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du site Stephen King:
http://rernould.perso.neuf.fr
Un tour sur le
Bolid'
Nous ne montons pas
tous dans le Bolid', en fin de compte?
(89)
DU BOLIDE À
L'ABSURDE.
Cette nouvelle, le premier e-book de Stephen King,
a été publiée pour la première fois dans
des circonstances historiques. En mars 2000, on apprenait qu'un texte
de 16.000 mots, intitulé Riding the Bullet,
était mis en ligne par Simon et Schuster et pouvait être
chargé contre le versement de $ 2,50. Ce fut la ruée,
et le succès - aussi la brièveté du récit
- nous permet de l'avoir cinq mois plus tard traduit et en
édition papier.
Écrite peu de temps après l'accident qui faillit
coûter la vie à King en juin dernier, la nouvelle
raconte la journée d'un jeune homme qui est pris en auto-stop
par un conducteur venu d'un autre monde. Procédé
classique, qu'affectionne King pour nous concocter un mélange
imbattable de suspense, de danger et de peur.
Un tour sur le
Bolid' est remarquablement articulé
dans une symbolique où les différents
éléments se renforcent mutuellement : les motifs de la
lune, du cimetière, les thèmes du temps qui passe et de
l'amour filial, remis en cause par un choix tragique,
l'absurdité de la vie. Enfin, apport non négligeable,
il se rapporte à un épisode de la vie de King
étudiant, époque sur laquelle les lecteurs de King
n'ont que peu d'éléments romanesques, en narrant
l'aventure d'Al, étudiant dont la mère a
été hospitalisée d'urgence à la suite
d'une attaque. Sa voiture pourrie devenue inutilisable, il se rend de
la fac à l'hôpital en faisant du stop.
LES ANNÉES DE
FAC.
La nouvelle se rapporte à une
période très peu évoquée dans les romans
de King, celle de ses années d'étudiant
(brièvement reprise dans La révolte de Caïn
1 ,
Poste de nuit 2 ,
La presseuse 3 ou
Nona 4).
Jusqu'ici, King n'avait pratiquement pas abordé les
années soixante dans son oeuvre, qu'il a reconnu
détester par les souvenirs qu'elles lui rappellent.
Période difficile, années de misère où,
l'enfance envolée (qu'il a bien davantage
évoquée), il ne reste que l'adolescence contrainte et
ingrate, les petits boulots pour survivre et pouvoir faire des
études supérieures, la seule possibilité de
salut pour un enfant pauvre... Cette attitude paraît changer
à présent, puisque les cinq nouvelles du recueil
Hearts in Atlantis, récemment paru aux USA et attendu en France, se
situent à cette époque.
La place importante prise par sa mère dans son enfance et son
adolescence est aussi évoquée ici et là. Ainsi
que sa mort - puisque c'est là le point crucial du
récit -, qui a inspiré la nouvelle Chambre 312
5,
qui posait un autre problème de conscience, celui de
l'euthanasie.
Avant les années
de fac.
Pendant plusieurs pages (55 à 59), King
nous fournit dans un texte littéraire la plus importante
confession de ce que furent sa vie et ses réflexions à
vingt ans. Jusqu'à présent, ces informations
étaient données partiellement dans des interviews ou
des commentaires.
On sait que le père de King a abandonné sa famille
alors que Steve avait deux ans, en 1949. Sa mère était
une femme d'expérience, qui avait dû s'en sortir seule
pendant la guerre, avant la naissance de King (1947) :
"Après le départ de mon
père, ma mère s'est débrouillée comme
elle pouvait pour joindre les deux bouts (...). Elle a occupé toutes sortes d'emplois peu
rémunérateurs : repasseuse dans une blanchisserie,
pâtissière dans une boulangerie, vendeuse dans un
magasin, femme de ménage
(...). Elle faisait de son mieux pour ne pas perdre pied, comme
d'innombrables femmes avant et après elle. On n'a jamais eu de
voiture (et on n'a eu une télé qu'en 1956), mais jamais
on ne sautait un repas".6
Elle sut se montrer à la hauteur : "Je pense que maman, qui savait se montrer
entêtée, intraitable, d'une ténacité et
d'une persévérance à toute épreuve, avait
pris goût au double rôle de travailleur et de chef de
famille." 7
La forte hostilité qu'il a constamment
manifestée au parti républicain vient de ces
années de misère (Eisenhower était alors
président). Dans une interview poignante, il a raconté
les humiliations de sa mère : "Ma
mère élevait ses deux enfants toute seule, et je l'ai
vue pleurer dans son tablier quand on lui a refusé l'Aide aux
Enfants dépendants - qui est un programme
fédéral - parce que nous n'étions pas assez
pauvres. Nous n'en étions pas arrivés, mon frère
et moi, à porter des pierres comme repas à la cantine.
Là où j'ai grandi, j'ai vu des gosses qui apportaient
vraiment des pierres. Quand c'était l'heure du
déjeuner, voici ce qu'ils faisaient : ils sortaient la pierre
et la mettaient sous la langue - rien que pour avoir une sorte de
goût liquide - parce qu'ils ne pouvaient avoir rien d'autre. Je
pensais alors que c'était injuste et je le pense
toujours." 8
On retrouve les souvenirs de cette période dans cette
nouvelle.
Un étudiant
nécessiteux.
Pour un enfant misérable qui en a les
possibilités, les études sont un impératif
absolu. Mais il faut nécessairement les doubler par un petit
boulot, ce que King a dû faire dès sa terminale de
lycée pour payer les droits de son inscription à
l'Université du Maine. Pendant sa dernière
année, il travaille dans une laverie industrielle :
"Je partais au lycée à sept
heures le matin et j'en sortais à deux heures de
l'après-midi, puis je descendais à la laverie et devais
pointer à trois heures et travailler jusqu'à onze du
soir. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne jamais m'endormir et
sortir de la route! À la fin de cette année-là,
qui fut une véritable saison d'enfer, j'ai
économisé 500 $."
9
À l'université, il a obtenu une petite bourse, mais il
lui faut encore besogner à côté :
"J'ai eu un travail à la fac,
j'ôtais les plats sales de la chaîne de la
cantine." Il est aussi pompiste, travaille
chez un pépiniériste, récolte des fruits. Un peu
plus tard, il aura quelques heures de service à assurer
à la bibliothèque. 10
Tabitha, qui l'y a rencontré avant de
l'épouser, le décrit ainsi : "Il était la seule personne à ma connaissance
qui prenait l'écriture au sérieux. Il avait besoin plus
que d'une coupe de cheveux; il vivait dans des conditions
abominables. Il n'avait rien à manger, il n'avait pas de quoi
se changer; il était incroyable de voir quelqu'un aller
à l'université dans de telles
conditions." 11
Étudier, apprendre, les conditions de vie
importent peu. Il vit dans des conditions qui n'ont rien à
voir avec celles de la résidence universitaire, que l'on
trouve dans La Révolte
de Caïn,
où il est le bordelique compagnon de chambrée -
décrit avec humour - du futur assassin en
série12
(King n'a occupé que peu de temps une chambre dans une
résidence). Il survit successivement dans des appartements de
marchands de sommeil, dont une maison avec deux appartements pour dix
personnes... Un de ses compagnons de chambre se souvient que King
était fort bohême. Son seul dérivatif
étant de boire de la bière, en grande quantité,
il a toujours sous son lit "une ribambelle
de bouteilles de bière vides."
13
Il habite ensuite une caravane. La vie fut difficile pour King
jusqu'à la publication de Carrie, alors qu'il a
vingt-cinq ans.
La
mère.
King a simultanément craint et
admiré sa mère, comme Al dans Un tour sur le Bolid'. La mère,
réticente, rechigne à attendre une place pour cette
attraction de fête foraine qu'Al a fortement
désirée : "Tu as fait la
queue, ça c'est exact, mais avec ta
mère. (...) Elle
était déjà grosse, et elle n'aimait pas la
chaleur. (...) Quand ton tour est arrivé, tu t'es
dégonflé. Pas vrai?
- Je me suis dégonflé. Elle m'a collé une gifle
et ne m'a pas adressé la parole sur tout le chemin du retour.
Je ne suis jamais monté dans le Bolid'." (51)
Ce qui n'empêche pas l'affection :
"C'est une maman en or», dis- je, sentant une fois de plus le
picotement des larmes qui me montaient aux yeux. Je n'avais jamais
tellement le cafard quand je partais pour la fac - un peu pendant la
première semaine, puis ça passait. Il n'y avait qu'elle
et moi, nous n'avions aucun parent proche. Je ne pouvais m'imaginer
la vie sans elle." (17)
Semblable aux adolescents que King met en
scène à cette époque (Rage, Marche ou
crève), l'attachement d'Al à sa
mère se double d'une sexualité freinée. Comme
pour King lui-même à cette époque, la mère
n'a pas de rivale. Une seule aventure amoureuse, ultra-rapide :
"J'avais vingt-et un ans. Je n'étais
pas puceau, mais comme j'étais saoul, je n'avais que de vagues
souvenirs de la chose." 14
(59)
Si la mère est sévère, elle a
marqué Al par son bon sens et sa solidité :
"Vivons joyeux, ce qui est pris est pris,
comme disait parfois ma mère. Elle connaissait plein de trucs
de ce genre, de petits aphorismes zen dont le sens était
parfois sibyllin. Absurde ou non, celui-ci me réconfortait. Si
elle était morte lorsque j'arriverai à l'hôpital,
il me faudrait faire avec. Mais je n'y croyais pas. Le médecin
avait dit que ce n'était pas très
grave." (28)
La mort de sa mère, qui fumait beacoup,
d'un cancer de la langue, à soixante ans, a
profondément affecté King. On comprend que les
sentiments qu'éprouve Al ont des fondements affectifs solides.
Déjà de longs passages sont consacrés
dans Chantier au cancer qui ronge
le fils de Bart et de Mary. Mais la disparition de sa mère
donnera dans une certaine mesure à King la possibilité
de devenir adulte sans protection parentale, aux premières
lignes pour assurer la continuité familiale et ses
responsabilités. Ainsi Danse Macabre, le recueil qui
a suivi la mort de sa mère lui est dédié :
"À ma mère,
décédée en 1973, et à qui je dédie
ce livre. Elle ne me ménagea jamais ses encouragements et
trouva toujours quarante ou cinquante cents pour timbrer l'enveloppe
libellée à sa propre adresse qu'elle joignait
systématiquement à son courrier. Personne -pas
même moi- ne se réjouit autant qu'elle quand je
réussis à percer."
(22/3)15
Un des grands regrets de King est que sa mère soit morte sans
voir la parution de Carrie, son premier livre
édité.
Mise en
condition.
Al a d'abord fait une partie du trajet avec un
vieux qui tripote sans cesse son bandage herniaire, comme la faisait
LeBay dans Christine. Il lui
déplaît et préfère descendre. Mais Al ne
trouve plus de voiture et regrette sa décision de n'être
pas resté celle du vieux : "Je me
mis à imaginer ma mère couchée sur son lit
d'hôpital, la bouche déformée et paralysée
par la grimace, perdant peu à peu prise sur la
vie (...), tout cela pour me voir, ignorant que je n'allais pas
arriver à temps, simplement parce que je n'avais pas
aimé la voix aigre d'un vieillard et l'odeur de pisse de sa
voiture." (27) Culpabilisation.
Et aussi la frayeur sans cause, produite par des
circonstances minimes, qui ajoute à son inquiétude
filiale, comme lorsque le vieux lui a saisi le bras un instant :
"Et je me demandais, comme on le fait
toujours lorsque le moment de panique est passé, ce qui avait
bien pu m'effrayer autant. (...) De
quoi donc, bonté divine, avais-je donc eu
peur?" (22) Dans l'ensemble, il
éprouve un grand malaise : "Quelque
chose clochait et avait même commencé à clocher
quand le vieux schnoque à la Dodge m'avait invité
à adresser un voeu à la lune malsaine au lieu d'une
étoile." (37) King va renforcer ce sentiment
d'étrangeté par l'utilisation de symboles
traditionnels. La lune surtout, présente dans tout le
récit. Et un cimetière.
CADRE ET SYMBOLES.
L'omniprésence
de la pleine lune.
De nombreuses légendes populaires sont
liées à la lune. D'aucuns imaginent que la lune a
été créée par le diable, car elle est
moins brillante et s'efface devant le soleil, conçu par Dieu
à l'image de sa splendeur (le culte du dieu-soleil est une
tradition fort ancienne). La lune joue dans certaines régions
le rôle du croque-mitaine et on en menace les enfants qui ne
sont pas sages : la lune viendra les prendre en cas de
désobéissance. La pleine lune peut ainsi
apparaître comme pleinement maléfique : "une énorme boule orange se hissant
péniblement au-dessus de l'horizon. Je lui trouvais cependant
quelque chose de terrible. On l'aurait dite grosse de je ne sais quel
monstre et contaminée. À la voir se lever ainsi, il me
vint une idée odieuse : et si jamais ma M'man ne me
reconnaissait pas, à l'hôpital? (...)
Et si les médecins me disaient que
quelqu'un allait devoir s'occuper d'elle jusqu'à la fin de sa
vie? Il faudrait que ce quelqu'un soit moi - évidemment,
puisqu'il n'y avait personne d'autre. Au revoir, les
études." (18) Idée
égoïste, haïssable, née d'une issue qui
contrarierait ses projets et le vouerait à devoir s'occuper
d'une mère grabataire, sans autre avenir.
Le vieux conducteur qui l'a transporté un bout du chemin, lui
a dit qu'un voeu adressé à la lune des moissons se
réalise toujours : "Je souhaitai
donc que ma mère me reconnaisse quand elle me verrait entrer
dans sa chambre; que ses yeux s'illuminent sur le champ et qu'elle
prononce mon nom. J'émis ce voeu et je regrettai
aussitôt de l'avoir fait, convaincu que d'un voeu
adressé à cette lune d'un orangé fiévreux
ne pouvait sortir rien de bon."
(20) C'est moins le
rétablissement de sa mère que souhaite Al que ses ses
intérêts particuliers. Et dès que son voeu est
pronocé, il a le sentiment qu'il devra affronter un destin
funeste. Car avec une telle lune...
C'est que la pleine lune est liée à toutes sortes de
superstitions. On prétend qu'elle permet la transformation des
hommes en loups-garous. Le pleine lune favoriserait
l'irritabilité (mal luné), la colère, la
violence, la folie humaine qui pousse les hommes à l'action
criminelle. Al a cette attitude superstitieuse qu'il ne faut chercher
pas à provoquer le destin. On ne peut pas tout dire
impunément. C'est pourtant ce qu'il vient de faire avec son
voeu : "Elle commençait à
perdre son aspect ballonné et sa couleur orangée, mais
elle gardait néanmoins quelque chose de
sinistre. (...) Je
souhaitais pouvoir reprendre mon voeu, et tandis que je restais
planté à la croisée des chemins, je n'eus aucun
mal à penser à l'histoire du paysan et à ses
trois voeux." (25) À un autre
moment, il lui semble que l'astre le menace : "La lune [le] surplombait presque à présent, d'une
blancheur féroce, son disque était beaucoup plus petit
que quelques instants auparavant."
(64)
Cette signification néfaste de la lune n'est pas la seule. La
lune est aussi et avant tout liée aux cycles féminins,
et de ce fait aux diverses formes, étapes ou cycles de la vie
sur terre. Elle représente le temps qui passe, le temps vivant
qu'elle mesure par ses phases successives et
régulières. L'enfance, l'adolescence, l'âge
mûr au terme duquel se profile le visage de la mort. Et la mort
vient vite : "La lune voguait au-dessus de
la route, rapide et brillante."
(59), comme la vie qui
s'écoule.
Il faut aussi citer l'interprétation des astrologues, pour qui
la lune représente la part animale des hommes, où
domine la vie infantile, archaïque. Elle est la zone humaine de
la personnalité, le domaine nocturne, inconscient,
crépusculaire de nos pulsions instinctives. Cette part du
primitif qui sommeille en nous, symbole du rêve et de
l'inconscient, permet l'émergence des valeurs nocturnes.
Celles, par exemple, d'un étudiant qui souhaite la mort de sa
mère pour vivre tranquillement sa vie...
On comprend que, dans ce récit, la lune et le temps auquel
elle est liée, facteur essentiel de toute vie, constituent une
énigme angoissante dans la mesure où elle nous
rapproche toujours plus de la mort. La mort qui, en dépit des
promesses religieuses, est pour tous les hommes liée à
la peur. Le temps étant lui-même lié à la
vitesse. Si le vieux roulait lentement, le nouveau jeune conducteur
qui l'a pris en stop roule vite : "La
chaussée défilait à toute vitesse. je jetai un
coup d'oeil au compteur. On roulait à cent quarante. On
était dans le Bolid', à présent, lui et moi; on
s'élançait dans la ligne droite de la
mort." (51)
Deux motifs se superposent ainsi. D'une part, le temps qui passe, qui
pourrait amener l'étudiant à ne plus trouver sa
mère vivante s'il tarde trop. Et d'autre part le manque de
temps qui va l'obliger à faire un choix crucial, causé
par la vitesse de la Mustang et l'échéance fixée
arbitrairement, en le contraignant à trancher entre sa propre
vie et celle de sa mère : "J'avais
lu Dracula quelques années auparavant et une phrase du roman
me revint à l'esprit, où elle résonna comme une
cloche fêlée : Les morts conduisent
vite." (39)
On retrouve incidemment des analogies avec les divers aspects de la
lune, son évolution par l'étape des croissants :
"Je baissais les yeux et vis les marques en
forme de croissant, profondes et violacées, au-dessus de mes
articulations. Je me rappelais alors comment mes mains
s'étaient agrippées l'une à l'autre, mes ongles
enfoncés dans ma chair, et que j'avais été
incapable de m'en empêcher."
(68)
Le
cimetière.
Une partie de l'action se passe dans un
cimetière, endroit lié à de multiples
superstitions. La brume y déploie nécessairement ses
volutes. Les âmes des morts déambulent ordinairement
dans les cimetières, et non dans les automobiles, sauf quand
ils sortent de leur tombe. Et ce n'est pas par hasard si le
«fantôme» conducteur prend l'auto-stoppeur
précisément devant le cimetière où il a
été enterré. Le cimetière est ainsi le
lieu maléfique où il ne fait pas bon flâner. En
se promenant dans un cimetière sans raison, certains morts
peuvent s'en prendre au passant.
Le cimetière a attiré Al. Lorsqu'il
passe devant, il doit s'asseoir un moment, pris d'épuisement,
"comme si j'avais les pieds dans le
ciment" (29), sur
son mur bas, alors que - climat d'inquiétude nouveau - le
brouillard s'élève. Dans le cimetière, il
remarque une tombe, celle d'un Georges Staub, mort il y a deux ans
à l'âge de 21 ans. Et sur la tombe, un texte :
"Vivons joyeux, ce qui est pris est
pris..." Précisément l'adage
de sa mère. Il prend cette curieuse coïncidence comme un
signe : "Ma mère est morte ou se
mourait à cet instant même, et ceci était le
message qui m'en avertissait. Envoyé par quelque chose qui
était doué d'un sens de l'humour
particulièrement déplaisant." (31) Le
climat s'alourdit encore. Al fait une chute, le vent se renforce :
"Des ombres dansaient de manière
anarchique autour de moi." Des branches et
du bois craquent. Il regarde de nouveau la tombe, pour y lire
maintenant : "Vivant joyeux, la mort trop
tôt l'a pris.(...) Sauf que je savais très
bien ce que j'avais lu. (...)
Ma M'man était
morte." (33)
Et quand il embarque dans le véhicule qui vient de
s'arrêter pour le prendre en stop, il a une funeste impression
: "Je fus soudain convaincu que jamais je
ne reverrais Lewiston. La même intuition que lorsque j'avais su
que la voiture allait s'arrêter. Et il y avait cette odeur,
l'odeur qui m'avait alerté. Pas celle du désodorisant,
mais une autre, dissimulée en dessous." (37)
UN REVENANT CHARGÉ
DE MISSION.
Superstitions.
Une croyance universelle veut que certains morts
reviennent hanter le monde des vivants. Le fantôme a une
silhouette moins précise que celle du revenant et
apparaît souvent dans un linceul blanc. Mais il peut aussi se
manifester en déplaçant des objets, en faisant divers
bruits, en se plaignant. Les fantômes de Sac d'os correspondent à
cette tradition.
Car si ces morts reviennent, c'est qu'ils ont succombé
à une mort violente ou ont été
assassinés. La plupart sont malfaisants, des âmes
damnées. Ils sont souvent les messagers de la mort et
apparaissent chaque fois que quelqu'un doit succomber. Aux USA, on
raconte souvent ces histoires d'auto-stoppeurs, pris à bord
par un automobiliste, auquel ils recommandent la prudence à un
endroit maléfique, où a déjà eu lieu un
accident mortel. Après avoir signalé le danger, ils
disparaissent soudainement et mystérieusement. C'est l'inverse
exact de cette situation qu'explore King.
Certains psychologues prétendent que les apparitions du
fantôme sont à rattacher à des regrets et
à une absence de dialogue avec l'au-delà, une peur de
la mort signifiant la difficulté qu'éprouvent nos
contemporains dans nos sociétés modernes à
maîtriser leur condition de mortel. Si les apparitions sont
ainsi liées à la culpabilité, le cas d'Al serait
un cas d'école : est-ce sa mauvaise conscience qui a
suscité l'apparition du revenant?
King ne s'est que peu intéressé à la «ghost
story», et les seuls vrais fantômes - ceux au travers
desquels on voit! - ne se trouvent que dans le récent
Sac d'os. Présenté d'abord comme un fantôme,
l'automobiliste spectral conducteur de la Mustang du récit
présente des caractères disparates. On en a
rencontré de semblables brièvement dans Ça et plus
longuement dans Christine, conduisant tous
deux une Plymouth Fury. L'apparition se dit être le messager
d'une force mystérieuse. Il embarque l'étudiant dans
une impasse, en lui rendant obligatoire une alternative abominable,
un choix difficile et bouleversant dont les conséquences
changeront le cours de sa vie. Une partie de l'action se concentre
dans un parc d'attractions sur un petit tour à faire
frémir, dans le manège qui s'appelle The Bullet,
d'où le titre en américain, difficile à rendre
en français. Et aussi un objet-souvenir qui en provient, un
pin's.
Le revenant.
Dans sa Mustang des années 60, le
conducteur d'une vingtaine d'années inquiète
inexplicablement Al quand il raconte son histoire. Al lui ment :
"Pour une raison qui m'échappait, je
n'avais aucune envie de lui parler de ce qui était
arrivé à ma mère. Il y avait quelque chose qui
clochait dans le tableau. J'ignorais quoi, et même pour quelle
raison je ressentais une telle impression, mais cette idée
s'imposait à moi. J'étais sûr et certain, mais
quelque chose clochait." (36)
Il est gêné par une odeur tenace que le déodorant
le la voiture ne parvient pas à masquer. De nombreuses
notations d'odeurs - aussi répétées que celles
de la lune - ponctuent cette partie du récit, jusqu'à
la révélation : "L'odeur
sous-jacente, celle du produit chimique, probablement du formol.
J'étais le passager d'une voiture conduite par un
mort." (39) Pas seulement celle du formol,
il y avait une odeur de terre aussi. Le mort en est conscient :
"J'ai mis ce déodorant, mais c'est
de la merde ces trucs-là. Évidemment, certaines odeurs
sont plus difficiles à faire disparaître que
d'autres." (43) Plus le voyage dure, plus les
odeurs s'imposent : "Je sentais maintenant
avec précision les effluves qui émanaient de Staub,
odeur piquante de produits chimiques mélangée à
la puanteur grasse de chairs en décomposition. je me demandais
comment j'avais pu ne pas les remarquer tout à l'heure, ou les
confondre avec autre chose." (54)
George Staub lui sourit "de ses yeux
vides" (39), et forcément
marqués par la lune, "remplis d'une
lumière lunaire, au rayonnement aqueux." (68) Sa peau
est froide et évoque "celle d'un
serpent." (51) Al a la preuve qu'il est mort
décapité au cours de l'accident de voiture qui lui a
coûté la vie : "Je vis
également une grosse ligne noire qui lui entourait le
cou. (...) La
ligne noire était ponctuée de douzaines de marques
verticales. Des points de suture, posés par celui qui avait
recousu cette tête sur ces épaules." (38) Et
chose insolite, le revenant fume : "Il
inhala, et je vis de minuscules volutes de fumée sortir par
les points qui retenaient la peau recousue autour de son
cou." (45) King aime cette sorte d'humour
macabre.
Bien que l'étudiant lui ait donné un
faux nom, le «fantôme» l'appelle par son vrai, et
connait quantité de détails sur sa vie. Quand il se
présente, «moi, c'est Georges Staub», Al a compris.
Il a affaire au mort du cimetière : "Il me regarda et laissa échapper un de ses
jappements vides de sens. La lumière de la lune ondoyait dans
ses yeux, les réduisant à deux cercles blancs, comme
ceux d'une statue. Et je compris que non seulement il était
mort, mais aussi cinglé."
16
(49)
Un drôle de
revenant.
"Il ne fallait pas qu'il sache que je savais
qu'il était mort. Parce qu'il ne s'agissait pas d'un
fantôme, de quelque chose d'aussi inoffensif qu'un spectre. On
peut à la rigueur voir un fantôme, mais comment
appelle-t-on un truc qui conduit une voiture et vous propose de vous
emmener? À quel genre de créature avais-je affaire?
À un zombie? À une goule? À un vampire? À
autre chose encore?" (40) La description devient de plus
en plus horrible, bon exemple de l'écriture de l'excès
: "Dans la lumière qui
émanait du tableau de bord, il avait un teint cireux, la
tête d'un cadavre avant qu'il soit maquillé. La
casquette à l'envers était particulièrement
horrible. On se demandait ce qui pouvait bien rester en dessous.
J'avais lu quelque part que les thanatopracteurs sciaient le sommet
du crâne et remplaçaient la cervelle par une sorte de
coton traité chimiquement. Peut-être pour éviter
au visage de se rétracter."
(41)
Ce fantôme innommable va préciser les
raisons de sa présence : "Sais-tu
qui je suis, Alan?
- Un fantôme. (...)
Allons, vieux, tu peux faire mieux que
ça. Ce con de Casper est un fantôme, lui. Est-ce que je
flotte dans l'air par hasard? Est-ce qu'on voit au travers de mon
corps?» Il leva une de ses mains, l'ouvrit et la referma devant
moi. J'entendis craquer ses tendons, comme s'ils manquaient de
lubrifiant." (53)
Le lecteur remarquera que cette imposition de la créature ne
provoque aucune réaction chez l'étudiant. À son
habitude, King a petit à petit créé le climat
qui entraîne le lecteur aux mêmes conclusions qu'Al. Mais
brusquement, le «fantôme» se situe dans des
perspectives cosmiques : "Je suis une sorte
de messager, reprit Staub. (...) Les
types comme moi se pointent assez souvent dans les parages - chaque
fois que les circonstances sont favorables. (...)
Dieu, ou tu l'appelleras comme tu voudras -
doit adorer s'amuser. Il a toujours envie de vérifier si vous
vous contentez de ce que vous avez ou si vous n'avez pas envie
d'aller voir de l'autre côté du rideau. Mais cela ne
peut se faire que dans des circonstances bien précises. Comme
ce soir." (53)
Al et le Dieu
joueur.
Ce Dieu, à le regarder de près,
paraît avoir bien des imperfections. C'est un joueur. King a lu
le livre de Job17
et il a interprété le drame de Job comme le
résultat d'un pari. King a été
profondément marqué par cet épisode de
La Bible, qui se trouve cité dans de nombreux romans. Il le
prend même comme un exemple d'horreur : "Les récits d'horreur peuvent se diviser en deux
catégories : ceux dans lesquels l'horreur résulte d'un
acte inspiré par le libre arbitre -d'une décision
consciente de faire le mal - et ceux dans lesquels l'horreur est
prédestinée, où elle tombe du ciel comme la
foudre. L'exemple le plus classique de ce dernier type est l'histoire
de Job, dans l'Ancien Testament, où le malheureux devient une
sorte de stade sur lequel Dieu et Satan se livrent à un match
de foot spirituel."
18.
Le satan met en question le désintéressement de Job et
lance à Yahvé un défi accepté, où
Dieu joue Job gagnant, contre le satan qui le voit perdant :
"Job était l'enjeu d'un pari entre
Dieu et le démon. (...) Dieu
accepta le pari." 19
Même Abigaël, entièrement
dévouée à son Dieu dans Le Fléau, constate ses
défauts comme un valet enregistre ceux de son maître :
"Dieu était joueur. S'Il avait
été mortel, Il aurait passé son temps
penché sur un damier, devant l'épicerie de Pop Mann,
là-bas, à Heminglord Home. Il jouait les Blancs contre
les Noirs, les Noirs contre les Blancs. Pour Lui, le jeu valait plus
que la chandelle, le Jeu était la chandelle." (656) Il
n'est pas que joueur, il est manipulateur, dans des jeux de
stratégie à échéance lointaine, comme
dans Désolation par exemple. Dans le cas présent, il paraît
devoir s'amuser de mettre dans l'embarras cet étudiant qui
croit aimer bien sa mère, mais a d'autres ambitions, et se
trouve curieux de sa décision. Dieu aussi s'amuse.
La
décision.
L'émissaire indique sa mission et le choix
nécessaire d'Al : "«Ce qui
signifie qu'il faut que tu te décides tout de suite.
- Que je décide quoi?» Je posai la question, mais je
crois que je connaissais la réponse.
«Qui monte dans le Bolid' et qui reste
à terre. Toi ou ta mère. (...) J'en
apporte un des deux avec moi, vieux. Et comme c'est toi qui est ici,
c'est toi qui choisis. Alors?»"
(54) Le suppôt du
diable est venu tenter Al pour le pousser à la faute.
Al ne peut pas d'abord prendre une telle décision. Il
pèse le pour et le contre, sans se décider, le temps
passe, le délai est bientôt écoulé. Alors,
brutalement : "Prends-la, dis-je alors que
les lumières de la première maison fonçaient
vers la Mustang. Prends-là, prends ma mère, pas
moi." (62) Il se trouve
éjecté de la voiture. C'est fini. Il a failli.
LE REMORDS.
Le sujet en proie au remords (comme l'indique le
vers du célèbre poème de Victor
Hugo20 :
"L'oeil était dans la tombe et
regardait Caïn.") est un homme devenu
sans perspectives. Avec Le Nouveau Testament, le
christianisme est apparu comme une religion du pardon. La faute
reconnue, avouée et accompagnée de repentir
sincère entraîne son effacement. Mais il n'en a pas
toujours été ainsi dans les religions
judéo-chrétiennes. Les survivances de la
sévérité du dieu Hébreu sont encore
nombreuses, surtout chez certains intégristes catholiques, les
protestants et les puritains des pays anglo-saxons, dont l'influence
est encore considérable dans l'État du Maine et a
marqué King. Yahvé faisait vivre ses fidèles
dans un climat de répression et dans l'accablement des fautes
individuelles. Aucun repentir ne pouvait égaler
l'infinité de la faute. Même les plus vertueux, comme
Job, n'ont pas échappé aux tests d'un Dieu
vérificateur impitoyable de la pureté du coeur des
hommes. La rédemption n'est pas possible sans la
volonté divine - le caprice? - qui peut seul racheter la
faute.
Le fautif est marqué dans sa chair : "J'avais condamné ma mère presque sans
hésiter. Ce qui pouvait se comprendre, mais ne diminuait en
rien la culpabilité que je ressentais. Néanmoins,
personne n'avait besoin de le savoir; c'était le seul
avantage. Sa mort aurait l'air tout à fait naturel - elle
serait même tout à fait naturelle - et j'avais
l'intention de tourner la page."
(67)
Mais peut-on tourner aussi facilement la page et échapper
à l'oeil divin?
Le symbole du
remords.
Le symbole de la faute ne sera pas dans cette
nouvelle l'oeil quoi regarde Caïn, mais un pin's. Staub est
allé aussi à la fête foraine où se trouve
le manège et s'intéresse à ce que Al y a fait :
"T'es monté dans le Bolid'?
m'avait-il demandé. Moi, j'en ai fait quatre
tours." (68) C'est
le pin's qu'il en a rapporté qui va rappeler constamment
l'étudiant au souvenir de sa faute : "Je baissais les yeux sur ma chemise et vis, en effet, un
pin's agrafé à la pochette : JE SUIS
MONTÉ DANS LE BOLID' À LA FOIRE DE LACONIA. (...) Il
m'avait agrafé ce pin's sur ma chemise avant de me jeter dans
la nuit. Ainsi avait-il apposé sa marque sur moi; ainsi
avait-il rendu impossible de ne pas croire à notre rencontre.
C'était ce que disaient les écorchures sur les mains.
Il m'avait demandé de choisir, et j'avais
choisi." (74) Sans le savoir, il a choisi
aussi d'endosser la tunique de Nessus21
et de subir la morsure du remords 22.
La tentation est d'abord de se débarrasser
de ce symbole gênant. Il jette le pin's dans une poubelle et va
voir sa mère : "J'avais choisi : il
me revenait de la trouver morte. C'était
logique." (75) À sa surprise, sa
mère vit et lui dit, entre autres, avoir rêvé
qu'ils étaient à la foire du New Hampshire... Cette
preuve supplémentaire convainc Al qu'il a été
testé et qu'il a vraiment failli : "Je me mis à contempler les marques d'ongle, au dos
de mes mains, et me dis que j'étais un être ignoble, le
plus ignoble des êtres. Même si tout cela n'avait
été qu'un rêve, je n'en étais pas moins le
dernier des derniers. Prends-la, ne me prends pas, moi. Elle m'avait
élevé, avait fait des heures sup pour
moi. (...) mais
au bout du compte, c'est à peine si j'avais
hésité. Prends-la, ne me prend pas. Tu n'es que de la
merde, de la merde, un tas de merde."
(85) Avec son
ingratitude, Al vient enfin de découvrir le monstre qui
dormait en lui.
Il assume symboliquement sa faute en reprenant le
pin's dans la poubelle : "Il m'appartenait
à présent : porte-bonheur ou porte-malheur, il
était à moi."
(85) Car il est trop tard, et le pardon n'est
plus possible : "Jamais je ne
m'étais senti aussi fatigué et démoralisé
de toute ma vie. J'aurais aimé avoir de nouveau le choix. Je
n'aurais pas fait le même. Ce qui avait quelque chose de
comique; l'aurais-je trouvée morte, comme je m'y étais
attendu, je pense que j'aurais pu vivre avec." (85)
Le pin's est posé sur le buffet, comme le
souvenir de cette histoire de fantôme messager,
représentant du diable tentateur, et de la faute qui s'en est
ensuivie : "Les héros d'une histoire
de fantômes ne reviennent-ils pas toujours avec un souvenir,
quelque chose qui prouve que ce qu'ils ont vécu est
réellement arrivé?"
(88)
Le médecin n'arrive pas à obliger se mère,
sortie de l'hôpital, à cesser de fumer. Il lui a dit que
ça va la tuer. Mais cette cause de mort
étrangère à la résolution d'Al ne
supprime pas la réalité de son choix ignominieux,
même s'il est trop humain : "Au nom
du ciel, avais-je besoin de me battre ma coulpe? Mon choix ne
revenait-il pas, au fond, à respecter l'ordre des choses?
Est-ce que les enfants ne survivent pas de manière
générale à leurs parents? (...) Nous ne montons pas tous
dans le Bolid', en fin de compte?
Tu cherches simplement à te dédouaner, vieux. À
trouver un moyen de te donner bonne conscience. Ce que tu racontes
est peut-être vrai... Sauf que lorsqu'il t'a demandé de
choisir, tu l'as choisie, elle. Il n'y a aucun moyen d'annuler
ça, mon garçon."
(89)
L'absurde
incompréhensible.
Être renversé par un van parce qu'un
chien incontrôlé a échappé à
l'attention du conducteur qui fait un écart, ou être
embarqué par un fantôme faisant du stop, dans les deux
cas, les situations sont subies et absurdes. Bien sûr, sur le
plan littéraire, les différences sont évidentes.
L'étudiant avait des désirs demeurés
refoulés ou inconscients, avec lesquels il vivait sans
problèmes, et il allait simplement voir sa mère malade
à l'hôpital. King lisait un livre en marchant sur le
côté de la route. Mais tous deux ont été
frappés par un événement extérieur
imprévisible, qui secoue brutalement des hommes qui n'y
étaient pas préparés. Le choix imposé
arbitrairement à l'étudiant, l'accident qui meurtrit
soudainement King dans sa chair sont de même nature,
placés sous le signe de l'absurde, inattendus, et paraissant
imposés. Dans ce monde privé de sens, il ne reste plus
qu'à subir, à se résigner à prendre ce
que l'absurdité de l'existence nous offre. L'aberration de la
mort diaboliquement imposée ou de la mort accidentelle
possible. Pour pouvoir continuer à vivre, il est
nécessaire de laisser l'absurde, soudainement
révélé, s'évanouir lentement de la
conscience; d'assimiler la donnée irrationnelle et de retomber
dans le sommeil de la vie quotidienne. La révolte de Job n'est
plus que momentanée, et tombe vite dans l'acceptation :
"À quoi ça rimait?
Toujours pas de réponse - et pourquoi y en aurait-il une? On
attend son tour. On attend son tour sous le clair de lune et on fait
un voeu dans sa lumière morbide. On attend son tour, et on les
entend crier : ils paient tous pour avoir peur quand ils montent dans
le Bolid', ils en ont pour leur argent. Et quand vient votre tour,
vous montez peut-être, ou vous prenez la poudre d'escampette.
Cela revient au même, mais non. Pas vraiment. Vivons joyeux, ce
qui est pris est pris.
Prends ton pin's et tire toi d'ici."
(95)
Le Bolid' devenu le symbole de la mort...
Jusqu'à présent, on trouvait dans
King des personnages positifs qui n'abdiquaient pas, qui essayaient,
contre tout, d'affirmer leur présence. Dans cette nouvelle,
devant l'inéluctable, il n'y a plus qu'une résignation
proche du fatalisme. Carpe diem, prenons de la vie ce qu'on peut lui
voler... Serait-ce, après son accident, la nouvelle conception
de la vie de King?
Sans un mot inutile - chose peu fréquente
chez King -, cette nouvelle, vivement menée, à la fois
fantastique et métaphysique, surprend d'abord par la place
accordée aux sentiments fils-mère et la mort possible
de celle-ci. Le sujet a déjà été
traité dans Chambre
312, récit glacé sur le
thème de la vie, de la mort et des choix difficiles qui y sont
liés. Après un accident pénible où la
mort a dû nécessairement être
évoquée, cette nouvelle a ainsi permis à King
d'évoquer de nombreux souvenirs, dont la figure maternelle.
Mais on se rend vite compte que cet aspect sentimental n'est pas
l'essentiel. Un tour sur le
Bolid' va beaucoup plus loin, nous imposant
une réflexion sur l'absurdité de la vie et de la mort.
Dans sa traque de ce qui peut écorcher l'âme, il s'agit
pour King moins de «flanquer la trouille» que de faire
réfléchir au sens de la vie et de nos actions, à
la lumière glacée qui révèle nos propres
ténèbres. King, dont l'humanisme apparaît de plus
en plus nettement avec l'âge, a juste conservé ce qu'il
faut d'horreur et de mystère pour donner du plaisir à
lire une histoire dont la signification va bien au-delà des
apparences.
Roland Ernould © 13 septembre 2000.
Ces opinions n'engagent que leur auteur, qui
reçoit avec reconnaissance toutes les remarques qui pourraient
lui être faites.
notes :
1 Cain Rose Up. Création: printemps 1968. Première
publication: 1968. Dans le recueil Brume (Skeleton Crew).
2 Graveyard Shift. Création : 1970.
Première publication : octobre 1970. Fait partie du recueil
Danse Macabre (Night Shift).
3 The Mangler. Création : 1972. Première publication :
décembre 1972. Fait partie du recueil Danse macabre (Night Shift).En
1970, King est diplômé de l'université du Maine,
mais ne trouve pas d'emploi dans l'enseignement. Il a donc dû,
entre autres, travailler dans une laverie industrielle. Cette
expérience est présente dans de nombreuses oeuvres de
King, avec une allusion précise : "Je suppose qu'un prof de fac comme toi ne connaît
rien aux blanchisseries industrielles? Jackson étouffa un rire
: - Eh bien, figure-toi que si. J'y ai travaillé tout un
été comme manutentionnaire."(114)
4 Brume
(Skeleton Crew)
5 The Woman in the
Room. Première publication : 1978.
Fait partie du recueil Danse
macabre (Night
Shift).
6 Anatomie de
l'horreur + Pages noires (édition
française en 2 volumes de l'essai Stephen's King Danse Macabre).
Création: 1979/80. Première publication: 1981.Tome.1.
Anatomie de l'horreur, Édition fr. du Rocher 1995. Tome 2. Pages noires, Édition fr.
du Rocher 1996.
7 Anatomie, 118. La stabilisation à
Durham ne viendra que plus tard, en 1958, quand la famille se
cotisera pour permettre à la mère de King de soigner
les vieux parents. Stephen King a alors 11 ans.
8 Interview de Martin Coenen, King, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, 46.
9 Id, 67.
10 On comprend que le richissime King octroie des bourses
à des étudiants méritants, fait des dons aux
bibliothèques et à des oeuvres scolaires, a
créé divers cercles artistiques ou de sport,
jusqu'à faire construire une médiathèque et un
stade pour les enfants de Bangor.
11 Déclaration de Tabitha King, citée dans
Douglas de Winter The Art of
Darkness, 1984, traduction de Laurent
Bourdier, Stephen King, Parcours d'une
oeuvre, éd. Encrage, 1999.
12 Dans cette deuxième nouvelle de King, avec une
description d'une froideur glaciale, est décrit le bon
étudiant Curt Garrish, fils d'un pasteur méthodiste,
amateur d'ordre et de propreté. Il vient de supporter pendant
une année la cohabitation forcée dans une chambre
universitaire avec quelqu'un ressemblant à King qui
sème autour de lui désordre, bouteilles et chaos.
Garrish utilise sa chambre comme pas de tir, et, maniant un .352
magnum à lunette télescopique, se met à abattre
des étudiants. King aura du mal à se débarrasser
de pulsions du même type.
13 Déclaration de MacLeod, dans Sanford Phippen,
King étudiant, le maître de
l'horreur à l'université,
article paru dans George Beahm, Stephen
King, éd. Lefrancq, 1966.
14 Voir mon essai : Stephen King et
le sexe.
15 Un des grands regrets de King est que sa mère soit
morte avant la parution de Carrie, son premier livre
édité.
16 Un bel exemple de la figure stylistique qu'est l'oxymore,
que King pratique souvent. L'oxymore est une figure majeure de
l'expression fantastique, qui consiste dans le passage d'une
opposition binaire à un système ternaire, dont
l'existence fait problème. Ex : le feu glacé, ou le
mort-vivant. Le vampire, par exemple, à la fois mort et
non-mort, dans un troisième état, passant du binaire au
ternaire, est une figure oxymorique.
17 Le Livre de Job est le premier livre biblique consacré
entièrement à l'homme qui souffre et se révolte.
Il n'est plus beaucoup lu. Pour certains, le nom de Job
n'évoque que sa misère («pauvre comme Job»)
ou le tas de cendres ou de fumier sur lequel il se tenait. Job est
devenu le symbole de l'homme qui souffre
. La lecture du Livre de Job est riche de
réflexions.
18 Anatomie de
l'Horreur, 76
19 Le Fléau, 939.
20 La conscience, La légendes des
siècles.
21 Nessus est un centaure qui fut tué par Hercule, qui
avait tenté de violer sa femme. Pour se venger, avant de
mourir, Nessus a donné sa tunique ensanglantée à
la femme d'Hercule, Déjanire, prétendant qu'elle
assurerait la fidélité de son époux.
Déjanire donna la tunique à Hercule, qui la
revêtit, et en éprouva de si vives douleurs qu'il se
suicida.
22 Le mot remords a pour racine remords, du verbe remordre :
la brûlure cuisante, semblable à la morsure,
éprouvée après une action coupable.
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