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Stephen King.

"Petit à petit, j'ai trouvé mon propre style. "1

LE SURNATUREL DANS LES PREMIÈRES NOUVELLES.

POSTE DE NUIT

 

Entre 1966 et 1973, King écrit des oeuvres qui seront pour la plupart éditées ultérieurement : plusieurs romans courts, et des nouvelles. Les uns et les autres sont le résultat de recherches dans les domaines les plus variés. Les nouvelles notamment méritent un regard attentif. Il faut en effet constater que les romans qu'écrit le jeune King sont réalistes, ou à peine marqués par une science-fiction minimaliste touchant des périodes proches. King ne s'y attaque pas au genre fantastique et au surnaturel. Ces romans2 s'apparentent davantage au courant mainstream, genre de fictions sur lesquelles il est difficile d'apposer une étiquette. Comme le signale Guy Sirois, "out débutant qu'il pût être en cette fin des années soixante, King était parfaitement conscient que le marché de l'horreur, ou même du fantastique, n'existait plus. Il suffisait de jeter régulièrement un coup d'oeil sur les rayons des librairies et les présentoirs des magasins de tabac pour arriver à la conclusion que ces genres ne s'écrivaient plus ou, du moins,qu'ils ne se publiaient plus."3

C'est précisément au moment où King se met à écrire que le genre ressuscite, après une période de léthargie, avec la publication réussie en 1967 du roman d'Ira Levin, Le Bébé de Rose Marie, et surtout le succès du film qu'en a tiré Roman Polanski (1968). Trois ans plus tard, L'exorciste de William Peter Blatty vient à point pour redonner des espoirs financiers aux éditeurs, dont Carrie a bénéficié. Ces romans sont à l'origine du succès du roman d'horreur moderne aux USA, qui s'est répandu par la suite dans le monde entier.

Les nouvelles écrites par King à cette époque explorent de multiples pistes. La nouvelle est un genre qui permet, en peu d'espace, de s'essayer à certaines musiques et de réaliser des intentions où le perfectionnement professionnel tient une grande place. Il s'agit pour un auteur consciencieux de se former, de se dégager des influences subies4. Dans cette sorte de champ clos, aux dimensions réduites, les expériences peuvent être facilement tentées. La mise en perpective en quelques phrases est calculée au mot près pour créer le climat et la mise en scène appropriée pour amener la chute finale. On ne trouvera pas la profondeur dans ces nouvelles, ni la dimension psychologique possible dans les romans, mais des indications sur les thèmes, intérêts et images qui hantent King adolescent et jeune adulte. Ce qui explique les dates retenues pour les oeuvres analysées dans ce chapitre : les nouvelles qui participent au surnaturel écrites de ses années de lycée à l'acceptation de Carrie par Doubleday en mars 1973, et la rédaction de Second Coming, qui deviendra Salem. N'ont évidemment pas été retenues les nouvelles sans rapport avec le surnaturel. Le lecteur trouvera en fin de volume la liste complète des oeuvres de King traduites en français, avec des indications sur leur contenu.

1970. Poste de nuit. 19

 

Lorsque King a cherché des exemples de ce qu'il appelle "des points de pression phobiques", les deux premiers qui lui viennent à l'esprit sont l'araignée et le rat : "Les araignées vous font peur? Bien. On va vous en donner, des araignées, comme dans Tarantula, L'Homme qui rétrécit et L'Horrible Invasion. Et les rats? Dans le roman de James Herbert qui porte ce titre 20, vous les sentirez ramper sur vous... et vous dévorer vivant."(Ana, 11) Le motif de l'araignée sera évoqué ultérieurement. Les rats sont les monstres de Poste de Nuit.

Quand King écrit Poste de Nuit, Herbert n'a pas encore publié son roman, qui ne sortira que quatre ans plus tard. Le motif était dans «l'air du temps». Les références de King sont évidemment Les rats dans les murs, la nouvelle de Lovecraft21, dont il s'inspirera plus nettement quelque temps plus tard pour la nouvelle Jerusalem's Lot. Mais King a été impressionné surtout par les rats de Dracula, de Bram Stoker : "À en croire le folklore (et dans ce long roman, Stoker exploite à fond le folklore vampirique), le vampire a le pouvoir de dominer les animaux inférieurs - les chats, les rats, les fouines."22 (Ana, 35)

On pourrait s'interroger sur la place du rat dans l'imaginaire en général. Les croyances populaires le voient comme une manifestation des sorciers, des démons, des entités nocturnes. L'animal n'a pas bonne réputation, avec ses activités de dévastation : il ronge, mord, use, détruit sans remède. Symbole chthonien, le rat, affamé et nocturne, est une créature quasi-infernale, lié à la destruction des récoltes dans l'antiquité méditerranéenne, et vecteur de la peste, ce qu'on a su très tôt. Freud a donné au rat, animal impur qui creuse les entrailles de la terre, une connotation phallique et anale23. Le rat, avec son avidité destructrice, marque aussi les pulsions et les idées obsessionnelles, qui rongent l'homme de l'intérieur et le déséquilibrent, lui dévorent son énergie vitale.

Si on s'en tient à des déclarations au premier degré, King n'aurait cherché, avec ses rats, qu'à simultanément satisfaire une phobie et créer des effets pittoresques : "Je n'aime pas les rats. Les rats me font peur. J'ai écrit une histoire appelée "Graveyard Shift"où j'ai mis les pires choses que j'ai pu imaginer, où un homme ouvre la bouche pour crier et un rat y entre en courant. Il se tortille dans sa bouche. Vous ne pouvez pas vous empêcher de penser à ce petit corps qui frémit sur votre langue, les poils drus brossant les côtés de vos lèvres, mordant votre doux palais. Alors vous l'écrivez et c'est parti. Ça devient presque amusant."(Interview, Martin Coenen, Ph.2, 48) En fait, cette nouvelle d'une vingtaine de pages se révèle être d'une certaine complexité, et fait intervenir un vécu personnel. L'étudiant Hall, bohème, rétif à l'autorité, y affronte ses démons en même temps que les choses immondes que King a accumulées à plaisir dans le sous-sol de l'usine qui a besoin d'un nettoyage.

Les êtres d'origine souterraine sont d'une nature redoutable, liés à la lutte que se livrent la vie et la mort, étroitement associées. Mais ils symbolisent aussi le côté menaçant de l'existence, que le danger soit intérieur ou extérieur. Le caractère chthonien de l'inconscient recouvre ce qu'un individu peut craindre par son caractère latent, imprévu, irrépressible. Le chthonien est l'aspect nocturne d'un individu. Hall n'aime pas l'autorité en général, et son contremaître Warwik en particulier, sans pouvoir bien éclaircir la situation, et parvenir à "
déterminer pourquoi, dans son esprit, Grand-Chef et lui étaient devenus liés l'un à l'autre d'une quelconque façon."(72) Quand ils se défieront mutuellement, sentant confusément que quelque chose de mortel va se produire pour l'un d'eux, les éléments rassemblés se mettront en place.
Pour renforcer le pouvoir maléfique des rats, King va faire entrer à son habitude divers éléments associés. La chauve-souris vit dans les cavernes et, comme le rat, incarne les forces souterraines. Elle est destructrice de vie, dévoreuse de lumière, et apparaît liée à la mort. Elle évoque le vampire. Enfin sa nature hybride, ni mammifère, ni oiseau, symboliserait une évolution spirituelle entravée, ou ratée. S'y joignent un insecte noir, la blatte, couleur de mort, et un végétal qui vit de la décomposition, le champignon. Avec de nombreuses autres notations : "
Les émanations de la rivière polluée s'alliaient à la puanteur des tissus en décomposition, des plâtres pourrissants, de la moisissure."(69)

La mise en forme littéraire de cette nouvelle, située à un carrefour entre Edgar Poe et Lovecraft, n'est peut-être pas le plus important, et sert seulement de cadre à des enjeux plus vastes. On peut rattacher ce récit à des éléments psychologiques personnels, parmi lesquels d'abord son statut d'étudiant contestataire. Au cours de son adolescence, King a souffert de ne pas être comme les autres et cette frustration a vite dégénéré en opposition
24. Les «différents» engendrent la moquerie, ou font peur. King en a souffert dans les divers petits boulots qu'il a exercés comme Hall, en étant à l'université ou jeune marié. Marqué par le fait qu'il était un étudiant miséreux, il se trouvait en opposition (le signalaient la provocation de la longueur de ses cheveux et son allure) avec une société qui le lui rendait bien. C'est "l'intellectuel", comme le contremaître qualifie Hall avec dérision (67). La moquerie est souvent le masque de la peur et les individus qui se différencient trop du groupe doivent s'attendre à servir de cible à l'agressivité collective. Dans un milieu de prolétaires rustres comme ceux décrits dans Grandes Roues 25, autre aspect de son expérience d'une filature, être étudiant passait pour une provocation. Car la non-appartenance au groupe menace ses valeurs, ses autorités et et sa cohésion. À cette époque, l'étudiant ne pouvait qu'être un contestataire, en rupture avec le mode de vie établi. Hall accepte de nettoyer le sous-sol parce qu'il a la "soudaine prémonition que quelque chose de pas ordinaire allait se produire. L'idée lui plut. Il n'aimait pas beaucoup Warwick."(69) Son opposition avec ce contremaître autoritaire entraînera Hall vers une mort pensée évitable, mais finalement acceptée, comme l'affirmation à la fois de son existence, et du peu de valeur de celle-ci. Du moins, face au contremaître, a-t-il sauvé sa dignité en affrontant des rats qui ne paraissent pas seulement des adversaires, mais des juges. En effet, à un certain moment, les rats l'observent "de leurs yeux noirs et fixes. On aurait dit des jurés."(68)

Car il y a dans cette nouvelle souterraine un aspect initiatique incontestable. Passer par la caverne ou la fosse représente une épreuve tragique. L'antre, région souterraine comme ce sous-sol aux limites non atteintes, incompréhensiblement en dehors des murs d'enceinte de l'usine, est un lieu d'épreuves plutôt que de protection. Archétype de la matrice maternelle, la caverne est à la fois un lieu de renaissance, d'épreuve, et symbolise les difficultés propres à l'étape confuse précédant l'intégration des éléments de la personnalité. Ainsi, dans les mythes, la caverne est hantée par des monstres symbolisant les contenus - dangereux parce qu'inconnus - de l'inconscient.

D'ailleurs ce sous-sol d'usine est suggéré comme étant davantage qu'un sous-sol : "L'endroit évoquait la nef délabrée d'une église désacralisée, avec ses hauts plafonds et ses gigantesques machines disloquées que l'équipe n'arriverait jamais à déplacer avec ses murs où une mousse jaunâtre poussait par plaques."(70) La métaphore avec l'église est renforcée un peu plus loin : "Au fond de cette sinistre tombe, un unique rat emplissait tout le boyau. C'était une bête énorme, une masse grise et frémissante qui ne possédait pas plus d'yeux que de pattes. Quand la lumière de Hall la frappa, elle poussa un vagissement hideux. C'était donc leur reine, la magna mater. Une chose monstrueuse, innommable, dont la progéniture, peut-être, serait un jour pourvue d'ailes."26 (84) Le sous-sol est ainsi le temple de la Magna Mater, nom donné aussi bien par les catholiques à «la sainte mère l'Église» que, dans les mythologies plus lointaines, à la matrice de la terre, la déesse-mère vitale originelle, la créatrice... La nouvelle terminée, deux inconnues subsistent : que vont devenir ces rats mutants envahisseurs? Et aussi : qui a bien pu, naguère, fermer la trappe du sous-sol par une fermeture intérieure et pourquoi? Seule trace qui subsiste de cette action à imaginer : un squelette.

 

Notes.

1 Martin Coenen , KING, Les Dossiers de Phénix 2, p. 74, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995.

2 Rage, Marche ou crève, Running Man ont été édités utérieurement. The Aftermath, Sword in the Darkness (Babylon here), Blaze ont été écrits avant Carrie, mais n'ont pas été publiés par King.

3 Un baiser dans le noir, in Edgar Morin, Stephen King, Trente années de terreur, 80.

4 King appartient à la tradition romanesque de Charles Brocken Brown (XVIIIè), d'Edgar Poe et Nathaniel Hawthorne (XIXè), de Weird Tales, la première revue à être consacrée à la littérature du surnaturel et de l'horreur, H.P. Lovecraft et Robert Bloch (milieu du XXe). King a des parentés évidentes avec Ray Bradbury, Fritz Leiber, Richard Matheson et Charles Beaumont. Il ne s'est d'ailleurs pas gêné pour emprunter à ces auteurs. Il reconnaît un certain nombre de ses emprunts dans Anatomie de l'horreur et Pages Noires, essai où il fait preuve d'une connaissance remarquable de la littérature du genre.

 19 Graveyard Shift. Création : 1970. Première publication : octobre 1970. Fait partie du recueil Danse Macabre (Night Shift).

20 The Rats (1974), Les Rats (Pocket n° 9007). À ce roman James Herbert (Grande-Bretagne, 1943) donna deux suites sur le même sujet : Le Repaire des rats (Lair, 1979) (Pocket n° 9021) et L'Empire des rats (Domain, 1984) (Pocket n° 9050).

21 "On ne peut pas dire qu'il ait toujours été bien inspiré, mais quand il l'était - voir par exemple L'Abomination de Dunwich, Les Rats dans les murs et surtout La Couleur tombée du ciel, le résultat était invariablement fantastique."(Ana, 77) L'Abomination de Dunwich, Oeuvres complètes, Tome 1, 227; éd. Robert Laffont, collection Bouquins. Les Rats dans les murs, idem, t. 2, 150; La Couleur tombée du ciel, idem, t. 1, 97.

22 King ajoute : "... (et peut-être même les Républicains, ha-ha).

23 Sigmund Freud, L'Homme aux rats, in Cinq psychanalyses, PUF, Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie, éd.1995.

24 Voir King et le sexe, chap. 1.

25 Laitier 2 : grandes roues, où on lave son linge sale en famille (A Tale of the Laundry Game) Création : 1979, extrait d'un roman inachevé, The Milkman. Première publication: 1980. Fait partie du recueil Brume (Skeleton Crew).

26 Comme les chauves-souris, qui sont des mutantes possédant encore leur queue de rat...

 

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