LE MUR
par

Sylvie Miller & Philippe Ward

Tu n'y arriveras pas !
La phrase la frappa de plein fouet, l'obligeant à fermer les yeux. Sa main droite se mit à trembler. Le stylo dessina des arabesques sur le relevé bancaire qu'elle essayait de pointer sans grand résultat depuis cinq minutes.
Tu n'y arriveras pas !
Cette phrase assénée trois ans auparavant par son ex mari à la sortie du palais de justice après la prononciation du divorce ne la quittait pas. Trois années de galère, à tenir pour lui montrer qu'elle y arriverait. Et son obstination avait payé, au prix de nombreux sacrifices. Son compte était dans le rouge, sa maison et sa vie affective désespérément vides, l'ambiance déplorable sur son lieu de travail, mais elle tenait bon. Les difficultés, affectives ou matérielles, n'avaient pas encore réussi à la faire craquer.
Marie prit une longue inspiration. Les factures commençaient à s'entasser ; il lui fallait terminer les comptes pour savoir si elle pouvait partir en vacances cet été. Trois ans sans vraies vacances... Les images se bousculaient. Des souvenirs de plage, de soleil, de chaleur... Noël en Irlande, une randonnée dans les Alpes... Que tout cela était loin !
Au bout de cinq minutes, son regard quitta la pile posée devant elle pour errer sur le mur lui faisant face. Un mur lisse, blanc, uni, sans la moindre décoration, pas de tableaux, encore moins de photos, que ses yeux verts fixèrent par habitude.
Brusquement ses paupières se plissèrent. Pendant un moment une forme bizarre était apparue sur le mur, qui reprit aussitôt son immaculée blancheur. L'image fugace d'un visage, simplement esquissée pendant une fraction de seconde...
Décidément, la fatigue lui jouait bien des tours. Si elle avait des visions, maintenant... Marie ferma les yeux, soupira. Se secouant, elle les rouvrit pour contempler la facture d'électricité posée en haut de la pile. Encore une dépense oubliée, qui grevait son budget. Décidément, elle n'en sortirait jamais... Après avoir signé d'un geste résigné le titre de paiement, Marie s'octroya un instant de repos.
Dans la cuisine, elle se prépara un thé earl grey. Depuis toujours elle avait adoré le moment du thé, rythmant ses journées de ces petites coupures rituelles. Elle approcha la tasse de ses lèvres, souffla sur la surface, et but le liquide brûlant à petites gorgées, savourant longuement l'arôme un peu âcre de la bergamote. La boisson au goût si particulier lui redonna un peu d'énergie. Elle apprécia ce moment de détente dans cette vie grise et monotone qui était devenue la sienne.
Pendant une fraction de seconde, elle souhaita une nouvelle fois en finir... Non. Trop facile. La mort serait une victoire pour son ex mari.
Tu n'y arriveras pas !
Elle allait lui prouver le contraire. Tomber amoureux de la mort quand on est au fond du puits semblait trop commode.
Après avoir déposé sa tasse vide dans l'évier où s'entassaient déjà plusieurs assiettes, un verre et une poêle, Marie hésita un instant. La vaisselle pouvait attendre. Payer les factures était prioritaire : autant éviter d'accumuler les ennuis.
En passant dans l'entrée, elle s'arrêta quelques secondes devant le miroir qui renvoya le reflet de son visage : deux grands yeux verts, un nez droit, des lèvres fines, une masse de longs cheveux bruns détachés soulignant un ovale presque parfait à la teinte de porcelaine. Elle le fixa une seconde avant de se détourner, ne voulant surtout pas regarder le reste : son corps.
Il était lourd, avec des hanches larges, des courbes trop rondes et des seins trop imposants. Si ordinaire... Tellement insignifiant que le regard des autres glissait sur lui et le fuyait.
Ce corps, négligé depuis trois ans, lui faisait maintenant horreur. Elle avait pris un soin tout particulier à l'enlaidir, à le regarder s'arrondir, s'épaissir, comme pour se venger sur lui de la souffrance et de la solitude. Elle se trouvait affreuse, moche ; et elle l'était.
Sur ses joues coulaient des larmes qu'elle balaya aussitôt. Ces bouffées de tristesse étaient son lot quotidien. Ravalant sa peine, elle s'installa devant la table de la salle à manger. Ne pas se laisser aller... Se battre... Ces mots résonnaient comme un mantra dans son esprit. Elle s'accrocherait.
Au bout d'un quart d'heure, elle contempla, effarée, le chiffre qui s'affichait sur la machine. Il dépassait de loin son découvert autorisé. Son compte restait obstinément dans le rouge. Pourtant, il restait encore la facture de téléphone à payer. Marie jeta le stylo d'un geste rageur et éteignit la calculatrice. C'était trop. Elle craquait. Elle ferma les yeux, espérant en les rouvrant trouver une table rangée, et plus aucun souci.
Elle se laissa dériver un instant, perdue dans ses pensées. Les souvenirs affluaient : l'enfance, l'adolescence, les instants dorés et magiques, avant la mort accidentelle de ses parents, les temps forts de sa vie, son mariage, l'espoir qu'elle avait mis à construire une nouvelle vie, sa vie... Et chaque fois, l'échec, toujours... Elle se heurtait à l'échec comme à un mur infranchissable.
Son corps la rappela à la réalité. Marie frissonnait. Un froid insidieux l'avait envahie. Il coulait dans ses veines, liquide, comme injecté par une seringue. Plus glacial que la mort.
Ouvrant les yeux, elle tourna aussitôt la tête pour examiner la fenêtre : fermée. Son regard revint vers le mur blanc : pareil à une étendue hostile, il semblait moins matériel que d'habitude. Le froid en émanait par vagues de vibrations successives qui la pénétraient jusqu'aux os.
Marie se leva, tremblant de froid. Bien que le radiateur dégageât sa chaleur bienfaitrice, celle-ci n'arrivait plus à réchauffer le corps féminin frissonnant au milieu de la pièce.
Elle se dirigea vers la cloison, intriguée. Parvenue à quelques centimètres du mur, ses jambes se bloquèrent. Surprise, Marie sentit la curiosité laisser place à l'inquiétude.
Elle songea à se réfugier dans sa chambre, sous la couette chaude et protectrice. Au moment où l'idée traversait son esprit, Marie réalisa qu'elle ne pourrait pas quitter la pièce. Elle était irrémédiablement attirée par le mur.
Face à elle, la paroi se mit à onduler. Des vagues prenaient naissance au sol pour remonter vers le plafond en une houle de plus en plus violente. Une ligne bleue trancha soudain le mur dans sa hauteur. L'incision, nette, remonta des plinthes au plafond. La ligne s'ouvrit. A l'intérieur de la plaie béante, des anneaux tourbillonnaient en vagues concentriques, maelströms miniatures convergeant pour créer une spirale dévoreuse de vie. Celle-ci tournoya de plus en plus rapidement, menaçant d'aspirer tout l'intérieur de l'appartement.
Marie fixait le mur,
Marie fixait le mur, complètement tétanisée. Son coeur battait à cent à l'heure. Sa bouche s'ouvrit sur un cri muet. Ses yeux s'agrandirent sous l'effet d'une terreur sans nom. Son cerveau refusait d'accepter les images défilant devant elle. Ses émotions ne lui dictaient qu'une seule réaction : s'échapper, quitter l'appartement en hurlant. Mais le mur la retenait.
La spirale changea de couleur. Elle passa du bleu au noir, avant de se rétracter sur elle-même. Puis elle se fondit dans la blancheur mouvante.
Des ombres imprécises se dessinèrent. Une dizaine environ. Spectres étranges qui se mirent à virevolter, sortant du néant immaculé. Ils prirent peu à peu des formes identifiables : une série de silhouettes vaguement humaines. Ces figures dansèrent, pendant plusieurs minutes, une sarabande endiablée avant de disparaître, englouties.
Le mur retrouva sa nudité. Mais pas sa solidité. Il continuait de dégager des ondes de plus en plus puissantes. Toute la salle à manger vibrait au même rythme. Marie se trouvait piégée par cette force émanant de la cloison.
Une emprise l'obligea à avancer, les bras tendus en avant. Ne pouvant qu'obéir, elle posa les mains contre la paroi glacée. Des ondes de froid déferlèrent à nouveau dans tout son corps, ses nerfs gelaient littéralement.
Les vagues se calmèrent et la surface redevint plane. La tension dans la pièce diminua. La sensation de menace s'estompait. Le coeur de Marie reprit un rythme normal. Sous ses paumes, la consistance du mur était à la fois liquide et ferme, comme un matelas rempli d'eau.
Le froid se changea soudain en chaleur qui remonta le long de ses bras pour se diffuser à l'intérieur du corps. Marie ressentit un bien-être profond. Elle oublia tout. Angoisses, soucis, désespoir se fondaient dans cette vague liquide et chaude qui avait pris possession d'elle. Une douce torpeur l'envahissait, l'incitant à l'abandon.
Le temps s'était arrêté. Rien n'avait plus d'importance. Seule la chaleur comptait, balayant tous les problèmes.
Le mur se remit à bouger. De nouvelles vagues, calmes et légères, agitèrent sa surface. L'ombre d'un visage souriant fit un fugace passage devant elle et disparut aussitôt.
Marie fut rejetée en arrière, ses mains repoussées violemment par la surface qui redevint dure et inerte. Un voile assombrit ses pensées. Coupée du mur, elle eut une absence pendant de longues minutes. Revenant à la réalité, elle se retrouva assise contre la cloison, l'esprit vide.
La pièce avait repris son aspect neutre de tous les jours. Marie leva les yeux vers la paroi blanche. Avait-elle rêvé ? Devenait-elle folle ? Elle se mit à trembler. Puis elle pleura.
Cherchant un refuge, elle quitta brusquement la pièce, pour se précipiter dans son lit.
Ce soir là, Marie médita de longues heures. La scène vécue plus tôt hantait sa mémoire. Les événements défiaient toute logique. Pourtant une chose était certaine : la chaleur de la couette n'était en rien comparable à la force apaisante ressentie au contact du mur.
Un court instant, une paix profonde l'avait envahie, ce sentiment dont elle rêvait depuis si longtemps... Même si cela pouvait sembler totalement irrationnel, cette intense harmonie lui manquait cruellement. Trop cruellement.
Le lendemain soir, Marie déposa les sacs contenant les courses de la semaine sur la table de la cuisine. Manquant de courage pour ranger tout de suite, elle passa dans la salle à manger et se laissa tomber sur une chaise.
Tu n'y arriveras pas.
La phrase frappa Marie de plein fouet. Venue de nulle part, elle avait résonné dans son esprit. Par réflexe, le regard de la jeune femme se posa sur le mur. Rien.
Elle se reprit, se leva et décida d'aller déballer les paquets laissés en plan dans la cuisine.
Au moment où elle quittait la salle à manger, la vibration de la veille envahit de nouveau la pièce. Marie se retourna.
Le froid revint s'emparer de son corps, la clouant sur place, tétanisée. Seul ses yeux demeuraient mobiles, regardant attentivement la cloison, à la recherche d'un indice. Le phénomène allait-il se reproduire ?
Autour d'elle tout devint flou. Seul le mur lui apparaissait bien distinct. La télévision, le canapé, les fauteuils, tout disparut dans un brouillard opaque. La paroi vibrait et l'attirait. La réalité s'estompait.
Petit à petit une ombre grise se forma sur la surface blanche, un simple cercle aux contours vagues.
Ce ne fut d'abord qu'une tache imprécise qui se mit à onduler puis à prendre forme.
Un visage d'homme émergea, se découpant en relief sur le mur. Elle reconnut vaguement la forme de la veille. D'abord, ses traits furent légèrement brouillés ; au bout de quelques secondes il apparut avec la beauté d'un ange déchu ou d'un satyre. Une telle puissance, un tel pouvoir de séduction émanait de ce simple visage que la jeune femme en eut le souffle coupé. Il avait l'attrait de l'interdit. On aurait dit une sculpture vivante, à la magnificence d'un Michel Ange ou d'un Gian Lorenzo Bernini.
Marie la contempla, fascinée.
Viens.
La voix jaillit dans son esprit ; un trouble envahit tout son corps alors qu'une main de glace lui serrait le coeur. Cela lui fit peur. Son cerveau lui hurla de fuir.
Viens !
L'appel s'était fait impératif. La voix ordonnait. Marie ne pouvait pas, ne voulait pas croiser ce regard qui la parcourait sans vergogne. Elle était incapable de dominer le tremblement qui agitait son corps. Elle hésita. Ses résistances s'amenuisaient.
Viens...
La voix se fit séduction. Marie céda. Sans réfléchir, elle avança vers le mur.
Toutes ses pensées s'évanouirent : ses factures, son découvert, sa vie insipide, son lit vide... Tout disparut, la paix se trouvait à quelques mètres d'elle. Elle le savait, le sentait.
Viens.
La voix était douce, grave, sensuelle, enjôleuse. Et surtout elle s'adressait à elle. Jamais on ne lui avait parlé de cette façon, avec autant de chaleur.
Marie sourit, séduite. Le visage s'illumina en retour. Tout en lui était invite. Elle chavira, emportée par une émotion venue du tréfonds de son être. L'irrationnel de la situation ne lui sembla plus étrange. L'être avait annihilé sa volonté. Il éveillait son désir, appelait son corps. Il provoquait un besoin puissant dans son ventre.
Comme dans un rêve, elle se leva, se déshabilla entièrement et colla son corps nu contre le mur, les mains plaquées contre la paroi. Son sexe se trouva juste à hauteur de la bouche.
La sensation de froid disparut. La chaleur accueillante commença à monter en elle. Une langue caressante la pénétra, des lèvres embrassèrent son intimité. Jamais son mari ne lui avait prodigué cette caresse. Il l'avait abandonnée en lui jetant à la figure que ce plaisir était pour une autre depuis des années. Avant de claquer définitivement la porte, il avait ajouté qu'elle ferait bien de soigner sa frigidité.
Dans les mois qui suivirent, sa vie avait été un véritable tourbillon d'aventures. Elle collectionnait les hommes, allant dans les bars pour draguer et choisir le premier venu. Mais le plaisir se dérobait à chaque fois. Elle ne parvenait pas à éprouver la moindre jouissance physique.
Les hommes l'abandonnaient toujours après la première fois. Pas un seul ne restait, la rejetant après une simple nuit. A peine un au revoir et elle se retrouvait seule, souillée.
Les souvenirs rejaillirent en force : la quête désespérée du bonheur, la fuite en avant puis l'abandon, le repli sur elle-même, le mélange de culpabilité et de destruction empoisonnant son esprit et son coeur...
Aujourd'hui, pour la première fois de sa vie, son corps réagissait à une caresse qu'elle croyait définitivement hors de sa portée. Marie était en paix, une confiance inébranlable l'avait envahie. Elle s'ouvrait, se laissant porter par un plaisir suave et sensuel.
La caresse se prolongea de longues minutes, d'abord douce, puis de plus en plus violente. La langue connaissait son métier. Elle investissait le sexe de Marie, l'explorant, le goûtant, éveillant des sensations inconnues jusqu'alors. Un abandon, une envie profonde de se laisser aller... Une vibration, une excitation intense, aussi... Atteindre le bonheur... Oser...
Le bassin de Marie s'agita en de lents mouvements accompagnant le travail de la langue. Les sensations étaient sublimes. Une vague montait en elle. Elle gémit. Se tendit. Son ventre s'enflammait. Ses yeux se fermèrent. Le plaisir explosa.
Elle jouit, les mains crispées contre le mur, qui vibrait en même temps que son corps. Sous sa peau, la surface était fluide. Des vagues se formaient et ondulaient de plus en plus vite à mesure que l'orgasme la possédait tout entière.
La jouissance se prolongea longtemps, atteignant une puissance que Marie pouvait à peine supporter, à la limite de la douleur. Soudain, le mur la libéra. Elle s'effondra sur le tapis, évanouie.
Quand elle rouvrit les yeux, la salle à manger était plongée dans l'obscurité. Avait-elle dormi ? S'était-elle évanouie ? Combien de temps était-elle demeurée inconsciente ? Quel rêve bizarre... Il semblait si réel...
Reprenant pied dans la réalité, elle constata qu'elle était assise le long du mur... Nue ! Nue ? Mais alors... Le rêve...
Marie n'arrivait pas à rassembler les images éparses que la jouissance avait fait éclater en un maelström de sensations violentes.
Elle se leva, grimaça tant son corps lui faisait mal, tâtonna jusqu'à l'interrupteur. La lumière emplit la pièce, le premier regard de Marie fut pour la pendule. 22 h 05. Le second se porta sur le mur. Celui-ci avait retrouvé sa blancheur naturelle.
Elle se précipita, posa les mains, recherchant un indice... Perdait-elle la raison ? Et pourtant, elle n'avait pas inventé la sensation de plénitude intense ressentie quelques heures plus tôt. Qu'en restait-il ? Rien... Qu'un immense vide...
Une nouvelle phrase éclata alors dans son esprit :
Ce plaisir n'est pas pour toi.
Marie se laissa glisser contre le mur de nouveau solide, l'air hagard, comme privée de son soutien. Elle pleura de longues minutes, recroquevillée sur le tapis. Une haine irrationnelle domina les sanglots. Il n'avait pas le droit de lui dire ça !
Des pensées incohérentes et désordonnées se bousculèrent alors. Toutes les rancoeurs accumulées au fil des années se relâchaient en une rage aveugle et destructrice.
Pourquoi se jouait-il d'elle ? Pourquoi était-il parti comme tous les autres ? Il se refusait à elle, l'abandonnant après la première étreinte. N'ayant que mépris pour cette nymphomane.
Elle n'était qu'une femme aspirant à connaître enfin le plaisir, le bonheur. Elle s'était ouverte, abandonnée. Cadeau suprême, elle avait joui, enfin... Pourtant lui aussi s'était dérobé, sans même un au revoir, cette fois... Elle lui avait tout donné, mais elle n'avait toujours pas droit au bonheur.
Marie se sentit à nouveau souillée, trahie. Il n'avait pas seulement utilisé son corps. Il l'avait mise en confiance, lui avait tout demandé, l'avait forcée à s'impliquer. C'était comme s'il lui avait volé son âme...
Elle se releva, se jeta contre le mur immaculé et frappa de toutes ses forces avec les poings.
«Reviens ! » vociféra-t-elle. « Reviens, j'ai besoin de toi, tu es à moi. »
Elle cria comme un loup hurle la nuit, pleurs de rage, pleurs de désespoir.
Les poings frappèrent et frappèrent, sans s'arrêter, malgré la douleur et la souffrance. Les larmes roulaient sur ses joues. Elle continua à cogner le mur, avec de plus en plus de force.
Au bout d'un long moment, les coups se firent moins virulents, avant de cesser totalement. Une vague de tristesse l'envahit. Abattue, elle tourna le dos au mur, ramassa ses vêtements et se traîna dans la salle de bain. La douche brûlante ne lui apporta aucun réconfort.
Marie revint dans la salle à manger, vêtue d'un peignoir. Son regard se posa immédiatement sur le mur, attendant un signe qui ne vint pas.
Elle s'installa à sa place habituelle et demeura prostrée de longues minutes avant de regagner son lit, l'esprit vide.
Elle vécut les jours suivants comme dans un brouillard. En rentrant de son travail, elle s'asseyait face au mur, passant des heures à le contempler. Son imagination lui faisait voir des formes bizarres. Elle se précipitait alors pour se coller contre la paroi lisse. Mais la voix revenait plus forte, plus insidieuse :
Ce plaisir n'est pas pour toi.
Découragée, elle revenait s'asseoir et attendait, immobile. Au fond de son coeur, était ancrée la certitude que ce plaisir était pour elle. Elle attendrait. Encore et encore. Le visage reviendrait.
Marie était sûre qu'il l'amènerait vers un ailleurs qu'elle méritait, vers un bonheur désormais sien. À aucun moment, son esprit n'avait mis en doute cette affirmation. Elle n'avait pas cherché à l'expliquer, se contentant d'accepter cette plénitude comme un immense cadeau fait par le destin.
Le moment d'extase vécu comme dans un rêve peuplait ses journées et ses nuits. Elle continuait à manger, à travailler, uniquement en pensant au visage. Son absence avait forcément un sens. Elle ne pouvait pas se laisser aller. Marie était persuadée qu'il la mettait à l'épreuve.
Maintenant, le droit à l'erreur lui était refusé. Sa dernière chance se trouvait à moins de trois mètres. Pas question de se montrer faible. Elle devait changer sa vie, même si changer signifiait souffrir. Il fallait abandonner son ancien soi comme une vieille peau devenue inutile. C'est à ce prix que le bonheur reviendrait.
Ce changement lui faisait peur : peur de l'inconnu, d'elle-même, du visage... Elle savait ce qu'elle abandonnait ; ce qui l'attendait ne pouvait être que mieux. Avancer pour trouver enfin la lumière...
Alors, tous les soirs, elle s'asseyait et patientait pendant plusieurs heures, sachant que son amour serait bientôt partagé.
Enfin, le cinquième soir, sa patience fut récompensée.
Elle se tenait, comme à son habitude, face au du mur, immobile, guettant le signe. Soudain elle tressaillit. Des ondulations venaient d'apparaître, la paroi vibrait. Son coeur se mit à battre la chamade. L'homme revenait pour elle.
Les vagues prirent de l'ampleur et la cloison s'anima à nouveau. Marie sourit, attendant calmement l'arrivée du visage. Elle était nue, offerte, plus rien n'existait autour d'elle, seul comptait le bonheur qu'il allait lui donner, la plénitude à laquelle elle aspirait depuis des années et que personne n'avait su lui offrir.
Enfin les vagues se calmèrent et la forme apparut.
Elle se leva, ferma les yeux et compta mentalement jusqu'à trente. Quand elle les rouvrit, le visage était là, son regard admirant le corps nu. Marie demeura immobile, les bras ballants, attendant un ordre pour s'approcher.
Mais l'homme continua à la fixer pendant de longues minutes, un sourire énigmatique aux lèvres.
Marie était gênée, n'ayant pas l'habitude de rester ainsi nue, son corps laid offert au regard masculin. Elle voulut l'implorer, le supplier de l'appeler à lui. Mais elle ne mendierait plus jamais une faveur. Alors elle avança vers lui, décidée à prendre ce qui lui revenait de droit.
Le visage se mit à rire. D'abord moqueur, il devint sardonique et cruel. L'homme jubilait.
Marie n'en tint pas compte et continua de marcher vers le mur car ce plaisir lui appartenait désormais. À elle seule. Plus besoin d'attendre le
Viens.
Elle voulait être sienne pour toujours. Son corps se tendait vers lui.
Son corps, mais pas son esprit. Un doute s'empara d'elle, insidieux : ce bonheur était-il possible ? D'un coup tout lui parut trop beau, trop fort. Surprise par cet éclair de lucidité, la jeune femme eut un mouvement de recul.
Le visage commença alors à s'estomper, à se résorber dans le mur.
Marie cria, paniquée à l'idée qu'il ne disparaisse à nouveau. Ainsi c'était une épreuve. Elle devait changer. Il exigeait d'elle un engagement total. Pour ne pas le perdre, elle se rendit à lui et marcha, fière, tendue, offerte.
La jeune femme plaqua son corps nu contre le mur, posa ses deux mains bien à plat, renversa sa tête en arrière et commença une savante danse du ventre.
Pendant un moment, elle ne sentit que le contact froid du mur, aucune sensation de plaisir. Une bouffée de rage monta dans son esprit : ce plaisir était sien et elle le prendrait. Il serait là chaque fois que son corps en aurait besoin. Il lui appartenait à jamais.
Marie accéléra le rythme de son bassin et enfin, elle savoura une caresse douce sur les lèvres de son sexe. Elle ferma les yeux pour se laisser porter par cette houle.
La jouissance explosa en une gerbe de feux d'artifice, une volupté jamais éprouvée, comme si son corps se désagrégeait en une multitude de fragments épars contenant chacun une partie de ce plaisir suprême. Elle se fondait en lui, il prenait possession de chacune de ses cellules.
Cela dura une éternité.
Marie retrouva ses esprits, ouvrit les yeux et vit en face d'elle un homme nu qui lui souriait. Elle mit quelques secondes avant de reconnaître le visage du mur.
Elle tenta de tourner son regard vers la droite : impossible. Sur la gauche : sans succès. Ses yeux ne pouvaient plus bouger, fixés sur l'homme se tenant debout au milieu de son salon.
Marie voulut se lever mais son corps ne répondait plus ; elle essaya de porter ses mains à sa figure : sans résultat. Elle n'avait plus de membres. La peur commença à la gagner, une frayeur sourde doublée d'incompréhension.
Alors l'homme partit d'un grand éclat de rire qui résonna dans toute la salle à manger avant qu'un cri ne sorte de sa gorge.
Marie le contempla quelques instants, cherchant toujours à comprendre. Brusquement tout son être chavira comme si elle se trouvait dans un bateau en pleine tempête ; elle eut envie de vomir, mais rien ne remontait de son ventre. Elle voulut parler mais sa gorge s'ouvrit sans un mot. Sa vision s'estompa, remplacée par un voile blanc.
Elle lutta de toutes ses forces pour regagner le salon. La mouvance blanche qui l'entourait s'ouvrit à nouveau sur la pièce familière. L'homme était toujours là, à rire comme un dément.
«Je suis libre ! » hurla-t-il en effectuant quelques pas de danse.
Puis, continuant de rire, il lui tourna le dos et marcha d'un pas tranquille pour quitter la pièce, sans un regard en arrière.
Marie le vit partir et ressentit un vide intense. Une douleur atroce l'envahit. C'était impossible ; il ne pouvait pas la quitter, il lui appartenait. Il était sa chose, son esclave, jamais elle ne le laisserait s'échapper. Elle avait droit au bonheur. Il le lui devait. Alors son esprit émis une seule pensée.
Viens.
L'homme s'immobilisa. Marie lança toute sa volonté vers lui, dans une rage désespérée. Elle sentit des ondes de froid émaner de son être pour investir la pièce. Tout, autour d'elle, vibrait intensément.
L'homme poussa un cri de haine. Il fit une dernière tentative pour échapper aux ondes glaciales qui le saisissaient.
Viens !
L'homme se retourna, vaincu, et marcha vers ce visage de femme émergeant du mur, vers cette bouche ouverte qui n'attendait que son sexe dressé pour l'engloutir.

Sylvie Miller & Philippe Ward

Biographie et bibliographie de :

Sylvie Miller

Philippe Ward

Cette nouvelle a été publiée la première fois dans Ténèbres # 9, février/avril 2000

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 17  : automne 2002.

 

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