LES LOUPS
GAROUS
de Stephen
KING.
"Nous redoutons
le loup garou :
il
représente une partie enfouie au fond de nous
que les
restrictions apolliniennes sont impuissances à
maîtriser. (...)
C'est notre fait
dionysiaque."
(Pages Noires, 115)
Les symboles
thériomorphes sont liés à la croyance d'une
puissance maléfique dont disposeraient certains animaux. En
Occident29, liés au démon et images de la
sauvagerie, les loups, ravageurs des troupeaux et dangereux quand ils
ont faim et chassent en meute, ont été pendant des
millénaires la grande crainte des hommes. L'appel de
détresse «au loup» du berger appelait la
communauté du village au secours. Dans des temps Iiés
à la nuit, à ses antres chthoniens ou infernaux, le
loup se retrouve dans un univers de malédiction auquel il
appartient encore.30
.. du site. ..
Très répandue dans le
folklore31, la croyance aux loups-garous existait dans
l'Antiquité comme motif fantastique. Ovide, Pline et
Pétrone en ont fait des personnages32. La lycanthropie métamorphose un homme en un
monstre envoûté par un pouvoir maléfique et
entraîné malgré lui à commettre des
transgressions, idée reprise jusqu'à une époque
toute récente. De même la monstration spectaculaire de
la métamorphose est une pratique récente,
influencée par le cinéma : auparavant le temps de la
métamorphose était occulté ou
réduit33. La métamorphose du loup-garou ne fut
liée au cycle lunaire qu'au Moyen-Âge avec le lai
Bisclavret de Marie de France.
Le motif est sous-nettement
représenté en littérature comme au
cinéma, plutôt tenté par les icônes de
Dracula ou de Frankenstein. King a utilisé trois fois le motif
du loup-garou : en nous présentant d'abord un garou
traditionnel, avec un aspect original en le plaçant sous la
tutelle de Dieu et du Diable. Ensuite le garou du cinéma, vu
par des préadolescents et combattu comme avatar d'un monstre.
Enfin un garou plus original, sympathique, déplacé dans
l'espace et le temps.
Un garou
entre diable et Dieu.
La nuit du
loup-garou 34 est un récit bien classique,
où, comme le signale Barbara Sadoul, "le garouage est une machine à faire
peur." (op. cit., 5) King a
placé son poersonnage dans une situation elle aussi
traditionnelle, celle de l'homme qui découvre sa condition de
garou, avec cependant comme originalité le rapport de son
garou avec Dieu. Cette relation est à mettre en regard avec ce
qui fait vraiment l'originalité de King, intéressante
par l'utilisation du cycle lunaire dans une année solaire, la
symbolique du retour de la lumière et des
ténèbres, du bien et du mal, qui représentent
les aspects de la condition humaine. L'idée d'un calendrier
l'excita. Il existe toutes sortes de calendriers, "mais un calendrier racontant une histoire?
Ça, c'était une idée neuve pour moi. Je me mis
à jouer avec elle, à lui faire danser un petit
rock." (10) Cette contrainte
lui imposa de faire apparaître le garou à chaque
lunaison. Pour le lecteur, la découverte du garou n'est pas
à faire, puisque le titre l'a renseigné.
Des indices
à la monstration.
Qui
dit loup dit chien : grattements, hurlements sont les
premières manifestations de la bête, ce qui permet le
dévoilement progressif et le suspense. En plein blizzard, un
cantonnier réfugié dans une cabane entend un grattement
à la porte et pense à un chien : "Une pointe de terreur glaciale s'est
insinuée dans son coeur. (...) Arnie a
hérité le riche sang gallois de son père, et son
instinct ne lui dit rien de bon." (26) Ce n'est pas un chien, mais un loup qui
défonce la porte, un loup aux yeux traditionnellement jaunes.
Ses rugissements "ressemblent
affreusement à des paroles humaines." (27)
Les empreintes d'un loup ont
été constatées, mais à l'école on
parle déjà de loup-garou. Le jeune Brady, qui ne croit
pas au garou, s'est attardé à jouer avec son
cerf-volant : "Un rugissement
assourdissant emplit soudain la nuit, et Brady Kincaid se met
à crier. Il croit au loup-garou à présent. Oh
oui! Comme il y croit! Mais il est trop tard. (...)
Le loup se précipite vers Brady. Il court debout sur ses
pattes de derrière. La lune teinte son épaisse toison
d'une chaude couleur de flamme, ses yeux verts luisent comme deux
lumignons et dans sa patte droite (une patte qui a la forme exacte
d'une main d'homme, avec de longues griffes à la place des
ongles), il tient le cerf-volant de Brady." (40) L'aspect anthropomorphe du garou se précise
(station debout, patte/main), mais, curiosité, les yeux sont
devenus verts, à l'imitation des auteurs qui ont
abandonné peu à peu la convention. Dans la
littérature du genre, on trouve des garous aux yeux rouges (la
couleur satanique du sang), verts ou bleus. Peu ont des mains
humaines.
King n'élude pas le temps de
la transformation : il s'en délecte au contraire, dans une
description de deux pages où il étale le vocabulaire de
la métamorphose lupique, tout en multipliant des
détails réalistes pour renforcer la
crédibilité de l'action. Le tenancier d'un bar voit, la
nuit tombée, arriver un client que tout le monde
connaît. Il attend son café. Soudain, le visage anodin
du client prend un aspect bestial : "Les traits de son visage changent de forme, ils
s'élargissent, épaississent comme sous l'effet de
quelque monstrueuse fusion. Sa chemise de toile gonfle, gonfle...
Soudain, les coutures de la chemise craquent. (...) Ses yeux d'un brun liquide s'éclaircissent,
deviennent d'un horrible vert iridescent.
La créature - monstre? loup-garou? quel nom lui donner? - pose
une patte tâtonnante sur le comptoir (...) telle une
de ces abominables créatures du cinéma
d'épouvante qui aurait soudain jailli de l'écran du
drive-in. (...)
La Bête bondit sur le
comptoir avec une agilité terrifiante. Sa chemise est en
lambeaux, et Alfie perçoit le son des clés et des
pièces de monnaie qui s'entrechoquent au fond des poches de
son pantalon déchiqueté." (48/9)
Le lecteur possède une
information nouvelle : la chose-garou, la Bête est une
notabilité de la petite ville.
Le garou et
l'amour humain.
À la Saint-Valentin (King reconnaît avoir fait des
entorses au calendrier pour le faire coïncider avec les cycles
lunaires), King a introduit une scène d'amour originale. La
grassouillette modiste Stella rêvasse. Moquée par la
communauté pour sa corpulence, elle peut imaginer ce qu'elle
veut. C'est la Saint-Valentin et elle veut de l'amour. Elle
«voit» son homme, "celui qu'elle attend depuis si longtemps, et il est
d'une diabolique beauté.
(Diabolique, oh oui, l'amour ce serait d'avoir le diable au
corps...)
Il est enfin venu par cette nuit tout irradiée de lune. Il est
venu, il va la prendre, il va la..." (31)
La fenêtre s'ouvre
effectivement, et c'est un loup qui s'avance vers elle :
"Ses yeux jaunes lancent des
lueurs de froide convoitise.
(...) Le loup pose ses deux
pattes sur le lit, une de chaque côté du corps
étendu de Stella. Elle sent son haleine sur son visage»
une haleine brûlante» mais dont la chaleur n'est pas si
déplaisante que ça. Les yeux jaunes du monstre plongent
dans les siens.
- Mon chéri... souffle-t-elle en fermant les
paupières.
Il s'abat sur elle.
L'amour, ce serait comme une mort." (32) La concupiscence de ce garou surprendra davantage
quand on connaîtra la personnalité de l'humain non
transformé.
Les
réactions incrédules.
Pour
ses concitoyens inquiets, le constable Neary a son explication sur
les meurtres qui se répètent annuellement, avec la
thèse la plus ordinairement avancée pour les auteurs de
crimes monstrueux : "Y a des
gars qui sont comme deux personnes en une, si vous voulez,
explique-t-il. Leur personnalité est double, voyez. Y a un nom
pour ça, d'ailleurs. Ça s'appelle de la
schizophrénie. (...)
Eh bien à mon avis,
c'est à un de ces putains de schizophrènes qu'on a
affaire. Quand la lune est pleine, il s'en va égorger
quelqu'un, mais je ne crois pas qu'il soit conscient de ce qu'il
fait. Il pourrait être le premier Tartempion
venu. (...) Peut-être même qu'il est ici,
parmi nous, en ce moment."
Mais le constable se moque de la peur du garou qui gagne la ville. Un
monstre humain dissimulant une bestialité foncière sous
un aspect parfaitement normal, soit. Par contre, on ne lui fera pas
croire à "un gus
à qui il pousse des poils et qui se met à hurler
à la lune. Non. Ce genre de conneries, c'est bon pour les
mômes." (68)
Le petit Marty soutient avoir vu une grande «bête»
puante, au corps couvert d'un pelage de couleur sombre, avec
d'énormes crocs, des yeux verts iridescents : "Elle avait de longues griffes, mais ses pattes
ressemblaient à des mains humaines. Il lui avait semblé
aussi qu'elle était pourvue d'une appendice caudal. D'une
queue, bordel! Et puis quoi encore?" (69) Balivernes d'un gosse qui a entendu les histoires
de loup-garou qui circulent dans son école.
King adore asséner aux incrédules la preuve de leur
aveuglement. Il ne va pas rater le constable, obstiné dans son
explication renforcée par l'idée du coiffeur qui lui
suggère que le «monstre» porte un déguisement
et un masque. Quand il est à son tour agressé par le
garou, il saisit la fourrure de la tête et se met à
tirer dessus dans "l'espoir
insensé que le masque va céder, qu'il va entendre un
claquement d'élastique suivi d'un bruit mouillé de
latex arraché et qu'il verra le visage du tueur.
Mais rien ne se produit, sauf que la Bête pousse un mugissement
de rage et de douleur et lui tranche la gorge d'un revers de la
main." (72) D'une main
humaine, malgré les longues griffes. Le petit Marty ne
s'était pas trompé
Découverte de l'état de garou.
Le
révérend Lester fait de curieuses constatations. Les
choses ne tournent pas rond : "Il avait déjà remarqué que certains
matins (en général dans les périodes de pleine
lune), il se réveillait en éprouvant une extraordinaire
sensation de bien-être, de santé, de force. Ce sentiment
diminuait avec la lune, puis s'enflait à nouveau en lui
à l'approche de la pleine lune suivante." (89) Régulièrement, ses
vêtements sont crottés, lacérés. Lui
viennent aussi inexplicablement des écorchures, des
contusions, qui ne lui causent aucune démangeaison ou douleur.
Un matin, il se réveille
borgne. "Il n'avait pas
éprouvé plus de douleur qu'avec les écorchures
et les contusions antérieures. (...) À
partir de là, la certitude était trop aveuglante pour
qu'il puisse se voiler la face plus longtemps. Le loup-garou, c'est
lui. La Bête, c'est lui." (90) Il ne garde cependant aucun souvenir des actes
auxquels il se livre dans son état de garou tueur, sauf
"cette espèce de
bonheur un peu ivre qu'il éprouve à chaque fin de
cycle, et la fébrilité qui l'envahit toujours
avant." (92)
Il subit cette
révélation sans éprouver des sentiments de
culpabilité ou d'horreur, le moins qu'on puisse attendre d'un
pasteur, d'autant plus que le garou est symboliquement lié au
diable. Il se résigne sans se juger : "Je n'ai pas voulu que ce... cette chose
m'arrive. Je n'ai pas été mordu par un loup, ni
envoûté par un Tsigane 35. Il s'agit d'un
simple accident. Un jour, j'ai cueilli des fleurs pour garnir les
vases de ma sacristie. (...)
Elles se sont flétries
entre mes mains. Avant même que j'aie eu le temps de retourner
en ville, elles sont devenues toutes noires. C est sûrement
à ce moment-là que la chose m'est
arrivée." (92)
Le révérend Lester
s'absout avec une confondante facilité, en se servant de son
Dieu comme bouclier contre le Diable, et en imaginant même un
Dieu complice du diable utilisé comme instrument :
"Je suis un homme de Dieu,
songe-t-il, et je ne me suiciderai pas. Je fais oeuvre de
charité ici, et même s'il peut m'arriver de faire le mal
aussi, je ne serai pas le premier à y avoir succombé.
En somme, le mal sert aussi les desseins du Tout-Puissant, du moins
c'est ce que le livre de Job nous enseigne. Si c'est le Malin qui
guide mon bras, Dieu saura bien le retenir au moment où il le
faudra. Car tout en ce bas monde sert les desseins de la
Divinité..." (92)
Lorsqu'il lit le récit d'un de
ses meurtres dans le journal, une crapule tuée par hasard, il
pense : "C'était un
méchant homme. Tout en ce monde contribue à l'oeuvre de
Dieu." Et quand il risque
d'être dénoncé par le jeune Marty, dont il
connaît l'existence par les messages qui lui sont
envoyés, il ne pense qu'à l'éliminer :
"Tout en ce monde sert les
desseins du Seigneur. Si Dieu le veut, je le retrouverai. Et je le
ferai taire. À tout jamais." (95)
La mort du
garou.
Le
jeune Marty, 10 ans se désespère que la ville ait
annulé le feu d'artifice de la fête nationale :
"C'était à cause
du tueur. Les journaux l'avaient baptisé «le Tueur de la
pleine lune»".
D'après les élèves, "le Tueur de la pleine lune n'était pas un
être humain, mais une créature surnaturelle, un genre de
loup-garou." (53) Marty se
fait son feu d'artifice personnel, sort tard la nuit sur la pelouse
pour lancer ses pétards, quand le loup-garou arrive. Marty lui
lance le chapelet de pétards à la figure :
"La Bête pousse un
horrible rugissement de rage et de souffrance et elle recule
maladroitement en battant frénétiquement l'air de ses
pattes. (...) Marty voit un de ses yeux verts luminescents
s'éteindre comme une flamme de chandelle. À
présent, la créature pousse des hurlements de douleur.
Elle se laboure la face de ses griffes en meuglant
pitoyablement." (64) Elle
fuit. À partir de cet indice, l'oeil manquant, Marty
reconnaît plus tard le garou, mais pas seulement parce que
l'homme porte un bandeau noir. Il trouve une ressemblance
"entre les traits de ce visage
et le mufle convulsé du monstre rugissant auquel il a fait
face." (83) La Bête est
le révérend Lester Lowe, pasteur de l'église
baptiste de la Grâce.
Comme le cas se produit
fréquemment chez King, l'enfant délivrera la ville de
son monstre. Son oncle lui a donné un colt et lui a
coulé deux balles en argent massif avec la cuillère en
argent que Marty a reçue pour sa confirmation (comportant donc
le minimum de sacré!). Le garou surgit : "Elle est d'une taille imposante, cette
Bête. Deux mètres dix, deux mètres vingt
peut-être. (...)
Son unique oeil
vert (...) roule dans son orbite et elle promène
autour d'elle un horrible regard vacant. Le regard se pose sur Marty.
Un mugissement de triomphe caverneux gonfle la poitrine de la
créature et au moment où il jaillit d'entre ses
immenses crocs jaunâtres, elle bondit sur le
garçonnet." Marty le
tue après lui avoir dit : "«Pauvre révérend Lowe, je vais
essayer de vous délivrer.» (...) Magiquement, l'oeil restant de la créature
s'éteint comme une chandelle dans un ouragan." (104) Et selon la tradition, le garou mort
retrouve son apparence humaine : "Le loup-garou-est en train de changer. Les poils
hirsutes qui le recouvraient entièrement semblent se
rétracter à l'intérieur de son corps. Ses
babines figées dans un rictus de rage et de douleur se
distendent et retombent sur ses dents qui sont en train de
rétrécir. Les griffes se volatilisent comme par magie
et font place à des ongles... des ongles qui ont
été rongés presque jusqu'au sang.
À présent, c'est le révérend Lester Lowe
qui est étendu là, enveloppé du linceul sanglant
des voilages." (106)
Lester n'a pas trouvé le
courage de lutter contre force du mal, même s'in ne pouvait
rien changer à l'absurde qui le frappe. Il a subi, en se
résignant, le pouvoir surnaturel de la métamorphose et
sa transformation. Si des auteurs ont rendu des loups-garous
sympathiques pour leurs sentiments humains et leur état de
victime, ce n'est pas son cas. À lui s'applique plutôt
la remarque faite par King dans Anatomie... à propos de Michael London, le lycéen
loup-garou de
I was a Teenage Werewolf
36 :
"L'homme descend du singe,
mais lui, il est remonté jusqu'au loup." (56)
L'habileté de King aura été de situer le garou
comme un mal extérieur s'abattant sur une de ces petites
villes qu'il décrit si bien : "Sa survenue présente n'a pas plus de raison
d'être que n'en aurait celle d'une épidémie de
cancers, d'un assassin psychotique ou d'une tornade
meurtrière. Son temps est venu, simplement, et le sort lui a
fait choisir pour théâtre cette banale bourgade du Maine
où l'événement de la semaine est le repas
collectif dont les places vendues à l'encan servent à
financer les oeuvres de la paroisse (on y mange invariablement les
traditionnels haricots au four), où les enfants offrent encore
des pommes à leur maîtresse d'école, et dont
l'unique hebdomadaire consacre de minutieux comptes rendus à
toutes les excursions du club du troisième
âge." (28) Entre le
diable et son Dieu, Lester n'a pas su - ou pu - choisir. Sa
métamorphose est représentative de la conception d'un
destin fixé inexorablement, sans espoir d'y remédier,
l'image moderne du fatum antique.
Les garous
paroissiens.
On ne
peut abandonner Le cycle du loup-garou sans faire état du passage le plus
étonnant, la mise en scène de garous oniriques. Avant
qu'il comprenne qu'il est devenu garou, le révérend
Lester a fait un horrible cauchemar. Il prêche dans son
église. Il a choisi comme thème de son prêche :
la Bête est parmi nous. Il répète cette formule
à satiété : "La Bête! s'exclame-t-il. La Bête est
partout! Satan ne vous lâchera pas d'une semelle! En tout lieu,
vous le rencontrerez!" (42)
En allant acheter des cigarettes, au prochain bal de l'école,
partout. Mais il a beau dire de se méfier de la Bête,
mettre en garde contre sa facilité à contrefaire
l'apparence du voisin, son auditoire lui échappe :
"Il se passe une chose
abominable dans son église inondée de soleil : ses
paroissiens se transforment! Avec une horreur sans nom, il comprend
que tous les fidèles agglutinés dans son église
- et ils sont bien près de trois cents en ce Dimanche du
Retour - sont en train de se transformer en
loups-garous." (43) Le
révérend perd pied et il se met à
"vociférer d'une voix
aux accents extatiques : «La Bête! La Bête est
là! La Bête est partout! Elle est partout! Partout!
Partout!» Mais cette voix n'est plus la sienne; elle s'est
muée en un grondement inarticulé. Il abaisse son
regard, s'aperçoit que les mains qui dépassent des
manches du costume noir qu'il ne revêt que pour les grandes
occasions se sont transformées en pattes grises... Et
là-dessus, il se réveille." (44)
La mise en scène est intéressante, propose des
perspectives de mal collectif qui ne seront pas reprises dans la
novella. Mais les caractéristiques lupiques sont
restées fidèles aux conceptions classiques du
motif.
Le garou
imaginé de Ça.
37
Le
loup-garou de cinéma, avatar de Ça, a la
particularité de ne pas avoir de forme personnelle, mais de se
concrétiser conformément aux désirs ou aux peurs
phobiques de ses interlocuteurs, suivant qu'il veut les
séduire ou les éliminer. Il apparaît sous la
forme d'un loup-garou à double appartenance, sous la forme que
Richie, dans sa peur, a imaginée. Mais ce garou est
personnalisé, en portant la marque de Ça, un
élément qui participe à son avatar/clown, sa
forme de prédilection passe-partout grâce à
laquelle il traverse les âges : "C'était comme dans un film d'horreur et pourtant
pas vraiment. (...)
Il avait plongé les
mains dans les crins ébouriffés de son pelage, il avait
aperçu une petite lueur orange maléfique (comme un
pompon!) briller dans l'un de ses yeux verts. Ces choses
étaient... comment dire? des rêves
concrétisés. Et une fois que de tels rêves
accédaient à la réalité, ils
échappaient à la maîtrise du rêveur et
acquéraient une autonomie mortelle leur permettant d'agir
indépendamment."
(844/5) King utilise une fois encore l'idée que les
émotions humaines ont une force telle que la peur peut, par
participation, revêtir une réalité en dehors de
l'esprit humain qui les ont éprouvées.
Richie, qui a vu un loup-garou le
samedi précédent, sur l'écran du cinéma
Aladdin, sait faire la différence entre le monstre du
cinéma et celui qu'il a sous les yeux : "Ce n'était pas Michael Landon, le
visage grimé, le corps couvert d'une fausse fourrure.
C'était bien réel." (373) Le loup-garou de Ça a
été traité au chapitre 5 et le lecteur en
connaît les caractéristiques. En plus du pompon orange
dans sa fourrure, le garou qui est apparu porte le nom de Eddie
brodé sur sa veste. En clair, l'avatar du garou marqué
sous le double signe de l'appartenance monstrueuse de celui qui
crée la forme (le pompon orange) et celui de son destinataire
inspirateur de la forme, Richie.
Outre la personnalisation de sa
forme, le garou de Ça,
la créature des égouts, possède une seconde
caractéristique. Il se concrétise à la sortie
d'un conduit d'évacuation des eaux usées, son espace de
déplacement. La description du garou et son combat avec les
enfants est décrit pendant plusieurs pages (836/41),
jusqu'à sa retraite par les égouts après avoir
été frappé entre les yeux par une balle en
argent. Le garou ne présente pas d'autres
particularités notables par rapport aux représentations
lupiques traditionnelles. Avec Wolf, le garou du Talisman, King fera preuve de plus
d'imagination.
Un garou dans
l'espace et le temps.
Qui,
de Straub ou de King a eu l'idée de ce loup-garou
modernisé? La part de Straub ne doit pas être
négligeable. Dans Le cycle du loup-garou et Ça, l'apport personnel de King n'a pas été
considérable, qui s'est contenté de reprendre les
clichés traditionnels en n'y apportant qu'une touche
personnelle minime. Les garous du Talisman 38 prennent leur place dans un curieux mélange de
terreurs de notre monde réel, et d'univers alternatifs de
science -fantasy.
Quand King a écrit les deux
oeuvres analysées précédemment, le motif du
garou s'était considérablement enrichi, et les romans
l'utilisant avaient changé de perspectives39. Certains garous acceptent la
métamorphose lupique et de ses conséquences, et
utilisent certains avantages. D'autres sont en opposition avec notre
société. Une des icônes modernes est le retour du
loup-garou à l'ordre naturel, sa libération des
contraintes sociales. Vécue dans la libération de
l'élan vital, la métamorphose est vécue
positivement, par un nouvel être qui n'est pas
nécessairement dégradé.
Jack Sawyer, douze ans, affronte
diverses épreuves en tentant de trouver le talisman, qui peut
amener la guérison de sa mère. Il peut passer de ce
monde à un autre, celui des Territoires, où vivent un
certain nombre de doubles d'êtres humains. Équivalents
de notre Terre, les Territoires comportent des zones utilisées
pour l'élevage de curieux animaux croisés du bÏuf et du
mouton, effectué par des loups-garous qui gardent les
troupeaux. Ces loups-garous ont une apparence sensiblement humaine,
mais présentent d'importantes différences : poilus, les
yeux changeants, parfois orange vif en cas d'émotion,
ordinairement bruns; des pieds ressemblant à des pattes,
poilues comme les mains. Wolf, quand il rencontre Jack, se
présente tranquillement comme un loup-garou..., ce que son nom
suggérait sans discrétion. Car il parle, tout en ayant
gardé ses cris et hurlements comme moyens d'expression
complémentaires.
Ces loups-garous vivent en famille
matriarcale, ont des règles de conduite d'une inspiration
biblique. On ne jure que par le «Grand
Charpentier»40, assimilé au dieu biblique dans les jurons :
"Dieu me pile" ou "Par les clous du Seigneur!" (chap. 16).Les préceptes suivis sont ceux d'une
société agricole : le bon berger doit veiller à
son bétail - on ne doit JAMAIS toucher au troupeau -, le loup
qui dévore ses bêtes est damné et
"puni de mort"
(chap. 17). Car Wolf, comme
les siens, se transforme en loup-garou traditionnel lors de la pleine
lune. Il a le naturel du bon sauvage à la Jean-Jacques
Rousseau, et, comme le constate Jack, "rien de mauvais chez cet être-là, pas la
moindre trace d'agressivité." (chap. 16)
Passé sur notre terre en
compagnie de Jack41, Wolf se comporte en parfait écologiste : il est
vrai qu'il vient d'une contrée non polluée par la
civilisation industrielle, où l'odeur d'un radis
arraché est perçue à des dizaines de
mètres! (chap. 3) Il a peur de la circulation, du bruit, des
odeurs surtout, auxquelles son odorat de loup est
particulièrement sensible. Il a le nez si fin qu'il
détecte les maladies. Il est assourdi par les bruits, tousse,
se sent malade. Inutile d'insister sur ses aventures et ses
remarques, critique en règle de notre civilisation vue par
«le bon sauvage», dans l'inspiration caustique de la
société du temps vue par des Persans par Montesquieu
(Lettres
Persanes) ou par le Huron
de Voltaire (L'Ingénu). La séance de cinéma à laquelle
assiste Wolf contre son gré est irrésistible. (chap.
18)
Évidemment, il n'était
pas question de rater la métamorphose de la pleine lune, le
passage, appelé aussi «Migration» par les loups,
auquel un chapitre entier est consacré (19), avec la
description de l'agitation croissante de Wolf pendant les jours qui
précèdent et ses transformations physiques.
Après avoir enfermé Jack dans une cabane en pleine
campagne ("C'est dans Le Livre
du bon fermier, Jacky. L'histoire du loup qui ne voulait pas faire de
mal à son troupeau. (...) Quand le
Loup sait qu'il va se transformer, il met le troupeau dans la grange,
et le loquet ferme la porte. il ne Voulait Pas Faire De Mal à
Son Troupeau."), Wolf va
manger : "Quand la lune
m'emporte, il faut que je mange." Qui est dans sa prison? Jack enfermé dans sa
cabane? Ou Wolf, en quelque sorte captif de sa mutation, à
l'extérieur? Quand Wolf le quitte, Jack entend ses hurlements
indéterminables, "les
cris de joie d'un être qui se sent enfin libre, ou les cris de
désespoir de quelqu'un qui se retrouve une fois de plus,
privé de liberté." Wolf peut respirer enfin : "Les lieux qu'il traversait étaient plus
primitifs, plus archaïques. Il respirait à présent
ce qui restait de la douceur et de la force originelle de la terre;
ce qui restait des qualités qui avaient autrefois
été les mêmes que celles des
Territoires."
Un tableau remarquable : la
destruction en pleine lune, par un garou
déchaîné, aux yeux "aussi rouges que des signaux de stop" (chap. 18), de la prison dans laquelle il a
été enfermé, et sa mort pour protéger
Jack, son troupeau, scène qui passe brutalement de l'action
spectaculaire à l'émotion la plus pure. Et,
divertissement, Jack reconduit chez lui en Cadillac par un garou, aux
chaussures inadaptées dont le bout a été
coupé, "laissant passer
des orteils velus" , le
frère de Wolf "dans la
lune désormais" (chap.
46), que Jack, dont le flair s'est singulièrement
amélioré, reconnaît à son odeur...
Si la plus grande partie des Loups se
comportent comme Wolf en bons sauvages, bien meilleurs que la plupart
de nos humains, quelques-uns ont été pervertis par
notre civilisation : Morgan et son vil adjoint Osmond dans Les
Territoires, y ont développé les forces du mal en
enlevant des Loups pour les emmener dans notre continuum, où
ils les ont conditionnés à tuer, comportement tabou
dans les Territoires. Certains sont restés sur cette terre,
sorte de base pour des opérations futures. D'autres,
après leur formation d'hommes de guerre, ont été
«exportés» là-bas, pour été
utilisés comme troupes de choc par Morgan qui leur procure des
armes pour conquérir à son profit Les Territoires.
Pour être complet, il faut signaler une autre
métamorphose dans Le Talisman, celle trompeuse d'un ouvrier qui se transforme en une
sorte de bouc, aux "yeux
presque transparents, pas seulement jaunes, mais
éclairés de l'intérieur... Les yeux d'une
hideuse lanterne de Halloween." Devenu animal, hurlant et écumant, le monstre,
qui poursuit Jack, a mains cornées, des pattes semblables
à des sabots, et une espèce de queue. (chap. 10) Image
sans doute du bouc diabolique, l'animal du diable, objet
d'abomination depuis le Moyen-Âge, où il est devenu une
des montures des sorcières se rendant au
sabbat.42
L'intérêt que King a porté au loup-garou n'a
duré que quelques années, de 1981 à 85. Dans
La Nuit du
loup-garou et
Ça, King en était resté aux
stéréotypes du cinéma de son enfance, avec en
perspective la perte de l'humanité qui résulte de la
métamorphose, le retour à la bestialité, et
à la sauvagerie, sous l'appel de forces obscures, dans le
morcellement de l'identité. Comme pour Salem et sa première exploitation du motif du vampire,
sa première tentative d'utilisation du loup-garou s'est faite
dans le cadre conventionnel, sans renouveler le motif. Le changement
s'est produit lors de sa collaboration avec Straub, et Wolf est un
bon garou, écologique contestataire, plus représentatif
de l'évolution contemporaine de l'icône.
Dans Anatomie de l'horreur, King a évoqué à de nombreuses
reprises le loup-garou, en se référant presque
exclusivement à son icône photographique. Il s'en est
servi comme prétexte pour le comparer à
l'écrivain, qui n'est peut-être pas l'agent de la norme,
fonction sur laquelle il est revenu plusieurs fois : "Quand nous avons discuté des
archétypes, nous avons mentionné celui du Loup-Garou,
cet être tantôt horriblement velu et tantôt
trompeusement lisse. Et s'il existait un Loup-Garou à double
détente? Le créateur d'histoires d'horreur, comme nous
l'avons dit, est sans doute un Républicain en costume
trois-pièces sous son masque velu et plein de dents..., mais
supposez que son apparence d'agent de la norme dissimule en fait un
véritable monstre, une créature pourvue d'authentiques
crocs et d'un nid de serpents en guise de chevelure? Et si tout ceci
n'était qu'un mensonge? Et si le créateur d'histoires
d'horreur, une fois débarrassé de tous ses oripeaux,
était en fait un démon, un agent du chaos aux yeux
écarlates et au sourire acéré?" (Pages Noires,
202)
Notes
29 Du Proche-Orient à l'Orient, le loup est un
symbole positif, symbole de lumière (il voit la nuit)
héros guerrier (Gengis Khan, le loup bleu), loup
céleste en Chine, gardien et protecteur. Pour une analyse plus
complète, voir loup dans
le Dictionnaire des
symboles, Jean Chevalier
Alain Gheerbrant, op. cit., 582.
30 Dans les régions urbanisées, la crainte
du loup s'est dissipée et devenue artificielle chez les
enfants, plus conditionnés à la peur du chien de combat
qu'à celle des loups ancestraux. Elle réapparaît
sous des formes modernisées mineures dans les régions
où les loups, menacés de disparition, ont
été réintroduits. Le loup n'a plus, comme le
loup-garou, qu'un caractère ludique ou métaphorique,
survivances d'anciennes images revisitées.
31 Claude Seignolle a repris la tradition paysanne dans
Le Galoup (texte repris dans de nombreuses anthologies
et en éditions récentes : Le Diable en Sabots,
Phébus, 1988 et Presses Pocket, 1991.
32 Barbara Sadoul, Gare au garou!
anthologie, Librio 2000, introduction, 5.
33 En 1945, Robert Bloch avait ouvert la voie en
détaillant une transformation dans L'homme qui criait au loup.
34 Cycle of The
Werewolf. Création :
1981-postface 1983. Première publication : 1983.
Édition fr. dans Peur
Bleue, Albin Michel 1986.
Peur Bleue est la traduction française du titre
du scénario issu de la novella. Le film, Silver Bullet (traduction non reprise en français :
Balle d'argent) a été tourné par Daniel
Attias. Le scénario comporte d'importantes différences
avec la novella. Il est intéressant à consulter pour
voir comment King a transposé des images verbales en images
visuelles.
35 Allusion à La peau sur les os.
36 I Was a Teenage
Werewolf, suivi de
The Curse of the
Werewolf (1960), inspira
à King en 1965 le titre de I Was a Teenage Robber, sa première nouvelle publiée (dans un
fanzine). On notera l'importance prise par ces films
d'épouvante dans l'imaginaire de King, qui les a vus quand il
avait l'âge des préadolescents de Ça.
37 It.
Création : sept. 1981 - déc. 1985 ex Derry.
Première publication : 1986. Édition fr. Albin Michel
1988.
38 The
Talisman, en collaboration
avec Peter Straub. Création : 1982-84. Première
publication : 1984. Édition fr. Robert Laffont 1986.
39 Dans son anthologie (op. cit.), Barbara Sadoul
présente deux nouvelles modernes de Suzy McKee Charnas,
Nibards, et Brad Stricklang, Et la lune brille pleine et
lumineuse. Barbara Sadoul
cite plusieurs romans représentatifs de ces tendances dans son
introduction.
40 D'après les Évangiles, Jésus a
été élevé par son père adoptif
Joseph, qui était charpentier.
41 Pour rendre Wolf présentable, King s'amuse
à multiplier les détails pittoresques - et
nécessaires pour éviter à Wolf d'être
reconnu : il se trouve au passage chaussé "d'énormes mocassins", "de
chaussettes blanches" et de
lunettes rondes! (chap. 18)
42 Opposée à l'imagerie chrétienne,
le bouc, dans l'Inde védique, est le symbole positif du feu
génésique, la force de l'élan vital.
Barbara Sadoulnote critique
Roland Ernould © Armentières, 11/2000.
(roland.ernould@neuf.fr).
Ces opinions n'engagent que leur
auteur.
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 10 -
hiver 2000.
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