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"Petit à petit, j'ai trouvé mon propre style. "1
Comme le dit Dostoïeski, la mort
"est cette notion d'une force obscure,
insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est
assujetti et qui vous domine malgré vous." 1 La
mort inspire l'épouvante par son apparente absurdité
individuelle, mais elle fait peur aussi à cause de la croyance
en une certaine forme de survie possible qui pousserait les morts
à se venger des vivants. La conviction populaire ainsi veut
qu'il existe des esprits malfaisants, porteurs de malchance de
maladies ou de mort, et que des revenants puissent jouer ce
rôle. Comme le signale Chareyre-Mejan : "Ici gît Dracula : le roman ne dit rien
d'autre. (...) Littéralement, le cadavre se porte
bien. (...) Raconter des histoires de vampires, ça n'est pas
rendre compte de la vie après la mort : c'est parler de
«l'existence» des morts."
2
Inventer des monstres humains pour exorciser leurs
peurs et leur démons intérieurs semble avoir toujours
été une préoccupation des hommes, comme le
montrent certains masques cauchemardesques, africains, asiatiques ou
océaniens. Des créatures menaçantes et horribles
vivent ainsi à la frontière du monde et hantent
l'imaginaire humain. Les fantômes reviennent visiter les
vivants sous forme d'apparitions et d'images, que l'oeil voit, mais
que le doigt ne peut toucher. Les esprit des morts, tout aussi
impalpables, peuvent chercher à envahir les vivants, à
les «posséder» pour s'assurer une seconde vie. Les
morts-vivants (vampires, zombies) réapparaissent sous forme de
cadavres, d'enveloppes charnelles particulières, avec lesquels
on peut entrer en contact, et leurs intentions ne sont
généralement pas bonnes...
La plus codifiée de ces créatures
imaginaires est le vampire4. La
plus effrayante parce que son action est subie. On peut se concilier
les défunts par des rites appropriés. On ne peut rien
contre les vampires, qui pratiquent le rapt du corps comme de
l'âme. Le vampire est un non-mort sortant de son cercueil la
nuit, cherchant, dans les ténèbres, le sang humain dont
il a besoin afin de conserver son corps intact à travers les
siècles, et semant autour lui ses effluves de mort en se
servant de sa fascination sexuelle.
Ces légendes terrifiantes de morts qui boivent le sang des
vivants se retrouvent dans le monde entier (les lamies et les striges
antiques, les goules arabes, et bien d'autres) mais, sur le continent
européen, la croyance aux vampires se rencontre surtout dans
les Balkans et l'Europe orientale6.
C'est un seigneur roumain de la Transylvanie du XVe siècle
réputé pour sa cruauté, Vlad l'Empaleur, qui est
l'ancêtre du Dracula de Bram
Stoker7.
Le roman vampirique est de création récente. Jusqu'au début du XIXè, les ancêtres littéraires des vampires n'étaient apparus que dans quelques oeuvres poétiques. Le Vampire de John W. Polidori en 1819 rencontra un vif succès. Son récit en inspira bien d'autres. Mais les traits du vampire demeurent mal définis, jusqu'au Dracula de Bram Stoker (1897), qui en définit des caractéristiques8 demeurées pratiquement inchangées pendant plus d'un demi-siècle. Quand King conçut le projet de Salem, il sent le besoin de changer d'époque )
Un automobiliste du New Jersey, accompagné
de sa femme et de sa petite fille ont été surpris par
la neige après avoir traversé Jerusalem's Lot,
détruite complètement par le feu deux ans plus
tôt après l'incendie provoqué pour la
détruire par le romancier Ben, rescapé. L'automobiliste
laisse épouse et enfants dans la voiture et vient chercher du
secours dans un de ces petits bars que King aime bien, où
quelques petits vieux attendent la mort en buvant une bière et
en se racontant lentement les ragots du lieu.
Les vieux, sans le dire, sont inquiets. Les
autorités ne se doutent de rien, mais eux savent :
"La plupart des gens qui vivent autour de
Jerusalem's Lot portent quelque chose sur eux : un crucifix, une
médaille de saint Christophe, un chapelet..." (380) Car le malheur s'est abattu il y a peu sur
Jerusalem's Lot. Les disparurent mystérieusement, jamais
beaucoup à la fois. D'autres vinrent les remplacer, mais la
plupart déménagèrent peu après
après leur arrivée. Quant aux autres, ils ont disparu.
" Un temps, la situation parut
s'améliorer. Et puis ils ont
recommencé." «Ils» ne
sont pas nommés : "On en parlait
mais sans jamais oser aborder franchement la
question. (...) Je n'ai entendu prononcer le mot «vampires»
qu'une seule fois." (380). Un chauffeur de
poids lourds qui s'est moqué d'eux : "Vous avez donc à ce point la trouille de le dire!
Des vampires! C'est à ça que vous pensez tous, pas vrai
? (...) On
dirait une bande de mômes en train de regarder Dracula à
la télé! Vous savez ce qu'il y a là-bas,
à 'Salem's Lot?
(...) Ce qui se trouve là-bas, c'est
votre vieille peur du loup qui remonte à la surface.
Voilà ce qu'il y a. Ça, et tout un tas de vieilles
bonnes femmes qui adorent les histoires de
fantômes." (381) Il parie de passer
la nuit à 'Salem's Lot. Il n'en est jamais revenu.
Deux vieux, Booth, le narrateur, et Tookey,
décident de tenter quand même l'expédition de
sauvetage, emportant Bible et croix bénite. Après
diverses péripéties, et après avoir
aperçu dans la nuit des "yeux
rouges", Ils rencontrent d'abord
l'épouse : "Elle apparut,
émergeant, tel un fantôme, des ombres jetées par
un petit bosquet. C'était une femme de la ville et, ma foi,
c'était la plus belle femme qu'il m'eût jamais
été donné de voir. j'éprouvais un besoin
de la rejoindre, de lui dire combien j'étais heureux qu'elle
fût saine et sauve. (...)
Sans doute avais-je fait un pas dans sa
direction, car je sentis la main rude et tiède de Tookey se
poser sur mon épaule. Et pourtant -comment l'avouer?-
j'étais subjugué par cette femme si belle, (...) au
charme étrange et exotique." (389)
Le narrateur se laisserait séduire s'il n'était
heureusement retenu par son équipier, qui fait le signe de
croix. Le mari suit sa femme : les vieux savent qu'ils ne le
reverront jamais.
Plus touchant, ils rencontrent la petite fille : "Elle se tenait là, près de la
portière, ses cheveux nattés et ne portant en tout et
pour tout qu'un petit bout de robe jaune.
- Monsieur, fit-elle de sa voix claire et haut perchée, aussi
fraîche que la rosée du matin, est-ce que vous pourriez
m'aider à retrouver ma maman? Elle est partie et j'ai
tellement froid. (...)
Elle avait sept ans et les conserverait
pour l'éternité. Son petit visage était d'une
transparence spectrale, ses yeux deux puits de rouge et d'argent dans
lesquels on aurait pu se noyer. Et sur son cou, je distinguai deux
traces de piqûres grosses comme des têtes
d'épingle au milieu de deux cernes horribles.
Elle me tendit les bras en souriant.
- Prends-moi, monsieur, dit-elle doucement. Je voudrais te faire un
bisou et comme ça tu m'emméneras chez ma maman.
Je ne voulais pas, mais ne put m'en empêcher. Je me penchai
pour la prendre contre moi et je me dis: peut-être que ce ne
sera plus si horrible..., puis quelque chose jaillit de la Scout et
atteignit la fillette en pleine poitrine. Il y eut une bouffée
à l'étrange odeur, un bref éclair, et elle
recula en sifflant. Son visage se tordit en un masque de rage, de
haine et de douleur. Elle recula jusqu'au bas-côté, puis
disparut." (390/1) Tookey vient de lancer
la vieille Bible de sa mère sur la petite fille
satanique.
Le shérif découvrit la voiture, vide
et on se sut jamais ce que les occupants étaient devenus :
"Tookey ni moi ne pipâmes
mot. (...) À quoi cela aurait-il servi ? Et, de temps à
autre, un auto-stoppeur ou un campeur disparaît par
là-bas. (...) On retrouve son paquetage ou bien un bouquin gonflé,
lessivé par la pluie, par la neige... Mais le type, jamais."
Une partie de la nouvelle est évidemment
consacré aux discussions des deux vieux avec le conducteur
incrédule, qui est inquiet, mais ne croit pas un seul instant
aux vampires. La force du vampire vient de ce qu'il est
considéré comme une légenge et qu'on ne croit
pas à son existence. Car la nouvelle est sans
ambiguïté. On comprend très vite que l'on aura
affaire à des vampires. Son intérêt est de mettre
en évidence comment se crée et se perpétue le
secret : on ne veut pas savoir ce qui se passe, et ceux qui savent ne
veulent pas être pris pour des fous. Les manifestations d'un
phénomène scandaleux pour la raison sont
acceptées. Les gens s'adaptent à cette nature
inquiétante et insaisissable, et prennent leurs
précautions...
D'où l'ironique mise en garde : ne jamais passer à la nuit à 'Salem's Lot : "Il y a là-bas une petite fille qui attend toujours qu'on vienne l' embrasser et lui souhaiter le bonsoir." (392)
Cette nouvelle évocatrice, tendre et
sentimentale, écrite sur le mode du récit
homodiégétique actoriel, est plus insidieusement
provocatrice que l'érotisme de Salem. Booth a soixante dix
ans, et pourrait être l'arrière grand père de la
fillette de sept ans, mais la séduction opère. Il est
tenté par le bisou que lui propose la gamine, bien qu'il sache
qu'elle est devenue une vampire : "Je ne
voulais pas, mais ne pus m'en empêcher. Je me penchai pour la
prendre contre moi; je vis sa bouche s'ouvrir, je vis les petits
crocs pointer hors du cercle rose de ses lèvres. Quelque chose
coula sur mon menton, brillant, argenté, et avec un sentiment
d'horreur ténu, lointain, je me rendis compte qu'elle
salivait.
Ses petites mains se refermèrent autour de mon cou et je me
dis : peut-être que ce ne sera pas si terrible, peut-être
que, passé un moment, ce ne sera plus si
horrible..." (391)
Sans le secours de la Bible de Tookey, il
succombait à la tentation. Ce n'est pas par hasard d'ailleurs
que Tookey a une crise cardiaque. La mort et la séduction font
bon ménage. Encore que les vampires de King soient
modérément marqués par l'érotisme, cette
remarque d'Astic est valable pour Salem et cette nouvelle
(moins pour les deux autres qui suivront) : "Le vampire permet de mettre en oeuvre aussi le doublet
Éros et Thanatos. À travers lui, les interdits et les
tabous sont explorés : les pulsions sexuelles, morbides et
sadiques deviennent matière fictionnelle, mais aussi
idéologique. La succion sanguine et la dialectique
passionnelle du bourreau et de la victime signifient la
fragilité de la frontière qui sépare la
volupté de la violence, le désir amoureux du
désir de mort." 35
King ressuscite un vieux tas de conventions et de clichés,
mais il parvient au sommet de l'évolution du modèle de
vampire créée par Bram Stoker. Il rend impossible la
création d'un vampire semblable pour les romanciers qui
suivront. Ou alors ne leur permet qu'un pauvre décalque dans
son ombre, sans apporter du sang neuf. Il se taira dix ans avant de
produire deux nouvelles qui actualisent en partie le mythe,
Popsy
et Le rapace
nocturne. Et davantage encore pour les
introduire de manière insolite dans la fantasy de l'univers de
la Tour Sombre avec Les
petites soeurs d'Elurie.
Roland Ernould © 2000.
(roland.ernould@neuf.fr).
Armentières, mars 2000.
11.198 m
1 Fedor Dostoïevski, L'idiot, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1953, 266.
2 Alain Chareyre-Méjan, Le réel et le fantastique, op. cit., 67.
3 L'invention par de nombreuses religions d'une vie après la mort est le meilleur exemple de ce besoin.
4 "Le vampire cristallise des peurs essentielles de l'homme, telles la mort, la peur de la nuit et la dépossession de soi, ainsi que ses désirs de puissance : le vampire transcende les limites humaines (don d'ubiquité, d'invisibilité, pouvoir de métamorphose)." Guy Astic, Le fantastique, 19.
5 Denis Labbé Le vampire est-il immortel?, Phénix #39, décembre1995, 292.
6 En Chine par exemple, l'apparition d'esprit malins, goules, enfants-vampires, fantômes, sorcières a été longtemps admise comme un fait et survit encore dans les campagnes. Les films fantastiques chinois font preuve d'une grande inventivité dans ce domaine. Si, par exemple, le crucifix n'est évidemment pas un moyen de lutte utilisé contre ces entités, une formule sacrée taoïste écrite à l'encre rouge et collée sur le front du fantôme remplit la même fonction.
7 Dracula signifie «fils de Drakal», ce qui signifie : fils du dragon ou du diable.
34 One for the Road. Création : 1977. Première publication : mars 1977. Dans le recueil Danse macabre (Night Shift).
35 Guy Astic, Le fantastique, Librio, 19.
Le croque-mitaine
En ces lieux les tigres L'image de la faucheuse Laissez venir à moi les petits enfants Matière grise
Petits soldats Poids lourds Poste de nuit La presseuse Le printemps des baies
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