LE
MUR
par
Sylvie Miller & Philippe
Ward
Tu n'y arriveras
pas !
La phrase la
frappa de plein fouet, l'obligeant à fermer les yeux. Sa main
droite se mit à trembler. Le stylo dessina des arabesques sur
le relevé bancaire qu'elle essayait de pointer sans grand
résultat depuis cinq minutes.
Tu n'y
arriveras pas !
Cette phrase
assénée trois ans auparavant par son ex mari à
la sortie du palais de justice après la prononciation du
divorce ne la quittait pas. Trois années de galère,
à tenir pour lui montrer qu'elle y arriverait. Et son
obstination avait payé, au prix de nombreux sacrifices. Son
compte était dans le rouge, sa maison et sa vie affective
désespérément vides, l'ambiance
déplorable sur son lieu de travail, mais elle tenait bon. Les
difficultés, affectives ou matérielles, n'avaient pas
encore réussi à la faire craquer.
Marie prit une longue inspiration. Les factures commençaient
à s'entasser ; il lui fallait terminer les comptes pour savoir
si elle pouvait partir en vacances cet été. Trois ans
sans vraies vacances... Les images se bousculaient. Des souvenirs de
plage, de soleil, de chaleur... Noël en Irlande, une
randonnée dans les Alpes... Que tout cela était loin
!
Au bout de cinq minutes, son regard quitta la pile posée
devant elle pour errer sur le mur lui faisant face. Un mur lisse,
blanc, uni, sans la moindre décoration, pas de tableaux,
encore moins de photos, que ses yeux verts fixèrent par
habitude.
Brusquement ses paupières se plissèrent. Pendant un
moment une forme bizarre était apparue sur le mur, qui reprit
aussitôt son immaculée blancheur. L'image fugace d'un
visage, simplement esquissée pendant une fraction de
seconde...
Décidément, la fatigue lui jouait bien des tours. Si
elle avait des visions, maintenant... Marie ferma les yeux, soupira.
Se secouant, elle les rouvrit pour contempler la facture
d'électricité posée en haut de la pile. Encore
une dépense oubliée, qui grevait son budget.
Décidément, elle n'en sortirait jamais... Après
avoir signé d'un geste résigné le titre de
paiement, Marie s'octroya un instant de repos.
Dans la cuisine, elle se prépara un thé earl grey.
Depuis toujours elle avait adoré le moment du thé,
rythmant ses journées de ces petites coupures rituelles. Elle
approcha la tasse de ses lèvres, souffla sur la surface, et
but le liquide brûlant à petites gorgées,
savourant longuement l'arôme un peu âcre de la bergamote.
La boisson au goût si particulier lui redonna un peu
d'énergie. Elle apprécia ce moment de détente
dans cette vie grise et monotone qui était devenue la
sienne.
Pendant une fraction de seconde, elle souhaita une nouvelle fois en
finir... Non. Trop facile. La mort serait une victoire pour son ex
mari.
Tu n'y
arriveras pas
!
Elle allait lui prouver le contraire. Tomber amoureux de la mort
quand on est au fond du puits semblait trop commode.
Après avoir déposé sa tasse vide dans
l'évier où s'entassaient déjà plusieurs
assiettes, un verre et une poêle, Marie hésita un
instant. La vaisselle pouvait attendre. Payer les factures
était prioritaire : autant éviter d'accumuler les
ennuis.
En passant dans l'entrée, elle s'arrêta quelques
secondes devant le miroir qui renvoya le reflet de son visage : deux
grands yeux verts, un nez droit, des lèvres fines, une masse
de longs cheveux bruns détachés soulignant un ovale
presque parfait à la teinte de porcelaine. Elle le fixa une
seconde avant de se détourner, ne voulant surtout pas regarder
le reste : son corps.
Il était lourd, avec des hanches larges, des courbes trop
rondes et des seins trop imposants. Si ordinaire... Tellement
insignifiant que le regard des autres glissait sur lui et le
fuyait.
Ce corps, négligé depuis trois ans, lui faisait
maintenant horreur. Elle avait pris un soin tout particulier à
l'enlaidir, à le regarder s'arrondir, s'épaissir, comme
pour se venger sur lui de la souffrance et de la solitude. Elle se
trouvait affreuse, moche ; et elle l'était.
Sur ses joues coulaient des larmes qu'elle balaya aussitôt. Ces
bouffées de tristesse étaient son lot quotidien.
Ravalant sa peine, elle s'installa devant la table de la salle
à manger. Ne pas se laisser aller... Se battre... Ces mots
résonnaient comme un mantra dans son esprit. Elle
s'accrocherait.
Au bout d'un quart d'heure, elle contempla, effarée, le
chiffre qui s'affichait sur la machine. Il dépassait de loin
son découvert autorisé. Son compte restait
obstinément dans le rouge. Pourtant, il restait encore la
facture de téléphone à payer. Marie jeta le
stylo d'un geste rageur et éteignit la calculatrice.
C'était trop. Elle craquait. Elle ferma les yeux,
espérant en les rouvrant trouver une table rangée, et
plus aucun souci.
Elle se laissa dériver un instant, perdue dans ses
pensées. Les souvenirs affluaient : l'enfance, l'adolescence,
les instants dorés et magiques, avant la mort accidentelle de
ses parents, les temps forts de sa vie, son mariage, l'espoir qu'elle
avait mis à construire une nouvelle vie, sa vie... Et chaque
fois, l'échec, toujours... Elle se heurtait à
l'échec comme à un mur infranchissable.
Son corps la rappela à la réalité. Marie
frissonnait. Un froid insidieux l'avait envahie. Il coulait dans ses
veines, liquide, comme injecté par une seringue. Plus glacial
que la mort.
Ouvrant les yeux, elle tourna aussitôt la tête pour
examiner la fenêtre : fermée. Son regard revint vers le
mur blanc : pareil à une étendue hostile, il semblait
moins matériel que d'habitude. Le froid en émanait par
vagues de vibrations successives qui la pénétraient
jusqu'aux os.
Marie se leva, tremblant de froid. Bien que le radiateur
dégageât sa chaleur bienfaitrice, celle-ci n'arrivait
plus à réchauffer le corps féminin frissonnant
au milieu de la pièce.
Elle se dirigea vers la cloison, intriguée. Parvenue à
quelques centimètres du mur, ses jambes se bloquèrent.
Surprise, Marie sentit la curiosité laisser place à
l'inquiétude.
Elle songea à se réfugier dans sa chambre, sous la
couette chaude et protectrice. Au moment où l'idée
traversait son esprit, Marie réalisa qu'elle ne pourrait pas
quitter la pièce. Elle était
irrémédiablement attirée par le mur.
Face à elle, la paroi se mit à onduler. Des vagues
prenaient naissance au sol pour remonter vers le plafond en une houle
de plus en plus violente. Une ligne bleue trancha soudain le mur dans
sa hauteur. L'incision, nette, remonta des plinthes au plafond. La
ligne s'ouvrit. A l'intérieur de la plaie béante, des
anneaux tourbillonnaient en vagues concentriques, maelströms
miniatures convergeant pour créer une spirale dévoreuse
de vie. Celle-ci tournoya de plus en plus rapidement, menaçant
d'aspirer tout l'intérieur de l'appartement.
Marie fixait le mur,
Marie fixait le mur, complètement tétanisée. Son
coeur battait à cent à l'heure. Sa bouche s'ouvrit sur
un cri muet. Ses yeux s'agrandirent sous l'effet d'une terreur sans
nom. Son cerveau refusait d'accepter les images défilant
devant elle. Ses émotions ne lui dictaient qu'une seule
réaction : s'échapper, quitter l'appartement en
hurlant. Mais le mur la retenait.
La spirale changea de couleur. Elle passa du bleu au noir, avant de
se rétracter sur elle-même. Puis elle se fondit dans la
blancheur mouvante.
Des ombres imprécises se dessinèrent. Une dizaine
environ. Spectres étranges qui se mirent à virevolter,
sortant du néant immaculé. Ils prirent peu à peu
des formes identifiables : une série de silhouettes vaguement
humaines. Ces figures dansèrent, pendant plusieurs minutes,
une sarabande endiablée avant de disparaître,
englouties.
Le mur retrouva sa nudité. Mais pas sa solidité. Il
continuait de dégager des ondes de plus en plus puissantes.
Toute la salle à manger vibrait au même rythme. Marie se
trouvait piégée par cette force émanant de la
cloison.
Une emprise l'obligea à avancer, les bras tendus en avant. Ne
pouvant qu'obéir, elle posa les mains contre la paroi
glacée. Des ondes de froid déferlèrent à
nouveau dans tout son corps, ses nerfs gelaient
littéralement.
Les vagues se calmèrent et la surface redevint plane. La
tension dans la pièce diminua. La sensation de menace
s'estompait. Le coeur de Marie reprit un rythme normal. Sous ses
paumes, la consistance du mur était à la fois liquide
et ferme, comme un matelas rempli d'eau.
Le froid se changea soudain en chaleur qui remonta le long de ses
bras pour se diffuser à l'intérieur du corps. Marie
ressentit un bien-être profond. Elle oublia tout. Angoisses,
soucis, désespoir se fondaient dans cette vague liquide et
chaude qui avait pris possession d'elle. Une douce torpeur
l'envahissait, l'incitant à l'abandon.
Le temps s'était arrêté. Rien n'avait plus
d'importance. Seule la chaleur comptait, balayant tous les
problèmes.
Le mur se remit à bouger. De nouvelles vagues, calmes et
légères, agitèrent sa surface. L'ombre d'un
visage souriant fit un fugace passage devant elle et disparut
aussitôt.
Marie fut rejetée en arrière, ses mains
repoussées violemment par la surface qui redevint dure et
inerte. Un voile assombrit ses pensées. Coupée du mur,
elle eut une absence pendant de longues minutes. Revenant à la
réalité, elle se retrouva assise contre la cloison,
l'esprit vide.
La pièce avait repris son aspect neutre de tous les jours.
Marie leva les yeux vers la paroi blanche. Avait-elle
rêvé ? Devenait-elle folle ? Elle se mit à
trembler. Puis elle pleura.
Cherchant un refuge, elle quitta brusquement la pièce, pour se
précipiter dans son lit.
Ce soir là, Marie médita de longues heures. La
scène vécue plus tôt hantait sa mémoire.
Les événements défiaient toute logique. Pourtant
une chose était certaine : la chaleur de la couette
n'était en rien comparable à la force apaisante
ressentie au contact du mur.
Un court instant, une paix profonde l'avait envahie, ce sentiment
dont elle rêvait depuis si longtemps... Même si cela
pouvait sembler totalement irrationnel, cette intense harmonie lui
manquait cruellement. Trop cruellement.
Le lendemain soir, Marie déposa les sacs contenant les courses
de la semaine sur la table de la cuisine. Manquant de courage pour
ranger tout de suite, elle passa dans la salle à manger et se
laissa tomber sur une chaise.
Tu n'y
arriveras pas.
La phrase
frappa Marie de plein fouet. Venue de nulle part, elle avait
résonné dans son esprit. Par réflexe, le regard
de la jeune femme se posa sur le mur. Rien.
Elle se reprit, se leva et décida d'aller déballer les
paquets laissés en plan dans la cuisine.
Au moment où elle quittait la salle à manger, la
vibration de la veille envahit de nouveau la pièce. Marie se
retourna.
Le froid revint s'emparer de son corps, la clouant sur place,
tétanisée. Seul ses yeux demeuraient mobiles, regardant
attentivement la cloison, à la recherche d'un indice. Le
phénomène allait-il se reproduire ?
Autour d'elle tout devint flou. Seul le mur lui apparaissait bien
distinct. La télévision, le canapé, les
fauteuils, tout disparut dans un brouillard opaque. La paroi vibrait
et l'attirait. La réalité s'estompait.
Petit à petit une ombre grise se forma sur la surface blanche,
un simple cercle aux contours vagues.
Ce ne fut d'abord qu'une tache imprécise qui se mit à
onduler puis à prendre forme.
Un visage d'homme émergea, se découpant en relief sur
le mur. Elle reconnut vaguement la forme de la veille. D'abord, ses
traits furent légèrement brouillés ; au bout de
quelques secondes il apparut avec la beauté d'un ange
déchu ou d'un satyre. Une telle puissance, un tel pouvoir de
séduction émanait de ce simple visage que la jeune
femme en eut le souffle coupé. Il avait l'attrait de
l'interdit. On aurait dit une sculpture vivante, à la
magnificence d'un Michel Ange ou d'un Gian Lorenzo Bernini.
Marie la contempla, fascinée.
Viens.
La voix
jaillit dans son esprit ; un trouble envahit tout son corps alors
qu'une main de glace lui serrait le coeur. Cela lui fit peur. Son
cerveau lui hurla de fuir.
Viens !
L'appel
s'était fait impératif. La voix ordonnait. Marie ne
pouvait pas, ne voulait pas croiser ce regard qui la parcourait sans
vergogne. Elle était incapable de dominer le tremblement qui
agitait son corps. Elle hésita. Ses résistances
s'amenuisaient.
Viens...
La voix se
fit séduction. Marie céda. Sans
réfléchir, elle avança vers le mur.
Toutes ses pensées s'évanouirent : ses factures, son
découvert, sa vie insipide, son lit vide... Tout disparut, la
paix se trouvait à quelques mètres d'elle. Elle le
savait, le sentait.
Viens.
La voix
était douce, grave, sensuelle, enjôleuse. Et surtout
elle s'adressait à elle. Jamais on ne lui avait parlé
de cette façon, avec autant de chaleur.
Marie sourit, séduite. Le visage s'illumina en retour. Tout en
lui était invite. Elle chavira, emportée par une
émotion venue du tréfonds de son être.
L'irrationnel de la situation ne lui sembla plus étrange.
L'être avait annihilé sa volonté. Il
éveillait son désir, appelait son corps. Il provoquait
un besoin puissant dans son ventre.
Comme dans un rêve, elle se leva, se déshabilla
entièrement et colla son corps nu contre le mur, les mains
plaquées contre la paroi. Son sexe se trouva juste à
hauteur de la bouche.
La sensation de froid disparut. La chaleur accueillante
commença à monter en elle. Une langue caressante la
pénétra, des lèvres embrassèrent son
intimité. Jamais son mari ne lui avait prodigué cette
caresse. Il l'avait abandonnée en lui jetant à la
figure que ce plaisir était pour une autre depuis des
années. Avant de claquer définitivement la porte, il
avait ajouté qu'elle ferait bien de soigner sa
frigidité.
Dans les mois qui suivirent, sa vie avait été un
véritable tourbillon d'aventures. Elle collectionnait les
hommes, allant dans les bars pour draguer et choisir le premier venu.
Mais le plaisir se dérobait à chaque fois. Elle ne
parvenait pas à éprouver la moindre jouissance
physique.
Les hommes l'abandonnaient toujours après la première
fois. Pas un seul ne restait, la rejetant après une simple
nuit. A peine un au revoir et elle se retrouvait seule,
souillée.
Les souvenirs rejaillirent en force : la quête
désespérée du bonheur, la fuite en avant puis
l'abandon, le repli sur elle-même, le mélange de
culpabilité et de destruction empoisonnant son esprit et son
coeur...
Aujourd'hui, pour la première fois de sa vie, son corps
réagissait à une caresse qu'elle croyait
définitivement hors de sa portée. Marie était en
paix, une confiance inébranlable l'avait envahie. Elle
s'ouvrait, se laissant porter par un plaisir suave et sensuel.
La caresse se prolongea de longues minutes, d'abord douce, puis de
plus en plus violente. La langue connaissait son métier. Elle
investissait le sexe de Marie, l'explorant, le goûtant,
éveillant des sensations inconnues jusqu'alors. Un abandon,
une envie profonde de se laisser aller... Une vibration, une
excitation intense, aussi... Atteindre le bonheur... Oser...
Le bassin de Marie s'agita en de lents mouvements accompagnant le
travail de la langue. Les sensations étaient sublimes. Une
vague montait en elle. Elle gémit. Se tendit. Son ventre
s'enflammait. Ses yeux se fermèrent. Le plaisir explosa.
Elle jouit, les mains crispées contre le mur, qui vibrait en
même temps que son corps. Sous sa peau, la surface était
fluide. Des vagues se formaient et ondulaient de plus en plus vite
à mesure que l'orgasme la possédait tout
entière.
La jouissance se prolongea longtemps, atteignant une puissance que
Marie pouvait à peine supporter, à la limite de la
douleur. Soudain, le mur la libéra. Elle s'effondra sur le
tapis, évanouie.
Quand elle rouvrit les yeux, la salle à manger était
plongée dans l'obscurité. Avait-elle dormi ?
S'était-elle évanouie ? Combien de temps
était-elle demeurée inconsciente ? Quel rêve
bizarre... Il semblait si réel...
Reprenant pied dans la réalité, elle constata qu'elle
était assise le long du mur... Nue ! Nue ? Mais alors... Le
rêve...
Marie n'arrivait pas à rassembler les images éparses
que la jouissance avait fait éclater en un maelström de
sensations violentes.
Elle se leva, grimaça tant son corps lui faisait mal,
tâtonna jusqu'à l'interrupteur. La lumière emplit
la pièce, le premier regard de Marie fut pour la pendule. 22 h
05. Le second se porta sur le mur. Celui-ci avait retrouvé sa
blancheur naturelle.
Elle se précipita, posa les mains, recherchant un indice...
Perdait-elle la raison ? Et pourtant, elle n'avait pas inventé
la sensation de plénitude intense ressentie quelques heures
plus tôt. Qu'en restait-il ? Rien... Qu'un immense vide...
Une nouvelle phrase éclata alors dans son esprit :
Ce plaisir
n'est pas pour toi.
Marie se
laissa glisser contre le mur de nouveau solide, l'air hagard, comme
privée de son soutien. Elle pleura de longues minutes,
recroquevillée sur le tapis. Une haine irrationnelle domina
les sanglots. Il n'avait pas le droit de lui dire ça !
Des pensées incohérentes et désordonnées
se bousculèrent alors. Toutes les rancoeurs accumulées
au fil des années se relâchaient en une rage aveugle et
destructrice.
Pourquoi se jouait-il d'elle ? Pourquoi était-il parti comme
tous les autres ? Il se refusait à elle, l'abandonnant
après la première étreinte. N'ayant que
mépris pour cette nymphomane.
Elle n'était qu'une femme aspirant à connaître
enfin le plaisir, le bonheur. Elle s'était ouverte,
abandonnée. Cadeau suprême, elle avait joui, enfin...
Pourtant lui aussi s'était dérobé, sans
même un au revoir, cette fois... Elle lui avait tout
donné, mais elle n'avait toujours pas droit au bonheur.
Marie se sentit à nouveau souillée, trahie. Il n'avait
pas seulement utilisé son corps. Il l'avait mise en confiance,
lui avait tout demandé, l'avait forcée à
s'impliquer. C'était comme s'il lui avait volé son
âme...
Elle se releva, se jeta contre le mur immaculé et frappa de
toutes ses forces avec les poings.
«Reviens ! » vociféra-t-elle. « Reviens, j'ai
besoin de toi, tu es à moi. »
Elle cria comme un loup hurle la nuit, pleurs de rage, pleurs de
désespoir.
Les poings frappèrent et frappèrent, sans
s'arrêter, malgré la douleur et la souffrance. Les
larmes roulaient sur ses joues. Elle continua à cogner le mur,
avec de plus en plus de force.
Au bout d'un long moment, les coups se firent moins virulents, avant
de cesser totalement. Une vague de tristesse l'envahit. Abattue, elle
tourna le dos au mur, ramassa ses vêtements et se traîna
dans la salle de bain. La douche brûlante ne lui apporta aucun
réconfort.
Marie revint dans la salle à manger, vêtue d'un
peignoir. Son regard se posa immédiatement sur le mur,
attendant un signe qui ne vint pas.
Elle s'installa à sa place habituelle et demeura
prostrée de longues minutes avant de regagner son lit,
l'esprit vide.
Elle vécut les jours suivants comme dans un brouillard. En
rentrant de son travail, elle s'asseyait face au mur, passant des
heures à le contempler. Son imagination lui faisait voir des
formes bizarres. Elle se précipitait alors pour se coller
contre la paroi lisse. Mais la voix revenait plus forte, plus
insidieuse :
Ce plaisir
n'est pas pour toi.
Découragée, elle revenait s'asseoir et
attendait, immobile. Au fond de son coeur, était ancrée
la certitude que ce plaisir était pour elle. Elle attendrait.
Encore et encore. Le visage reviendrait.
Marie était sûre qu'il l'amènerait vers un
ailleurs qu'elle méritait, vers un bonheur désormais
sien. À aucun moment, son esprit n'avait mis en doute cette
affirmation. Elle n'avait pas cherché à l'expliquer, se
contentant d'accepter cette plénitude comme un immense cadeau
fait par le destin.
Le moment d'extase vécu comme dans un rêve peuplait ses
journées et ses nuits. Elle continuait à manger,
à travailler, uniquement en pensant au visage. Son absence
avait forcément un sens. Elle ne pouvait pas se laisser aller.
Marie était persuadée qu'il la mettait à
l'épreuve.
Maintenant, le droit à l'erreur lui était
refusé. Sa dernière chance se trouvait à moins
de trois mètres. Pas question de se montrer faible. Elle
devait changer sa vie, même si changer signifiait souffrir. Il
fallait abandonner son ancien soi comme une vieille peau devenue
inutile. C'est à ce prix que le bonheur reviendrait.
Ce changement lui faisait peur : peur de l'inconnu,
d'elle-même, du visage... Elle savait ce qu'elle abandonnait ;
ce qui l'attendait ne pouvait être que mieux. Avancer pour
trouver enfin la lumière...
Alors, tous les soirs, elle s'asseyait et patientait pendant
plusieurs heures, sachant que son amour serait bientôt
partagé.
Enfin, le cinquième soir, sa patience fut
récompensée.
Elle se tenait, comme à son habitude, face au du mur,
immobile, guettant le signe. Soudain elle tressaillit. Des
ondulations venaient d'apparaître, la paroi vibrait. Son coeur
se mit à battre la chamade. L'homme revenait pour elle.
Les vagues prirent de l'ampleur et la cloison s'anima à
nouveau. Marie sourit, attendant calmement l'arrivée du
visage. Elle était nue, offerte, plus rien n'existait autour
d'elle, seul comptait le bonheur qu'il allait lui donner, la
plénitude à laquelle elle aspirait depuis des
années et que personne n'avait su lui offrir.
Enfin les vagues se calmèrent et la forme apparut.
Elle se leva, ferma les yeux et compta mentalement jusqu'à
trente. Quand elle les rouvrit, le visage était là, son
regard admirant le corps nu. Marie demeura immobile, les bras
ballants, attendant un ordre pour s'approcher.
Mais l'homme continua à la fixer pendant de longues minutes,
un sourire énigmatique aux lèvres.
Marie était gênée, n'ayant pas l'habitude de
rester ainsi nue, son corps laid offert au regard masculin. Elle
voulut l'implorer, le supplier de l'appeler à lui. Mais elle
ne mendierait plus jamais une faveur. Alors elle avança vers
lui, décidée à prendre ce qui lui revenait de
droit.
Le visage se mit à rire. D'abord moqueur, il devint sardonique
et cruel. L'homme jubilait.
Marie n'en tint pas compte et continua de marcher vers le mur car ce
plaisir lui appartenait désormais. À elle seule. Plus
besoin d'attendre le Viens.
Elle voulait être sienne pour toujours. Son corps se tendait
vers lui.
Son corps, mais pas son esprit. Un doute s'empara d'elle, insidieux :
ce bonheur était-il possible ? D'un coup tout lui parut trop
beau, trop fort. Surprise par cet éclair de lucidité,
la jeune femme eut un mouvement de recul.
Le visage commença alors à s'estomper, à se
résorber dans le mur.
Marie cria, paniquée à l'idée qu'il ne
disparaisse à nouveau. Ainsi c'était une
épreuve. Elle devait changer. Il exigeait d'elle un engagement
total. Pour ne pas le perdre, elle se rendit à lui et marcha,
fière, tendue, offerte.
La jeune femme plaqua son corps nu contre le mur, posa ses deux mains
bien à plat, renversa sa tête en arrière et
commença une savante danse du ventre.
Pendant un moment, elle ne sentit que le contact froid du mur, aucune
sensation de plaisir. Une bouffée de rage monta dans son
esprit : ce plaisir était sien et elle le prendrait. Il serait
là chaque fois que son corps en aurait besoin. Il lui
appartenait à jamais.
Marie accéléra le rythme de son bassin et enfin, elle
savoura une caresse douce sur les lèvres de son sexe. Elle
ferma les yeux pour se laisser porter par cette houle.
La jouissance explosa en une gerbe de feux d'artifice, une
volupté jamais éprouvée, comme si son corps se
désagrégeait en une multitude de fragments épars
contenant chacun une partie de ce plaisir suprême. Elle se
fondait en lui, il prenait possession de chacune de ses cellules.
Cela dura une éternité.
Marie retrouva ses esprits, ouvrit les yeux et vit en face d'elle un
homme nu qui lui souriait. Elle mit quelques secondes avant de
reconnaître le visage du mur.
Elle tenta de tourner son regard vers la droite : impossible. Sur la
gauche : sans succès. Ses yeux ne pouvaient plus bouger,
fixés sur l'homme se tenant debout au milieu de son salon.
Marie voulut se lever mais son corps ne répondait plus ; elle
essaya de porter ses mains à sa figure : sans résultat.
Elle n'avait plus de membres. La peur commença à la
gagner, une frayeur sourde doublée
d'incompréhension.
Alors l'homme partit d'un grand éclat de rire qui
résonna dans toute la salle à manger avant qu'un cri ne
sorte de sa gorge.
Marie le contempla quelques instants, cherchant toujours à
comprendre. Brusquement tout son être chavira comme si elle se
trouvait dans un bateau en pleine tempête ; elle eut envie de
vomir, mais rien ne remontait de son ventre. Elle voulut parler mais
sa gorge s'ouvrit sans un mot. Sa vision s'estompa, remplacée
par un voile blanc.
Elle lutta de toutes ses forces pour regagner le salon. La mouvance
blanche qui l'entourait s'ouvrit à nouveau sur la pièce
familière. L'homme était toujours là, à
rire comme un dément.
«Je suis libre ! » hurla-t-il en effectuant quelques pas de
danse.
Puis, continuant de rire, il lui tourna le dos et marcha d'un pas
tranquille pour quitter la pièce, sans un regard en
arrière.
Marie le vit partir et ressentit un vide intense. Une douleur atroce
l'envahit. C'était impossible ; il ne pouvait pas la quitter,
il lui appartenait. Il était sa chose, son esclave, jamais
elle ne le laisserait s'échapper. Elle avait droit au bonheur.
Il le lui devait. Alors son esprit émis une seule
pensée.
Viens.
L'homme s'immobilisa. Marie lança toute sa volonté vers
lui, dans une rage désespérée. Elle sentit des
ondes de froid émaner de son être pour investir la
pièce. Tout, autour d'elle, vibrait intensément.
L'homme poussa un cri de haine. Il fit une dernière tentative
pour échapper aux ondes glaciales qui le saisissaient.
Viens !
L'homme se
retourna, vaincu, et marcha vers ce visage de femme émergeant
du mur, vers cette bouche ouverte qui n'attendait que son sexe
dressé pour l'engloutir.
Sylvie Miller &
Philippe Ward
Biographie et bibliographie
de :
Sylvie
Miller
Philippe
Ward
Cette nouvelle
a été publiée la première fois
dans
Ténèbres # 9, février/avril 2000
|
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
saison # 17
: automne 2002.
.. général