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Stephen King.

"Petit à petit, j'ai trouvé mon propre style. "1

LE SURNATUREL DANS LES PREMIÈRES NOUVELLES.

  UN DERNIER POUR LA ROUTE

 

 Comme le dit Dostoïeski, la mort "est cette notion d'une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous." 1 La mort inspire l'épouvante par son apparente absurdité individuelle, mais elle fait peur aussi à cause de la croyance en une certaine forme de survie possible qui pousserait les morts à se venger des vivants. La conviction populaire ainsi veut qu'il existe des esprits malfaisants, porteurs de malchance de maladies ou de mort, et que des revenants puissent jouer ce rôle. Comme le signale Chareyre-Mejan : "Ici gît Dracula : le roman ne dit rien d'autre. (...) Littéralement, le cadavre se porte bien. (...) Raconter des histoires de vampires, ça n'est pas rendre compte de la vie après la mort : c'est parler de «l'existence» des morts." 2

Inventer des monstres humains pour exorciser leurs peurs et leur démons intérieurs semble avoir toujours été une préoccupation des hommes, comme le montrent certains masques cauchemardesques, africains, asiatiques ou océaniens. Des créatures menaçantes et horribles vivent ainsi à la frontière du monde et hantent l'imaginaire humain. Les fantômes reviennent visiter les vivants sous forme d'apparitions et d'images, que l'oeil voit, mais que le doigt ne peut toucher. Les esprit des morts, tout aussi impalpables, peuvent chercher à envahir les vivants, à les «posséder» pour s'assurer une seconde vie. Les morts-vivants (vampires, zombies) réapparaissent sous forme de cadavres, d'enveloppes charnelles particulières, avec lesquels on peut entrer en contact, et leurs intentions ne sont généralement pas bonnes...

La plus codifiée de ces créatures imaginaires est le vampire4. La plus effrayante parce que son action est subie. On peut se concilier les défunts par des rites appropriés. On ne peut rien contre les vampires, qui pratiquent le rapt du corps comme de l'âme. Le vampire est un non-mort sortant de son cercueil la nuit, cherchant, dans les ténèbres, le sang humain dont il a besoin afin de conserver son corps intact à travers les siècles, et semant autour lui ses effluves de mort en se servant de sa fascination sexuelle.
Ces légendes terrifiantes de morts qui boivent le sang des vivants se retrouvent dans le monde entier (les lamies et les striges antiques, les goules arabes, et bien d'autres) mais, sur le continent européen, la croyance aux vampires se rencontre surtout dans les Balkans et l'Europe orientale
6. C'est un seigneur roumain de la Transylvanie du XVe siècle réputé pour sa cruauté, Vlad l'Empaleur, qui est l'ancêtre du Dracula de Bram Stoker7.

Le roman vampirique est de création récente. Jusqu'au début du XIXè, les ancêtres littéraires des vampires n'étaient apparus que dans quelques oeuvres poétiques. Le Vampire de John W. Polidori en 1819 rencontra un vif succès. Son récit en inspira bien d'autres. Mais les traits du vampire demeurent mal définis, jusqu'au Dracula de Bram Stoker (1897), qui en définit des caractéristiques8 demeurées pratiquement inchangées pendant plus d'un demi-siècle. Quand King conçut le projet de Salem, il sent le besoin de changer d'époque )

 

Un dernier pour la route. 34

Un automobiliste du New Jersey, accompagné de sa femme et de sa petite fille ont été surpris par la neige après avoir traversé Jerusalem's Lot, détruite complètement par le feu deux ans plus tôt après l'incendie provoqué pour la détruire par le romancier Ben, rescapé. L'automobiliste laisse épouse et enfants dans la voiture et vient chercher du secours dans un de ces petits bars que King aime bien, où quelques petits vieux attendent la mort en buvant une bière et en se racontant lentement les ragots du lieu.

Les vieux, sans le dire, sont inquiets. Les autorités ne se doutent de rien, mais eux savent : "La plupart des gens qui vivent autour de Jerusalem's Lot portent quelque chose sur eux : un crucifix, une médaille de saint Christophe, un chapelet..." (380) Car le malheur s'est abattu il y a peu sur Jerusalem's Lot. Les disparurent mystérieusement, jamais beaucoup à la fois. D'autres vinrent les remplacer, mais la plupart déménagèrent peu après après leur arrivée. Quant aux autres, ils ont disparu. " Un temps, la situation parut s'améliorer. Et puis ils ont recommencé." «Ils» ne sont pas nommés : "On en parlait mais sans jamais oser aborder franchement la question. (...) Je n'ai entendu prononcer le mot «vampires» qu'une seule fois." (380). Un chauffeur de poids lourds qui s'est moqué d'eux : "Vous avez donc à ce point la trouille de le dire! Des vampires! C'est à ça que vous pensez tous, pas vrai ? (...) On dirait une bande de mômes en train de regarder Dracula à la télé! Vous savez ce qu'il y a là-bas, à 'Salem's Lot? (...) Ce qui se trouve là-bas, c'est votre vieille peur du loup qui remonte à la surface. Voilà ce qu'il y a. Ça, et tout un tas de vieilles bonnes femmes qui adorent les histoires de fantômes." (381) Il parie de passer la nuit à 'Salem's Lot. Il n'en est jamais revenu.

Deux vieux, Booth, le narrateur, et Tookey, décident de tenter quand même l'expédition de sauvetage, emportant Bible et croix bénite. Après diverses péripéties, et après avoir aperçu dans la nuit des "yeux rouges", Ils rencontrent d'abord l'épouse : "Elle apparut, émergeant, tel un fantôme, des ombres jetées par un petit bosquet. C'était une femme de la ville et, ma foi, c'était la plus belle femme qu'il m'eût jamais été donné de voir. j'éprouvais un besoin de la rejoindre, de lui dire combien j'étais heureux qu'elle fût saine et sauve. (...) Sans doute avais-je fait un pas dans sa direction, car je sentis la main rude et tiède de Tookey se poser sur mon épaule. Et pourtant -comment l'avouer?- j'étais subjugué par cette femme si belle, (...) au charme étrange et exotique." (389) Le narrateur se laisserait séduire s'il n'était heureusement retenu par son équipier, qui fait le signe de croix. Le mari suit sa femme : les vieux savent qu'ils ne le reverront jamais.
Plus touchant, ils rencontrent la petite fille :
"Elle se tenait là, près de la portière, ses cheveux nattés et ne portant en tout et pour tout qu'un petit bout de robe jaune.
- Monsieur, fit-elle de sa voix claire et haut perchée, aussi fraîche que la rosée du matin, est-ce que vous pourriez m'aider à retrouver ma maman? Elle est partie et j'ai tellement froid.
(...)
Elle avait sept ans et les conserverait pour l'éternité. Son petit visage était d'une transparence spectrale, ses yeux deux puits de rouge et d'argent dans lesquels on aurait pu se noyer. Et sur son cou, je distinguai deux traces de piqûres grosses comme des têtes d'épingle au milieu de deux cernes horribles.
Elle me tendit les bras en souriant.
- Prends-moi, monsieur, dit-elle doucement. Je voudrais te faire un bisou et comme ça tu m'emméneras chez ma maman.
Je ne voulais pas, mais ne put m'en empêcher. Je me penchai pour la prendre contre moi et je me dis: peut-être que ce ne sera plus si horrible..., puis quelque chose jaillit de la Scout et atteignit la fillette en pleine poitrine. Il y eut une bouffée à l'étrange odeur, un bref éclair, et elle recula en sifflant. Son visage se tordit en un masque de rage, de haine et de douleur. Elle recula jusqu'au bas-côté, puis disparut."
(390/1) Tookey vient de lancer la vieille Bible de sa mère sur la petite fille satanique.

Le shérif découvrit la voiture, vide et on se sut jamais ce que les occupants étaient devenus : "Tookey ni moi ne pipâmes mot. (...) À quoi cela aurait-il servi ? Et, de temps à autre, un auto-stoppeur ou un campeur disparaît par là-bas. (...) On retrouve son paquetage ou bien un bouquin gonflé, lessivé par la pluie, par la neige... Mais le type, jamais."

Une partie de la nouvelle est évidemment consacré aux discussions des deux vieux avec le conducteur incrédule, qui est inquiet, mais ne croit pas un seul instant aux vampires. La force du vampire vient de ce qu'il est considéré comme une légenge et qu'on ne croit pas à son existence. Car la nouvelle est sans ambiguïté. On comprend très vite que l'on aura affaire à des vampires. Son intérêt est de mettre en évidence comment se crée et se perpétue le secret : on ne veut pas savoir ce qui se passe, et ceux qui savent ne veulent pas être pris pour des fous. Les manifestations d'un phénomène scandaleux pour la raison sont acceptées. Les gens s'adaptent à cette nature inquiétante et insaisissable, et prennent leurs précautions...

D'où l'ironique mise en garde : ne jamais passer à la nuit à 'Salem's Lot : "Il y a là-bas une petite fille qui attend toujours qu'on vienne l' embrasser et lui souhaiter le bonsoir." (392)

Cette nouvelle évocatrice, tendre et sentimentale, écrite sur le mode du récit homodiégétique actoriel, est plus insidieusement provocatrice que l'érotisme de Salem. Booth a soixante dix ans, et pourrait être l'arrière grand père de la fillette de sept ans, mais la séduction opère. Il est tenté par le bisou que lui propose la gamine, bien qu'il sache qu'elle est devenue une vampire : "Je ne voulais pas, mais ne pus m'en empêcher. Je me penchai pour la prendre contre moi; je vis sa bouche s'ouvrir, je vis les petits crocs pointer hors du cercle rose de ses lèvres. Quelque chose coula sur mon menton, brillant, argenté, et avec un sentiment d'horreur ténu, lointain, je me rendis compte qu'elle salivait.
Ses petites mains se refermèrent autour de mon cou et je me dis : peut-être que ce ne sera pas si terrible, peut-être que, passé un moment, ce ne sera plus si horrible..."
(391)

Sans le secours de la Bible de Tookey, il succombait à la tentation. Ce n'est pas par hasard d'ailleurs que Tookey a une crise cardiaque. La mort et la séduction font bon ménage. Encore que les vampires de King soient modérément marqués par l'érotisme, cette remarque d'Astic est valable pour Salem et cette nouvelle (moins pour les deux autres qui suivront) : "Le vampire permet de mettre en oeuvre aussi le doublet Éros et Thanatos. À travers lui, les interdits et les tabous sont explorés : les pulsions sexuelles, morbides et sadiques deviennent matière fictionnelle, mais aussi idéologique. La succion sanguine et la dialectique passionnelle du bourreau et de la victime signifient la fragilité de la frontière qui sépare la volupté de la violence, le désir amoureux du désir de mort." 35


King ressuscite un vieux tas de conventions et de clichés, mais il parvient au sommet de l'évolution du modèle de vampire créée par Bram Stoker. Il rend impossible la création d'un vampire semblable pour les romanciers qui suivront. Ou alors ne leur permet qu'un pauvre décalque dans son ombre, sans apporter du sang neuf. Il se taira dix ans avant de produire deux nouvelles qui actualisent en partie le mythe,
Popsy et Le rapace nocturne. Et davantage encore pour les introduire de manière insolite dans la fantasy de l'univers de la Tour Sombre avec Les petites soeurs d'Elurie.

Roland Ernould
© 2000.

(roland.ernould@neuf.fr).

Armentières, mars 2000.

11.198 m

 NOTES :

1 Fedor Dostoïevski, L'idiot, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1953, 266.

2 Alain Chareyre-Méjan, Le réel et le fantastique, op. cit., 67.

3 L'invention par de nombreuses religions d'une vie après la mort est le meilleur exemple de ce besoin.

4 "Le vampire cristallise des peurs essentielles de l'homme, telles la mort, la peur de la nuit et la dépossession de soi, ainsi que ses désirs de puissance : le vampire transcende les limites humaines (don d'ubiquité, d'invisibilité, pouvoir de métamorphose)." Guy Astic, Le fantastique, 19.

5 Denis Labbé Le vampire est-il immortel?, Phénix #39, décembre1995, 292.

6 En Chine par exemple, l'apparition d'esprit malins, goules, enfants-vampires, fantômes, sorcières a été longtemps admise comme un fait et survit encore dans les campagnes. Les films fantastiques chinois font preuve d'une grande inventivité dans ce domaine. Si, par exemple, le crucifix n'est évidemment pas un moyen de lutte utilisé contre ces entités, une formule sacrée taoïste écrite à l'encre rouge et collée sur le front du fantôme remplit la même fonction.

7 Dracula signifie «fils de Drakal», ce qui signifie : fils du dragon ou du diable.

34 One for the Road. Création : 1977. Première publication : mars 1977. Dans le recueil Danse macabre (Night Shift).

35 Guy Astic, Le fantastique, Librio, 19.

Lire aussi mon étude :

Tous les morts n'oublient pas : VAMPIRES AU PASSÉ.

ou ma note de lecture :

Vampires, Dracula et les siens, Omnibus, 1997.

Textes choisis et présentés par Roger Bozzetto et Jean Marigny.

Découvrez d'autres nouvelles :

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