LE
MALÉFICE,révélateur de l'âme
dans La peau sur les os
"le
sentiment d'être un monstre, d'être condamné
à vivre en paria." (116)
Le
thème de la métamorphose est bien connu dans le monde
antique (le mot est d'origine grecque, et signifie changement de
formes). Dans Homère, les compagnons d'Ulysse sont
transformés en pourceaux par la magicienne Circé.
Après le grec Nicandre (-IIIè-IIè
siècle), le poète latin Ovide y consacre un ouvrage
entier, les célèbres Métamorphoses, où les dieux se transforment
eux-mêmes, comme Vichnu, pour réaliser leurs projets,
souvent tortueux ou, par sortilèges, métamorphosent des
humains.
Les Mille et
une nuits, des contes - les
plus célèbres en France sont de Perrault abolissent les
frontières entre des états considérés
usuellement comme des inconciliables. La fonction de la
métamorphose est ainsi, comme le constate Steinmetz, d'assurer
"le passage du réel
à ce qui l'excède et permet le
prodige." 20
.. du site ..
Mais ces changements de formes
anciens ne s'accompagnaient que d'un changement de nature
correspondant au résultat de la métamorphose. Ces
modifications stupéfiaient ou émerveillaient par
elles-mêmes. Plus intéressante est l'idée qu'une
métamorphose intérieure peut accompagner le changement
extérieur, qu'un changement d'apparence conduit à une
modification de la personnalité.
Un humain change d'apparence par maléfice, ou prend la forme
d'un animal, d'un objet, d'une matière. Une entité
prend une forme humaine. On peut ainsi résumer les
déclinaisons de la métamorphose humaine
utilisées par King. C'est le changement d'apparence qui sera
l'objet de cette étude.
LA
MALÉDICTION.
Le sujet de la malédiction qui
entraîne des changements physiques d'apparence traumatique est
classique. Dans
La peau sur
les os 21, il concerne ici plusieurs personnages touchés
par l'index du vieux chef centenaire d'une tribu tzigane, qui veut
venger la mort de sa fille : l'avocat Halleck, qui, dans des
circonstances très particulières, a renversé et
tué avec sa voiture une vieille gitane qui traversait
imprudemment la chaussée; le policier connivent, qui a
occulté l'enquête; le juge ami, qui l'a injustement
amnistié, sans même une peine de principe. Si, dans le
roman, l'intérêt se focalise sur les transformations et
les réactions de l'avocat, il n'est pas inintéressant
de jeter d'abord un oeil sur celles du juge Cary et du policier
Hopley.
La métamorphose la plus
spectaculaire est celle du juge, le seul à se transformer
insensiblement en animal. Une plaque apparaît d'abord sur sa
poitrine, "d'une consistance
rêche, presque râpeuse, et d'une dureté
surprenante." (111) Sa femme
la compare à une cuirasse. Puis la tache s'étend de
jour en jour. Des fissures se produisent dans la peau, l'aspect
devient écailleux. King suggère un sens
métaphorique à cette transformation. Le juge vit
uniquement pour lui-même, l'argent et le pouvoir. Il s'est
constitué, selon sa femme qu'il néglige, une
"carapace
d'égoïsme forcené." (112) Et sa carapace physique s'étend, en
même temps que l'isolement et le désarroi du juge :
"C'étaient bien des
écailles. Pas des écailles de poisson, de grandes et
rugueuses écailles de saurien, pareille à celles d'un
lézard, d'un alligator, d'un iguane." (113) Le visage est atteint à son
tour, et les médecins sont impuissants. Comme Grégoire
Smasha, le personnage de La métamorphose de Frantz Kafka transformé en cloporte, qui se
réfugie sous son lit pour échapper aux regards de sa
famille, le juge se réfugie dans le grenier pour
échapper aux regards de la femme de ménage. Il en sort
avec "le sentiment
d'être un monstre, d'être condamné à vivre
en paria." (116) Le sort
réservé précisément aux nomades,
rejetés de partout. La transformation continue, ses mains
deviennent des griffes, ses yeux ne sont plus que des fentes dans une
peau écailleuse, d'un alligator comme le décrit sa
femme : "une créature
qui vient de ramper hors de son marigot, et qui a mis des
vêtements d'homme."
(117) Le juge n'est-il pas cet homme qui a fait des trafics dans des
zones troubles, marécageuses, ce qui lui a permis de
s'enrichir légalement, mais scandaleusement?
Le chef de police Hopley a vu sa
jeunesse gâchée par des crises d'acnées
juvénile "gratinées", dont il a beaucoup souffert
psychologiquement22. Il a beaucoup lu sur la question et ne voit pas de
remède au mal qui le touche maintenant, ni comment lutter
contre le maléfice. Lui aussi est puni par la sanction qui le
traumatise le plus. Son visage est devenu hideux : "Son menton, son cou, ses avant-bras et le dos
de ses mains étaient couverts d'énormes cloques
écarlates, certaines grosses comme des
soucoupes. (...)
Entre les soulèvements
de chair à vif, des ruisseaux de pus dessinaient
d'étranges lacis, auxquels se mêlaient quelques filets
sanglants.
(...) Enchâssés
comme deux saphirs au centre de ce paysage rouge et suintant, les
yeux bleus de Hopley le regardaient." (149)
King s'amuse évidemment avec
ces descriptions lupiques23 - abrégées ici - et sa jubilation n'est
pas dissimulée. Le médecin interrogé
prétend que ces boutons sur le visage tels que les
décrit l'avocat ne sont pas dramatiques : "À vous entendre, on se serait presque
cru dans un roman de Stephen King." Halleck répond que les trois protagonistes ayant
subi le maléfice de la même manière sont
pénalisés physiquement, cela devrait lui paraître
suffisant pour qu'il dise que ça commence "à ressembler un peu à du Stephen
King." 24 (134)
Halleck pour sa part maigrit. On a
signalé que sa transformation ressemblait beaucoup à
celle de L'homme qui
rétrécit,
de Matheson25 (auquel King fait une allusion p. 74), et on a
noté un certain manque d'originalité. On oublie
cependant que minceur et grosseur étaient - et sont - une
préoccupation importante pour beaucoup d'Américains,
qui comptent de nombreux obèses parmi eux, tout en se moquant
simultanément des mannequins de mode filiformes qu'on leur
présente. Avec l'acné et les points noirs, cette
préoccupation a eu son importance pour King, qui y consacre
plusieurs pages dans Anatomie de l'horreur (47/49). Où commence la monstruosité
physique, "concept
sociologique"? remarque King.
On sait qu'il s'est trouvé trop gros pendant son enfance et
son adolescence. Il évoque dans Anatomie les
repas pantagruéliques des boulimiques. Son problème a
été celui de Halleck, d'abord inquiet de grossir, puis
paniqué quand il maigrit à la suite du maléfice
du gitan. On passera sur les diverses phases de l'amaigrissement d'un
intérêt réduit, les diminutions de poids de 113
à 52 kgs (certaines indiquées en tête de
chapitre26). La description de l'amaigrissement ne tient que par
des petites mises en scène, parfois amusantes, mais avec des
banalités comme maigre à "passer derrière une affiche sans la
décoller." (319) Aussi
des citations : Halleck ressemble à "l'épouvantail dans un remake du magicien
d'Oz" (251), ou des
trouvailles, quand la tête de Halleck est comparée au
"capitule monstrueux qui
surmonte la tige mince d'un tournesol géant." (251) La transformation d'un bidendum en
squelette ambulant est moins intéressante que les perspectives
ouvertes par le roman.
SA
SIGNIFICATION.
Tout
d'abord la révolte devant le caractère fatal de
l'accident et de la métamorphose qui s'en est suivi. Quand
Halleck a voulu freiner, pour éviter la gitane, il a eu
l'impression que son pied s'est collé à
l'accélérateur, et que le volant est resté
coincé : "La cyanolite
de la Fatalité."
27 (31).Tous sont coupables, mais aucun suffisamment pour
être aussi durement châtié. Une injustice concerne
d'abord l'épouse d'Halleck, qui le masturbait de sa propre
initiative dans la voiture au moment de l'accident, qui n'a pas
été sanctionnée par le tzigane parce qu'il
ignorait son action. Pour les autres, c'est la sanction :
"Puisque vous refusiez
d'endosser la paternité de vos actes, toi et tes amis, je vous
y ai obligés. Je vous ai cloués au
pilori." (332) Halleck s'est
laissé faire par sa femme, n'a pu éviter l'accident, et
a accepté de n'être pas socialement sanctionné.
Le juge et le policier ont agi injustement, mais conformément
aux usages de leur classe sociale. La vieille gitane a
traversé sans faire attention. Certes ils ont failli, mais
comment l'apprécier? Leur punition, qui entraînera leur
mort, dépasse leur culpabilité, mais elle n'est pas
niable. Comme le signale le policier : "Nous sommes victimes du surnaturel; n'empêche que
c'est à la nature humaine que nous avons
affaire. (...) Je suis bien placé pour savoir qu'il
n'existe pas de mal absolu ou de bien absolu. Rien n'est tout
à fait blanc ni tout à fait noir; il n'y a qu'une
infinité de gris, qui vont du plus clair au plus
foncé." (146)
Mais le désir de vengeance
d'Halleck remet en question toute appréciation d'innocence
relative. Il veut se venger du gitan, comme le lui a
suggéré le policier, dans un climat de dark fantasy de
malédiction réciproque. Il veut se venger de sa femme,
qui l'a trahie, et lui fait passer le maléfice par le moyen
d'une tourte donnée par le gitan. Son machiavélisme est
inquiétant, et transforme son refus de l'injustice de sa
sanction en vengeance utilisant les mêmes armes :
"Qu'est-ce qui va lui
arriver.? J'ai dépéri. Cary s'est transformé en
une espèce de monstre avec la peau duquel on aurait pu faire
des souliers. Duncan Hopley s'est changé en pizza. Qu'est-ce
que ça va lui faire à elle?" (361) Mais sa fille chérie mange de la tourte
avec sa mère. Le tzigane le lui a dit : "Tout le monde paie. Même les innocents
paient." (361) Comme
dans
La
Bible, où la
malédiction de Yahvé se poursuivait pendant sept
générations : "Le vrai maléfice, c'est la vie." (365)
Mais dans ce roman de King, la
sanction qui frappe les hommes ne vient pas de la malédiction
biblique qui pèse sur l'homme déchu. Mais de leur
complicité avec un système social corrompu, soit en y
participant activement, soit en l'acceptant passivement. Et on
revient au point de départ, toutes ces morts absurdement
inutiles, dans un pessimisme sans issue : les souffrances, la lutte,
la quête de la justice n'auront servi à rien. Comme le
vieux tzigane, aux yeux d'un autre âge28, l'a dit à Halleck : "Le maléfice n'est qu'un reflet dans
lequel la personne à qui on a jeté un sort voit le
reflet de son âme."
(319)
Dans La peau sur les os, les métamorphoses entraînent des
désastres, mais ne sont pas conduites à leur terme. Le
juge ne finit pas crocodile dans un marigot, mais échoue dans
un établissement «spécialisé». Le
policier se suicide avant que sa tranbsformation ne s'aggrave trop.
Halleck se remet à grossir, mais se suicide également
avant d'avoir poussé à son terme son épreuve de
maigrissemment. À un moment, Halleck a fait une allusion
à une autre conséquence du maléfice :
"Jadis, quand un Tsigane vous
jetait un sort, vous vous transformiez en
loup-garou..." (41) Il n'est
pas certain que son sort eut été meilleur.
Alors que certains créateurs
de l'imaginaire s'en tiennent à des aspects ludiques, King est
davantage intéressé par les réactions des hommes
affrontés à la métamorphose. Il va donc en
pratiquer deux sortes de mises en scène. Il
s'intéressera en priorité aux instants qui marquent les
étapes de la transformation, qui présentent des
possibilités d'exhibition évidentes. C'est
généralement le cas dans ses nouvelles. Ses romans lui
permettront de porter davantage son attention sur les
conséquences psychologiques humaines ou le passage à
l'action que la métamorphose entraîne.
Notes
:
21 Thinner.
Création: 1983/84, ex Gypsy Pie.
Première publication : 1984. Édition fr. Albin Michel
1987.
22 Problème qui a été aussi celui de
King dans sa jeunesse, évoqué à plusieurs
reprises dans Anatomie de
l'horreur (pp. 49, 57, 59).
Il évoque une acné "ayant atteint un développement
considérable, d'un rouge ressemblant à celui d'une
créature dans un film d'horreur japonais, des comédons
par milliers, rouges et suppurants pour la plupart." (49).
23 Le lupus (de lupus, loup, allusion à l'action
rongeante de cette maladie) est une affection de la peau ayant une
tendance envahissante et destructive. Il existe diverses formes de
lupus, dont le lupus érythémateux, maladie du
système immunitaire qui se répercute sur la peau (entre
autres dégâts).
24 King s'amuse d'autant plus que ce roman est
signé Richard Bachman. Il sera en partie à l'origine de
la découverte de son pseudonyme. Des passages comme ceux
cités avaient suscité la curiosité des
lecteurs.
25 Richard Matheson (1926-) Journal d'un monstre (1950), Je suis
une légende (1954),
L'homme qui
rétrécit (1956)
La maison des damnés
(1971). Son oeuvre est aux
frontières de la terreur, du fantastique et de la
science-fiction. Selon ses termes, son domaine est celui de
"la terreur qui glace
l'esprit", plutôt que
l'épouvante qui "lève le coeur.". Matheson est la transition entre les anciens comme
Robert Bloch (souvent cité dans Anatomie de l'horreur) et les
plus jeunes comme King, Koontz ou Masterton, beaucoup plus friands
d'un surnaturel spectaculaire et sanguinolent.
26 Comme dans les précédents Bachman,
Running Man et
Chantier.
27 Marque de colle.
28 "Des yeux dans
lesquels Billy lisait un savoir très profond, auprès
duquel le vingtième siècle tout entier ne semblait
qu'une vague nuée." (191)
Roland Ernould ©
Armentières, 11/2000.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2000.
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