LES SYMBOLES

dans La petite fille qui aimait Tom Gordon.

"Une sorte de clameur inarticulée
(J'EN VEUX J'EN VEUX)
qui semblait jaillir de son subconscient."
(247)

 

 Au coeur de notre vie imaginative, le symbole est un signe apparent qui représente de façon imagée une notion théorique, une idée sous-jacente, ou une vérité cachée. Les symboles existaient déjà sur les parois des cavernes. Le symbole représente l'effort des hommes pour traduire, sous une forme compréhensible, le sens de la destinée humaine, dont les obscurités lui échappent. Un symbole exprime un sentiment ou une pensée doublant symboliquement les actions humaines : le mariage s'accompagne du port d'un anneau, on hisse le drapeau ou on joue La Marseillaise lors d'une cérémonie officielle. Un héritage de symboles nous accompagne ainsi depuis des millénaires, qui synthétise les suggestions de l'inconscient collectif1. Derrière les symboles, des vérités cachées se dissimulent, transmises par le folklore, les croyances, les légendes, les mythes, les contes de fées. Dans certains cas particuliers, les symboles sont réservés aux initiés des cultes, des sectes ou des mystères à caractère religieux.

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La connaissance des symboles est indispensable pour déchiffrer certaines motivations de l'être humain, les ressorts cachés de ses actions. Un grand nombre de ces symboles datent des civilisations où la pensée abstraite commençait seulement à apparaître. Il était alors nécessaire de procéder par analogie pour fournir ou renforcer des explications, ou mettre en place un rite, intraduisible par des mots. Le propre du symbole est de donner une vision, des suggestions, plutôt qu'un concept. Certains symboles déterminent encore notre vie alors que leur signification lointaine s'est estompée, pour être parfois remplacée par une autre qui nous satisfait davantage. Les symboles parlent à l'inconscient par le moyen d'archétypes2, qui en permettent l'interprétation. Avec les symboles3, on touche aux lointaines sources de l'humanité, en même temps qu'aux secrets de l'inconscient.

Pour Freud, les symboles qui se trouvent dans les archétypes et les mythes sont un langage héréditaire, qui ne font pas chez l'enfant l'objet d'un enseignement particulier, mais se réalisent par tout le non-dit de la vie quotidienne des parents et de l'entourage, elle-même moulée dans le creuset des traditions. Par exemple, le symbolisme du rêve permet de décoder les messages incompréhensibles de l'inconscient, qui viennent du vécu, et non, comme le pense Jung, d'!un inconscient collectif. Mais les symboles ne se trouvent pas seulement dans les rêves. Hors du rêve, ils sont une sorte de langage héréditaire que la culture et l'individu emploient pour camoufler le fond bestial de la nature humaine. De là des récits pleins de meurtres, de parricides, de cannibalisme, d'incestes, de castrations qui sont la représentation transparente de certains phantasmes communs à l'humanité.

 

L'EAU et sa symbolique.

 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU est complexe. Elle est d'abord la source et le symbole de la vie, celle sans qui la mort menace, le plus fécond des éléments. Les puits, les sources non seulement procurent l'eau indispensable, mais sont le lieu de rassemblement, permettent les rencontres, les échanges, les mariages. Dans les cosmogonies égyptiennes, hébreux, hindoues, l'eau est ainsi associée à l'essence féminine. Dans les cosmogonies hindoues, force originelle féminine (yin), l'eau s'unit au feu (yang) pour donner les cinq éléments, qui engendreront les choses.

L'eau vive, l'eau qui coule, celle des rivières ou qu'on répand, a des vertus multiples. Dans les traditions anciennes, elle représente la pureté. La plongée dans l'eau a un symbolisme bien connu. Les ablutions sont lavage, la mise à l'eau correspond à une purification rituelle (le bain est obligatoire aux juives après leurs règles, les musulmans doivent faire leurs ablutions, les chrétiens ont leur eau bénite qui purifie à l'entrée des lieux du culte, les eaux des lieux saints ont des vertus particulières à Lourdes ou à la Mecque, le baptême du chrétien se fait par aspersion d'eau bénite, etc)

Source de vie, l'eau est aussi associée à la naissance. L'enfant naît lors de l'évacuation des eaux de la poche placentaire. L'eau s'associe alors à la naissance d'un être nouveau, la plongée ultérieure dans l'eau à une renaissance et à la régénération.

Ce sont ces différents éléments qui sont sous-jacents dans l'initiation de Trisha, placée d'abord sous le signe de l'eau.

L'EAU ET Trisha.

"Avoir de l'eau glacée dans les veines."Garder le contrôle de soi dans des circonstances difficiles est le résultat d'un apprentissage, qui allie l'accroissement de ses compétences, et leur bon usage en les utilisant efficacement. Trisha comprend qu'elle doit d'abord contrôler ses peurs : "Tout ira bien, dit-elle à voix haute. le principal, c'est que je garde la tête froide, que je ne me mette pas à débloquer." (40) Elle revit en rêve une expérience vécue quand elle était plus jeune, quand son père s'est fâché parce qu'elle refusait d'aller lui chercher une bière fraîche dans le sous-sol et "d'ouvrir la lourde porte à pan incliné sous la fenêtre de la cuisine pour descendre les quatre marches qui menaient à la cave." (118) Son père se moque d'elle : "Tu n'es qu'une poule mouillée. Tu n'as pas une seule goutte d'eau glacée dans les veines!
En larmes, mais bien décidée à lui prouver qu'elle avait de l'eau glacée dans les veines (peut-être pas tant que ça, mais quand même), Trisha approchait de la porte
(...) de la cave. A présent, elle avait des démangeaisons sur tout le corps, elle ne voulait pas ouvrir cette porte parce qu'il y avait quelque chose d'horrible de l'autre côté, même les nains de jardin le savaient, leurs sourires fourbes ne laissaient aucun doute à ce sujet." (118)

Deuxième influence, celle Tom Gordon, le joueur de base-ball de l'équipe des Red Sox que le père de Trisha (et Trisha, par voie de conséquence!) préfère entre tous. Le père de Trisha admire Gordon à cause de ses nerfs d'acier : "«Ce n'est pas du sang qui coule dans les veines de Flash, c'est de l'eau glacée», disait McFarland, phrase que Trisha reprenait volontiers à son compte." (20) Aussi quand elle veut s'en sortir, échapper d'abord aux marécages et à la forêt, "se retrouver à un endroit où il y avait les gens, des magasins, des centres commerciaux, des cabines de téléphone, où des policiers vous indiquaient le chemin quand on se perdait", elle estime que cela est à sa portée : "À condition d'être courageuse. D'avoir un tant soit peu d'eau glacée dans les veines. (...) Le bras de McFarland se détend, McFarland lance! dit-elle." (154) Cette formule reviendra comme un leitmotiv toutes les fois - et cela se produira souvent - qu'elle sera en difficulté : "Aujourd'hui, je ne céderai pas à la panique, se disait-elle. Aujourd'hui, j'ai de l'eau glacée dans les veines." (155)

LE MARÉCAGE.

Pour Bachelard4, l'eau dormante, la mare, le marécage, les eaux sombres, sont le support matériel de la mort. Le marécage est "une porte entre l'au-delà et le passé", signale Bachelard et représente pour Trisha la difficulté de mener à bien sa transformation de l'enfance à l'adolescence. Si l'eau apaise la soif, est force de vie, la vase du marécage la fatigue et lui répugne. Elle est traîtresse et veut sa mort : "Son pied s'enfonça dans une substance froide et visqueuse, trop pâteuse pour être de l'eau, trop liquide pour être de la boue. Se sentant basculer, elle essaya de se rattraper à une branche morte, poussa un rugissement de rage et de terreur quand elle se brisa entre ses doigts et s'affala la tête la première dans une touffe d'herbes hautes grouillante d'insectes. Ramenant son genou sous elle, elle extirpa son pied de la gadoue. Il en ressortit avec un bruit de succion sonore, mais sa chaussure resta engloutie." (150) L'eau stagnante et croupie des marais est liée aux catastrophes5 . Les épisodes pendant lesquels Trisha patauge dans le marécage sont éprouvants : "Elle posa un pied dans l'eau stagnante. Des insectes aquatiques s'enfuirent en désordre, et une odeur de vase en décomposition lui afflua aux narines. L'eau ne lui arrivait même pas aux genoux. Ses pieds s'enfonçaient dans une matière molle et froide. On aurait dit de la gelée pleine de petits grumeaux. Des bulles jaunâtres, entraînant avec elles de minuscules brindilles noires, venaient éclater à la surface." (155)

Vaincre le marécage, c'est assurer à la fois la libération physique, mais aussi psychologique. Sans cesse, King oppose l'homogénéité de la vase à la fluidité de l'eau. Si la boue souille, l'eau efface. Non seulement la boue dont est couverte Trisha, mais aussi les excréments dont elle s'est à un moment couverte. Si le marécage peut tuer, la boue engluer, ils permettent le départ d'une évolution quand celui qui les affronte en sort victorieux. L'eau courante a effacé l'histoire passée, et rétablit Trisha dans un état nouveau, sorte de baptême. Une époque s'anéantit, une autre surgit.

LE RUISSEAU.

Si le marais est louche, le ruisseau est équivoque. Tantôt eau rapide, tantôt mare stagnante, il passe sans cesse de la symbolique des eaux mortes à celle des eaux courantes. Il est traître, dans ses moments d'emportement, alliant l'instabilité du marais à celle de l'eau incontrôlée par le lit : "Le ruisseau cascadait à toute allure, avec des tourbillons d'écume, se brisant ça et là sur un rocher en soulevant des embruns. (...) Les berges, hérissées de rochers instables et humides, semblaient glissantes, traîtresses." (74) Il est aussi avide de proie que le marais qu'il traverse parfois : "Il n'était plus qu'une succession de flaques croupissantes, envahies d'algues brunâtres et grouillantes d'insectes. Dix minutes plus tard, l'une de ses Reebok fut soudain happée par le sol, ou plutôt par une poche de vase dissimulée sous une couche de mousse trompeuse." (145)

Même équivoque en ce qui concerne la qualité de son eau. Positivement, elle calme la soif éprouvante de Trisha, qui "but goulûment jusqu'à ce qu'une pointe douloureuse lui vrille le front. (...) Jamais elle n'avait bu d' une eau aussi délicieuse. Rien de ce qu'elle avait absorbé dans sa vie n'avait eu un goût pareil. C'était un nectar, une sublime ambroisie." (179)
Mais son estomac ne supporte pas cette eau trop riche en matières. Trisha vomit, a la diarrhée. En pensée, ,elle en parle à Tom : "
C'est l'eau du ruisseau qui m'a rendue malade, Tom, mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse, hein? Que je reste là à la regarder, comme une andouille?" (187) Et finalement son organisme l'emporte sur l'agressivité de l'eau : "Tout ça, c'est à cause de cette saleté d'eau, gémit-elle. J'y toucherai plus!
Mais ce n'était pas vrai, elle le savait bien. Elle n'avait même pas besoin que la voix glaciale le lui fasse remarquer."
(190) Comme elle avait su précédemment vaincre d'autres difficultés, Trisha surmontera aussi cette épreuve.

Si sa symbolique est équivoque, le ruisseau a un caractère positif. Il est transition, trait d'union : "
L'eau mène aux hommes, dit-elle tout haut avant d'entamer sa descente." (74) De son adversaire, Trisha a fait un allié : "Une sorte de lien subtil s'était créé entre le ruisseau et elle - un rapport privilégié, aurait dit Quilla -et l'idée de s'en séparer lui était devenue insupportable. Sans lui, elle n'aurait plus été qu'une petite fille errant sans repères au milieu d'une immense forêt." (144)

LE POISSON.

Le symbole du poisson est évidemment associé à celui de l'eau dans laquelle il vit. Nourriture indispensable, se renouvelant sans cesse (jadis on savait pas en élever en pisciculture), le poisson évoque, par sa prolificité, le renouvellement de la nature. Il se trouve associé à la renaissance, ou la restauration cyclique. Pour les premiers chrétiens, le poisson est un symbole rattaché au Christ, personnifié souvent comme un pêcheur6. Les chrétiens sont représentés comme des poissons, l'eau du baptême étant l'élément de leur régénération

Plusieurs étapes interviennent dans l'initiation de Trisha : capturer, se nourrir de chair crue. Elle essaie de pêcher une truite en se servant de sa capuche pour faire une épuisette : "Intéressant, se dit-elle. Ça marchera jamais, c'est idiot, mais c'est intéressant tout de même." (244) Elle inspecte le contenu de la capuche, certaine d'avance de ne rien y trouver : "Le bébé truite était toujours là." Pêcher le poisson est l'acquisition d'une aptitude physique supplémentaire. Mais ce poisson, il lui faut maintenant le manger cru... "Je fais quoi maintenant, mon Dieu? demanda Trisha.
Ce n'était pas une simple question, mais une authentique prière, où la stupeur se mêlait à une espèce de souffrance.
C'est son corps, et non son esprit, qui répondit. Elle avait vu plus d'un dessin animé où Vil Coyote regardant l'oiseau Bip-Bip se l'imagine en dinde de Thanksgiving."
(247)

Les répugnances alimentaires sont celles qui présentent le plus de difficultés à vaincre pour les jeunes enfants, auxquels il arrive de sauter un repas à la cantine plutôt que de manger quelque chose qui ne leur plaît pas. Par exemple, comme la double voix ne manque pas de le signaler à Trisha, les Japonais ont l'habitude de manger le poisson cru; sous cette forme, beaucoup d'occidentaux n'en veulent pas.Mais quand la disette est là, les résistances tombent plus facilement : "Ce n'est pas de la faim qu'elle éprouvait, mais une contraction violente qui se focalisait sur son estomac en convergeant de toutes les parties de son corps à la fois, une sorte de clameur inarticulée
(J'EN VEUX J'EN VEUX)
qui semblait jaillir de son subconscient."
(247)

Trisha mange le poisson, non sans devoir vaincre d'abord physiquement ses répugnances. King consacre plusieurs pages à cette lutte de Trisha contre elle-même, qui marque une étape importante dans son évolution : "Durant toute cette opération, son esprit n'essaya qu'une fois de reprendre l'avantage. Tu vas quand même pas manger la tête, lui dit-il d'une voix faussement pondérée qui dissimulait mal son horreur et son dégoût. Les yeux, Trisha! Pense à ses yeux!" (248) Remportant la victoire sur ses inhibitions, elle n'en est cependant pas libérée totalement, et doit chercher à atténuer ses remords : "Elle se sentait revigorée, pleine de honte et d'orgueil à la fois, fiévreuse et un peu déjantée sur les bords.
Je le dirai à personne, c'est tout. Rien ne m'oblige à en parler, donc je garderai le secret. Même si je m'en sors.
- Et je l'ai bien mérité, dit-elle à mi-voix. Quand on est capable de manger du poisson cru, on mérite d'être sauvée."
(251)
Plus tard, elle capture des têtards, "
qu'elle avait dévorés après s'être assurée qu'ils étaient bien morts." (263) Bien sûr, Trisha ne trouve pas ça bon, mais son corps qui mène la danse, s'en réjouit : "Le goût en était à la fois sublime et infect. Comme la vie." (249)

Trisha a su s'immerger dans les eaux et en sortir. cela signifie qu'elle est passée par une mort symbolique de l'ancienne Trisha à la renaissance de la nouvelle Trisha.

 

LE CIEL et sa symbolique.

 LA LUNE.

De nombreuses légendes populaires sont liées à la lune. D'aucuns imaginent que la lune a été créée par le diable, car elle est moins brillante et s'efface devant le soleil, conçu par Dieu à l'image de sa splendeur (le culte du dieu-soleil est une tradition fort ancienne). La lune joue dans certaines régions le rôle du croque-mitaine et on en menace les enfants qui ne sont pas sages : la lune viendra les prendre en cas de désobéissance. La pleine lune peut ainsi apparaître comme maléfique : "Tout bien considéré, le clair de lune ne l'arrangeait pas tant que ça. Il illuminait la clairière, d'accord, mais d'une clarté trompeuse, dans laquelle tout semblait à la fois trop réel et complètement irréel. (...) La lune traîtresse avait subtilement modifié les silhouettes des arbres, les avait transformés en crânes aux orbites noires." (128)

Face à cette lune d'une beauté glaciale, Trisha se sent abandonnée, privée de l'aide d'un "Dieu qui ne s'intéressait pas aux petites filles perdues, un Dieu indifférent à tout, un Dieu dont l'esprit engourdi par l'ivresse ressemblait à un nuage d'insectes tourbillonnant sans relâche, un Dieu dont la lune aurait été l'oeil vide et hébété." (122)

Mais cette signification néfaste de la lune n'est pas la seule. La lune est aussi et avant tout liée aux cycles féminins, et de ce fait aux diverses formes, étapes ou cycles de la vie sur terre. Elle représente le temps qui passe, le temps vivant qu'elle mesure par ses phases successives et régulières. Et en conséquence, les temps de l'enfance, de l'adolescence et de l'âge adulte, passages que Trisha devra effectuer. La même symbolisme réunit la lune et l'eau, puisque la lune est associée à l'humidité, car, pendant les nuits claires, le refroidissement d'un sol sans nuages, favorise la formation de rosée. La lune en tant que telle suggère les transformations par lesquelles passe Trisha.

Il faut aussi citer l'interprétation des astrologues, pour qui la lune représente le domaine de l'inconscient, les zones nocturnes de la personnalité humaine et crépusculaire de nos pulsions instinctives. Cette part du primitif qui sommeille en nous, la part animale des hommes, où domine la vie infantile, archaïque. En assumant sa part de lune, Trisha doit abandonner à regret le monde insouciant de l'enfance pour tomber dans celui des cycles. Alors qu'elle est malade et secouée de spasmes, Tom Gordon lui donne un modèle : "
Il était debout sous les arbres, à une cinquantaine de mètres. Son uniforme, illuminé par la lune qui s'insinuait à travers le feuillage, était d'une blancheur incandescente." Tom assure la prise de sa balle avant de la lancer : "Il était debout dans le clair de lune. (...) Immobile, il guettait le signal. Son immobilité n'était pas absolue, à cause de la main qui triturait la belle derrière son dos, cherchant la meilleure prise possible, mais plus rien de visible ne bougeait en lui. Ne plus bouger. Attendre le signal." (194) La leçon d'impassibilité que lui donne Gordon, seule capable de l'assurer de la pleine maîtrise des événements, ne sera pas perdue. Et symbole dans le symbole, quand Trisha a retrouvé son calme : "La lune s'était couchée et Tom Gordon s'était évaporé." (195) La lune, symbole de la femme dans ce qu'elle a de passif, s'est éclipsée devant le modèle apollinien qui lui a été opposé.

LES ÉTOILES.

Dans le roman, l'opposition entre la lune et les étoiles est fortement marquée. Pendant longtemps, la lune l'emporte sur les étoiles : "La lune baignait la clairière d'une clarté blanche et froide, assez vive pour que Trisha projette une ombre bien nette à côté d'elle et pour que son petit ruisseau chatoie de lueurs assourdies. L'espèce de galet d'argent imparfaitement rond qui flottait dans le ciel au-dessus d'elle était d'une blancheur éblouissante. Pourtant, Trisha leva vers lui son visage boursouflé et le fixa d'un oeil solennel et grave. Ce soir, la lune brillait si fort que les étoiles s'étaient cachées; seuls les astres les plus étincelants avaient osé se montrer. En la contemplant ainsi, Trisha se sentit plus seule au monde que jamais." (121) Les étoiles, autres lumières brillant dans le ciel nocturne, sont mises par King en opposition avec elles. C'est que l'étoile symbolise la lumière spirituelle chassant les ténèbres, et désigne un idéal élevé ou inaccessible : "Le ciel noir était constellé d'étoiles à présent. Il y en avait des milliards et des milliards. Au lever de la lune, elles pâliraient un peu, mais pour l'instant elles brillaient si fort que ses joues crasseuses en reluisaient. On aurait dit qu'elles étaient enduites d'une mince couche de vernis." (234) Intentionnel ou non, ce dernier détail est significatif. Si la lune paraît glaciale et indifférente à Trisha, elle est marquée par les étoiles dans son mouvement d'ascension. Quand elle assiste à une pluie d'étoiles filantes, c'est le délire : "De sa vie, elle n'avait jamais rien vu de si beau. jamais elle n'aurait osé imaginer que le monde pût receler tant de merveilles." (236) Double mouvement vers l'ascension, le dépassement de soi, et la conscience de l'inacessible.

L'ORAGE.

Si la lune est le symbole du principe féminin, éternel retour des formes initiales, périodicité sans fin, renouvellement de la femme dans ce qu'elle a de passif et de réceptif, l'affrontement des éléments déchaînés a une signification différente. L'orage est associé à la première vision fantomatique de la Bête, dont la présence était connue de Trisha. Le ciel atmosphérique, avec ses vents, ses nuages capricieux, ses orages, a été considéré longtemps comme assujetti à des puissances destructrices n'obéissant pas aux lois de la création divine. Aussi, dans l'ancienne Palestine, les dieux de l'atmosphère opposés à Yahvé (Baal, dieu phénicien et sémitique, Hadad, etc ) finirent-ils par être considérés comme des divinités néfastes. Il en est resté dans l'imaginaire collectif le fait que l'atmosphère est insatisfaisante, mal maîtrisée et suspecte. Elle est restée le siège des mauvais génies et des sorcières qui chevauchent dans les nuages. King reprend ces survivances en les produisant quand les forces du mal menacent, avec dans beaucoup de romans des orages violents, tornade, grêle, chaleur anormale. Trisha est endormie quand le tonnerre gronde : "Quelque part dans la forêt, un arbre foudroyé s'effondra dans un vacarme assourdissant.
La chose était là, tout près.
(...) Un nouvel éclair traversa le ciel, nimbant le paysage de sa lumière violette. dans sa lueur blafarde, Trisha discerna une silhouette debout de l'autre côté du chemin. Une créature aux épaules massives, aux yeux noirs, dont les oreilles dressées ressemblaient à des cornes. Ou étaient-ce des cornes? Pour Trisha, cette créature debout sous la pluie n'avait rien d'humain. Rien d'animal non plus. C'était un dieu. Son dieu. Le dieu aux guêpes!" (286)

 

LA MORT et sa symbolique.

 

L'omniprésence de la mort : le végétal.

Si la forêt est vivante, abonde de sève comme de vie, les signes de la mort sont aussi là : "Les arbres morts se dressaient autour d'elle tels des sentinelles muettes." (152) Comme si la mort naturelle n'était pas suffisante, elle est renforcée par la présence du surnaturel : "Ce n'était pas un rêve. La mort et la folie étaient là, derrière les arbres, au fond de la clairière. La chose était dressée sur ses pattes de derrière, ou ramassée sur elle-même, prête à bondir, ou peut-être perchée sur une branche. Allait-elle dévorer sa proie dès maintenant, ou la laisser mûrir encore un peu?" (133)

L'omniprésence de la mort : l'animal.

Elle est l'objet d'hallucinations : "De chacun de ces pins immenses pendait le cadavre mutilé d'un chevreuil. Il y en avait bien mille. Une armée de chevreuils massacrés, grouillants de mouches et d'asticots. Trisha ferma les yeux et quand elle les rouvrit, les charognes s'étaient volatilisées. (...) Regardant au fond de l'eau, elle avait aperçu un visage gigantesque. Tout noyé qu'il soit, le visage vivait encore; il avait levé les yeux sur elle, sa bouche formant des paroles muettes. Au moment où elle passait devant un grand arbre gris qui ressemblait à une main tordue vidée de l'intérieur, une voix désincarnée s'en échappa, criant son nom." (261)

Trisha constatera à divers signes : traces de passage, arbres lacérés, tête tranchée d'un jeune chevreuil, que la seconde voix a raison : "Tu sais qui a fait ça, dit la voix glaciale. C'est la chose. La chose qui guette les gens perdus dans les bois. Qui te guette en cet instant même.
- Arrête ton char Ben-Hur, haleta Trisha. Personne me guette
Tu te mets le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, ma chérie. Tu n'es pas seule, mais alors vraiment pas du tout."
(167/8)

L'omniprésence de la mort : l'humain.

Peu à peu le corps de Trisha perd sa vitalité : "Ses mains flottant entre deux eaux lui parurent aussi cireuses et blêmes que celles d'un noyé." (158) Elle se rend compte de son état de délabrement physique et se demande combien de temps elle pourra encore tenir : "Elle retourna à son abri en rampant, tour à tour brûlante et glacée, inondée de sueur et grelottante de froid, et tandis qu'elle reprenait place sur sa couche d'aiguilles, elle se dit : Demain matin, je serai sûrement morte. Ou tellement malade que je souhaiterai l'être." (191) Au cours de sa marche épuisante, elle trébuche : "Elle n'essaya même pas de se relever. Elle avait le souffle coupé et son coeur cognait avec tant de force dans sa poitrine que des taches blanches lui dansaient devant les yeux. La première fois qu'elle tenta de s'extirper du buisson de ronces, ses forces l'abandonnèrent. Elle attendit, immobile et les yeux mi-clos, s'efforçant de rassembler son énergie, puis fit une nouvelle tentative. Cette fois elle arriva à se dégager, mais quand elle voulut se remettre debout, ses jambes refusèrent de la soutenir. (...)
Mon compte est bon, hein, Tom? Je vais mourir.
Elle était calme, lucide. Sa voix ne tremblait même pas."
(200)

Les illusions de Trisha, qui pensait être vite retrouvée, se dissipent : "Trisha ne croyait plus aux bonnes surprises.
- Je vais mourir dans les bois, dit-elle, et cette fois ce n'était plus une question."
(201)

Le sang et la mort.

Dans beaucoup de religions du passé, le sang représente la force vitale et participe de la symbolique du rouge et du feu. Il apporte la vie, la force et la vigueur. Il est représenté dans le roman par les baies rouges de gaulthérie dont se nourrit Trisha, symbole de vie : "Son corps accueillit les baies avec ferveur, se délectant des sucres qu'elles lui apportaient. Elle en avait conscience, et ça l'éclatait un max, comme détaché de son corps et qu'il observait tout cela de très loin." (205) Mais le sang, surtout dans la symbolique chrétienne, est associé au sacrifice divin ("Ceci est mon sang...") et devient expiateur. Un premier segment associe nourriture bénéfique (sang pur) et le sang impur : "Son scepticisme persista encore un instant, puis... ô merveille ! Les baies étaient bien là, rondes et douces au toucher. La première qu'elle cueillit s'écrasa entre ses doigts, éclaboussant sa peau de gouttelettes rouges qui lui firent penser à la coupure que son père s'était faite un jour qu'il lui avait permis de le regarder pendant qu'il se rasait." (204) Du sang de la blessure externe, il est aisé de passer à la blessure interne, celle de la pleurésie qui frappe Trisha : "Elle s'essuya la bouche et regarda avec des yeux ronds le sang d'un rouge éclatant qui luisait au creux de sa paume.
J'ai dû me mordre la langue en toussant, se dit-elle, mais ça ne l'abusa pas une seconde. Ce sang lui était remonté du fond des entrailles. Cette idée lui fit très peur, et du coup le monde lui apparut sous des contours plus nets. La faculté de réfléchir lui revint. Elle racla délicatement sa gorge à vif, puis expectora. Le crachat était rouge vif. Mais à quoi bon flipper? De toute façon, elle n'y pouvait rien. Elle avait la tête claire, c'était au moins ça."
(303)

Si le sang représente la force vitale et transporte la vie, dès qu'il s'écoule, il devient force de mort.

 

AUTRES SYMBOLES.

 

 LA BÊTE et sa symbolique.

Archétype de choix, la Bête, ou le monstre, a symboliquement une signification complexe. Dans les rites initiatiques, le monstre représente l'ensemble des difficultés à vaincre et des difficultés à surmonter. Le combat contre le monstre suggère l'effort démesuré, sa seule pensée suffit à provoquer la peur. Se produit ainsi toute une évolution qui va de la domination de sa peur à l'héroïsme. En même temps, selon le psychanalyste Carl Jung7, le dragon est symboliquement l'image de nos énergies les plus primitives. Il représenterait les pulsions, les complexes, les forces refoulées qui mènent une vie ancienne et cachée et se manifestent inopinément sous des aspects archaïques menaçants et déstabilisateurs. Dans son affrontement, Jung voit la conquête de l'impossible, qui ne serait pas liée à une mort matérielle, mais à un développement spirituel. Selon Jung, la victoire sur notre dragon intérieur permet de récupérer nos énergies vitales perturbées et de pouvoir les utiliser en leur plénitude dans la conduite de notre vie. Trisha appellera son dragon, dont la présence est d'abord énigmatique, de divers noms, la Chose, le Dieu des Égarés.

Dans les mythologies, le dragon, le monstre garde la jeune fille, et c'est le héros qui l'affronte pour la délivrer. King va compliquer le thème, féminisme contemporain aidant probablement. Trisha sera effectivement marqué par la Bête, mais le héros Tom Gordon n'aura pas la mission de la délivrer. C'est en quelque sorte l'essence de Tom qui va se réaliser au travers de Trisha, devenue le substitut du héros. King va d'abord suivre les légendes, et nous montrera la Bête prenant possession symboliquement de Trisha : "Pendant la cinquième manche, la chose avança jusqu'à la lisière des bois pour la regarder. Une nuée de mouches et de moucherons lui tourbillonnait autour du mufle. Ses yeux à l'éclat trompeur ouvraient sur un néant infini. Un long moment, elle resta immobile. A la fin, elle désigna Trisha de sa main aux griffes effilées comme un rasoir - elle est à moi, n'y touchez pas - puis recula et s'enfonça de nouveau dans le sous-bois." (293)

Le cercle.
Le cercle a une fonction et une valeur magiques. Il symbolise la limite infranchissable
8 , sorte de cordon de défense pour empêcher les ennemis, les âmes errantes, les démons d'y pénétrer. Le lieu clos magique dans laquelle la jeune fille est enfermée, s'est concrétisé : "Pendant qu'elle dormait, quelque chose avait tracé un cercle autour de l'épave de la camionnette, creusant un sillon à travers les feuilles mortes, les aiguilles de pin et les fourrés. (...) Le Dieu des Égarés était bel et bien venu visiter Trisha cette nuit et il avait tracé un cercle autour d'elle, comme pour dire : Tenez-vous à distance, elle est à moi." (288)

Je renvoie le lecteur à l'étude : LE HÉROS ET LA BÊTE. qui traite la symbolique de la Bête

BESTIAIRE.

 L'ours.


Force primitive, l'ours fait partie des symboles de l'inconscient chthonien, lunaire et nocturne; il vit dans des cavernes, expression des ténèbres. L'obscurité est liée à l'interdit qu'il faut vaincre, et le combat contre la Bête joue le rôle d'initiateur. L'aspect monstrueux de l'ours, puissant, violent, incontrôlé, en fait le symbole de la cruauté et de la sauvagerie brute (à l'opposé de la maîtrise de soi qu'il faut pour le vaincre). Face à l'ours sacrificateur, Trisha va l'emporter par une attitude réfléchie.

Pour Jung, l'ours représente aussi le danger que constituent des contenus inconscients et incontrôlables.

Le serpent.


Symbole phallique masculin, mais aussi féminin par son rapport avec la faute, la rencontre avec le serpent touché est évoquée en une page. Il lui parait dangereux car lié à l'animal impur de La Bible, représentant du démon, tentateur de la femme : "
Elle n'arrivait pas à formuler en pensée le mot serpent. Ce n'était qu'une pure sensation, celle d'une espèce de pulsation glaciale au creux de sa paume tiède." Serpent touché, creux de la main... "Les forêts sont pleines de toutes sortes de choses qu'on déteste, des choses dont on a peur, qui vous dégoûtent." (36)

Les insectes.


Dans les lointaines croyances du Moyen-Orient, le principe du Mal, Angra Manyu ou Ahriman, la force destructrice, l'incarnation du mal, le mensonge, l'esprit d'angoisse, le dieu des ténèbres, est devenu l'ennemi des hommes. Ce qui est mauvais, laid, malfaisant
9, vient d'Ahriman. Tous les vices et fléaux sont son oeuvre. Il commande à l'armée des mauvais génies et des démons, et aussi des animaux nuisibles. On se s'étonnera pas de la place qu'occupent les nuisibles autour de ces représentants du mal que sont Flagg dans Le Fléau ou Tak dans Désolation. King a un véritable tic, celui d'associer les cafards, larves etc, à ses monstres, animaux ou humains. Quand Trisha visualise «son» monstre, elle lui associe partiellement ses souvenirs récents : "Dans ses orbites vides, d'innombrables petites créatures bourdonnaient - asticots, mouches minuscules, larves de moustiques et Dieu sait quoi encore, s'agitant en une espèce de bouillon saumâtre qui rappelait à Trisha le marécage dans lequel elle avait pataugé." (311)

Avec les vers et asticots habituels, King place évidemment les guêpes10, dont l'assaut a profondément marqué Trisha : "Ses yeux n'étaient pas des yeux, mais deux trous grouillants, deux galeries de vers pleines d'insectes proliférants. Les larves et les nymphes se bousculaient en bourdonnant dans les deux tunnels obscurs qui menaient à l'inimaginable cerveau du Dieu des Égarés. Il ouvrit la gueule. Elle était pleine de guêpes. D'innombrables guêpes traînant leurs lourdes queues chargées de venin sur les débris du bâton qu'il avait brisé entre ses crocs et le boyau de chevreuil rougeâtre qui lui tenait lieu de langue. Son haleine était fangeuse, fétide, comme le marécage." (315) Rappel du symbole de l'eau maléfique vaincue, qui trouve un nouveau représentant dans l'ours.

Le Dieu des Égarés, quand il se présente à Trisha, sera décrit de même : "Il n'avait en guise de visage qu'une masse confuse de guêpes, essaim grouillant et bourdonnant dont la forme évoquait vaguement celle d'une tête humaine. Au gré de leurs ondulations, les guêpes traçaient de mouvantes esquisses de traits : une orbite cave, des lèvres retroussées en un rictus hideux. La tête émettait le même vrombissement que le noir collier de mouches qui s'était formé autour de la gorge arrachée du cerf."(309) C'était bien le Dieu des Égarés. Quand il s'approche de Trisha, elle y reconnaît à nouveau le traumatisme des piqûres : "Tandis qu'il courait, ses oreilles s'aplatirent et son mufle se retroussa, laissant échapper un bourdonnement qu'elle reconnut aussitôt. C'était celui d'un essaim de guêpes. Il avait pris l'aspect extérieur d'un ours, mais au-dedans il n'avait pas changé. Au-dedans, il était plein de guêpes. Bien sûr! C'était l'évidence même, puisque le moine noir au bord du ruisseau avait été son prophète." (313)

À signaler aussi l'omniprésence des moustiques, symbole de l'agressivité, qui cherchent à violer la vie de leurs victimes, pour se nourrir de leur sang comme les vampires.

 

LES ORDRES et leur symbolique.

 

Le chiffre 3 et les ordres.
Les héros et les dieux de la Grèce antique, la vie du Christ sont des productions archétypiques. Comme le signale Jung
11 : "Jamais les images puissantes ne firent défaut à l'humanité pour opposer une protection magique entre la vie effrayante des profondeurs du monde et de l'âme. Les figures de l'inconscient s'exprimèrent toujours par des images protectrices et salvatrices et furent ainsi rejetées dans l'espace cosmique en dehors de l'âme."

Les divinités vont souvent par trois (Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit forment la trinité12). Le chiffre 3, premier des nombres impairs, intervient dans nombre de croyances : les 3 demeures des Grecs (Ciel, Terre, Enfers), les 3 Parques, les 3 Furies, les 3 Grâces, les 3 rois mages, les 3 crucifiés du calvaire, le coq, lors du reniement de Pierre, va chanter 3 fois. Sans compter les multiples et les associations : Jésus meurt à 33 ans, à 3 heures de l'après-midi, pour ressusciter le 3ème jour... Il n'est donc pas étonnant que Trisha rencontre trois entités appartenant à ces ordres.

La trilogie.


Lors d'un rêve, Trisha associe de multiples impressions, trois papillons qu'elle vient de voir voler à côté d'elle dans la clairière, les propos de son père, le souvenir de son professeur de sciences naturelles. Elle voit trois hommes, vêtus de longues robes semblables à celles que portent les moines dans les films sur l'époque médiévale qu'elle a pu voir. Elle ne peut voir leurs visages, dissimulés par les cagoules relevées. Trisha est un peu déconcertée, mais pas effrayée. Elle constate que la robe du moine placé au centre est noire, alors que celle des deux autres moines est d'un blanc immaculé. Elle leur raconte sa mésaventure et leur demande de l'aider :
"Aidez-moi, s'il vous plaît.
Ils restaient là, muets, à la regarder (du moins elle supposait qu'ils la regardaient), et c'est alors que Trisha commença à avoir peur. Ils avaient les bras croisés, en sorte que même leurs mains étaient dissimulées par les manches interminables de leurs robes.
- Qui êtes-vous ? Allez-vous me le dire, à la fin?"
(214/5) King s'amuse un instant de sa trilogie qu'on a déjà rencontrée dans Insomnie avec les trois Parques/petits hommes chauves : "Dans ces affaires-là, les choses se déroulent toujours suivant un certain ordre : le génie de la bouteille vous accorde trois voeux, Jack escalade trois fois le haricot géant, il y a trois ours dans la petite maison de la forêt, on a trois jours pour deviner le nom du nain maléfique." (217)

En fait, les deux personnages en blanc symbolisent les deux conceptions du dieu biblique traditionnel (celui du «Notre Père», et celui du théisme paternel). Le personnage maléfique en noir. Le moine noir est le prêtre du Léviathan, du monstre, qui pourchasse le pauvre humain abandonné de ses dieux protecteurs : "Le moine aux guêpes l'appelait le Dieu des Égarés. On aurait pu lui donner bien d'autres noms : le Seigneur des Lieux Obscurs, Sa-Majesté-des-dessous-d'escaliers, la noire idole qui hante les cauchemars d'enfants." Le monstre est le symbole des peurs. Et plus tard, Trisha verra la Bête : "Cette créature n'était pas un ours, même si la ressemblance était trompeuse. Sauve-toi, disait-il en venant vers elle. (...) Sauve-toi, c'est ta dernière chance." (313)

Pour une étude plus approfondie, voir l'étude :
TRISHA et le SACRÉ.

 

MÉTAMORPHOSES ET PASSAGES.

Suède

 Du foetus à l'abri.

La position foetale est celle de la protection par excellence. On se s'étonnera pas de voir Trisha adopter cette position lors de sa première nuit passée dans la forêt et se recroqueviller "en position de foetus en émettant un gémissement étranglé." (59) Le progrès consiste à se bâtir elle-même son abri. La construction d'un habitat est d'abord réplique de la création cosmique. De la protection de son poncho transformé en couverture, elle passe à une autre, résultat de ses efforts : "Elle ne disposait pas ce soir d'un tronc abattu sous lequel elle aurait pu confectionner une couche de fortune, mais à une vingtaine de mètres du ruisseau elle avisa un amas enchevêtré de branches de pin mortes. Elle en traîna plusieurs jusqu'à la rive et les plaça contre le tronc, un grand sapin, formant une espèce d' éventail inversé sous lequel elle aurait juste la place pour se glisser." (183/4) Sa technique se perfectionne avec la construction d'une sorte de hutte en branchages, avec une double couverture des grosses branches de la structure et de l'équivalent d'une couche : "Elle arracha quelques branches supplémentaires. Cette fois, elle comptait les entasser au-dessus d'elle afin de se protéger du froid. Après en avoir ramené une brassée jusqu'à sa litière, elle alla en chercher une seconde." (239) La hutte, habitation du nomade, faite de branchages ou de roseaux, symbolise la précarité, donne l'image de la fragilité et de l'instabilité.

Mais pour piètre que soit la construction, elle représente un progrès par rapport à la simple utilisation du terrain.

La métamorphose et le masque.

La victoire de Trisha sur le marais a comme signe permanent le masque de boue qui la protège des insectes et symbolise sa transformation. Le masque revêt une importance magique. Il protège celui qui le porte, vise ainsi à contrôler et à maîtriser le monde invisible. Il est le moyen de la métamorphose, procure la faculté de changer de visage, et par extension de personnalité. Le masque représente l'évasion et la libération. Il délivre les tendances cachées qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer dans la vie quotidienne. D'autre part, le masque du Chamane est supposé chasser les forces maléfiques, protection contre les esprits du mal. Trisha se confectionne ainsi des masques de boue, en la prélevant dans le marais ou en fabriquant elle-même : "Trisha resta assise sur les talons, réfléchissant à sa situation. Puis elle hocha la tête, dégagea un carré de sol des aiguilles de pin qui le recouvraient, creusa un petit cratère dans la terre meuble et usa de sa gourde pour y déverser de l'eau puisée dans le torrent. Elle malaxa la terre de ses doigts pour la transformer en boue." (183)
Le port de ce masque lui permet de franchir une "
espèce de frontière invisible, (...) elle avait pénétré dans un pays dont elle ne connaissait pas la langue, où les billets de banque avaient un drôle d'aspect. Plus rien n'était pareil." (159)
En quelques jours, la petite Trisha s'est presque transformée en adulte.

Conclusion.

Nous voyons ainsi mieux ce que les mythes nous apportent. Mais sont-ils hors du temps, comme le prétend Carl Jung dans son idéalisme innéiste? Sont-ils, comme l'affirment sociologues et historiens, des produits de l'histoire? Dans l'un ou l'autre cas, le langage d'un contemporain est imprégné d'un long passé, et ce qu'il dit conceptuellement est en partie structuré par des représentations concrètes et émotives lointaines. Comme le dit Jacques Lacan, freudien hostile à Jung : "Autrement dit, l'âme, aveugle lucide, lit sa propre nature dans les archétypes que le monde lui réverbère." 13

Il ne faut pas négliger ce qu'il y a de subjectivité, d'esthétisme, voire de dogmatisme dans l'interprétation symbolique. On ne peut nier cependant que le symbole bonifie le texte d'une signification autre, établit des perspectives suggestives différentes entre l'imaginable par le symbole et l'imaginé par le mot. Le symbole ajoute au signe un enrichissement, du relief, établit des rapports complexes entre différents niveaux de lecture, et rattache l'idiosyncratie d'un être humain à la richesse du patrimoine humain. Au travers les symboles, chacun voit et retrouve ce que sa propre imagination lui permet de percevoir. Qu'il y ait, dans la richesse de cette interprétation, des approximations, des incertitudes, des aléas, cela ne fait aucun doute. Le lecteur, au lieu d'être un enregistreur passif, vit activement sa lecture au travers de connotations qui passent inaperçues pour le distrait, éprouve des résonances imprévues et contingentes, et met à l'épreuve des niveaux différents de l'imaginaire.

Roland Ernould
© novembre 2000.

 Notes :

1Si tous les spécialistes s'accordent sur l'importance des symboles, leur signification et leur origine varient d'un analyste à un autre. Pour Carl Jung, il existe un inconscient collectif, dont les archétypes (prototypes d'ensembles symboliques) constituent les structures, sous la forme d'engrammes, modèles émotifs et représentatifs structurés qui ont leur dynamique créatrice, ordonnés en mythes ou transpositions dramaturgiques. Jung prétend que ces structures psychologiques sont universelles. L'"archétype revivifié", expression qu'il utilise (Problèmes de l'âme moderne, Buchet-Chastel, 1963, 26) pour désigner ces images originelles, correspond au "vieux mode de pensée primitif et analogique, vivant encore dans nos rêves, qui nous restitue ces vieilles images ancestrales. Il ne s'agit d'ailleurs point de représentations héritées, mais de structures congénitales qui polarisent le déroulement mental dans certaines voies." (Dialectique du Moi et de l'inconscient, Folio essais, 1964, 46). Mais il suffit de consulter des dictionnaires des symboles pour constater que non seulement ils divergent sur les significations données, mais que dans le même dictionnaire sont présentées des traductions différentes, suivant leur origine ethnologique, parfois en contradiction entre elles. D'où la seconde interprétation proposée, sociologique et non plus psychanalytique, dans laquelle c'est la transmission de l'histoire racontée des hommes qui a permis de mettre en place des symboles, qui se sont disséminés dans le temps. Entre les hommes, des échanges se sont effectués, et les significations ont varié suivant les peuples concernés et leur mode d'existence, où les facteurs géographiques, sociaux et culturels sont intervenus (travaux de Eric Fromm et David Riesman). Ce qui ouvre d'autres perspectives, avec un champ de réflexion sur l'évolution et les transformations de la culture.

2 Littéralement, le mot archétype signifie «modèle primitif». Pour le psychologue Carl Jung, tout un ensemble d'images anciennes appartenant au patrimoine de l'humanité se sont organisées en archétypes. Les archétypes se retrouvent partout depuis longtemps, dans la mythologie, les légendes et les rêves, comme par exemple le dragon, le cercle, le paradis perdu. Les images psychiques suggérées appartiennent à l'inconscient collectif, formes préexistantes à l'être humain, schémas porteurs d'énergie qui s'expriment par des symboles. Freud n'a pas repris intégralement Jung, à qui il était partiellement réfractaire, jugeant son inconscient collectif mystique et occultiste. Freud expliquait par exemple que telle forme du psychisme d'un peuple se ressent encore d'un complexe de culpabilité provenant d'événements historiques traumatisants survenus des milliers d'années auparavant (cas des Juifs), ou il y a seulement un siècle (pour les Arméniens) Un autre exemple, qui montre les limites atteintes par cette théorie : pour Jung, l'image des parents est préformée dans notre esprit à la naissance, et avant toute expérience, avec l'archétype du couple parental. Les historicistes et ethnologues se demandent quel peut bien être l'archétype qui se transmet dans les sociétés matriarcales ou polyandres...

3 Voir : Jean Chevalier/Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, Bouquins, 1982; L'Encyclopédie des symboles, Livre de Poche, Pochothèque; Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes, Marabout, 1997; Marianne Oesterreicher-Mollwo, Petit dictionnaire des symboles, Brepols 1992.

4 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, José Corti éd. 1942.

5 Une étude intéressante sur les rapports entre l'eau et certains personnages de King a été faite par Denis Labbé : L'eau chez King, une matrice de l'horreur, Phénix, dossier King, 1995, pp. 97/104.

6 Ichthus (en grec : le poisson) est l'acrostiche des mots grecs : Iesous Christos Theou (H)uios Sôter (Jésus christ, fils de Dieu, Sauveur).

7 Carl Gustav Jung, Introduction à L'Essence de la Mythologie, Payot 1953.

8 Le symbole est éclatant dans La Walkyrie, opéra de Richard Wagner, quand Wotan inflige comme châtiment à la walkyrie Brünnehilde d'être plongée dans un profond sommeil et entourée d'un mur de flammes protectrices. Elle dormira jusqu'à ce qu'un héros franchisse la barrière de feu pour la délivrer.

9 Extrait de l'Avesta: "Il [Ahriman, le diable]couvrit le sol de sa vermine, de ses bêtes mordantes, venimeuses, de serpents, de scorpions (...), si bien qu'il n'y eut point d'espace de la taille d'une pointe d'aiguille où ne grouillât sa vermine. Il frappa les plantes et soudain les plantes se desséchèrent... Il fondit sur la flamme [note: Ormuzd/Mazdâ, le dieu du bien, est adoré sous la forme d'une flamme, et le culte du feu, qui brûle sur une tour, et ne doit jamais s'éteindre, sauf à la mort d'un roi: le successeur rallumera la flamme pour être intronisé] et y mêla fumée et obscurité. Les planètes et des milliers de démons choquèrent la voûte céleste, firent la guerre aux étoiles,et l'univers s'enténébra comme un espace que le feu assombrit de sa fumée.". Flagg et Tak utiliseront de même la «vermine» d'Arhiman...

10 Rencontrées entre autres dans Shining.

11 Jung, Psychologie de l'inconscient, Buchet-Chastel, 1963.

12 On peut faire un rapprochement avec la mythologie hindoue classique, qui comporte aussi une triade où les fonctions sont réparties ainsi: le dieu Brahma, le créateur, au-dessous duquel se trouvent deux grands dieux, Vishnu et Shiva (puis un nombre considérable de divinités secondaires). L'univers a été créé par Brahma, le démiurge. Mais cet univers cyclique est en équilibre instable et il ne cesse de se dégrader jusqu'à disparaître dans une catastrophe finale. La déesse de la sexualité, Shiva, représente l'aspect terrible de la création, et sa fonction cosmique est de présider à la dissolution de l'univers jusqu'à ce que le cycle actuel soit révolu: la fin du temps du cycle lui appartient (elle est en quelque sorte l'équivalent du dieu grec Dionysos). Le troisième dieu de la triade, Vishnu, intervient quand l'ordre est menacé et utilise des avatars pour intervenir sur le cours des choses. La religion hindoue moderne a modifié considérablement cette conception ancienne.

13 Jacques Lacan, Écrits, éd. du Seuil, 1966.

mes autres études sur La petite fille qui aimait Tom Gordon :

LE HÉROS ET LA BÊTE.

.L'INITIATION, MORT ET RENAISSANCE.

TRISHA et le SACRÉ.

LE BASE-BALL DANS L'OEUVRE DE KING

La petite fille qui aimait Tom Gordon

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 10 - hiver 2000.

 

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