REVENANTS
MALVEILLANTS
dans
Cours, Jimmy,
cours et Un groupe d'enfer.
Si on admet que les conventions
concernant les morts-vivants modernes sont le fait de se comporter
comme des zombies, ou de continuer à subir la thanatomorphose,
les apparitions des morts, placées souvent sous la
référence à la Quatrième
Dimension1, échappent chez King à cette
catégorie. Ces manifestations surnaturelles ont gardé
leurs apparences humaines, se comportent comme des êtres
normaux, ne se décomposent pas, parlent et agissent. Les deux
nouvelles qui vont suivre offrent une novation, avec des
variétés de morts-vivants qui ont gardé leur
apparence passée, sortes de doubles revenus de
l'au-delà, mais avec d'autres propriétés.
Revenants plutôt que fantômes. Tous ont succombé
de façon tragique. Les uns sont réapparus pour
régler un différent, les autres ont besoin d'avoir
autour d'eux une entourage de vivants.
. ..
Tu n'as pas
fini de courir, Jimmy.
La nouvelle Cours, Jimmy, cours 2 se situe dans le prolongement de l'exorcisme du
maléfice qui pesait déjà sur la
presseuse3 , depuis son animation par un démon
invoqué par hasard. Des adolescents ont lancé une
malédiction sur un enfant lors d'une tentative de racket qui a
dégénéré en assassinat. Dans le cadre
d'une classe de lycée comme les aime bien King, aidés
(ou poussés) par un démon, ils poursuivent de leur
vindicte l'enfant devenu leur professeur : "Tu perds rien pour attendre, le môme. En plein
dans le bide." (207).
Allusion à un passé déjà lointain.
Les mots Cours, Jimmy, cours, ont été prononcés par son
frère Wayne, quand il a été agressé et
tué d'un coup de couteau par des voyous sous les yeux de Jim
Norman, neuf ans, qui a échappé aux agresseurs. Jim
continue à revivre cette scène tragique dans des
cauchemars récurrents, auxquels il essaie en vain
d'échapper : "Il gisait
dans l'obscurité, respirant péniblement, attendant que
s'éloigne ce fantôme âgé de neuf ans,
espérant qu'un sommeil paisible allait venir
l'envelopper." (203) Jim a
dans son emploi du temps la charge d'une classe de
«rattrapage»,vingt-sept élèves
«retardés» et beaucoup de problèmes
psycchologiques. Naguère sa fiancée "a été renversée par un
chauffard qui a filé sans demander son reste. Un de ces gosses
qui conduisent une voiture bricolée... On ne l'a jamais
retrouvé." (197)
Marié, mais non libéré, il lui faut maintenant
«courir» pour échapper à son passé, et
refaire sa vie.
Jim remarque que les bons
élèves de la classe se font éliminer un par un,
pour être remplacés par d'autres, sans valeur :
"Bill Steams s'est fait tuer
par une voiture le mardi d'après Noël. Le chauffard a
filé. (...)
Il y avait écrit
Carré d'As sur la portière. On a affaire à des
gamins." (205) Une fille est
y poussée d'un toit par de jeunes inconnus. La série
continue ainsi. Le premier éliminé a été
remplacé par Robert Lawson qui, d'après son dossier,
vient de Milford High, établissement dont il n'avait jamais
entendu parler : "Son quotient
intellectuel était de 78. Jugé asocial en vertu des
tests de comportement Barnett-Hudson. Facultés
limitées." Une page
relate son passé disciplinaire : "Le feuillet concernant son passage à Milford
était désespérément bien rempli. Lawson
avait trempé dans une centaine de coups." (205) Jim regarde la photo : "Son regard se figea. Il sentit la terreur
s'infiltrer jusqu'au creux de son ventre puis s'installer là,
chaude et palpitante.
Lawson fixait l'objectif de ses yeux hostiles, comme s'il posait pour
une fiche de police et non pour un établissement scolaire. Il
avait une petite fraise sur le menton." Jim reconnaît la cicatrice de son sourcil droit :
"Aucune erreur possible.
C'était dingue, ça n'avait pas de sens, mais le fait
était là. Seize ans auparavant, ce gosse avait
planté un couteau dans le corps de son frère."
(205) Quand il se
présente, ce premier revenant est bien adapté à
sa nouvelle époque : "Robert Lawson portait une paire de jeans et de grosses
bottes de caoutchouc jaunes - le dernier cri, cette
année-là."
(206)
Chaque fois qu'un remplaçant viendra occuper une place
opportunément vacante, Jim reconnaît un à un
trois des quatre auteurs de l'agression passée. Tous sont
passés par Mildford Hill. Jim enquête et apprend
qu'aucun collège de ce nom n'existe à Milford :
"La seule chose qui porte ce
nom ici, c'est le cimetière Milford. Et personne n'en est
jamais sorti avec un diplôme." (218)
Jim veut en avoir le coeur net. Il
rencontre ensemble les trois élèves : "Où il est passé, le
quatrième? Le type aux drôles de cheveux orange.
- Il nous a comme qui dirait lâchés. (...)
- Il est vivant, n'est-ce pas?
C'est pour cela qu'il n'est pas ici. Il est vivant et il doit avoir
dans les trente-deux, trente-trois ans, l'âge que vous auriez
si..." Un des agresseurs lui
rappelle ce qui s'est passé à la séance
d'identification : "J't'ai
donné ma malédiction.
- Je veux bien te croire, répondit Jim. Tu m'as fait subir
seize années de cauchemar. Ça ne te suffit pas ?
Pourquoi maintenant? Pourquoi moi?
Vinnie parut perplexe, puis son sourire revint.
- Parce qu'on n'en a pas fini avec toi, mec. On aime le travail bien
fait." (219) Il menace de
«s'occuper» de sa femme, et Jim réagit, en
menaçant de le tuer :
"Me tuer? Eh! mec, je croyais que t'avais compris. Mort, je le suis
déjà."
(220)
Effectivement, Jim apprend d'un
policier qu'il a connu enfant l'information qui l'intéresse :
"T'as pas à
t'inquiéter à propos de ces types, lui dit-il. Ils sont
tous morts. (...).
Accident d'auto. Six mois
après le meurtre de ton frère. Un flic les avait pris
en chasse. (...)
La voiture a quitté la
route à plus de cent cinquante kilomètres à
l'heure et elle s'est fracassée contre un pylône haute
tension. Quand on a fini par couper l'électricité et
par dégager les corps, ils étaient cuits à
point. C'était une auto gonflée. Une limousine Ford
noire 1954, avec Carré d'as écrit sur la
portière." (221) La
voiture qui précisément a écrasé une de
ses élèves. Peut-être celle qui va causer la mort
de sa femme?
Pour s'en sortir, Jim a recours à un traité de
démonologie pour invoquer un démon qui le
débarrassera des fantômes qui le poursuivent. La
tâche accomplie, quand le "prince des Ténèbres", qui a pris l'apparence de son frère
pour le débarrasser de ses bourreaux, murmure, d'une
"voix avide" : "Je
reviendrai, Jim", le lecteur
se doute qu'aucune fuite n'est plus possible. Bien que tu ne sois
responsable et coupable de rien, cours, Jimmy, cours, tu ne pourras
pas échapper à ton destin absurde...
Le rock and
Roll ne mourra jamais.
4
Dans Rock & Roll Heaven, une
ville au-delà de notre temps et de notre espace, dans
"une autre dimension de
l'esprit", sortie des
épisodes TV de Twilight Zone
(328), tout est trop parfait pour un couple égaré. Les
musiciens de rock décédés de mort violente
depuis ses débuts se retrouvent dans cette ville en toc, ce
qui est l'occasion pour King, fanatique de cette musique, de rappeler
ses classiques. Le couple, arrivé là pendant une
querelle de ménage, reconnaît peu à peu les
grands et les petits du genre musical, d'Elvis Presley à Janis
Joplin5. On peut passer sur le processus de refus de
l'irrationnel par le couple, et les références
déjà reproduites ici sur le regard de Méduse et
le cerveau reptilien.
Vêtus comme ils l'étaient naguère, jouant de
leurs instruments ou chantant, les fantômes
musiciens ont gardé leur aspect habituel. Dans un
restaurant, les hommes plaisantent avec les femmes : "L'homme aux lunettes noires avait rejoint le
cuisinier et les serveuses; il posa les mains sur les hanches de la
rouquine, qui elle-même le prit par le cou en
souriant." (341)
Dans la rue, leur comportement est
tout à fait ordinaire. Des signes cependant indiquent leur
appartenance à l'au-delà. Du sang coule le l'oeil de
l'un d'entre eux : "Mary
venait de se rendre compte que l'oeil (...) venait de
se remplir de sang. Tandis que le sourire de Holly
s'élargissait, lui plissant les paupières, une unique
goutte écarlate déborda et roula sur ses joues comme
une larme." (341) Puis, plus
loin :"Buddy alla rejoindre
son ami Roy, lui adressa un clin d'oeil (ce qui fit jaillir une
nouvelle larme de sang) et se mit à peloter les fesses de
Janis. Elle protesta avec indignation, laissant échapper de sa
bouche un flot d'asticots au milieu du flot de paroles; la plupart
tombèrent à ses pieds, mais quelques-uns
restèrent accrochés à sa lèvre
inférieure, se tortillant avec obscénité."
(341) Il faut noter que ces
éléments sont complémentaires, le sang,
lié à la vie (encore que ces «larmes de sang»
aient une signification tragique), et les asticots (liés
à la mort, mais ici pas à la thanatomorphose, qui n'a
pas commencé.
Ces singuliers fantômes
réagissent aux coups : "Morts ou pas, ils étaient apparemment sensibles
à la souffrance."
(342) Mais ils se révèlent increvables, au sens propre
du terme, négligeant les blesssures occasionnées. L'un
d'entre eux est heurté par une voiture : "Le spectre s'agrippait toujours au capot, sans
cesser de leur adresser son sourire ricanant. (...)
La chose étalée sur le capot se trouva
éjectée et atterrit sur la chaussée. Mary
entendit un bruit de craquement sec et le sol se couvrit d'une tache
de sang en étoile autour de la tête du
spectre." Mais, surprise,
l'accidenté "se remit
sur son séant avec l'aisance d'une poupée de son. Il
arborait toujours son grand sourire." (344) Tout semble indiquer que ces
fantômes-magiciens se donnent à eux-mêmes leur
spectacle, duplicata de leur vie terrestre, sans en être
dupe.
Ces fantômes, qui ont
l'éternité pour eux, manquent de public :
"On est vraiment dans un trou
perdu ici, et attirer le public, c'est un sacré
boulot", dit Elvis Presley.
(351) Ceux qui sont là ou ceux qui s'égarent, comme le
couple, sont précieusement conservés : "Une fois qu'on nous a entendus, tout le monde
reste pour écouter la suite." (351) Les concerts, qui ont lieu tous les soirs et se
terminent réglementairement à minuit, sont cependant
sans durée définie : "Ils jouent longtemps. C'est parce que le temps est
différent ici. (...)
Je crois que quand les types
s'y mettent vraiment, ils jouent parfois pendant un an ou
plus." (350) Les habitants
écrasés par leur sort, résignés,
s'assommant par la drogue, font les petits boulots de la vie
quotidienne et sont sanctionnés en cas de manquements. Ils
vivent dans un état d'hébétude, perdent le sens
des choses. Seule consolation, ils ont perdu aussi le sens du temps.
Ils ont oublié depuis combien d'années ils sont
là, ils ne vieillissent plus et gardent le même
âge. Leur seule fonction est de servir de public à des
spectacles, où ils ne manifestent aucune réaction. Pour
les fantômes rockers, la farce des apparences continue
cependant. Ils ignorent leur public passif dont ils ne
désirent que la préseence, pauvre survivance de la
réalité dans ce monde d'illusions. Le disc-jockey ne
s'émeut pas de leur présence absente, et continue
"d'agiter les bras et de rire
comme si, à ses pieds, un public immense rugissait son
approbation enthousiste."
(353) Intemporelle mascarade de cadavres faussement vivants dans ce
cauchemar du rock, où, quand le disc-jockey annonce les
exécutants, sous les étoiles "sorties de nulle part", il ne fait que de la nécrologie et que rappeler
la mort : "Elles sonnaient le
glas silencieux des victimes de l'alcool, des overdoses, des
accidents d'avion, des revolvérisés, de ceux qu'on
avait trouvés dans les contre-allées, ou flottant dans
une piscine, ou échoués dans un fossé, la
colonne de direction dépassant dans le dos, la tête
arrachée aux trois quarts." (353) Singulier univers de l'omniprésence de la
mort , l'équivalent moderne de "l'enfer
musical"6 dans le toc de la vie, débouché inattendu
pour une nouvelle qui avait commencé par une querelle de
ménage.
Roland Ernould © Armentières, 11/2000
Notes
:
1 Twilight Zone est
une célèbre série télévisée
(156 épisodes) de la CBS, consacrée au fantastique et
à la science-fiction et créée par le
scénariste Rod Serling. L'annonce de chaque production
affirmait : "Nous sommes
transportés dans une autre dimension, une dimension faite non
seulement de paysages et de sons, mais aussi d'esprits. Un voyage
fait dans une contrée sans fin dont les frontières sont
notre imagination. Un voyage au bout des ténèbres
où il n'y a qu'une dimension : La Quatrième
Dimension." Cité par
King, Pages
Noires, 21, qui ajoute ce
commentaire : "Les
téléspectateurs étaient invités à
pénétrer dans un étrange univers infini... ce
qu'ils firent sans problème. La chaîne CBS diffusa La
Quatrième Dimension d'octobre 1959 à
l'été 1965."
2 Sometimes they
come back. Création :
1974. Première publication : mars 1974. Dans le recueil
Danse Macabre (Night
Shift).
3 Voir la nouvelle La Presseuse,
chap. 4.
4 Un groupe
d'enfer (You know they got a Hell of a
Band). Création :
1991. Première publication : 1993. Dans le recueil
Rêves et
cauchemars (Nightmares and Dreamscapes).
5 Fait que King doit connaître : en septembre 1970,
Janis Joplin est morte seule d'une overdose, dans un hôtel de
Hollywood, à vingt-sept ans. Ravagée par l'alcool et la
drogue, déboussolée complètement après
une carrière incandescente, elle doit enregistrer le lendemain
de son décès aux Sunset Sound Studio avec ses
musiciens. Elle ne chantera plus cet air, au titre
prédestiné : Buried Alive in The Blues, (Enterrée vivante dans le blues)... Jeanne-Martine Vacher, Sur la route de Janis Joplin, éd. du Seuil, 1998.
6 Allusion au volet de droite L'enfer musical, du célèbre tryptique de
Jérôme Bosch (vers 1450-vers
1506) Le jardin des Délices, Madrid, Musée du Prado.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2000.
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