Pierre Bordage, L'Évangile du serpent
édit. du Diable
Vauvert, 2001.
En dix ans, Pierre Bordage est devenu
un pilier de la science fiction française. La sortie de chacun
de ses romans a été salué par des critiques
laudatives et plusieurs ouvrages ont été
couronnés par des prix littéraires. Mais il a
décidé de faire un moment autre chose, ne se
considérant pas "marié à la science-fiction".
Son roman, qui fait partie de la littérature
générale, garde pourtant la trace du monde imaginaire
et mythique qu'il affectionne. Plus délicat, il ambitionne
cette fois de recréer un Évangile actualisé :
depuis longtemps. il avait la tentation de réécrire
La
Bible. Il s'est plus
précisément attaché au Nouveau Testament, en réécrivant Les Évangiles en
tentant de répondre aux questions : si le Christ se retrouvait
aujourd'hui parmi nous, comment serait-il? Quel pourrait- bien
être son message? Que ferait-il?
Il en résulte un roman étonnant découpé
en quatre parties distinctes, comme Le Nouveau Testament. Les quatre évangélistes,
(Mathias, Marc, Lucie et Yann), des pécheurs qui seraient
damnés dans la perspective religieuse ancienne, sont issus de
divers milieux de notre société actuelle et vont tous
jouer, isolément d'abord, un rôle primordial dans
l'intrigue, parallèlement, jusqu'au moment où ils vont
entrer en synergie. Mathias, le Mathieu en même temps que le
Judas de l'Évangile, est un jeune tueur à gages
d'ascendance russe, au passé sombre et douloureux. Marc, qui
porte le même nom, est le pharisien, suppôt des nantis,
actuel successeur des marchands du temple, journaliste de cinquante
ans cynique et désabusé, va tenter de démolir le
Christ dans l'opinion avant de faire sa conversion. Lucie
strip-teaseuse sur le Net est Marie-Madeleine. Yann, d'abord
sceptique, sera son premier disciple, à la fois Jean et
Pierre. Leurs destins vont se croiser quand chacun développe
un rapport particulier avec un jeune Indien d'Amazonie,
Vaï-Ka'i, le Christ de l'Aubrac du roman, dont la soeur
Pierrette personnifie Marie. Excepté Pierrette, ils
représentent quatre aspects de la vie actuelle dans leurs
cheminements respectifs vers la spiritualité et le Christ.
Vaï-Ka'i, le nom du Christ, emprunté à la langue
parlée par une peuplade amazonienne, est un Indien, nourrisson
rescapé du massacre qui a anéanti sa tribu et
envoyé en France sur le plateau de l'Aubrac, en Lozère,
où se fera son éducation. Quand il commence à
faire des miracles, sa renommée s'étend vite. Son
enseignement est d'ordre chamanique. Il prône la
vénération de la mère Terre, le respect
d'autrui, l'abolition des jugements et accessoirement la
démolition des principes bibliques. Il se refuse à
organiser ses fidèles en une Église "traditionnelle".
L'idée qu'il répand consiste à prétendre
qu'il faut vivre dans le présent, comme le faisait le Christ.
Bordage transpose tous les grands thèmes de la Bible, de
l'amour du prochain à la vie éternelle. Pratiquant le
nomadisme comme le Christ, Vaï-Ka'i, répandant bonne
parole et miracles, charismatique, est bientôt suivi par une
troupe grossissante de fidèles, qui menacent les tenants du
pouvoir. Divers épisodes de la vie du Messie se produisent :
les miracles, le renoncement, mais aussi la trahison, le doute, la
délation conduisant à un procès
bâclé, la rédemption et sa mort.
On retrouve un autre motif dans ce livre : le goût du nomadisme
qui correspond à une véritable philosophie chez Bordage
(il a lui-même déménagé vingt fois et
revient d'un séjour de deux ans aux USA), nomadisme
déjà été rencontré dans
Les Derniers
Hommes (note) ou Orchéron. Bordage considère le nomadisme comme
la seule alternative à la société de
consommation. Pour lui, les anciens nomades ne dégradaient pas
la terre, ne laissaient pas de trace. Mourir, pour eux,
n'était ni une fin ni un problème, mais un
phénomène naturel faisant partie d'une conception
cyclique de la vie à l'opposé du dogme chrétien.
Le nomadisme permet de ne pas être attaché aux biens, de
ne plus être conditionné par la notion de devoir qui ne
profite qu'aux élites. Bordage se souvient des propos de
Jésus réclamant à ses disciples une
entière confiance dans le père céleste, dans la
générosité de leur environnement
("regardez les lys des champs,
les oiseaux du ciel...",
etc.). Le Christ invite ses fidèles à ne plus se
soucier du lendemain, du bien matériel, de la possession, mais
à vivre l'instant présent, en comptant sur la nature
pour subvenir à leurs besoins. Ce message se retrouve
modernisé dans le roman. Les fidèles du Christ de
l'Aubrac refusent le système capitaliste, se remettent
à vivre plus ou moins nus, à leur gré, et
délaissent leurs possessions matérielles pour le
suivre, mettant ainsi à mal le dogme dominant qu'est le
matérialisme de consommation de nos
sociétés.
On comprend pourquoi Bordage a retenu pour son titre le mythe du
serpent. Non pas le serpent biblique, symbole du mal et d'une
sexualité détestée. Mais le symbole des chamanes
ou de la mythique orientale du serpent, symbole de vie, de
renaissance (sa mue) lié d'une certaine façon au
nomadismeet à sa conception cyclique de la vi .Bordage tient
aussi à réhabiliter l'image de ce reptile à
cause de l'image de l'ADN, de sa forme de serpent double
entrelacé qu'on retrouve aussi dans nombre de mythes primitifs
que nous partageons avec les plantes et les animaux, : symbole aussi
d'un pacte écologique pour se sentir davantage relié
à la nature. L'ADN, pour Bordage, sera la baguette magique
moderne, réconciliant l'image du serpent avec une idée
nouvelle de la spiritualité.
Ce livre est aussi une charge politique sans complaisance de notre
façon de vivre contemporaine. Dans ce roman dérangeant,
charge féroce et dénonciation virulente de la
civilisation actuelle, de ses pauissants et de son corps social
malade,Bordage se montre acerbe à l'égard des
représentants des pouvoirs en place : hommes politiques et
policiers corrompus, journalistes sous contrôle, attentats
islamistes, réseaux de pédophiles, mondialistes et
écologistes opportunistes. Il rejette la société
de consommation, la dictature boursière, le productivisme pour
le profit suicidaire pour l'environnement, auxquels il oppose un
évangile inspiré de cultes amérindiens et de
valeurs chamaniques, une osmose écologique entre la terre et
ses habitants, en retrouvant la magie de l'instant présent.
Seule l'espèce humaine et une solidarité
affirmée naturelle trouvent grâce à ses yeux. La
dernière phrase du livre en est la clef : "Nous ne savons pas où nous allons mais
(...) restons ouverts au présent" est le principe fondamental l'évangile de
Bordage
Un mot sur le rapport à l'écriture de ce livre d'un
nouveau genre pour Bordage, qu'il a été contraint de
travailler différemment. En science-fiction, l'obligation est
toujours faite à l'auteur de se justifier, avec L'Évangile du
Serpent, la justification ne
s'impose plus. Le livre se lit sans difficulté et ses
thèmes philosophiques et mystiques ne viennent pas perturber
la lecture. Au contraire. Mais il a manqué à Bordage
suffisamment de persuasion pour nous convaincre que ce que propose
son Messie est moins utopique que réalisable. S'il n'est pas
de science-fiction, l'intérêt de ce roman est de nous
donner des clés indispensables pour comprendre les autres
romans de l'auteur et on peut considérer que sa tentative de
faire autre chose que de la science-fiction est réussie..
La
quatrième de couverture :
Jeune indien
d'Amazonie élevé en Lozère, Vaï Ka'i
incarne la sagesse du serpent double, symbole chamanique de l'ADN. Il
prône l'abandon des possessions, le respect de la Terre et
accomplit des miracles. Sa renommée va croissant et les
adeptes accourent du monde entier, ce qui inquiète les
autorités... Alors le pouvoir va riposter : calomnie, faux
témoignages, procès, puis,jugement suprême, la
télévision... enfin, la sentence... la mort.
Grand roman contemporain humaniste, aventure littéraire
inoubliable, servi par un rythme narratif formidable et des
personnages d'une grande justesse, qui transpose Le Nouveau testament
dans notre présent.
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Né en 1955 en
Vendée, auteur d'une trentaine de romans et de
quelques nouvelles de science-fiction, Pierre Bordage a
connu, en moins de dix ans, une ascension fulgurante.
Lauréat du prestigieux Prix Tour Eiffel dès sa
création en 1997 pour Wang et du Prix Paul Féval de
littérature populaire 1999 pour Les Fables de
l'Humpur, il a su
conquérir un large public grâce à son
talent de conteur et à une thématique à
la fois personnelle et universelle qui en fait un
visionnaire formé par les mythologies. Loin d'une
science-fiction dure ou des mondes cyberpunks, il a
créé un univers personnel où la
spiritualité tient une grande place. Après un
séjour aux USA, il s'est réinstallé
dans la région nantaise, où il écrit un
roman de science-fiction qui s'intitulera Griots
Célestes. Il y
sera question de l'initiation d'un jeune griot, disciple
d'un artiste conteur plus âgé, qui aura fort
à faire pour que jamais les humains qui ont
essaimé à travers l'univers n'oublient leur
histoire et leurs mythes.
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Bibliographie
Romans.
ROHEL LE CONQUERANT
Cycle de Dame Asmine
d'Alba (L'Atalante en 1 volume)
1. Le chêne vénérable (1992, Vaugirard)
2. Les maîtres sonneurs (1993, Vaugirard)
3. Le monde des franges (1993, Vaugirard)
4. Lune noire (1993, Vaugirard)
5. Asmine d'Alba (1994, Vaugirard)
Cycle de Lucifal (L'Atalante en 1 volume)
6. Les anges du fer (1994, Vaugirard)
7. le grand fleuve-temps (1995, Vaugirard)
8,. L'enfant à la main d'homme (1995, Vaugirard)
9. Les portes de Babûlon (1995, Vaugirard)
10. Lucifal (1995, Vaugirard)
Cycle de Saphyr (2000, L'Atalante)
11. Terre inférieure (1996, Vaugirard)
12. Les feux de Tarphagène (1996, Vaugirard)
13. Le choeur du vent (1996, Vaugirard)
14. Saphyr d'Antiter (1997, Vaugirard)
Wang
1. Les portes d'Occident (1996,
L'Atalante ou J'ai Lu 5285)
2. Les aigles d'Orient (1997, L'Atalante ou J'ai Lu 5405)
LES GUERRIERS DU SILENCE
1. Les guerriers du silence (1993, L'Atalante ou J'ai Lu 4754)
2. Terra Mater (1994, L'Atalante ou J'ai Lu 4953)
3. La citadelle Hyponéros (1995, L'Atalante ou J'ai Lu
5088)
Atlantis (1998, J'ai Lu 4829)
Abzalon (1998, L'Atalante)
Graine d'immortels (1999, Flammarion collection Quark noir)
Les fables de l'Humpur (1999, J'ai Lu Millénaires)
Les derniers hommes, note de lecture.
1. Le peuple de l'eau, janvier 2000, n°332.
2. Le cinquième ange, février 2000, n°333.
3. les légions de l'Apocalypse, mars 2000, n°334.
4. Les chemins du secret, avril 2000, n°335.
5. Les douze tribus, mai 2000, n°336.
6. Les derniers hommes, juin 2000, n°337.
Nouvelles
Une paix éternelle (1996), in Genèse (J'ai Lu 4279)
La quarantaine (1999), (édition zéro heure) [nouvelle
disponible en ligne]
Big Crunch, in agenda de la SF
Pierres de Lune (1999), in Les 10 ans de L'Atalante
Ma Main à couper
Divers
Religions, la longue marche (article de Pierre Bordage), in
Parallèles (No 7, Juillet/Septembre 1998)
Pierre Bordage, la force tranquille (interview de l'auteur), in
Bifrost (No 17, février 2000, pages 72 à 78)
Roland Ernould © 2002
..
.. du site
Imaginaire : liste des
auteurs
..
du site Différentes Saisons, revue trimestrielle
.. général