Alain Delbe

Le Diable dans le beffroi.

C'était un matin de juillet. Alors étudiant, je travaillais comme guide au beffroi de Douai pour gagner un peu d'argent l'été. J'avais ouvert le local d'accueil au rez-de chaussée du beffroi et, en attendant les premiers touristes, je m'étais plongé dans une nouvelle d'Edgar Poe : Le Diable dans le beffroi.

Soudain une voix m'arracha de ma lecture.
- Bon, quand est-ce qu'on y va?

Un homme d'une quarantaine d'années se tenait devant moi, au physique quelconque, vêtu d'un jean et d'un polo rouge. Sans me formaliser du ton qu'il avait employé, je l'informai que nous attendrions quelques minutes, le temps de laisser arriver d'autres visiteurs éventuels. Il prit son billet et fit mine pour patienter de s'intéresser aux photos exposées là. Mais je voyais bien qu'il m'observait et je sentais son regard sur moi comme une chape malsaine. Personne ne nous ayant rejoints, j'entamai bientôt avec cet unique visiteur l'ascension des deux cents marches de l'escalier en colimaçon. C'est à peine s'il parut prêter attention à la salle des gardes du premier étage, au mécanisme d'horlogerie du deuxième et - plus étonnant - au carillon du troisième. Les mains dans les poches, silencieux à part quelques oui, oui... presque agacés, il tournait toujours la tête ailleurs que là où je l'invitais à porter ses regards. Mais les guides sont habitués à toutes sortes de gens et, quoique je ressentisse en lui quelque chose d'infiniment désagréable, je ne m'en préoccupais pas outre mesure et continuais à réciter mon baratin. Ce n'est qu'au dernier étage, celui du bourdon Joyeuse, là où l'on découvre la ville dans toute son étendue, qu'il sembla vraiment s'intéresser, voire s'exciter devant la splendeur de la vue. Je m'appliquai donc de mon mieux :
- Devant nous la collégiale Saint-Pierre, magnifique édifice du XVIII e siècle, qui...
- T'as pas bientôt fini tes conneries ? me coupa-t-il.

« Aïe, pensai-je soudain refroidi, c'est un fou qui va vouloir me tordre le cou. » Comme il n'y avait dans le bâtiment rien à voler hormis des cloches de plusieurs centaines de kilos, le seul mobile d'un agressif en pareille circonstance me semblait en effet de vouloir s'en prendre à ma délicate personne.
- Pardon ? dis-je en essayant de me remémorer les moulinets des bras et des jambes de Bruce Lee dans
La fureur du dragon.
- Je dis: arrête tes conneries, je ne suis pas venu pour ça.
- Et pour quoi donc, cher monsieur ?
-Tu vois cette ville à tes pieds? Si tu me cèdes ton âme, elle sera à toi.
- Quoi?
- Ne dis pas que tu ne m'as pas reconnu.. Tu lisais une histoire qui s'appelle
Le Diable dans le beffroi et tu as pensé que ça serait marrant si j'apparaissais dans celui-ci. Eh bien, me voilà, il suffit qu'on m'appelle pour que j'arrive.
- Je reconnais avoir eu cette idée mais, outre que je ne vous trouve pas marrant, je ne vais pas vous donner mon âme pour une ville. Et à quel titre l'aurais-je? Être élu maire? Je ne vends pas mon âme pour ça.
- Certains le font pourtant... Mais soit, passons à autre chose: une femme ?
- Celle que je veux? Même si elle n'existe pas?
- Bien sûr, tu n'as qu'à demander. Si elle n'existe pas, je te l'invente.
- Vraiment ?... Madame Gayant, ce serait possible ?
- Pas de problème. Je te la fais en chair et en os. Sept mètres, la même taille. Et elle sera folle de toi.

Le coup était bas. Comme tous les Douaisiens, je suis passionnément amoureux de Madame Gayant et mon rêve le plus fou a toujours été de la posséder. Chaque année lorsque les géants sortent, je paye à boire aux porteurs de Madame Gayant et, tandis qu'ils sont au bistrot, je me glisse sous les jupes du délicieux mannequin comme un amant clandestin. Mais allais-je vendre mon âme pour réaliser ce fantasme? Un tel amour serait fatalement maudit et, si je pouvais pour moi-même accepter le risque de la damnation, je refusais de la rendre, elle, malheureuse.
- Non, dis je en me faisant la plus grande violence.
- Ah! Tu es pénible à la fin! Voilà ma dernière offre : ton âme contre le Grand Secret. Tu te rends compte? Le Grand Secret! Tu sauras tout! Tout! Pourquoi le monde! Pourquoi le bien et le mal! Pourquoi l'homme! Plus rien n'aura de mystère pour toi!
Les pensées roulaient en moi à la vitesse de l'éclair. Ce secret, des générations d'hommes et de femmes l'avaient cherché en vain et voici qu'il m'était permis de l'apprendre avec, bien entendu, la ferme intention d'aussitôt le révéler à l'humanité. Alors tout s'inversait : devais-je, pour préserver égoïstement mon âme de l'enfer, laisser l'humanité, pour combien de siècles encore, dans l'errance et l'ignorance?
Je marche, dis-je d'une voix blanche.
- Eh bien voilà ! prononça-t-il triomphant. Ce secret tient en trois mots que voici : je suis seul! Tu entends : je suis seul! Pas de Bon Dieu! Pas de Paradis! Je suis le seul maître! L'univers m'appartient à tout jamais! Ce que je laisse d'espoir et de beauté en ce monde n'est là que pour mieux leurrer! C'est la carotte qui fait avancer le troupeau... ah!ah! Ce fut comme si un voile se déchirait. Tout me semblait clair, évident. Je portais sur le monde un regard d'une monstrueuse lucidité. Il avait raison, c'était la seule façon d'expliquer le mal, la souffrance et la misère. L'espoir n'était qu'une illusion que sa méchanceté entretenait savamment. J'allais m'incliner. Et puis, je ne sais ce qui se passa en moi et d'où me vint cette intuition.
- Vous mentez, dis-je fermement. Je ne vous crois pas. Vous n'êtes pas seulement un tentateur, vous êtes un trompeur. Votre secret est bidon, notre marché ne tient pas.
Il me lança un regard de haine et, avec un cri de rage, se jeta dans le vide. Son corps s'évanouit dans les airs.

Je ne l'ai plus jamais revu. Les années ont passé et souvent je reviens contempler la ville du haut du beffroi. Les nouveau guides me connaissent et me laissent monter seul. Là, le regard perdu sur les toits et les clochers, je songe longuement avec mélancolie: «Dire, dire que j'aurais pu me faire Madame Gayant... »

 © Alain Delbe - nouvelle publiée dans la revue Le Nord, mars 2000.

 

Décrit par Victor Hugo, peint par Corot, dominé par le lion des Flandres, le beffroi gothique de Douai.

Une INTERVIEW d'Alain Delbe

Propos recueillis par Roland Ernould © 2000.

Alain Delbe vous offre une autre

nouvelle : L'apocalyse

Biographie, bibliographie.

Notes de lecture :

...François l'Ardent, éd. Climats, mars 1999

...Les îles jumelles, éd. Phébus, 1994

Le complexe de Médée, éd. Nestiveqnen, 2004

 Notice bibliographique: Né en à Douai 1954, Alain Delbe habite Bondues, dans la région lilloise. Il est psychologue auprès d'enfants dans une Consultation Médico-Psychologique. Les îles jumelles a obtenu en 1994 le Prix Alain-Fournier. Il a écrit un deuxième roman, François l'Ardent, 1999, publié une vingtaine de nouvelles, dans La N.R.F., Fluide Glacial, Hauteurs, Nord, Phénix. Ténèbres, et dans des anthologies. Une de ses nouvelles figure dans le recueil Ténèbres 2000 (Naturellement, 2000). Il est l'auteur d'études critiques parues dans plusieurs revues dont Phénix et Otrante. Il est aussi l'auteur d'un essai de psychanalyse, Le stade vocal (L'Harmattan, 1995).

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

 différentes saisons

saison # 23 - printemps 2004.

 

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