Peter Straub, Magie de la terreur
(Magic Terror), 7
nouvelles, (2000) Pocket, 2001
[Cendrillon
(Ashputtle) - Isn't It Romantic (id.)-
Le village
fantôme (The Ghost
Village)- Au
bon pain (Bunny Is Good
Bread)- Pork
Pie Hat
(id.)- La faim, une introduction (Hunger, An Introduction)- Mr. Clubb and Mr. Cuff (id.)]
La caractéristique de ce recueil est de proposer au lecteur un
mélange de thriller et de littérature fantastique qui
nous offre des sujets et des perspectives variés : les
rapports omniprésents entre les personnages et leur
passé, les distorsions des plans de la réalité,
la place de la musique et surtout du jazz dans les penchants
culturels de Straub, un
territoire nouveau qui oscille entre la réalité la plus
sordide, et la rêverie d'évasion ou le surnaturel.
Inclassables, d'un ton varié, elles sont finalement
placées sous le signe de la mort, du tragique ou du
dérisoire. Deux nouvelles font d'ailleurs allusion à
Blue
Rose, nom d'une nouvelle et d'une
trilogie, la rose bleue qui revient constamment, et qu'un enfant
qualifie de signe de mort.
Le village
fantôme utilise des
personnages de la trilogie. La nouvelle décrit des aspects de
la guerre du Vietnam qui se situent un an avant les
événements de Ia Thur et de la grotte où furent
tués trente enfants vietnamiens. Cet épisode fait en
partie la trame de Koko. On retrouve
brièvement les G.I. que l'on reverra plus tard, Michael Poole,
Tina Pumo, Conor Linkleton, Spiltany, dans un récit fait par
Till Underhill, devenu plus tard romancier, qui tient une grande
place dans Koko. Les
Américains croient avoir trouvé un poste de campagne
dans une cave de case, avec poteaux de torture, attaches pour
interrogatoires, sang séché, mais pas de corps. Sur
cette trame, Straub raconte
une histoire fantastique à deux aspects liés dans
l'espace, mais pas dans le temps. L'un concerne fugitivement
l'apparition de fantômes de soldats américains morts,
dans le village déserté que les villageois ont maudit
à cause des tendances meurtrières pédophiles de
leur chef. Car la cave ne servait pas de lieu d'interrogatoire. En
fait, le chef du village a manqué à son clan, attachant
d'abord ses filles aux poteaux pour les violer, puis ensuite de
jeunes garçons qu'il a tués. Des villageois
fantômes apparus ont aidé les vivants à se
débarrasser du chef. Les vivants ont quitté le village,
devenu monument de la honte, abandonnant le lieu aux fantômes.
Et quand des G.I. se retrouvent au même endroit après
leur mort, il n'est pas anormal qu'on les retrouve en ce lieu avec
les fantômes de leurs ennemis.
Je citerai rapidement comme non
essentielle l'anecdote du père de Au bon pain, qui narre l'histoire de la rose bleue, en rapport avec
le cycle de Blue
Rose. Lors de la
libération d'un camp de concentration en 1945, il a
été fasciné par des rosiers dans un jardin, aux
roses bleues. L'obstacle de la langue ne permit pas d'échanges
avec le jardinier auteur de ces chefs d'oeuvre et il l'a finalement
tué alors qu'il essayait de se sauver. Les rosiers ont
été détruits par le colonel, qui
prétendait n'avoir jamais rien vu de si laid et que ces roses
lui "filaient les
jetons." (167)
Cet épisode ne présente
d'intérêt que littéraire, et ne témoigne
que de la permanence d'un fil conducteur chez Straub. Bien plus obsédante est l'histoire du jeune
Fee, dédiée à Stephen King, et
infiniment plus prégnante . Fee a cinq ans. Il vit avec son
père, despote écrasant, sorte de caractériel
dérangé qu'il associe à une image du feu de
l'enfer. Tyrannique, le frappant chaque fois que son comportement
n'est pas celui attendu, le père manifeste en même temps
- d'autres pères présentent ces caractéristiques
chez Straub - sa compréhension et son besoin de l'indulgence
de Dieu. Fee et son père vivent jour après jour dans
leur maison avec le cadavre pourrissant de la mère sur son
lit, que le père a dû tuer dans un accès de
colère. Fee occupe tout son temps libre au cinéma,
pendant que son père assure, dans des conditions incertaines,
un travail de réceptionniste dans des hôtels. Le
père lave sa mère, s'en occupe, lui donne à
manger comme si elle était encore vivante, et tient un
discours à prétention morale avec cette formule souvent
reprise par les personnages de Straub :
"Nul n'est parfait sur cette
terre." (137)
Le lecteur ne peut être
qu'époustouflé par la dextérité avec
laquelle Straub nous
donne une vision du mélange inquiétant qui se produit
dans la jeune tête de Fee, entre les vagabondages mentaux
liés aux films qu'il voit plusieurs fois, ses rêves, ses
interprétations et les modifications que son imagination
prête à la réalité, les fabulations et les
crises de son père intégrées à cet
ensemble, l'obstination des voisins suspicieux et la présence
pervertissante au cinéma du gros boucher corrupteur (quel bel
ensemble : boucher pervers, sang et sexe!) dont quantité
d'échos sexuels se retrouvent sous forme de bribes dans la
narration de Fee. Tout se mélange dans la tête de
l'enfant qui ne peut que subir, encore subir. Quand son père
se débarrasse de lui chez des parents lointains successifs,
son étrange passivité n'attire pas leur attention, mais
ses crises la nuit, ses dessins obsessionnels sont
révélateurs. Il exerce clandestinement ses talents de
meurtrier sur des proies de plus en plus grosses : chats, chiens, et
puis, en vieillissant (à treize ans), un enfant dans le cadre
d'un jeu masturbatoire comme celui qu'il pratiquait au cinéma
avec le boucher. Puis ensuite le meurtre d'une jeune femme
sauvagement mutilée sexuellement. Il veut devenir militaire et
faire carrière dans les Forces Spéciales... L'âme
humaine pour Straub est
insondable et ne tient pas compte des différences de
nationalité : le boucher du cinéma, le père ou
Fee dans Au bon pain se montrant aussi pervers que le
chef du Village fantôme....
Straub reste avec Cendrillon
dans les histoires d'enfants détruits et reprend encore cette
idée qu'un enfant disgracié, mal aimé dans son
enfance, ou qui y a subi des traumatismes graves, aura un
comportement inconciliable avec la société, voire fera
partie de l'espèce des serial-killers, qu'il soit Fee ou une
petite fille grassouillete. Une institutrice obèse fait
semblant d'être heureuse de son sort. Les parents des enfants
sont persuadés qu'une enseignante qui a la cinquantaine, est
disgraciée et se trouve sans vie privée, a davantage de
temps pour s'occuper de leurs enfants, et s'y intéressera
davantage. Effectivement, cet institutrice exemplaire,
respectée de ses élèves même quand ils ont
grandi, a la confiance de son chef d'établissement et des
parents. Mais la réalité est atroce. L'institutrice ne
supporte pas pas de voir la pitié se dissimuler sous les
apparences et les mines des parents beaux et séduisants, ou de
leurs enfants ravissants qui la côtoient. C'est une philosophe,
vivant, comme le père de Fee, de réflexions
poétiques et morales, mais d'une morale très
particulière : "Rien
sur terre, au sein de la nature toute entière, n'est
parfaitement conçu."
(11) Un de ses plaisirs est de regarder un des papiers
peints "les plus laids du
monde", qui a pour elle une
valeur symbolique : un mauvais papier peint jaune strié de
lignes blanches qui ne se rejoignent jamais, et qui remplit une
fonction récurrente dans sa vie : le symbole de ce qui ne
s'associe pas. Elle n'a jamais admis le destin de sa mère
décédée, remplacée pour son père
par une étrangère contre laquelle, enfant, elle entre
en rébellion dissimulée. Devenue boulimique, se levant
la nuit pour manger, elle s'enduit alors d'excrément et se
promène nue dans la cour de son domicile. Devenue adulte et
enseignante, elle change de poste tous les ans : cette mutation qui
n'attire pas l'attention, puisqu'elle est insoupçonnable,
coïncide avec la disparition d'un enfant, son sacrifice annuel.
Comme cette année, où une jolie petite fille aux
parents beaux et huppés, qui s'était moquée
d'une copine un peu grosse, a disparu. Le lecteur sera
dérangé par les réflexions de cette tueuse qui
témoigne simultanément d'une approche de la vie presque
littéraire, et du pire comportement dans le crime.
Isn't It
Romantic est une nouvelle
d'espionnage dont les enjeux ne sont pas clairs pour les parties
exécutantes et les comparses concernés par une
surveillance mutuelle dans une opération qui présente
des aspects souterrains. Chacun surveille l'autre, personne ne sait
qui est vraiment son adversaire. Il ne fait pas bon s'en tenir
à des comportements élémentaires, et plus le
protagoniste se montre réfléchi et intuitif, plus il a
de chances d'échapper aux dangers qui le menacent. N, agent
vieilli, en fin de carrière, se souvient de son passé
et de ses débuts quand il s'est imposé grâce
à la mise à mort d'un ancien, qui avait fait son temps.
Dans cette dernière entreprise qu'on lui a donné
à mener à bien, il essaie d'échapper à
tous les traquenards grâce à son habilité et
à sa réflexion qui ne laisse rien de côté.
Il devine qu'on a décidé de le «neutraliser»
en haut lieu, cette mission terminée, et il a tout
organisé pour échapper au destin qui lui est
destiné, et pour s'assurer des revenus confortables pour ses
vieux jours. Son efficacité remarquable laisse penser qu'il a
vraiment tout prévu : sauf, inimaginable,
l'imprévisible.
Straub est un passionné de musique en
général, mais surtout de jazz, et glisse habilement des
considérations de critique musicale dans sa nouvelle
Pork Pie
Hat. L'histoire de Hat glisse
habilement du saxophoniste de jazz à une histoire fantastique
vécue jadis. Hat est un musicien noir brillant, mais
déjà âgé, qui a sombré dans
l'alcoolisme et la dépression, et meurt juste après
avoir raconté son histoire à un étudiant qui
l'apprécie assez pour écrire une étude
documentée sur ses dons. Alimenté en alcool, Hat
rapporte un long récit compliqué, qui mêle
habilement un rationalisme troublant à une histoire
hallucinante, une histoire de sorcellerie et de naissance clandestine
dans des bois près de La Nouvelle-Orléans, un pied sur
la terre ferme et l'autre sur un abîme sans fond. On laissera
le lecteur suivre le narrateur dans ses recherches après le
décès de Hat pour savoir pourquoi il ne veut pas sortir
de sa chambre le jour de Halloween et pour savoir si un autre
musicien à la généalogie compliquée n'a
pas la même formation musicale familiale que lui...
Deux autres récits, sur
lesquels on passera plus rapidement, témoignent de la
diversité du recueil. Dans La Faim, un
fantôme solennel et plein d'humour prétentieux raconte
sa vie comme si ce n'était pas vraiment la sienne, avec un
à-propos distancié et parfois grinçant.
Construite avec méthode, en bon petit bourgeois qui ne prend
pas de risque, sa vie sociale est agréable, mais a
dégénéré - il vole son patron - en
gardant l'apparence de la respectabilité. Elle s'effondre d'un
coup, avec la découverte de sa duplicité et de sa
malhonnêteté. Tous ses renoncements enfantins et adultes
devant des condisciples tourmenteurs ou des patrons capricieux ou
brutaux, toutes les frustrations subies le conduisent au meurtre,
à la chaise électrique et à l'état de
fantôme. Qui, comme les autres fantômes, a faim : faim
des vivants, qu'il lèche des yeux, qu'il dévore du
regard. La vie est devenue un spectacle, que des troupes de
fantômes contemplent, avec leurs instants
privilégiés, leurs humains choisis, dans
l'indifférence totale des vivants...
La dernière nouvelle,
Mr. Clubb and
Mr. Cuff, est l'invraisemblable programme que se sont donné
deux savoureux complices, choisis par un richissime homme d'affaires
trompé pour tuer sa femme et son amant. Comportant de
remarquables morceaux de bravoure, avec des prolongements
insoupçonnés, l'apathie étonnante, le sens
objectif et la soumission à l'acceptation logique chez le
trompé narrateur qui assure sa vengeance, conduisent à
des situations totalement imprévues. Les deux
spécialistes du crime, stylés et cultivés,
étalent une conviction, un sens de leur devoir que le lecteur
découvre avec incrédulité. De remarquables
discussions d'experts, des vues flamboyantes sur la
société comme l'économie, feront bientôt
de nos deux compères des éducateurs qui se feront fort
de tempérer l'éducation particulièrement
puritaine du narrateur.
Ces récits sont des exemples de la diversité des
talents de Straub, aussi
bien à l'aise dans les ténèbres les plus noires
que dans des formes d'humour à la Jarry :
drôlerie et cruauté sont de qualité
littéraire rare.
Plus encore que dans ses romans, Straub se
révèle inclassable dans ce recueil, passant de
l'horreur au fantastique, du thriller et du policier à la
littérature blanche. Il faut insister sur son art remarquable
de la digression et de l'aparté : loin d'aller droit au but,
comme son ami King pour prendre un auteur à
l'efficacité narrative connue, il offre au lecteur des
variations et des broderies qui le font s'emmêler
délicieusement dans des considérations psychologiques
aux nuances insondables. Sa réalité lui est
particulière : situations dérangeantes, superposition
de différents plans et éclairage de
réalités vacillantes sous des angles variés,
incursions aux portes de l'étrange, anomalies qui frisent
l'insolite, esprits torturés, enfance à la fois
innocente et diabolique. Certains auteurs créent un style
personnel qu'il est facile de caractériser. Straub
est subtil, ne dépasse pas les genres existants, a un style
sophistiqué et personnel. Avec King, et pour
des raisons très diverses, il est l'un des vraiment grands,
qu'il faut relire, car il est de ceux que la relecture est loin
d'épuiser.
La
quatrième de couverture :
Quoi de plus
rassurant qu'une maîtresse d'école? Quand en plus
celle-ci est obèse et célibataire, on se dit qu'elle ne
peut pas être mauvaise. Alors pourquoi change-t-elle de
lycée chaque fois qu'un élève meurt?
Quoi de plus banal
qu'un homme qui veut se débarrasser de sa femme? Quand en plus
il fait appel à deux tueurs professionnels, on se dit qu'il ne
peut pas échouer. Mais quand les tueurs commencent à
chambouler la vie de celui qui les a engagés, on commence
à douter... Quoi de plus triste qu'un enfant qui a perdu sa
mère, et qui grandit sans elle en égorgeant des
chats...
Tout le talent de
Peter Straub en sept nouvelles, à mi-chemin entre roman
policier et récit fantastique, avec une forte dose d'humour
noir...
|
l'auteur : Peter
Straub
est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2
mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3
garçons. Son père était
commerçant, sa mère infirmière. Le
père voulait qu'il devienne un athlète, la
mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui
voulait était lire et apprendre, et il leur fit
espérer un métier de professeur. Études
à l'université de Wisconsin, Colombia
University, et au University College de Dublin. A
résidé pendant trois ans en Irlande, à
Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à
Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut,
où sa femme Susan était née. Il habite
aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à
ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et
de la poésie. Nombreuses récompenses
littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus
littéraire des romanciers de terreur attire à
la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels
du polar . Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen
King, Black House, est sorti en Octobre 2001.
infos
|
Peter
Straub
Roland Ernould © 2001
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
..général
.