Peter
Straub,
Ghost story
1979 , trad. fr. : id, Seghers
1979.
(autre titre : Le
fantôme de Milburn)
Ghost
Story n'a pu naître
qu'après l'écriture des deux romans de fantômes
précédents. Entre-temps, Straub avait lu ou relu
"tous les contes et romans
fantastiques américains" qu'il avait pu trouver. Lui est venue l'idée
d'un groupe de vieillards en train de se raconter des histoires dans
un club baptisé la Chowder Society : "J'espérais pouvoir trouver un truc me
permettant ensuite de lier ces histoires entre elles. J'aime bien
l'idée d'une histoire enchâssée dans un roman -
apparemment, j'ai passé une bonne partie de ma vie à
écouter des personnes âgées me raconter des
histoires sur leur famille, leur jeunesse..." Il a ensuite pensé "cannibaliser" quelques classiques du fantastique pour le
répertoire d'histoires des sociétaires, pensant que les
conteurs feraient suivre ces histoires des leurs propres - le
monologue de Lewis sur la mort de sa femme, les monologues
croisés de Sears et de Ricky sur la mort d'Eva Galli. Il
emprunta ainsi des récits à divers auteurs,
Hawthorne, James,
Poe. Mais le résultat lui parut envahissant. Il ne
garda que l'emprunt à James, dont
l'idée est sous-jacente au fantôme de Gregori, dans la
première histoire racontée par Sears.
Pour la construction, Straub signale
dans une interview qu'il a été beaucoup inspiré
par la nouvelle d'Arthur Machen,
Le grand Dieu
Pan, qu'il dit "avoir plagié sans scrupules dans
Ghost
Story. Il en a repris le
préambule, qui aiguille dans une direction - celle d'un
kidnapping - qui ne sera pas suivie au chapitre suivant, et le roman
fonctionne, suivant une structure que Straub reprendra souvent
ensuite, un puzzle dont des pièces manquent. De même que
dans la nouvelle de Machen,
Hélène est la femme-araignée capturant ses
proies dans sa toile, femme fatale qui concrétise les avatars
des pulsions sexuelles, le point central de Ghost Story est une femme mystérieuse et
indéterminée, figure caractéristique du
personnage fantastique féminin démoniaque, aux
flottements identitaires, qui est peut-être Eva Galli, ou ses
réincarnations, Alma Mobley, Ann-Veronica Moore, ou Anna
Mostyn, ou encore une petite fille en robe rouge censée
s'appeler Angie Maule. Ces filles (initiales A.M.) sont dissemblables
bien que parfaites physiquement, mais elles présentent une
caractéristique commune : "leur air d'être hors du temps." Voilà pour les sources classiques
reconnues.
Les intentions de Straub sont
devenues plus complexes que pour les romans précédents,
sous l'influence surtout de King. Jusqu'à présent, les
romans de Straub ne comportaient qu'un nombre de personnages
restreint, et se montraient plutôt réservés dans
les effets littéraires fantastiques. L'ambition de Straub
était de peindre une toile plus grande : "Salem m'avait montré comment y parvenir sans se perdre
au sein de tous les personnages secondaires. En outre, je voulais
développer des effets plus tonitruants. (...)
On m'avait inculqué
l'idée suivant laquelle une histoire d'horreur est d'autant
plus réussie qu'elle est sobre, retenue et
ambiguë." En lisant
Salem, Straub s'est rendu compte des
possibilités nouvelles offertes, qu'il délaissait
à tort en suivant une tradition dépassée, qu'une
histoire d'horreur est d'autant plus réussie qu'elle est
violente et bariolée, et qu'on lui permet d'exprimer
"toutes celles de ses
qualités qui la rapprochent de l'opéra. J'ai donc
décidé d'étendre le registre de mes effets -
d'amener des scènes chocs, de créer une tension
insoutenable, d'écrire des scènes de terreur
glaçante." Straub
s'est donc donné le projet ambitieux d'écrire un roman
qui serait à la fois très littéraire tout en
abordant les divers aspects possibles de l'histoire de
fantômes. Il se proposait d'organiser ces matériaux
autour d'une ligne narrative où les personnages auraient
à faire face à diverses situations, dont certaines leur
apparaîtraient comme irréelles, de construire une telle
intrigue à partir de l'image d'un groupe d'hommes en train de
se raconter des histoires - une forme d'autoréférence
que Straub utilisera constamment dans ses romans.
Ghost
Story apparaît ainsi comme
un mélange de toutes les conventions de l'horreur et du
gothique comme on les aime dans les films de série B, et qu'on
rencontre évidemment dans King, qui en est nourri. On y trouve
des cas de possession démoniaque, des vampires, des goules (au
sens littéral du terme : les victimes sont
dévorées après avoir été
tuées), des loups-garous, des araignées monstrueuses,
des mutilations animales. La démarche est classique : Gregory
Bate, un de ces possédés rencontrés
fréquemment dans le récit, a passé un accord
avec une Mme de Peyser, qui lui a évité, comme il le
dit dans un délicat euphémisme, "les divers outrages accompagnant la
mort." Rencontré
d'abord dans un trou perdu par Sears quand il était
instituteur au début de sa carrière (l'histoire a
été racontée par Sears au début du
récit à la Chowder Society), il a entraîné
avec lui son petit frère. Il prétend être un
Manitou, accompagnant, sous une apparence humaine, Alma à
Berkeley où il a été vu par Don. Il est
maintenant à Milburn, toujours avec ses lunettes noires,
habillé en matelot. Une Mme de Peyser, souvent citée
par les êtres maléfiques, a contribué directement
à la mort de la femme de Lewis, membre du club, dans des
circonstances mystérieuses. Enfin il faut ajouter
l'épisode de la créature antérieure à la
série des femmes A.M., Eva Galli, dont le lecteur n'aura que
tardivement connaissance dans le roman.
Ces personnages fantastiques perdent leur efficacité si on n'y
croit pas. Mais qui n'a pas un doute? Quand l'être
maléfique Gregori demande à Peter s'il a peur des
vampires, ou des loups-garous, il nie : "Menteur, entendit-il dans son esprit." Et l'être se transforme aussitôt
en loup-garou. D'autres êtres fantomatiques
apparaissent, des parents et amis morts, qui conversent avec les
vivants, mais qui éclatent comme une bulle de savon quand on
les touche.
Don a une culture littéraire plus importante que celle des
membres du Club ou de Peter et se fait le porte-parole de la
mythologie fantastique de Straub, qui n'a rien de particulier. Elle
se situe dans une perspective moderne qui n'évoque plus le
diable et ses suppôts, mais suggère des êtres
non-humains, gardant les mêmes caractéristiques
maléfiques. En présence des événements,
il explique que ces créatures ne sont pas des nouveaux venus,
qu'elles existent depuis des siècles, et qu'on en parle depuis
tout ce temps. Straub appelle génériquement
«fantômes» non seulement les êtres qui
apparaissent sous la forme traditionnelle de revenants, mais aussi
les vampires et les loups-garous, se nourrissant souvent de sang.
Autour d'eux règne la puanteur de la mort. Il y aurait une
hiérarchie parmi eux, des êtres puissants, dotés
de pouvoirs insoupçonnés, qui permettent à
certains hommes de revenir sous une forme semblable à
l'apparence humaine, sortes de manitous, des
«métamorphes» capable de se transformer, de
fasciner, de s'introduire dans les esprits, de forcer les
possédés à faire ce qu'ils demandent. Ils
peuvent faire voir des morts, ceux que l'on appelle ordinairement les
fantômes, qui explosent et disparaissent quand on les touche.
Mais les manitous n'explosent pas, ont une force exceptionnelle,
peuvent tuer. Ils sont les serviteurs de l'entité qui les
anime, dont les projets sont à longue échéance,
qui dispose ses pièces sur l'échiquier des dizaines
d'années ou des siècles à l'avance, sachant ce
qui se passe et modifiant son jeu en conséquence (la future
épouse de l'adolescent Peter, qui doit, par vengeance, vivre
adulte les pires calamités, existe déjà, sous
l'apparence d'une fillette repérée par Don dans un
jardin). La femme qui prend, au cours des années, diverses
apparences sous les initiales de A.M. n'est qu'un échelon dans
la hiérarchie des êtres au service de l'entité,
chargée de remplir une mission à un endroit
donné. Comme la Gorgone pétrifiait, elle a le pouvoir
de donner la mort en se montrant sous sa véritable forme .
Leur seule joie de ces êtres est le jeu de la destruction et de
sa mise en scène.
Les hommes les plus vaillants ont toujours essayé
d'échapper à ces êtres maléfiques et de
les tuer une seconde fois, avec des moyens variés, les pieux
enfoncés dans le coeur ou les balles d'argent étant les
plus connus. D'autres moyens plus ordinaires seront utilisés
ici. Straub veut nous montrer que les humains sont des êtres
d'imagination, et que c'est dans le lieu imaginaire de nos
rêves qu'ils ont cherché jadis et doivent continuer
à chercher la solution de leurs problèmes.
On constate avec intérêt
que King a trouvé dans Straub, en plus de ses autres
modèles, le système de transformation de l'être
maléfique, qu'il a utilisé pleinement dans Ça, avec exactement le même esprit. Le
lecteur qui n'a pas lu Ghost Story
trouvera en outre des situations semblables à celle de
Le
Talisman, par exemple le
loup-garou conduisant une voiture, comme le frère de Wolf. Les
quatre vieux messieurs respectables qui se rencontrent pour jouer des
rôles de personnages romanesques, conséquence d'une
action douteuse alors qu'ils avaient une vingtaine d'années.
L'affaire Galli, qui est au centre du drame, mais dont personne n'en
parle jamais, est un exemple classique de la vengeance
maléfique. Le cinéma tient une grande place, avec le
Rialto, une salle comme il y en aura par la suite beaucoup dans
Straub. Mulligan, son directeur, aime et passe de temps en temps les
vieux films de l'âge d'or, qui sont l'objet de nombreuses
allusions. Là s'y déroulera, alors que la ville de
Milburn se trouve isolée par la neige et envahie par les
morts-vivants, une série de séquences cauchemardesques
:les survivants de la Chowder Society entreprennent, avec des armes
dérisoires, le dernier combat contre les serviteurs du mal.
S'il fallait une justification pour nous prouver que Straub
maîtrisait maintenant parfaitement l'art de la monstration et
en était un grand maître, ces chapitres d'anthologie de
scènes littéraires d'horreur véritablement
cinématographiques se passant dans un cinéma projetant
un film d'horreur, La nuit des morts vivants, avec un remarquable effet de miroir, nous en apportent
la preuve.
Les hallucinations
foisonnent, comme les rêves, et ne contribuent pas peu à
alourdir le climat général. L'un voit la tombe de son
frère à un carrefour, ou son frère, mort-vivant,
dans la rue, ou assister à un de ses cours. Un autre rencontre
le fantôme de quelqu'un qu'il n'avait plus vu depuis sa
première année d'enseignement dans un village perdu.
Les apparitions sont tantôt muettes, tantôt interviennent
dans la vie des hommes, leur font des observations, leur adressent
des ordres. La plupart sont traumatisantes, comme pour le jeune
Peter, qui voit tour à tour l'amant de sa mère, sa
mère qui se justifie, tous deux avec les apparences de la vie,
mais disparaissant dès qu'on les touche. Image spectaculaire,
Peter voit la nuit, de sa fenêtre, une longue file de gens
l'attendant à la lumière de la lune, des morts vivants,
alignés par la volonté d'une entité
maléfique. On ne compte plus les rêves ou les
visions.
Straub rappelle de diverses
façons que le visage qu'on voit dans le miroir est aussi le
visage de celui qui regarde et nous suggère, idée qui
paraît d'abord étrange et paradoxale, que si nous avons
besoin d'histoires de fantômes, c'est parce que nous sommes
nous-mêmes des fantômes et que, s'ils se
révèlent maléfiques, le mal qu'ils expriment
vient cependant de nous. À la lecture du prologue, le lecteur
a l'impression de retrouver Julia : une
petite fille entourée d'une étrange atmosphère,
et qui n'a pas de nom. Le protagoniste n'est pas le même : une
femme qui a perdu son enfant et retrouve son semblable dans
Julia; un homme qui se livre à un kidnapping
et en trouve un dans Ghost story. Mais
alors que la première fillette ne parle pas, la seconde, qui a
une conduite adulte, tient des propos étranges. Au conducteur,
le romancier Don, qui lui demande son nom, elle répond d'abord
: «Tu le sais», puis précise : «Je suis
toi.» Car les deux romans partagent l'idée, d'essence
freudienne, à la manière de Henry James, que les
fantômes s'emparent des mobiles et peut-être des
âmes de ceux qui les voient. Les fantômes de Straub sont
possessifs. Ils prennent le contrôle de ceux qui les
rencontrent et deviennent le mal en eux. Chaque personnage est ainsi
mis face à lui-même par les êtres fantomatiques.
Peter s'entend dire par l'être Gregori, auquel il a
demandé qui il était, la réponse
énigmatique : "Je suis
toi." Tous, à un
moment ou à un autre, sont ainsi renvoyés à
eux-mêmes.
Ce roman est le premier où
Straub associe le jazz à sa trame littéraire, et le
procédé sera repris de nombreuses fois
ultérieurement (notamment dans la trilogie Blue Rose et la nouvelle Pork Pie Hat). La musique de cet orchestre sera ouïe uniquement
par les personnages liés à l'histoire. Les autres
habitants n'entendent et ne voient rien. Cette musique est
rattachée à un personnage du roman qu'écrit Don,
le Dr Rabbitfoot. Il en arrive à la conclusion, difficile
à partager par les membres de la Chowder Society, que les
événements dont la ville est le théâtre
sont les péripéties d'un livre pas encore écrit
et se trouvent rattachés aux fantasmes d'un romancier. La
musique scande les phases du récit et Don verra son personnage
inventé et son orchestre dans la scène finale, dans la
curieuse situation d'un auteur qui a effectivement à tuer le
personnage qu'il avait créé pour se libérer
d'une situation pénible à vivre, et qui était
devenu son cauchemar.
Enfin, il faut noter la place de la ville de Milburn, qui vit dans un
"passé sorti d'un roman
gothique", et constitue un
cadre idéal pour la Chowder Society, et le personnage de
roman, le Dr Rabbitfoot. Milburn, enneigée, devient sinistre
avec son ciel noir, les gens s'enferment chez eux pour fuir la neige
envahissante. Milburn est traitée à la manière
dont Straub traitera ultérieurement ses petites villes
inventées, comme King d'ailleurs, avec ses
caractéristiques, ses quartiers riches et les pauvres, les
habitudes des populations, ses changements de temps et son histoire.
Milburn annonce Millhaven, qui tient une grande place dans la
trilogie Blue
Rose et d'autres oeuvres, et qui,
on le sait, est la copie de la ville où est né et a
vécu Straub dans sa jeunesse, Milwaukee, dans le Wisconsin.
Alors que King situe fréquemment ses actions
l'été, favorable au temps chaud et à l'orage, il
faut signaler que le récit se passe en hiver, par un temps
froid et une période de neige exceptionnelle, ce qui procure
l'occasion d'effets littéraires qui ne se rencontrent pas
fréquemment.
En dépit de la
complexité de l'intrigue et de l'abondance des personnages, le
plan et le déroulement du conflit entre les forces en
présence est d'une clarté parfaite. Le nombre de
pièces du puzzle est certes important, mais elles sont
présentées au fur et à mesure des besoins du
lecteur pour venir satisfaire ses demandes au moment le plus
opportun. Il faut cependant ouvrir l'oeil sur les petits
détails. King, qui vient de lire ce roman, ne s'est pas
trompé sur sa valeur. Transporté dans une construction
impitoyable qui le prend au piège, le lecteur,
identifié intensément aux personnages qui voient leur
psychologie bien plus développée que dans Julia, ne
peut qu'assister à cette lutte ancestrale, où le
pouvoir du passé et ses survivances accablantes prend une part
essentielle.
|
l'auteur :
Peter Straub
est né à Milwaukee, dans le Wisconsin, le 2
mars 1943. Il est l'aîné d'une fratrie de 3
garçons. Son père était
commerçant, sa mère infirmière. Le
père voulait qu'il devienne un athlète, la
mère un docteur ou un ministre Luthérien. Lui
voulait était lire et apprendre, et il leur fit
espérer un métier de professeur. Études
à l'université de Wisconsin, Colombia
University, et au University College de Dublin. A
résidé pendant trois ans en Irlande, à
Dublin (1969-1972) et sept ans en Angleterre à
Londres (1972-1979), puis aux USA dans le Connecticut,
où sa femme Susan était née. Il habite
aujourd'hui New York (3 enfants). Il a écrit à
ce jour 14 romans, 2 recueils de nouvelles, des nouvelles et
de la poésie. Nombreuses récompenses
littéraires. En particulier, Mr. X a reçu le Bram Stoker Award. Le plus
littéraire des romanciers de terreur attire à
la fois les amateurs du fantastique et les inconditionnels
du polar . Le nouveau Talisman 2, écrit en collaboration avec Stephen
King, Black House, est sorti en Octobre 2001.
infos
|
Peter
Straub
Roland Ernould © 2001
..
.. du site Imaginaire : liste des auteurs
.. du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
..général
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