DU BOLIDE À L'ABSURDE.

 

 A propos de Un tour sur le Bolid'

"Nous ne montons pas tous dans le Bolid', en fin de compte?" (89)

Cette nouvelle, le premier e-book de Stephen King, a été publiée pour la première fois dans des circonstances historiques. En mars 2000, on apprenait qu'un texte de 16.000 mots, intitulé Riding the Bullet, était mis en ligne par Simon et Schuster et pouvait être chargé contre le versement de $ 2,50. Ce fut la ruée, et le succès - aussi la brièveté du récit - nous permet de l'avoir cinq mois plus tard traduit et en édition papier.
Écrite peu de temps après l'accident qui faillit coûter la vie à King en juin dernier, la nouvelle raconte la journée d'un jeune homme qui est pris en auto-stop par un conducteur venu d'un autre monde. Procédé classique, qu'affectionne King pour nous concocter un mélange imbattable de suspense, de danger et de peur.
Un tour sur le Bolid' est remarquablement articulé dans une symbolique où les différents éléments se renforcent mutuellement : les motifs de la lune, du cimetière, les thèmes du temps qui passe et de l'amour filial, remis en cause par un choix tragique, l'absurdité de la vie. Enfin, apport non négligeable, il se rapporte à un épisode de la vie de King étudiant, époque sur laquelle les lecteurs de King n'ont que peu d'éléments romanesques, en narrant l'aventure d'Al, étudiant dont la mère a été hospitalisée d'urgence à la suite d'une attaque. Sa voiture pourrie devenue inutilisable, il se rend de la fac à l'hôpital en faisant du stop.

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LES ANNÉES DE FAC.

La nouvelle se rapporte à une période très peu évoquée dans les romans de King, celle de ses années d'étudiant (brièvement reprise dans La révolte de Caïn 1 , Poste de nuit 2 , La presseuse 3 ou Nona 4). Jusqu'ici, King n'avait pratiquement pas abordé les années soixante dans son oeuvre, qu'il a reconnu détester par les souvenirs qu'elles lui rappellent. Période difficile, années de misère où, l'enfance envolée (qu'il a bien davantage évoquée), il ne reste que l'adolescence contrainte et ingrate, les petits boulots pour survivre et pouvoir faire des études supérieures, la seule possibilité de salut pour un enfant pauvre... Cette attitude paraît changer à présent, puisque les cinq nouvelles du recueil Hearts in Atlantis, récemment paru aux USA et attendu en France, se situent à cette époque.
La place importante prise par sa mère dans son enfance et son adolescence est aussi évoquée ici et là. Ainsi que sa mort - puisque c'est là le point crucial du récit -, qui a inspiré la nouvelle
Chambre 312 5, qui posait un autre problème de conscience, celui de l'euthanasie.

Avant les années de fac.

Pendant plusieurs pages (55 à 59), King nous fournit dans un texte littéraire la plus importante confession de ce que furent sa vie et ses réflexions à vingt ans. Jusqu'à présent, ces informations étaient données partiellement dans des interviews ou des commentaires.
On sait que le père de King a abandonné sa famille alors que Steve avait deux ans, en 1949. Sa mère était une femme d'expérience, qui avait dû s'en sortir seule pendant la guerre, avant la naissance de King (1947) :
"Après le départ de mon père, ma mère s'est débrouillée comme elle pouvait pour joindre les deux bouts (...). Elle a occupé toutes sortes d'emplois peu rémunérateurs : repasseuse dans une blanchisserie, pâtissière dans une boulangerie, vendeuse dans un magasin, femme de ménage (...). Elle faisait de son mieux pour ne pas perdre pied, comme d'innombrables femmes avant et après elle. On n'a jamais eu de voiture (et on n'a eu une télé qu'en 1956), mais jamais on ne sautait un repas".6 Elle sut se montrer à la hauteur : "Je pense que maman, qui savait se montrer entêtée, intraitable, d'une ténacité et d'une persévérance à toute épreuve, avait pris goût au double rôle de travailleur et de chef de famille." 7

La forte hostilité qu'il a constamment manifestée au parti républicain vient de ces années de misère (Eisenhower était alors président). Dans une interview poignante, il a raconté les humiliations de sa mère : "Ma mère élevait ses deux enfants toute seule, et je l'ai vue pleurer dans son tablier quand on lui a refusé l'Aide aux Enfants dépendants - qui est un programme fédéral - parce que nous n'étions pas assez pauvres. Nous n'en étions pas arrivés, mon frère et moi, à porter des pierres comme repas à la cantine. Là où j'ai grandi, j'ai vu des gosses qui apportaient vraiment des pierres. Quand c'était l'heure du déjeuner, voici ce qu'ils faisaient : ils sortaient la pierre et la mettaient sous la langue - rien que pour avoir une sorte de goût liquide - parce qu'ils ne pouvaient avoir rien d'autre. Je pensais alors que c'était injuste et je le pense toujours." 8
On retrouve les souvenirs de cette période dans cette nouvelle.

Un étudiant nécessiteux.

Pour un enfant misérable qui en a les possibilités, les études sont un impératif absolu. Mais il faut nécessairement les doubler par un petit boulot, ce que King a dû faire dès sa terminale de lycée pour payer les droits de son inscription à l'Université du Maine. Pendant sa dernière année, il travaille dans une laverie industrielle : "Je partais au lycée à sept heures le matin et j'en sortais à deux heures de l'après-midi, puis je descendais à la laverie et devais pointer à trois heures et travailler jusqu'à onze du soir. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne jamais m'endormir et sortir de la route! À la fin de cette année-là, qui fut une véritable saison d'enfer, j'ai économisé 500 $." 9 À l'université, il a obtenu une petite bourse, mais il lui faut encore besogner à côté : "J'ai eu un travail à la fac, j'ôtais les plats sales de la chaîne de la cantine." Il est aussi pompiste, travaille chez un pépiniériste, récolte des fruits. Un peu plus tard, il aura quelques heures de service à assurer à la bibliothèque. 10

Tabitha, qui l'y a rencontré avant de l'épouser, le décrit ainsi : "Il était la seule personne à ma connaissance qui prenait l'écriture au sérieux. Il avait besoin plus que d'une coupe de cheveux; il vivait dans des conditions abominables. Il n'avait rien à manger, il n'avait pas de quoi se changer; il était incroyable de voir quelqu'un aller à l'université dans de telles conditions." 11

Étudier, apprendre, les conditions de vie importent peu. Il vit dans des conditions qui n'ont rien à voir avec celles de la résidence universitaire, que l'on trouve dans La Révolte de Caïn, où il est le bordelique compagnon de chambrée - décrit avec humour - du futur assassin en série12 (King n'a occupé que peu de temps une chambre dans une résidence). Il survit successivement dans des appartements de marchands de sommeil, dont une maison avec deux appartements pour dix personnes... Un de ses compagnons de chambre se souvient que King était fort bohême. Son seul dérivatif étant de boire de la bière, en grande quantité, il a toujours sous son lit "une ribambelle de bouteilles de bière vides." 13 Il habite ensuite une caravane. La vie fut difficile pour King jusqu'à la publication de Carrie, alors qu'il a vingt-cinq ans.

La mère.

King a simultanément craint et admiré sa mère, comme Al dans Un tour sur le Bolid'. La mère, réticente, rechigne à attendre une place pour cette attraction de fête foraine qu'Al a fortement désirée : "Tu as fait la queue, ça c'est exact, mais avec ta mère. (...) Elle était déjà grosse, et elle n'aimait pas la chaleur. (...) Quand ton tour est arrivé, tu t'es dégonflé. Pas vrai?
- Je me suis dégonflé. Elle m'a collé une gifle et ne m'a pas adressé la parole sur tout le chemin du retour. Je ne suis jamais monté dans le Bolid'."
(51)
Ce qui n'empêche pas l'affection :
"C'est une maman en or», dis- je, sentant une fois de plus le picotement des larmes qui me montaient aux yeux. Je n'avais jamais tellement le cafard quand je partais pour la fac - un peu pendant la première semaine, puis ça passait. Il n'y avait qu'elle et moi, nous n'avions aucun parent proche. Je ne pouvais m'imaginer la vie sans elle." (17)

Semblable aux adolescents que King met en scène à cette époque (Rage, Marche ou crève), l'attachement d'Al à sa mère se double d'une sexualité freinée. Comme pour King lui-même à cette époque, la mère n'a pas de rivale. Une seule aventure amoureuse, ultra-rapide : "J'avais vingt-et un ans. Je n'étais pas puceau, mais comme j'étais saoul, je n'avais que de vagues souvenirs de la chose." 14 (59)

Si la mère est sévère, elle a marqué Al par son bon sens et sa solidité : "Vivons joyeux, ce qui est pris est pris, comme disait parfois ma mère. Elle connaissait plein de trucs de ce genre, de petits aphorismes zen dont le sens était parfois sibyllin. Absurde ou non, celui-ci me réconfortait. Si elle était morte lorsque j'arriverai à l'hôpital, il me faudrait faire avec. Mais je n'y croyais pas. Le médecin avait dit que ce n'était pas très grave." (28)

La mort de sa mère, qui fumait beacoup, d'un cancer de la langue, à soixante ans, a profondément affecté King. On comprend que les sentiments qu'éprouve Al ont des fondements affectifs solides. Déjà de longs passages sont consacrés dans Chantier au cancer qui ronge le fils de Bart et de Mary. Mais la disparition de sa mère donnera dans une certaine mesure à King la possibilité de devenir adulte sans protection parentale, aux premières lignes pour assurer la continuité familiale et ses responsabilités. Ainsi Danse Macabre, le recueil qui a suivi la mort de sa mère lui est dédié : "À ma mère, décédée en 1973, et à qui je dédie ce livre. Elle ne me ménagea jamais ses encouragements et trouva toujours quarante ou cinquante cents pour timbrer l'enveloppe libellée à sa propre adresse qu'elle joignait systématiquement à son courrier. Personne -pas même moi- ne se réjouit autant qu'elle quand je réussis à percer." (22/3)15 Un des grands regrets de King est que sa mère soit morte sans voir la parution de Carrie, son premier livre édité.

Mise en condition.

Al a d'abord fait une partie du trajet avec un vieux qui tripote sans cesse son bandage herniaire, comme la faisait LeBay dans Christine. Il lui déplaît et préfère descendre. Mais Al ne trouve plus de voiture et regrette sa décision de n'être pas resté celle du vieux : "Je me mis à imaginer ma mère couchée sur son lit d'hôpital, la bouche déformée et paralysée par la grimace, perdant peu à peu prise sur la vie (...), tout cela pour me voir, ignorant que je n'allais pas arriver à temps, simplement parce que je n'avais pas aimé la voix aigre d'un vieillard et l'odeur de pisse de sa voiture." (27) Culpabilisation.

Et aussi la frayeur sans cause, produite par des circonstances minimes, qui ajoute à son inquiétude filiale, comme lorsque le vieux lui a saisi le bras un instant : "Et je me demandais, comme on le fait toujours lorsque le moment de panique est passé, ce qui avait bien pu m'effrayer autant. (...) De quoi donc, bonté divine, avais-je donc eu peur?" (22) Dans l'ensemble, il éprouve un grand malaise : "Quelque chose clochait et avait même commencé à clocher quand le vieux schnoque à la Dodge m'avait invité à adresser un voeu à la lune malsaine au lieu d'une étoile." (37) King va renforcer ce sentiment d'étrangeté par l'utilisation de symboles traditionnels. La lune surtout, présente dans tout le récit. Et un cimetière.

CADRE ET SYMBOLES.

L'omniprésence de la pleine lune.

De nombreuses légendes populaires sont liées à la lune. D'aucuns imaginent que la lune a été créée par le diable, car elle est moins brillante et s'efface devant le soleil, conçu par Dieu à l'image de sa splendeur (le culte du dieu-soleil est une tradition fort ancienne). La lune joue dans certaines régions le rôle du croque-mitaine et on en menace les enfants qui ne sont pas sages : la lune viendra les prendre en cas de désobéissance. La pleine lune peut ainsi apparaître comme pleinement maléfique : "une énorme boule orange se hissant péniblement au-dessus de l'horizon. Je lui trouvais cependant quelque chose de terrible. On l'aurait dite grosse de je ne sais quel monstre et contaminée. À la voir se lever ainsi, il me vint une idée odieuse : et si jamais ma M'man ne me reconnaissait pas, à l'hôpital? (...) Et si les médecins me disaient que quelqu'un allait devoir s'occuper d'elle jusqu'à la fin de sa vie? Il faudrait que ce quelqu'un soit moi - évidemment, puisqu'il n'y avait personne d'autre. Au revoir, les études." (18) Idée égoïste, haïssable, née d'une issue qui contrarierait ses projets et le vouerait à devoir s'occuper d'une mère grabataire, sans autre avenir.
Le vieux conducteur qui l'a transporté un bout du chemin, lui a dit qu'un voeu adressé à la lune des moissons se réalise toujours : "
Je souhaitai donc que ma mère me reconnaisse quand elle me verrait entrer dans sa chambre; que ses yeux s'illuminent sur le champ et qu'elle prononce mon nom. J'émis ce voeu et je regrettai aussitôt de l'avoir fait, convaincu que d'un voeu adressé à cette lune d'un orangé fiévreux ne pouvait sortir rien de bon." (20) C'est moins le rétablissement de sa mère que souhaite Al que ses ses intérêts particuliers. Et dès que son voeu est pronocé, il a le sentiment qu'il devra affronter un destin funeste. Car avec une telle lune...

C'est que la pleine lune est liée à toutes sortes de superstitions. On prétend qu'elle permet la transformation des hommes en loups-garous. Le pleine lune favoriserait l'irritabilité (mal luné), la colère, la violence, la folie humaine qui pousse les hommes à l'action criminelle. Al a cette attitude superstitieuse qu'il ne faut chercher pas à provoquer le destin. On ne peut pas tout dire impunément. C'est pourtant ce qu'il vient de faire avec son voeu : "
Elle commençait à perdre son aspect ballonné et sa couleur orangée, mais elle gardait néanmoins quelque chose de sinistre. (...) Je souhaitais pouvoir reprendre mon voeu, et tandis que je restais planté à la croisée des chemins, je n'eus aucun mal à penser à l'histoire du paysan et à ses trois voeux." (25) À un autre moment, il lui semble que l'astre le menace : "La lune [le] surplombait presque à présent, d'une blancheur féroce, son disque était beaucoup plus petit que quelques instants auparavant." (64)
Cette signification néfaste de la lune n'est pas la seule. La lune est aussi et avant tout liée aux cycles féminins, et de ce fait aux diverses formes, étapes ou cycles de la vie sur terre. Elle représente le temps qui passe, le temps vivant qu'elle mesure par ses phases successives et régulières. L'enfance, l'adolescence, l'âge mûr au terme duquel se profile le visage de la mort. Et la mort vient vite : "
La lune voguait au-dessus de la route, rapide et brillante." (59), comme la vie qui s'écoule.

Il faut aussi citer l'interprétation des astrologues, pour qui la lune représente la part animale des hommes, où domine la vie infantile, archaïque. Elle est la zone humaine de la personnalité, le domaine nocturne, inconscient, crépusculaire de nos pulsions instinctives. Cette part du primitif qui sommeille en nous, symbole du rêve et de l'inconscient, permet l'émergence des valeurs nocturnes. Celles, par exemple, d'un étudiant qui souhaite la mort de sa mère pour vivre tranquillement sa vie...
On comprend que, dans ce récit, la lune et le temps auquel elle est liée, facteur essentiel de toute vie, constituent une énigme angoissante dans la mesure où elle nous rapproche toujours plus de la mort. La mort qui, en dépit des promesses religieuses, est pour tous les hommes liée à la peur. Le temps étant lui-même lié à la vitesse. Si le vieux roulait lentement, le nouveau jeune conducteur qui l'a pris en stop roule vite : "
La chaussée défilait à toute vitesse. je jetai un coup d'oeil au compteur. On roulait à cent quarante. On était dans le Bolid', à présent, lui et moi; on s'élançait dans la ligne droite de la mort." (51)
Deux motifs se superposent ainsi. D'une part, le temps qui passe, qui pourrait amener l'étudiant à ne plus trouver sa mère vivante s'il tarde trop. Et d'autre part le manque de temps qui va l'obliger à faire un choix crucial, causé par la vitesse de la Mustang et l'échéance fixée arbitrairement, en le contraignant à trancher entre sa propre vie et celle de sa mère : "
J'avais lu Dracula quelques années auparavant et une phrase du roman me revint à l'esprit, où elle résonna comme une cloche fêlée : Les morts conduisent vite." (39)
On retrouve incidemment des analogies avec les divers aspects de la lune, son évolution par l'étape des croissants : "
Je baissais les yeux et vis les marques en forme de croissant, profondes et violacées, au-dessus de mes articulations. Je me rappelais alors comment mes mains s'étaient agrippées l'une à l'autre, mes ongles enfoncés dans ma chair, et que j'avais été incapable de m'en empêcher." (68)

Le cimetière.

Une partie de l'action se passe dans un cimetière, endroit lié à de multiples superstitions. La brume y déploie nécessairement ses volutes. Les âmes des morts déambulent ordinairement dans les cimetières, et non dans les automobiles, sauf quand ils sortent de leur tombe. Et ce n'est pas par hasard si le «fantôme» conducteur prend l'auto-stoppeur précisément devant le cimetière où il a été enterré. Le cimetière est ainsi le lieu maléfique où il ne fait pas bon flâner. En se promenant dans un cimetière sans raison, certains morts peuvent s'en prendre au passant.

Le cimetière a attiré Al. Lorsqu'il passe devant, il doit s'asseoir un moment, pris d'épuisement, "comme si j'avais les pieds dans le ciment" (29), sur son mur bas, alors que - climat d'inquiétude nouveau - le brouillard s'élève. Dans le cimetière, il remarque une tombe, celle d'un Georges Staub, mort il y a deux ans à l'âge de 21 ans. Et sur la tombe, un texte : "Vivons joyeux, ce qui est pris est pris..." Précisément l'adage de sa mère. Il prend cette curieuse coïncidence comme un signe : "Ma mère est morte ou se mourait à cet instant même, et ceci était le message qui m'en avertissait. Envoyé par quelque chose qui était doué d'un sens de l'humour particulièrement déplaisant." (31) Le climat s'alourdit encore. Al fait une chute, le vent se renforce : "Des ombres dansaient de manière anarchique autour de moi." Des branches et du bois craquent. Il regarde de nouveau la tombe, pour y lire maintenant : "Vivant joyeux, la mort trop tôt l'a pris.(...) Sauf que je savais très bien ce que j'avais lu. (...) Ma M'man était morte." (33)

Et quand il embarque dans le véhicule qui vient de s'arrêter pour le prendre en stop, il a une funeste impression : "
Je fus soudain convaincu que jamais je ne reverrais Lewiston. La même intuition que lorsque j'avais su que la voiture allait s'arrêter. Et il y avait cette odeur, l'odeur qui m'avait alerté. Pas celle du désodorisant, mais une autre, dissimulée en dessous." (37)

UN REVENANT CHARGÉ DE MISSION.

Superstitions.

Une croyance universelle veut que certains morts reviennent hanter le monde des vivants. Le fantôme a une silhouette moins précise que celle du revenant et apparaît souvent dans un linceul blanc. Mais il peut aussi se manifester en déplaçant des objets, en faisant divers bruits, en se plaignant. Les fantômes de Sac d'os correspondent à cette tradition.
Car si ces morts reviennent, c'est qu'ils ont succombé à une mort violente ou ont été assassinés. La plupart sont malfaisants, des âmes damnées. Ils sont souvent les messagers de la mort et apparaissent chaque fois que quelqu'un doit succomber. Aux USA, on raconte souvent ces histoires d'auto-stoppeurs, pris à bord par un automobiliste, auquel ils recommandent la prudence à un endroit maléfique, où a déjà eu lieu un accident mortel. Après avoir signalé le danger, ils disparaissent soudainement et mystérieusement. C'est l'inverse exact de cette situation qu'explore King.

Certains psychologues prétendent que les apparitions du fantôme sont à rattacher à des regrets et à une absence de dialogue avec l'au-delà, une peur de la mort signifiant la difficulté qu'éprouvent nos contemporains dans nos sociétés modernes à maîtriser leur condition de mortel. Si les apparitions sont ainsi liées à la culpabilité, le cas d'Al serait un cas d'école : est-ce sa mauvaise conscience qui a suscité l'apparition du revenant?

King ne s'est que peu intéressé à la «ghost story», et les seuls vrais fantômes - ceux au travers desquels on voit! - ne se trouvent que dans le récent
Sac d'os. Présenté d'abord comme un fantôme, l'automobiliste spectral conducteur de la Mustang du récit présente des caractères disparates. On en a rencontré de semblables brièvement dans Ça et plus longuement dans Christine, conduisant tous deux une Plymouth Fury. L'apparition se dit être le messager d'une force mystérieuse. Il embarque l'étudiant dans une impasse, en lui rendant obligatoire une alternative abominable, un choix difficile et bouleversant dont les conséquences changeront le cours de sa vie. Une partie de l'action se concentre dans un parc d'attractions sur un petit tour à faire frémir, dans le manège qui s'appelle The Bullet, d'où le titre en américain, difficile à rendre en français. Et aussi un objet-souvenir qui en provient, un pin's.

Le revenant.

Dans sa Mustang des années 60, le conducteur d'une vingtaine d'années inquiète inexplicablement Al quand il raconte son histoire. Al lui ment : "Pour une raison qui m'échappait, je n'avais aucune envie de lui parler de ce qui était arrivé à ma mère. Il y avait quelque chose qui clochait dans le tableau. J'ignorais quoi, et même pour quelle raison je ressentais une telle impression, mais cette idée s'imposait à moi. J'étais sûr et certain, mais quelque chose clochait." (36)
Il est gêné par une odeur tenace que le déodorant le la voiture ne parvient pas à masquer. De nombreuses notations d'odeurs - aussi répétées que celles de la lune - ponctuent cette partie du récit, jusqu'à la révélation : "
L'odeur sous-jacente, celle du produit chimique, probablement du formol. J'étais le passager d'une voiture conduite par un mort." (39) Pas seulement celle du formol, il y avait une odeur de terre aussi. Le mort en est conscient : "J'ai mis ce déodorant, mais c'est de la merde ces trucs-là. Évidemment, certaines odeurs sont plus difficiles à faire disparaître que d'autres." (43) Plus le voyage dure, plus les odeurs s'imposent : "Je sentais maintenant avec précision les effluves qui émanaient de Staub, odeur piquante de produits chimiques mélangée à la puanteur grasse de chairs en décomposition. je me demandais comment j'avais pu ne pas les remarquer tout à l'heure, ou les confondre avec autre chose." (54)

George Staub lui sourit "
de ses yeux vides" (39), et forcément marqués par la lune, "remplis d'une lumière lunaire, au rayonnement aqueux." (68) Sa peau est froide et évoque "celle d'un serpent." (51) Al a la preuve qu'il est mort décapité au cours de l'accident de voiture qui lui a coûté la vie : "Je vis également une grosse ligne noire qui lui entourait le cou. (...) La ligne noire était ponctuée de douzaines de marques verticales. Des points de suture, posés par celui qui avait recousu cette tête sur ces épaules." (38) Et chose insolite, le revenant fume : "Il inhala, et je vis de minuscules volutes de fumée sortir par les points qui retenaient la peau recousue autour de son cou." (45) King aime cette sorte d'humour macabre.

Bien que l'étudiant lui ait donné un faux nom, le «fantôme» l'appelle par son vrai, et connait quantité de détails sur sa vie. Quand il se présente, «moi, c'est Georges Staub», Al a compris. Il a affaire au mort du cimetière : "Il me regarda et laissa échapper un de ses jappements vides de sens. La lumière de la lune ondoyait dans ses yeux, les réduisant à deux cercles blancs, comme ceux d'une statue. Et je compris que non seulement il était mort, mais aussi cinglé." 16 (49)

Un drôle de revenant.

"Il ne fallait pas qu'il sache que je savais qu'il était mort. Parce qu'il ne s'agissait pas d'un fantôme, de quelque chose d'aussi inoffensif qu'un spectre. On peut à la rigueur voir un fantôme, mais comment appelle-t-on un truc qui conduit une voiture et vous propose de vous emmener? À quel genre de créature avais-je affaire? À un zombie? À une goule? À un vampire? À autre chose encore?" (40) La description devient de plus en plus horrible, bon exemple de l'écriture de l'excès : "Dans la lumière qui émanait du tableau de bord, il avait un teint cireux, la tête d'un cadavre avant qu'il soit maquillé. La casquette à l'envers était particulièrement horrible. On se demandait ce qui pouvait bien rester en dessous. J'avais lu quelque part que les thanatopracteurs sciaient le sommet du crâne et remplaçaient la cervelle par une sorte de coton traité chimiquement. Peut-être pour éviter au visage de se rétracter." (41)

Ce fantôme innommable va préciser les raisons de sa présence : "Sais-tu qui je suis, Alan?
- Un fantôme
. (...)
Allons, vieux, tu peux faire mieux que ça. Ce con de Casper est un fantôme, lui. Est-ce que je flotte dans l'air par hasard? Est-ce qu'on voit au travers de mon corps?» Il leva une de ses mains, l'ouvrit et la referma devant moi. J'entendis craquer ses tendons, comme s'ils manquaient de lubrifiant." (53)
Le lecteur remarquera que cette imposition de la créature ne provoque aucune réaction chez l'étudiant. À son habitude, King a petit à petit créé le climat qui entraîne le lecteur aux mêmes conclusions qu'Al. Mais brusquement, le «fantôme» se situe dans des perspectives cosmiques : "
Je suis une sorte de messager, reprit Staub. (...) Les types comme moi se pointent assez souvent dans les parages - chaque fois que les circonstances sont favorables. (...) Dieu, ou tu l'appelleras comme tu voudras - doit adorer s'amuser. Il a toujours envie de vérifier si vous vous contentez de ce que vous avez ou si vous n'avez pas envie d'aller voir de l'autre côté du rideau. Mais cela ne peut se faire que dans des circonstances bien précises. Comme ce soir." (53)

Al et le Dieu joueur.

Ce Dieu, à le regarder de près, paraît avoir bien des imperfections. C'est un joueur. King a lu le livre de Job17 et il a interprété le drame de Job comme le résultat d'un pari. King a été profondément marqué par cet épisode de La Bible, qui se trouve cité dans de nombreux romans. Il le prend même comme un exemple d'horreur : "Les récits d'horreur peuvent se diviser en deux catégories : ceux dans lesquels l'horreur résulte d'un acte inspiré par le libre arbitre -d'une décision consciente de faire le mal - et ceux dans lesquels l'horreur est prédestinée, où elle tombe du ciel comme la foudre. L'exemple le plus classique de ce dernier type est l'histoire de Job, dans l'Ancien Testament, où le malheureux devient une sorte de stade sur lequel Dieu et Satan se livrent à un match de foot spirituel." 18. Le satan met en question le désintéressement de Job et lance à Yahvé un défi accepté, où Dieu joue Job gagnant, contre le satan qui le voit perdant : "Job était l'enjeu d'un pari entre Dieu et le démon. (...) Dieu accepta le pari." 19

Même Abigaël, entièrement dévouée à son Dieu dans Le Fléau, constate ses défauts comme un valet enregistre ceux de son maître : "Dieu était joueur. S'Il avait été mortel, Il aurait passé son temps penché sur un damier, devant l'épicerie de Pop Mann, là-bas, à Heminglord Home. Il jouait les Blancs contre les Noirs, les Noirs contre les Blancs. Pour Lui, le jeu valait plus que la chandelle, le Jeu était la chandelle." (656) Il n'est pas que joueur, il est manipulateur, dans des jeux de stratégie à échéance lointaine, comme dans Désolation par exemple. Dans le cas présent, il paraît devoir s'amuser de mettre dans l'embarras cet étudiant qui croit aimer bien sa mère, mais a d'autres ambitions, et se trouve curieux de sa décision. Dieu aussi s'amuse.

La décision.

L'émissaire indique sa mission et le choix nécessaire d'Al : "«Ce qui signifie qu'il faut que tu te décides tout de suite.
- Que je décide quoi?» Je posai la question, mais je crois que je connaissais la réponse.

«Qui monte dans le Bolid' et qui reste à terre. Toi ou ta mère. (...) J'en apporte un des deux avec moi, vieux. Et comme c'est toi qui est ici, c'est toi qui choisis. Alors?»" (54) Le suppôt du diable est venu tenter Al pour le pousser à la faute.
Al ne peut pas d'abord prendre une telle décision. Il pèse le pour et le contre, sans se décider, le temps passe, le délai est bientôt écoulé. Alors, brutalement : "
Prends-la, dis-je alors que les lumières de la première maison fonçaient vers la Mustang. Prends-là, prends ma mère, pas moi." (62) Il se trouve éjecté de la voiture. C'est fini. Il a failli.

LE REMORDS.

Le sujet en proie au remords (comme l'indique le vers du célèbre poème de Victor Hugo20 : "L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.") est un homme devenu sans perspectives. Avec Le Nouveau Testament, le christianisme est apparu comme une religion du pardon. La faute reconnue, avouée et accompagnée de repentir sincère entraîne son effacement. Mais il n'en a pas toujours été ainsi dans les religions judéo-chrétiennes. Les survivances de la sévérité du dieu Hébreu sont encore nombreuses, surtout chez certains intégristes catholiques, les protestants et les puritains des pays anglo-saxons, dont l'influence est encore considérable dans l'État du Maine et a marqué King. Yahvé faisait vivre ses fidèles dans un climat de répression et dans l'accablement des fautes individuelles. Aucun repentir ne pouvait égaler l'infinité de la faute. Même les plus vertueux, comme Job, n'ont pas échappé aux tests d'un Dieu vérificateur impitoyable de la pureté du coeur des hommes. La rédemption n'est pas possible sans la volonté divine - le caprice? - qui peut seul racheter la faute.
Le fautif est marqué dans sa chair : "
J'avais condamné ma mère presque sans hésiter. Ce qui pouvait se comprendre, mais ne diminuait en rien la culpabilité que je ressentais. Néanmoins, personne n'avait besoin de le savoir; c'était le seul avantage. Sa mort aurait l'air tout à fait naturel - elle serait même tout à fait naturelle - et j'avais l'intention de tourner la page." (67)
Mais peut-on tourner aussi facilement la page et échapper à l'oeil divin?

Le symbole du remords.

Le symbole de la faute ne sera pas dans cette nouvelle l'oeil quoi regarde Caïn, mais un pin's. Staub est allé aussi à la fête foraine où se trouve le manège et s'intéresse à ce que Al y a fait : "T'es monté dans le Bolid'? m'avait-il demandé. Moi, j'en ai fait quatre tours." (68) C'est le pin's qu'il en a rapporté qui va rappeler constamment l'étudiant au souvenir de sa faute : "Je baissais les yeux sur ma chemise et vis, en effet, un pin's agrafé à la pochette : JE SUIS MONTÉ DANS LE BOLID' À LA FOIRE DE LACONIA. (...) Il m'avait agrafé ce pin's sur ma chemise avant de me jeter dans la nuit. Ainsi avait-il apposé sa marque sur moi; ainsi avait-il rendu impossible de ne pas croire à notre rencontre. C'était ce que disaient les écorchures sur les mains. Il m'avait demandé de choisir, et j'avais choisi." (74) Sans le savoir, il a choisi aussi d'endosser la tunique de Nessus21 et de subir la morsure du remords 22.

La tentation est d'abord de se débarrasser de ce symbole gênant. Il jette le pin's dans une poubelle et va voir sa mère : "J'avais choisi : il me revenait de la trouver morte. C'était logique." (75) À sa surprise, sa mère vit et lui dit, entre autres, avoir rêvé qu'ils étaient à la foire du New Hampshire... Cette preuve supplémentaire convainc Al qu'il a été testé et qu'il a vraiment failli : "Je me mis à contempler les marques d'ongle, au dos de mes mains, et me dis que j'étais un être ignoble, le plus ignoble des êtres. Même si tout cela n'avait été qu'un rêve, je n'en étais pas moins le dernier des derniers. Prends-la, ne me prends pas, moi. Elle m'avait élevé, avait fait des heures sup pour moi. (...) mais au bout du compte, c'est à peine si j'avais hésité. Prends-la, ne me prend pas. Tu n'es que de la merde, de la merde, un tas de merde." (85) Avec son ingratitude, Al vient enfin de découvrir le monstre qui dormait en lui.

Il assume symboliquement sa faute en reprenant le pin's dans la poubelle : "Il m'appartenait à présent : porte-bonheur ou porte-malheur, il était à moi." (85) Car il est trop tard, et le pardon n'est plus possible : "Jamais je ne m'étais senti aussi fatigué et démoralisé de toute ma vie. J'aurais aimé avoir de nouveau le choix. Je n'aurais pas fait le même. Ce qui avait quelque chose de comique; l'aurais-je trouvée morte, comme je m'y étais attendu, je pense que j'aurais pu vivre avec." (85)

Le pin's est posé sur le buffet, comme le souvenir de cette histoire de fantôme messager, représentant du diable tentateur, et de la faute qui s'en est ensuivie : "Les héros d'une histoire de fantômes ne reviennent-ils pas toujours avec un souvenir, quelque chose qui prouve que ce qu'ils ont vécu est réellement arrivé?" (88)
Le médecin n'arrive pas à obliger se mère, sortie de l'hôpital, à cesser de fumer. Il lui a dit que ça va la tuer. Mais cette cause de mort étrangère à la résolution d'Al ne supprime pas la réalité de son choix ignominieux, même s'il est trop humain : "
Au nom du ciel, avais-je besoin de me battre ma coulpe? Mon choix ne revenait-il pas, au fond, à respecter l'ordre des choses? Est-ce que les enfants ne survivent pas de manière générale à leurs parents? (...) Nous ne montons pas tous dans le Bolid', en fin de compte?
Tu cherches simplement à te dédouaner, vieux. À trouver un moyen de te donner bonne conscience. Ce que tu racontes est peut-être vrai... Sauf que lorsqu'il t'a demandé de choisir, tu l'as choisie, elle. Il n'y a aucun moyen d'annuler ça, mon garçon."
(89)

L'absurde incompréhensible.

Être renversé par un van parce qu'un chien incontrôlé a échappé à l'attention du conducteur qui fait un écart, ou être embarqué par un fantôme faisant du stop, dans les deux cas, les situations sont subies et absurdes. Bien sûr, sur le plan littéraire, les différences sont évidentes. L'étudiant avait des désirs demeurés refoulés ou inconscients, avec lesquels il vivait sans problèmes, et il allait simplement voir sa mère malade à l'hôpital. King lisait un livre en marchant sur le côté de la route. Mais tous deux ont été frappés par un événement extérieur imprévisible, qui secoue brutalement des hommes qui n'y étaient pas préparés. Le choix imposé arbitrairement à l'étudiant, l'accident qui meurtrit soudainement King dans sa chair sont de même nature, placés sous le signe de l'absurde, inattendus, et paraissant imposés. Dans ce monde privé de sens, il ne reste plus qu'à subir, à se résigner à prendre ce que l'absurdité de l'existence nous offre. L'aberration de la mort diaboliquement imposée ou de la mort accidentelle possible. Pour pouvoir continuer à vivre, il est nécessaire de laisser l'absurde, soudainement révélé, s'évanouir lentement de la conscience; d'assimiler la donnée irrationnelle et de retomber dans le sommeil de la vie quotidienne. La révolte de Job n'est plus que momentanée, et tombe vite dans l'acceptation : "À quoi ça rimait?
Toujours pas de réponse - et pourquoi y en aurait-il une? On attend son tour. On attend son tour sous le clair de lune et on fait un voeu dans sa lumière morbide. On attend son tour, et on les entend crier : ils paient tous pour avoir peur quand ils montent dans le Bolid', ils en ont pour leur argent. Et quand vient votre tour, vous montez peut-être, ou vous prenez la poudre d'escampette. Cela revient au même, mais non. Pas vraiment. Vivons joyeux, ce qui est pris est pris.
Prends ton pin's et tire toi d'ici."
(95)
Le Bolid' devenu le symbole de la mort...

Jusqu'à présent, on trouvait dans King des personnages positifs qui n'abdiquaient pas, qui essayaient, contre tout, d'affirmer leur présence. Dans cette nouvelle, devant l'inéluctable, il n'y a plus qu'une résignation proche du fatalisme. Carpe diem, prenons de la vie ce qu'on peut lui voler... Serait-ce, après son accident, la nouvelle conception de la vie de King?

Sans un mot inutile - chose peu fréquente chez King -, cette nouvelle, vivement menée, à la fois fantastique et métaphysique, surprend d'abord par la place accordée aux sentiments fils-mère et la mort possible de celle-ci. Le sujet a déjà été traité dans Chambre 312, récit glacé sur le thème de la vie, de la mort et des choix difficiles qui y sont liés. Après un accident pénible où la mort a dû nécessairement être évoquée, cette nouvelle a ainsi permis à King d'évoquer de nombreux souvenirs, dont la figure maternelle. Mais on se rend vite compte que cet aspect sentimental n'est pas l'essentiel. Un tour sur le Bolid' va beaucoup plus loin, nous imposant une réflexion sur l'absurdité de la vie et de la mort. Dans sa traque de ce qui peut écorcher l'âme, il s'agit pour King moins de «flanquer la trouille» que de faire réfléchir au sens de la vie et de nos actions, à la lumière glacée qui révèle nos propres ténèbres. King, dont l'humanisme apparaît de plus en plus nettement avec l'âge, a juste conservé ce qu'il faut d'horreur et de mystère pour donner du plaisir à lire une histoire dont la signification va bien au-delà des apparences.

Roland Ernould © 13 septembre 2000.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient lui être faites.

notes :

1 Cain Rose Up. Création: printemps 1968. Première publication: 1968. Dans le recueil Brume (Skeleton Crew).

2 Graveyard Shift. Création : 1970. Première publication : octobre 1970. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night Shift).

3 The Mangler. Création : 1972. Première publication : décembre 1972. Fait partie du recueil Danse macabre (Night Shift).En 1970, King est diplômé de l'université du Maine, mais ne trouve pas d'emploi dans l'enseignement. Il a donc dû, entre autres, travailler dans une laverie industrielle. Cette expérience est présente dans de nombreuses oeuvres de King, avec une allusion précise : "Je suppose qu'un prof de fac comme toi ne connaît rien aux blanchisseries industrielles? Jackson étouffa un rire : - Eh bien, figure-toi que si. J'y ai travaillé tout un été comme manutentionnaire."(114)

4 Brume (Skeleton Crew)

5 The Woman in the Room. Première publication : 1978. Fait partie du recueil Danse macabre (Night Shift).

6 Anatomie de l'horreur + Pages noires (édition française en 2 volumes de l'essai Stephen's King Danse Macabre). Création: 1979/80. Première publication: 1981.Tome.1. Anatomie de l'horreur, Édition fr. du Rocher 1995. Tome 2. Pages noires, Édition fr. du Rocher 1996.

7 Anatomie, 118. La stabilisation à Durham ne viendra que plus tard, en 1958, quand la famille se cotisera pour permettre à la mère de King de soigner les vieux parents. Stephen King a alors 11 ans.

8 Interview de Martin Coenen, King, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, 46.

9 Id, 67.

10 On comprend que le richissime King octroie des bourses à des étudiants méritants, fait des dons aux bibliothèques et à des oeuvres scolaires, a créé divers cercles artistiques ou de sport, jusqu'à faire construire une médiathèque et un stade pour les enfants de Bangor.

11 Déclaration de Tabitha King, citée dans Douglas de Winter The Art of Darkness, 1984, traduction de Laurent Bourdier, Stephen King, Parcours d'une oeuvre, éd. Encrage, 1999.

12 Dans cette deuxième nouvelle de King, avec une description d'une froideur glaciale, est décrit le bon étudiant Curt Garrish, fils d'un pasteur méthodiste, amateur d'ordre et de propreté. Il vient de supporter pendant une année la cohabitation forcée dans une chambre universitaire avec quelqu'un ressemblant à King qui sème autour de lui désordre, bouteilles et chaos. Garrish utilise sa chambre comme pas de tir, et, maniant un .352 magnum à lunette télescopique, se met à abattre des étudiants. King aura du mal à se débarrasser de pulsions du même type.

13 Déclaration de MacLeod, dans Sanford Phippen, King étudiant, le maître de l'horreur à l'université, article paru dans George Beahm, Stephen King, éd. Lefrancq, 1966.

14 Voir mon essai : Stephen King et le sexe.

15 Un des grands regrets de King est que sa mère soit morte avant la parution de Carrie, son premier livre édité.

16 Un bel exemple de la figure stylistique qu'est l'oxymore, que King pratique souvent. L'oxymore est une figure majeure de l'expression fantastique, qui consiste dans le passage d'une opposition binaire à un système ternaire, dont l'existence fait problème. Ex : le feu glacé, ou le mort-vivant. Le vampire, par exemple, à la fois mort et non-mort, dans un troisième état, passant du binaire au ternaire, est une figure oxymorique.

17 Le Livre de Job est le premier livre biblique consacré entièrement à l'homme qui souffre et se révolte. Il n'est plus beaucoup lu. Pour certains, le nom de Job n'évoque que sa misère («pauvre comme Job») ou le tas de cendres ou de fumier sur lequel il se tenait. Job est devenu le symbole de l'homme qui souffre . La lecture du Livre de Job est riche de réflexions.

18 Anatomie de l'Horreur, 76

19 Le Fléau, 939.

20 La conscience, La légendes des siècles.

21 Nessus est un centaure qui fut tué par Hercule, qui avait tenté de violer sa femme. Pour se venger, avant de mourir, Nessus a donné sa tunique ensanglantée à la femme d'Hercule, Déjanire, prétendant qu'elle assurerait la fidélité de son époux. Déjanire donna la tunique à Hercule, qui la revêtit, et en éprouva de si vives douleurs qu'il se suicida.

22 Le mot remords a pour racine remords, du verbe remordre : la brûlure cuisante, semblable à la morsure, éprouvée après une action coupable.

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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 # 9  : automne 2000.

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