Ce premier roman d'une série qui en comporte trois mêle habilement fantastique, fantasy, science-fiction, roman policier et, particularité, récit philosophique à la manière française du XVIIIe siècle du conte à intention morale. Si, dans ses romans comme dans ses adaptations théâtrales, l'écrivain anglais Philip Pullman est surtout connu pour s'adresser aux adolescents, il a réussi à faire passer dans ces récits initiatiques destinés en principe à la jeunesse des qualités que les adultes ont appréciées. Ce qui explique qu'après les éditions Gallimard Jeunesse, le cycle est aujourd'hui repris chez Folio SF qui lui rend justice en publiant cette trilogie qui a toutes les qualités pour enthousiasmer les lecteurs adultes plus exigeants. Pullman y reprend le thème usé jusqu'à la corde, mais toujours efficace, de la lutte entre les forces de la Lumière, représentées par Lyra et Will, deux enfants, et les puissances du Mal, plus diversifiées. Les concepts de bien et de mal ont été, dès leur création, liés à des forces mystérieuses primitives et à la croyance que les actions humaines, même correctement conduites, ne peuvent réussir que si elles sont assurées par des hommes doués de qualités exceptionnelles.

Passionné dès le plus jeune âge par les contes et les mondes merveilleux, Pullman a un goût prononcé pour l'aventure et la géographie qui le conduira, adulte, à aller vivre successivement en Australie et au Zimbabwe. L'écriture a été le moyen, pour cet enseignant humaniste, de proposer les univers dont il rêvait, mêlant magie, théologie, physique et interrogations à caractère philosophique. Reflet de ce goût des voyages, le roman commence à Oxford, en Angleterre (où Pullman fit ses études et enseigna) pour continuer à Londres, puis dans une région ressemblant à la Hollande, pour finir sur les glaces du pôle nord. On comprend peu à peu que l'action se situe dans un monde parallèle au nôtre.

Les premières pages de de roman (il en est de même pour les autres) sont difficiles à suivre pour les jeunes lecteurs et certains d'entre eux ont avoué n'être pas allés plus loin que le troisième chapitre. Le lecteur entre, comme c'est le cas pour J. R. R. Tolkien, dans un monde organisé qui ne s'éclaire que lentement, que l'auteur connaît parfaitement mais dont il ne nous donne les clés que quand c'est nécessaire. Les lecteurs sont souvent perplexes sans trouver rapidement des repères. L'université d'Oxford paraît si étrange qu'elle ne peut être la nôtre, avec sa discipline dominante et cotée qu'est la Théologie expérimentale, un équivalent de notre physique. Le monde dans lequel vit Lyra présente des similitudes avec le nôtre tout en étant très différent. On ne sait pourquoi les humains ne peuvent vivre sans leur animal familier, leur dæmon (dont on ne connaît pas l'origine) qui, s'il a les apparences d'animaux terrestres, possède avec son compagnon personnel d'invisibles liens vitaux, affectifs et physiques. Changeant avec son humeur, il lui sert souvent de conscience morale ou de gardien protecteur, ce qui se comprend puisque si l'humain auquel il est rattaché meurt, il meurt aussi... Symbolique des potentialités de l'enfance, dont les choix se rétrécissent au fur et à mesure qu'il vieillit, le dæmon peut se transformer en n'importe quel animal jusqu'à ce que l'enfant devienne adulte. Lyra a pour dæmon Pantalaimon avec lequel elle engage des conversations savoureuses. Il vit dans le même endroit qu'elle, ne pouvant se séparer d'elle que de quelques mètres. Puisque que les daemons changent de forme tout le temps de la jeunesse de leur associé, l'enfant ne peut pas savoir à l'avance quel sera l'aspect physique de son dæmon qui correspondra à ce qu'il est lui-même devenu adulte. C'est un sujet qui préoccupe les enfants et qui correspond à l'une de leurs inquiétudes : que serai-je quand je serai "grand"? Le dæmon a beaucoup d'intuition, et comme généralemet il se modifie quand il "sent" que quelque chose va se passer, il est littérairement le procédé idéal pour éviter la monotonie, extérioriser les pensées et assurer le suspense. Permettant des usages variés, le procédé des dæmon ou d'équivalents commence à être utilisé par d'autres auteurs, récemment par Sophie Audouin-Mamikonian dans sa série des Tara Duncan.

Élevée dans un collège d'Oxford par des "érudits" auxquels son père l'a confiée pour assurer son éducation, Lyra, très mauvaise élève, mène la vie insouciante qui lui plaît. Avec son ami Roger, ils escaladent les toits, se battent avec d'autres enfants, explorent des souterrains. Pourtant, depuis quelque temps, des menaces pèsent. Des enfants disparaissent. Un élément naturel appelé Poussière suscite bien des inquiétudes. L'insatiable curiosité de Lyra lui permet d'entendre une conversation sur l'existence de cette Poussière en même temps que des bribes d'informations qui lui serviront quand Roger est enlevé par les Enfourneurs, et emmené vers le nord. Entourée d'amis gitans qui ont reconnu sa singularité et savent que Lyra, à son insu, est promise à un grand avenir, Lyra part à sa recherche dans une grande aventure en direction de l'Arctique. Elle pourra y contempler une aurore boréale à l'inquiétante signification, rencontrer des créatures surnaturelles : sorcières, ours guerrier en armure et des puissances dangereuses. Elle ne part pas démunie : elle a l'aléthiomètre qu'un de ses maîtres d'Oxford lui a confié sans qu'on sache comment il fonctionne. Le don de Lyra lui permet d'en découvrir petit à petit les secrets. Lyra apprend aussi l'identité de ses parents, et faisant d'une pierre deux coups, décide d'aller libérer son père retenu prisonnier en même temps que Roger. Les enfants enlevés sont en effet promis au pire des sorts pour les habitants de ce monde : être séparés de leur dæmon. On laisse au lecteur le soin de découvrir ce qui suscite tant de fantasmes et de convoitises au pôle Nord, les hérésies qui menacent, et surtout pourquoi on s'intéresse (les "érudits" en particulier) à cette rebelle Lyra, au tempérament si sauvage. Disons cependant que Roger a été enlevé par une mystérieuse organisation dépendant de l'Autorité religieuse afin de faire des expériences sur la séparation d'un humain et de son daemon. Quant au père de Lyra, il étudie la Poussière dont personne ne connaît encore la fonction. Il cherche à créer une ouverture vers d'autres mondes pour mener à bien un projet qu'il garde pour l'instant secret et, à la fin du roman, Lyra poursuit son père à travers la porte qu'il vient d'ouvrir.

Les personnages sont bien typés. Lyra est une fille téméraire, déterminée, rebelle mais généreuse. Elle a 11 ans, blonde, pas grande, de constitution robuste. Lord Asriel, l'oncle de Lyra, grand homme sévère, craint de tous et riche, apparemment la quarantaine, est explorateur mais fait aussi de la politique. Lyra apprend vers le milieu de l'histoire qu'il est en fait son père. Son dæmon, un léopard des neiges, est craint de tous. Lyra redoute et admire son père, mais ses projets et ses objectifs secrets la dépassent totalement. Mme Coulter, qui héberge un moment Lyra, est une femme cultivée, passionnée en apparence pour le pôle nord, mais qui cache de noirs desseins. Son dæmon est un singe au pelage doré. Comme elle l'a fait pour son père, Lyra découvre que c'est sa mère.

Sans vouloir les comprendre parce qu'elle est toute à son dessein, Lyra est au coeur de conflits de pouvoir politiques et religieux dont l'influence est déterminante. Leurs manipulations et les obscurités volontairement mises en place par l'auteur rendent l'intrigue complexe. Le thème principal : quitter le monde de l'enfance pour entrer dans celui des adultes et se diriger lentement vers la sagesse entraîne l'utilisation de symboles ou de rites dont le sens n'apparaît pas toujours nettement au public jeune. Mais Pullman pense que tous se poseront un jour des questions sur la vie et qu'ils pourront y être préparés en lisant ses histoires. Le récit se situe donc plutôt du côté du Seigneur des anneaux que de la série Harry Potter : plus touffu, mais plus profond, il fait davantage réfléchir. Et Pullman vaut bien J. K. Rowling en imagination. Comme ceux de ses confrères, ce livre est également une encyclopédie féerique, laissant dans le souvenir des scènes, des images, des émotions et une impression de cohérence dans l'imaginaire. Il nous montre également que l'amour et l'amitié sont indestructibles, même au-delà des mondes et au-delà de la mort. Ce récit bien mené, envoûtant, premier volet d'une trilogie brossant une fresque puissante et poétique, sans temps mort, mérité les critiques élogieuses qu'il a reçues et a mérité le prix Guardian de la fiction pour la jeunesse et la médaille Carnegie en Grande-Bretagne. Il a été élu premier livre de l'année par le Publishers Weekly aux USA. Cependant, il faut savoir que sa longueur et sa complexité ne le mettent pas à la portée du premier lecteur venu, qui suivra peut-être les éléments apparents de l'histoire, sans trop la comprendre..

Quatrième de couverture de l'édition :
Ce n'était pas une vie ordinaire pour une jeune fille de onze ans : Lyra vivait, en compagnie de son daemon Pantalaimon, parmi les Érudits de Jordan Collège, passant ses journées à courir dans les rues d'Oxford à la recherche éperdue d'aventures.
Mais sa vie bascule le jour où elle entend parler d'une extraordinaire particule. D'une taille microscopique, la Poussière que l'on trouve uniquement dans les vastes étendues glacées des Royaumes du Nord est censée posséder le pouvoir de briser les frontières entre les mondes, un pouvoir qui suscite effroi et convoitises...
Jetée au coeur d'un terrible conflit, Lyra sera forcée d'accorder sa confiance aux gitans et à de terribles ours en armure. Et, lors de son périlleux voyage vers le Nord, elle devra découvrir pourquoi son propre destin semble étroitement lié à cette bataille sans merci où s'opposent des forces que nul ne l'avait préparée à affronter.

Roland Ernould © 2003

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