde, alors qu'on sait que Ralph réapparaît dans "un univers où, derrière les ténèbres, brillait une lumière éblouissante"(Ins. Epilogue.25). Les gens du fleuve ont aussi été ressuscités, mais par des moyens technologiques avancés, dans un monde artificiel créé entièrement par les Éthiques. Dans cette sorte de Création divine continuée par la technologie, ils peuvent revivre un certain nombre de fois, à un autre endroit du fleuve, et trouver la possibilité de se réhabiliter, et peut-être aussi de "passer de l'autre côté". La religion qui s'établit chez les gens du fleuve s'est d'ailleurs appelée l'Église de la Seconde Chance.
Différents de ces passages dans un autre monde liés à la survie ou l'immortalité, sont les «passages» d'un monde à un autre comme King le pratique de plus en plus souvent, en exploitant ses univers parallèles, dont la Tour est le pivot. Dans
le Talisman ou dans le cycle de La Tour Sombre, ces passages sont fréquents, mais représentent des opportunités pratiques et ne sont pas liés aux idées d'ascèse ou de rédemption.

 Auteurs.

Enfin on peut ainsi relever l'utilisation d'oeuvres écrites au siècle dernier qui ont conservé un fort pouvoir d'attraction, pour Farmer comme pour King. Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carrol (1865) y tiennent une place considérable. Alice figure parmi les personnages ressuscités, héros du roman, et sa présence est constante, avec de nombreuses allusions au révérend Dodgson et à la vie d'Alice. Très surprenant est le passage où Alice utilise la logique de Lewis Carroll pour débloquer l'ordinateur défaillant, alors qu'il ne semblait plus y avoir de remède à sa destruction prochaine. Le Magicien d'Oz, de L. Frank Baum (1899) est aussi souvent cité. Farmer, comme King, a une culture littéraire encyclopédique, mais curieusement ne cite ni Lovecraft, ni Tolkien, maîtres de King.

Les points communs sont multiples entre les romans, et cependant le lecteur les trouve vraiment différents. Évidemment, ce sont tous deux des oeuvres de fantasy et de quête: les deux auteurs ont un riche imaginaire, et des idées inépuisables. Cependant les aventures picaresques des personnages ne sont pas traitées de la même manière. King préfère décrire la vie d'individus, ou de cercles quasi-intimes. Farmer met volontiers en scène des groupes ou des masses. King se plaît dans les détails. Sans les négliger, Farmer brasse de vastes ensembles, aidé en cela par une culture historique que King ne possède pas. Enfin il a une approche omni-présente et presque obsessionnelle d'une sexualité fonctionnelle, alors que la sexualité chez King est plus discrète, rattachée aux sentiments individuels et aux influences éducatives de la société.

Les intentions ne sont pas non plus les mêmes. Sur un fond post-cataclysmique, dont ils ne sont pas responsables, où tout se détraque, les héros kingiens de la Lumière essaient d'assumer au mieux un destin qui ne sera rempli que par le sauvetage d'un ordre cosmique perturbé. Les sentiments individuels ont peu à voir en l'occurence, encore que l'on ne puisse négliger le besoin de rachat chez Roland, ou le désir de s'assumer chez ses partenaires. Mais la quête se fait dans l'oblativité et dans l'échange. Le monde du fleuve est d'emblée un paradis terrestre: tout est donné, nourriture de qualité et régulière, vêtements, douceurs et agréments divers, pas de maladie ni de vieillissement. Mais esclaves d'une nature humaine défaillante, corrompus par la société dans laquelle ils ont auparavant vécu, ou marqués par le péché originel, les hommes du fleuve révèleront immédiatement leurs faiblesses. En peu de temps, ils se retrouveront dans un monde qu'ils ont eux-mêmes perturbé. Une minorité seulement manifeste quelque élévation d'esprit. Tous les autres retrouvent immédiatement leurs travers terrestres. Le problème des meilleurs sera de faire quelque chose qui ait un but dans ce désordre, et c'est la recherche de la Tour qui va le leur donner. Échappatoire individuelle, qui n'a rien à voir avec le sens de leur destin chez les héros kingiens.

Ceci dit, il ne faudrait pas négliger l'essentiel. Les deux oeuvres sont marquées par leurs vastes dimensions spirituelles. Réflexion sur la condition humaine et ses insuffisances, la mort, l'au-delà et l'immortalité chez l'un. Sur la maîtrise de soi et la nécessaire ascèse de ceux qui se confrontent au désordre cosmique pour l'autre. Tous deux philosophent volontiers: ce qui entraîne chez l'un comme chez l'autre, des digressions, des complaisances, des lenteurs et, pour tout dire, une certaine verbosité...

Tous deux plairont à ceux qui aiment toucher, comme le dit Farmer avec lequel King serait d'accord, "
aux questions essentielles, le fini et l'infini, le temps et l'éternité, la cause première" de l'univers. (d.51)

Roland Ernould
© 1998.

 Ouvrages de King cités

NIGHT SHIFT 1978, éd. fr. DANSE MACABRE, Lattès 1980
DANSE MACABRE 1981, éd. fr.
tome.1.
ANATOMIE DE L'HORREUR , éd. du Rocher 1995
tome 2.
PAGES NOIRES ,éd. du Rocher 1996
THE DARK TOWER, éd. fr. LA TOUR SOMBRE , 1 -THE GUNSLINGER 1982, éd. fr. LE PISTOLERO J'ai lu 1991
THE TALISMAN 1984, Stephen King & Peter Straub, éd. fr. LE TALISMAN DES TERRITOIRES Robert Laffont 1986
IT 1986, éd. fr. ÇA Albin Michel 1988
THE DARK TOWER, 2.THE DRAWING OF THE THREE, éd. fr. LES TROIS CARTES, J'ai lu 1991
THE TOMMYKNOCKERS 1987, éd. fr. LES TOMMYKNOCKERS, Albin Michel 1989
THE STAND 1990 the Complete & Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU, Lattès 1991
THE DARK TOWER 1991, 3. THE WASTELANDS 1991, éd. fr. TERRES PERDUES J'ai Lu 1992
NEEDFUL THINGS 1991, éd. fr. BAZAAR, Albin Michel 1992
INSOMNIA 1994, éd. fr. INSOMNIE, Albin Michel 1995
THE REGULATORS 1996, Richard Bachman, éd. fr. LES RÉGULATEURS Albin Michel 1996
THE DARK TOWER, 4. WIZARD AND GLASS 1997, éd. fr. MAGIE ET CRISTAL, Éditions 84, mai 1998.

Notes

6 Dont La Quête et la Tour, Steve's Rag, juillet 1997.

7 Carl Gustav Jung, Introduction à l'Essence de la Mythologie, Payot 1953.

8 L'aura a eu une explication qui a paru scientifique à certains par l'existence d'un «double aurique», qu'aurait décelé l'ingénieur soviétique Semen Kirlian en 1939. D'après Kirlian, ces phénomènes de luminescence aurique («l'effet» Kirlian) exprimeraient le magnétisme vital et seraient spécifiques des structures vivantes.Ils seraient influencés par l'état biologique. Cette théorie a eu du succès vers les années 60 et a bénéficié du développement du bouddhisme en Occident (voir Insomnie, 5.4).

9 Il est amusant de constater que le libraire du Restaurant Spirituel de Manhattan où Jake achète son livre de devinettes et Charlie le Tchou-Tchou déclare se nommer Calvin TowerÉ

Mes études sur La Tour Sombre :

 DES MYTHES RELIGIEUX AUX PUISSANCES DE LA TOUR SOMBRE

Stephen KING et la QUÊTE

Deux créateurs de cosmogonies: Stephen KING et J.R.R. TOLKIEN

Les petites soeurs d'Élurie : LES VAMPIRES A LA ROSE.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 5 - hiver 1999.

 

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