IMAGO
par

Joëlle Wintrebert

crédit photo © Henri Lehalle

 

Prisonnier. Comme jamais. Son esprit enfermé dans son corps, et ce corps dans le noir. Ses yeux sont-ils ouverts ? Ses tentatives pour cligner des paupières ont échoué. Il a essayé de bouger ses bras, ses jambes, s'est aperçu qu'il ne lui en venait rien de plus qu'une sensation de membres fantômes... Ont-ils osé l'amputer ? La terreur l'engloutit, brutale, aveugle. Il voudrait hurler mais sa gorge rêtive n'émet que des sons étouffés, indistincts. Seul son odorat est intact, qui lui livre une odeur animale, suffocante. Son corps ? Ces relents douceâtres s'exhalent-ils réellement de sa chair ?
Bloque ta respiration. Tu es paralysé. Si tu vomis, tu vas t'étouffer.
Il ne vomit pas. Reprend son souffle. Au moins, il respire, il ne mourra pas tout de suite. Qu'ont-ils inventé pour le torturer ?
Réfléchis. Tu as toujours su ce qu'ils te préparaient. En t'évadant. Jusque dans le coma, ton esprit savait aller chercher de quoi préparer tes ripostes.
Pas d'évasion, cette fois. Pourtant son corps est en éveil. Et si déplaisantes soient-elles, des sensations en proviennent. Il s'est trompé. Il n'est pas paralysé. Sa carcasse est capable de reptation. Assez pour éprouver à nouveau l'envie de hurler. Il est enfermé dans une sorte de sarcophage. Il lui suffit de se tortiller pour en éprouver les limites. Il hoquette, la gorge sèche, sûr qu'il commence à manquer d'air.
"La peur est meurtrière, chantonne en lui la voix de Maître Tengri. La peur est meurtrière. Quelle est la réponse à la peur, Victor Itzamma ?
- Contrôle et projection.
- Ne l'oublie pas..."
Victor n'a pas oublié. Du moins, il n'en a pas l'impression. En se concentrant, il parvient à dominer l'horreur de l'enfermement. Quant à projeter son esprit, rien à faire. C'est son premier échec en état de conscience depuis ses neuf ans. Que se passe-t-il ?
Alors il se souvient.
LARVE...
Ton esprit est intact mais ton corps est celui d'une larve. Oh ! ils t'ont prévenu, tu les entends encore : "L'expérience sera traumatisante. Vous y survivrez, comme les autres. Tous ont passé le cap de la métamorphose. C'est après que les problèmes se posent. A vous d'être plus fort. De trouver là-bas l'occasion de votre rachat."
L'un d'eux avait osé le terme "rédemption".
Victor trouverait satisfaisant de ricaner, hélas le gosier d'une larve ne permet pas cet exercice. Pas plus qu'un corps de larve n'autorise l'évasion de l'esprit qu'il a capturé. Est-ce parce qu'il s'agit de la forme de vie la plus fruste ? Cela changera-t-il après la métamorphose, quand il sera une imago ?
Un remue-ménage soudain au-dessus de sa tête ratatine Victor. Il sent des vibrations, des piétinements. Des bouffées d'odeurs tour à tour âcres, mielleuses, piquantes, lui parviennent. Et quelque chose a changé, qu'il ne parvient pas à identifier tout d'abord, mais qui excite son instinct larvaire. Le jour s'est levé, finit-il par comprendre. L'ébauche de ses yeux perçoit l'éclairement, comme une lueur diffuse et croissante.
Quand il sent un contact au sommet de son corps, Victor essaie de se recroqueviller. En vain. La larve qu'il habite s'est redressée, ouvrant le bec, accueillant la trompe de la nourrice et sa longue régurgitation sirupeuse.
Pas mauvais, le biberon, apprécie Victor, soulagé. Il a toujours aimé le sucre et craignait une bouillie au goût plus discutable. La nourrice partie, le laissant dans un état de satiété, il résiste au sommeil. Il est désormais sûr qu'il n'est pas piégé dans un environnement virtuel. Il a bel et bien été expédié à 10,8 années-lumière de la Terre, sur la deuxième planète du système
e du Fleuve Eridan, via un faisceau de tachyons dont il trouve miraculeux qu'ils n'aient pas manqué leur cible.
Est-il excité ? Oui, bien sûr que oui. Il a toujours rêvé de terres vierges. Il aurait préféré un autre emballage corporel ? Certes, mais il est plus intéressant d'habiter un être vivant qu'un support robotique. Dès sa métamorphose, il pourra se déplacer librement, trouver la sonde, accomplir sa mission.
Et ce n'est pas comme si son enveloppe humaine était perdue à jamais. Son corps attend sur la Terre qu'il revienne en héros. Maya aussi l'attend, Maya Shango sa lumière noire, Maya qui l'a mis au monde une nouvelle fois en le faisant naître à l'amour, Maya, son ange de la vengeance, condamnée à mort comme lui, Maya qu'il sauvera s'il réussit.
Cela sourit-il, une larve ? Victor s'endort, confiant, blotti contre un souvenir de peau fraîche, de parfum de poivre, de bras élastiques bouclant leur tendre cage autour de lui.
Ce jour-là et le jour suivant, dont Victor se souvient qu'ils durent 26 heures 20 terriennes, il sera nourri à cinq reprises. Par deux fois, on l'extirpera de son trou tel un gros bébé impuissant, aux fins de nettoyage, comprendra-t-il en retrouvant un alvéole frais et propre.
A l'aube du troisième jour, une frénésie irrépressible s'empare de lui. Rien qu'il puisse contrôler. La tête de la larve va et vient à l'embouchure du trou et Victor doit faire appel aux techniques enseignées par Maître Tengri pour résister à la panique : elle est en train d'operculer.
Calme. Un opercule n'a jamais empêché le moindre insecte de respirer. Et réjouis-toi. La nymphose commence. Ta délivrance est proche. La douleur ? Mystère. Maître Tengri ne t'a-t-il pas appris à l'ignorer ? D'accord, il n'avait pas imaginé ton incarnation présente mais tu ne dois pas craindre l'étrangeté.
Incantation en boucle. Une litanie des anciens temps. Souveraine contre la peur. Son corps larvaire s'engourdit. Victor se laisse aller. Bientôt il flotte, non au-dessus de lui, cette évasion qu'il a si souvent pratiquée, mais en lui-même où il croit presque sentir l'étrange ballet des molécules en train de se recomposer, l'hormone de mue donner l'ordre à ses gènes de transformer la larve en imago.
Ensuite, dans le temps qui s'étire, Victor éprouvera un remuement très lent, la danse rêveuse de ses atomes, des poussées sourdes et harmonieuses, comme d'une fleur qui se déplie et ondule, et s'irise dans un vent de pollen. La douleur attendue ne se déclarera jamais. A sa place, intense et belle, l'impression d'un épanouissement.
Il a perdu tout repère. Parfois une brève angoisse l'étreint. Et s'il inventait les sensations de la transformation ? On lui en a expliqué les mécanismes. Peut-être est-il en train de les imaginer ? Et si ses hôtes avaient découvert son irruption dans le Nid ? Et s'il était en stase et n'en sortait jamais ?

« Victor Itzamma ? Réveillez-vous, Victor. Vous avez assimilé tous les éléments dont nous disposons sur le Nid. »
Il s'asseoit sur sa couche, secoue la tête pour balayer de ses yeux la constellation des phosphènes. Le scintillement s'estompe. Un technicien finit d'enlever les électrodes implantées sur son crâne rasé. Une odeur d'hôpital flotte dans la pièce trop blanche, entêtante, désagréable.
« Victor ? Parlez-nous, Victor. »
Le Dr Fillip, comme toujours. Une guêpe venimeuse, qui ne cesse de harceler son cobaye.
Lequel, nauséeux, la bouche amère et l'esprit en déroute, a décidé de ne pas même lever un cil sur le demi-cercle des blouses blanches.
« Un peu de patience, Peter. Rappelez-vous dans quel état vous étiez la première fois qu'on vous a infusé ces infos. Donnez-lui un tonique, il doit être en état de choc. »
Le Dr Lure, cette fois. Dont le rôle est de protéger Victor. Un psi. Charmeur, gentil. Le plus dangereux de tous. Il arrive à Victor de le voir en sorcier tant il a pénétré sa psyché. Il sait exactement ce dont son patient est capable. Entre autres qu'il est assez lucide pour répondre à l'instant. Il accorde à Victor un répit ? Pur calcul.
« Vous êtes bien compatissant avec cet assassin, grogne Fillip.
- La coercition ne mène à rien, lui assène Lure en retour.
- Allons, messieurs, cessez ce jeu, vos phrases creuses sont vaines. Nous avons besoin de réponses. »
Et le Pr Earnings s'avance. Il a bien la tête d'un chef de projet. Le cheveu ras, l'oeil dur, la bouche volontaire. Tout en lui trahit le technocrate avide. Il sort une fiasque de sa poche, la débouche et la tend.
« Buvez, mon garçon. Pur malt, et du meilleur. Cela vaudra toujours mieux que leurs cocktails chimiques. »
L'odeur du whisky domine les relents de la pièce. Victor ne résiste pas, il porte le goulot à ses lèvres d'une main qui tremble. Cet alcool, c'est un peu de sa vie d'avant qui pénètre par effraction dans sa prison. Yeux clos, longue rasade, silence dans la pièce, et Maya soudain, comme un flash, Maya radieuse, devant une autre bouteille, un autre jour, Maya auréolée par le soleil à contre-jour, et son rire qui vous fracture, et sa voix rauque et brûlante, dangereuse : "A tous les deux, nous allons changer le monde, Victor Itzamma."
Puis une main le secoue, chassant la belle image. Le prisonnier pousse un grognement de frustration et de haine. Se maîtrise. Il voulait hurler, frapper, déchaîner sa violence, au diable les conséquences... L'éducation de Maître Tengri a triomphé : "Si tu choisis la lutte, tu choisis de survivre. Ne renonce jamais."
Un survivant est-il tout à fait un vivant ? L'idée de la mort est si douce, parfois. Sans Maya, lutterait-il encore ?
Court instant de défaite, ausitôt effacé. Même s'il déteste l'idée de donner satisfaction à la clique d'Earnings, Victor a dû s'avouer que leur projet de colonisation l'enflamme. La deuxième planète d'e du Fleuve Eridan -que le staff a baptisée Promise- pourrait sauver la Terre agonisante. On y trouve de l'air, de l'eau, des arbres, des terres en quantité, à peine habitées par les seuls êtres intelligents d'un écosystème très riche, les "uranies" -ainsi nommés sur la proposition des astronomes-, des insectes sociaux, hyménoptères géants dont le développement semble avoir été favorisé par une pesanteur réduite.
Au bout de son voyage de 168 ans, la sonde a rempli son office, délivré son contingent de robots et de nanomachines, construit l'émetteur et la cible, lancé vers les relais installés durant son long voyage un premier faisceau d'informations plus rapides que la lumière. Jubilation sur la Terre où tous les espoirs se voyaient confirmés. Restait à envoyer un ou deux ambassadeurs. La procédure avait été prévue dès le départ. Deux robots humanoïdes embarqués dans la sonde attendaient que vienne les animer un esprit humain. La cible était trop sommaire pour la réception d'un homme, on l'aménagerait dès que le contact aurait été réalisé avec les uranies, un protocole d'accord conclu.
Quelque chose n'avait pas marché. De l'explication confuse du Dr Fillip, Victor n'avait retenu qu'une chose : si l'on émettait sans peine de Promise, en revanche la réception était brouillée. Les copies numérisées des ambassadeurs choisis avec tant de soin parvenaient certes sur la planète, mais elles aboutissaient toutes dans le corps d'une larve. Après la métamorphose, les imagos donnaient des nouvelles pendant un temps variable qui n'avait jamais dépassé cinq mois terrestres, puis elles disparaissaient.
« Victor ? Secouez-vous, mon vieux, gronde le Dr Fillip. Nous attendons votre réponse.
- Pourquoi le brusquer, Peter, intervient Lure. Nous avons déjà tant attendu. Donnez-lui jusqu'à demain.
- C'est inutile, dit Victor avec un clin d'oeil au psi, histoire de lui montrer qu'il n'est pas dupe de sa manoeuvre. Quel choix me laissez-vous ? La roulotte russe ou la guillotine. Je vais tenter ma chance.
- Nous pensons que vous allez réussir, dit Earnings d'un ton froid.
- J'ai la faiblesse de le penser aussi, grimace Victor. J'ai toujours été d'un naturel optimiste.
- Que risque-t-il de toute façon, grince Fillip, excédé. Ce n'est pas là-bas qu'il perdra la vie. »
Il se tait aussitôt, conscient qu'il a gaffé. Il n'est pas agréable de penser que votre copie, le double exact de ce que vous êtes, pourrait éprouver la mort.
Victor profite du malaise des trois pour obtenir un avantage.
« Envoyez-moi avec Maya. C'est mon alter ego. A deux nous serons plus forts.
- Chaque fois que nous avons envoyé un couple, mixte ou non, il n'a pas tenu trois semaines. Nous supposons que la connivence entre deux humains, quand ils se reconnaissent, déplaît aux habitants du Nid. Vous ne partirez pas avec Maya, Victor. »
Lure a parlé d'une voix douce, comme s'il était désolé de la déception qu'il inflige à son patient, mais Victor n'a pas manqué l'étincelle rusée dans ses yeux. La mort est le bâton et Maya la carotte. S'il partait avec elle, Lure les croit assez fous pour choisir la vie d'insecte plutôt que revenir sur un monde à l'agonie.
« Et si nous permettions à ce garçon de rencontrer son amie, dit Earnings. De façon tout à fait intime, cela va de soi. Qu'en pensez-vous, messieurs ? »
Lure hoche la tête. Fillip serre les poings et fulmine. Chacun dans son rôle. De toute façon, aucun des deux ne se hasarderait à contredire le grand patron.
« Bien, enchaîne Earnings, toujours soucieux d'efficacité. Accordons-leur l'après-midi. Nous scannerons votre cerveau dès ce soir, Victor. Et demain, votre esprit s'envolera vers les étoiles. »

Un spasme de son abdomen rend à Victor la conscience de son corps et de ce qui l'entoure. Il s'aperçoit qu'il est bien sur Promise, pris au piège de son alvéole, l'occupant désormais dans sa totalité, et il comprend pourquoi il a fui dans ce passé encore tout proche, fui pour se soustraire au stress de l'enfermement.
Nouvelle contraction, très forte. Quelque chose se passe. C'est le sang, se souvient Victor, le sang refoulé à toutes les extrémités par mes muscles abdominaux. La nymphose est terminée.
Il s'arc-boute avec ses pattes -ses pattes ! Trois paires de pattes fonctionnelles à quoi il faut ajouter les deux paires d'ailes qui s'enflent sur son dos-, renverse la tête et laisse à ses maxilles toutes neuves le soin de découper l'opercule. Et le voilà qui se tortille et qui émerge dans la bourdonneuse rumeur du Nid, et se recroqueville devant ce qu'il découvre : il est suspendu à une falaise alvéolaire arpentée par des monstres innombrables. Il a beaucoup de mal, cette fois, à puiser dans les leçons de Maître Tengri pour retrouver son calme. Surtout quand l'un des monstres s'approche de lui, ses terribles pièces buccales en mouvement et, Dieux ! Victor ne peut même pas fermer les yeux.
Le "monstre" est une simple nourrice dont les antennes effleurent les siennes et lui infusent une douceur qui l'apaise aussitôt. La nourrice s'éloigne.
Bon sang. Plutôt raté, le contrôle. Tu dois exsuder la peur par tous les orifices de ce corps effrayant. Et maintenant, sors-toi d'ici en vitesse, si tu ne veux pas rester coincé.
Il s'extirpe dans un bruit de ventouse, demeure pantelant, cramponné par les griffes au rebord de son trou, ses ailes pendant telles des voiles qui faseyent, et se demande comment le premier des ambassadeurs n'est pas devenu fou, lui qui n'avait pas été préparé par des simulations à se retrouver dans le corps d'un insecte.
Victor a penché la tête. Il écoute. Il écoute son sang pulser, chanter, se presser dans les nervures de ses ailes qui gonflent, se défroissent, s'étendent, battent enfin, légères, légères. Voilà de quoi vous consoler de tout. Victor sourirait s'il avait encore des lèvres.
Allons, profite de ta vision à 180°.
Il renverse la tête afin de mieux contempler de ses yeux composés le miracle de ce double jeu de membranes nacrées qui lui permettront tout à l'heure, s'il le désire, de s'envoler. Dans l'instant, il n'est pas assez sûr de lui. Son instinct lui commande d'attendre. Il a besoin de sécher un peu. D'ailleurs, s'il se souvient bien des simuls, son tégument va durcir et se colorer.
Victor hasarde quelques pas autour de son trou. Il est surpris de voir qu'il arrive sans mal à coordonner ses six pattes. Une nourrice -la même ?- s'approche à le toucher. Il n'a plus peur. Il ouvre la bouche, accueillant la trompe qui déverse en lui sa manne sucrée.
Trophallaxie, il n'a pas oublié ce mot savant dont la sonorité lui plaisait. L'échange de nourriture chez tous les insectes sociaux. Le pot-de-vin local, pense-t-il avec cynisme. Il a bien l'intention d'en user dans ce sens pour atteindre son but.
Il est désormais assez assuré pour détailler son corps. Banal à l'échelle du Nid, donc femelle, et c'est heureux. Les mâles, entièrement dépendants de la reine, ont une vie trop courte et une fin brutale s'ils sont choisis pour un vol nuptial. Quant aux soldates, dont les généticiens terriens pensaient qu'elles étaient obtenues par manipulation hormonale, elles sont cantonnées en troupes autour du Nid et restent groupées dans leurs déplacements. Difficile de se rendre à la sonde dans de telles conditions. Une femme s'est réveillée sous cette forme. Elle a disparu dès son deuxième message. Exécutée pour abandon de poste ?
Victor est donc une créature femelle au corset de poils luisants, jaunes et doux, à l'abdomen cuivré, comme celui de ses demi-soeurs. Il sera d'abord "balayeuse" sur les lieux mêmes où il est né, avant de s'élever dans la hiérarchie du Nid.
Et justement, une gouvernante s'approche. Comment connaît-il son statut ? Il le connaît, c'est tout. Pas d'autre choix que d'obéir s'il veut escalader l'échelle qui le mènera au sommet.

Deux mois. Il aura dû patienter deux longs mois de Promise. Depuis quelques jours, alors qu'il avait enfin accédé au rôle de nourrice, ses glandes pharyngiennes sécrètent la fameuse gelée royale. C'est l'aliment des jeunes larves et de la reine, et aujourd'hui, c'est au tour de Victor de rencontrer Sa Majesté du Nid. Il en flageole d'émotion. Comment éveiller sans risque sa curiosité lors du baiser nourricier ? Est-il bien sûr de maîtriser les moyens d'expression de sa nouvelle incarnation ? Il sait jouer des pattes et des palpes, danser, synchroniser et désynchroniser ses ailes. Restent les phéromones. Dosage très délicat. Il n'est pas certain de les utiliser à bon escient pour se faire comprendre.
On a le sens de l'humour, ici. L'équivalent du rire est une vibration des ailes frottant l'une contre l'autre. Se sont-elles moquées de lui, ces damnées femelles, pendant qu'il s'échinait à nettoyer les alvéoles tout en testant ses émetteurs. Ceux des glandes mandibulaires produisent des phéromones d'alarme ou de trace, ceux des glandes abdominales, des phéromones de cohésion, sexuelles quand elles sont mal contrôlées. Victor a ainsi tour à tour provoqué un mouvement de panique autour de lui, puis la ruée d'un mâle qui rentrait au Nid après un vol de butinage. Victor s'attendait à de sévères réprimandes, mais ces dames, heureuses natures, ne pensaient qu'à rire de ses déconvenues.
Voilà la reine. Elle est déjà venue pondre sur la paroi où officie Victor. Lequel était encore débutante et comme telle, tenue à distance. On ne l'a pas laissé approcher.
Il est surexcité. Ses antennes se tordent, à l'affût des moindres sons et odeurs en provenance de la royale visiteuse. Imposante, ô combien, cette femelle dont la taille quadruple celle de ses sujets. Sa cuticule, d'un bleu éblouissant, rayonne, comme sous l'effet d'une lumière interne. Ses ailes, quand elles battent, ventilent toute la paroi. Sa tête, à l'instant tournée vers Victor, paraît déchiffrer son âme. Et voilà qu'elle l'appelle. Par son nom qui est une trace odorante. Victor se tétanise. Agité d'un violent tremblement, incapable d'avancer d'un pas, se maudissant pour cette incroyable impuissance. N'est-il pas en train de se trahir avant l'heure ? Sa gouvernante -qui l'apprécie ?- rompt l'enchantement d'une poussée en avant. Il pensait avoir perdu ses réflexes d'humain mais il voudrait pouvoir fermer les yeux. Elle est trop grande. Il a trop peur. Et cette odeur affolante. Ses antennes plumeuses se frottent aux siennes, ensorcelant massage. Puis leurs palpes mutuelles se prennent et se nouent. Enfin, la trompe royale s'insère et prélève son butin, longuement, entre les maxilles de Victor défaillant.

Victor a plus d'une fois trépigné des six pattes, une attitude qui chez les hyménoptères de Promise ressortit à une danse d'impatience, maigre point commun avec les humains. Pourtant il s'est abstenu de quitter le Nid, persuadé que ses prédécesseurs avaient échoué pour avoir brûlé les étapes. Le plus dur a été d'accepter de redevenir simple ouvrière après avoir nourri la reine. Affecté aux magasins, tous les moyens lui étaient bons pour approcher la divine créature. Son manège a été remarqué, il s'est fait rembarrer. Rien de préoccupant, il n'était pas la première nourrice déchue à se comporter de la sorte. Un sursaut d'orgueil l'a rendu à lui-même.
Tu es l'ambassadeur terrien, que diable ! Même si cette grosse femelle n'en sait encore rien, pas question de lui apparaître comme une larve quémandeuse.
Hormis un bâtiment en forme de radôme auquel on accède par la chambre royale, il connaît désormais tout de l'immense structure opaline qui abrite le Nid. Les ouvrières en sécrètent le matériau, une sorte de cire analogue à celle des abeilles terrestres mais qui durcit comme du verre en séchant. Polie, elle devient transparente. Le Nid offre ainsi de larges baies d'où l'on découvre la nature environnante. Les ouvrières filent aussi la soie des larves, la tissent et la teignent. Les colorants sont fournis par de petits coléoptères élevés dans ce but. Déployées aux points d'aération du Nid, d'immenses tentures prennent au gré des courants des reflets tour à tour dorés ou métalliques et régulent la ventilation. La chambre royale est entièrement décorée de ces voiles aux mouvements paresseux, et juste avant de s'en faire chasser, Victor a eu l'impression d'un rêve féérique dont il allait se réveiller tant était irréel le spectacle de la reine, Shéhérazade alanguie, sur laquelle dansaient les palpes de ses suivantes aux corps violemment pigmentés.
Seules les uranies au plus haut de l'échelle sont autorisées à teindre leur corps. On détecte ainsi dans l'instant l'intruse aventurée dans la chambre royale.
Autant que Victor puisse en juger, les uranies ne nouent pas de liens d'amitié. De l'amour, certes, aussi total qu'aveugle pour la Mère du Nid, leur reine. En dehors de ce lien exclusif, les rapports entre uranies sont d'intérêt, de subordination ou de dépendance. Quant à l'affection... Victor se demande s'il pourrait prétendre à la vague bienveillance de la gouvernante qui le suit depuis sa métamorphose.
Lorsqu'il ne s'endort pas comme une masse, soûlé par les bouillies diverses en transit dans son jabot avant qu'il les régurgite afin de les entreposer, Victor résiste au désir d'évoquer Maya. Il craint d'émettre des phéromones tout à fait illisibles pour les uranies puisqu'elles seraient associées à de la tristesse. Il serait automatiquement repéré : ce sentiment n'a pas cours dans le Nid. Mais ce soir, Victor est fou de solitude. Les images de sa dernière rencontre avec Maya le submergent, tsunami aussi cruel qu'irrépressible. Maya au corps mince et dur de rebelle, Maya projectile apprêté pour la fronde, Maya frottée d'horreurs et qui résiste, Maya dont la violence dérange et dont le regard minéral vous endort pour mille ans.
Elle dit cet après-midi-là, quand ils se défont l'un de l'autre :
« Pourquoi t'ont-ils choisi ? »
Et Victor l'empathique voudrait ne pas avoir entendu la jalousie dans la voix neutre de son amie.
Il rit, mais son coeur bat trop vite.
« Pour la même raison que tu m'as choisi. Excorporation. Un talent plutôt pratique pour les repérages ou l'espionnage. Cette habitude de séparer mon esprit de ma vieille carcasse devrait m'aider à me supporter dans la peau d'un insecte. Enfin, c'est ce qu'ils pensent. Et aussi que je sais passer entre les mailles d'un filet.
- Une planète neuve, dit Maya d'une voix rêveuse. Comme j'aimerais la découvrir avec toi.
- Quand ma copie reviendra, je demanderai qu'on t'infuse mes souvenirs.
- C'est possible ? De toute façon, je me demande si tu as raison d'accepter.
- Tu préfères la mort ?
- J'ai toujours été prête à mourir.
- Maya, c'est une chance unique pour l'humanité. A monde nouveau, nouvelles bases.
- Hum ? Et tu as pensé aux uranies ? Souviens-toi de la colonisation.
- Nous ne sommes plus au premier millénaire. Et elles occupent moins d'un millième de la planète.
- Bah ! de toute façon, j'ai toujours détesté les bestioles qui piquent. Et celles-là sont assez grosses et venimeuses pour se défendre ! »
Elle s'était avancée sur lui en claquant des mâchoires et il s'était laissé mordre, griffer, bousculer, empaler. Je t'appartiens, pensait-il, use de moi selon ton bon plaisir, mais je vais réussir cette mission d'ambassade, et tu seras sauvée, et nous émigrerons ensemble sur Promise.

Le lendemain, dès l'aube, alors qu'il magasine une purée d'insectes et termine sa tâche en injectant une dose de son venin pour la conservation, la gouvernante qui l'a pris en charge depuis sa mue imaginale -et dont le nom lui évoque irrésistiblement l'odeur d'un curry d'ageau- s'approche et danse qu'il en a fini avec le travail de magasinière. Dès aujourd'hui, il sera butineuse.
Victor frotte ses ailes avec satisfaction et danse un remerciement. Butiner est un noble labeur et il sait gré à Curry d'agneau de sa promotion. Curry d'agneau dément. La promotion vient de la reine qui a remarqué l'impatience de Chou farci.
Ne te fâche pas, Victor. C'est toi qui as qualifié l'arôme de ton nom, pas elle, saurait-elle d'ailleurs apprécier à leur juste valeur les plats dont les parfums évoquent pour toi vos deux noms ?
Victor quitte le Nid par l'aire d'envol, une immense terrasse pavée de carreaux vitrifiés dans des tons de mauve, de rose et d'un violet si électrique qu'il doit pouvoir être discerné par temps de brouillard. Surélevée, elle domine un ravin dont les roches bleu de cobalt hébergent un torrent couleur d'étain.
Le soleil est caché ? Il y a encore assez de bleu au ciel pour que Victor connaisse sa position grâce au sens de vibration de la lumière polarisée. Cette supériorité de son oeil d'insecte le ravit. Elle va lui permettre de localiser la sonde d'après les données qu'il a gardées en mémoire. Il faut qu'il se manifeste. Il y a presque trois mois qu'il s'est incarné. Le Pr Earnings doit se ronger les ongles.
Il peut se les bouffer jusqu'au poignet. Tu ne vas tout de même pas tomber dans le piège de la reine dès ta première sortie ? On ne devient jamais butineuse si vite. Patience, mon garçon, voilà ce que dirait Earnings. Puisque vous n'avez pas eu l'estomac d'oblitérer Maya, patientez, maintenant.
Victor attendra quatre jours. Le cinquième, il n'y tient plus. Il a épuisé la satisfaction d'avoir échappé à l'espace clos du Nid, l'ivresse des vols ascendants, tourbillonnants, en piqué, et jusqu'à son émerveillement pour les fleurs dont les couleurs explosent dans l'ultraviolet, et dont il goûte la palette infinie de saveurs via les sensilles de ses pattes. Il trouve que le pollen récolté sur les brosses de ses métatarses arrière remplit un peu trop vite les "corbeilles" logées sur la face externe de ses tibias, et les aller-retour au Nid sont harassants. Il risque de succomber avant d'avoir accompli sa mission. Il a beau se gaver de nectar, l'apport de sucre ne suffit pas à compenser son effort musculaire. Manque d'entraînement ou de bonne volonté ? Sa mentalité d'humain le rend-elle conscient qu'il s'épuise à la tâche ?
Victor a détecté la sonde dès sa première sortie. Bien trop près du Nid et d'un couloir de vol. Cela correspond à ses informations. S'il veut émettre, il devra attendre le crépuscule et le retour des butineuses et des chasseresses.

Embusqué dans un buisson, Victor attend que s'éteignent les feux du couchant. Il ne prendra aucun risque. Tant pis si le froid rend difficile son vol de retour. Pas de chance, la brise est fraîche, ce soir, il est déjà tout engourdi. Il effectue quelques pas difficiles, contracte rythmiquement les muscles de son thorax pour se réchauffer. Ces "frissons" efficaces remontent aussitôt sa température corporelle.
Victor néglige l'émetteur et le récepteur tachyoniques. Ils sont protégés à la perfection par le champ de force qui les dissimule. Il entre avec ses pattes antérieures le code de déverrouillage manuel de la sonde et se félicite de sa dextérité : la porte s'ouvre. A l'intérieur, bien en vue, se trouve le clavier bricolé par Shaun, et Victor admire une nouvelle fois les nerfs d'acier du premier ambassadeur. Il a su pallier l'inefficience pour une uranie du système à commande vocale installé dans la sonde.
Tandis qu'il s'installe devant le clavier, il conclut que sa propre situation est finalement plus précaire. Outre ceux de Maya, c'est son corps et son esprit
réels qu'il met en jeu à cet instant.
Dans la douce lueur de l'habitacle, il tape son message : « R.A.S. 2ème liaison ds 8 jrs. Pour Maya : tu me manques, Amour +++. »
Les uranies n'ayant pas de glandes lacrymales, il ne risque pas de mouiller le clavier, mais la mélancolie lui serre le ventre.
Secoue-toi. Plus tu tardes, plus tu risques. En plus, il fera trop froid pour voler. Et si tu cherches la discrétion, un retour à pied, c'est raté.
A regret, il quitte la tiédeur de la sonde. La porte se referme en chuintant dans son dos. Aussitôt, avant même qu'il se soit recroquevillé sous l'effet du vent coupant de la nuit, elles sont sur lui. Les uranies soldates. Aucune retraite. Et discuter ne sert à rien. les soldates sont aveugles et sourdes à quiconque n'est pas leur commandante ou leur reine. Victor se met en route. A pied. Frissonnant pour se réchauffer entre leurs deux colonnes. Enviant l'épaisse carapace qui les protège du froid.
Les derniers mètres seront un calvaire. Quand ils arrivent au ravin bleu, Victor se demande comment il va pouvoir en escalader les parois, mais ils accèdent au Nid par sa partie basse dont les salles souterraines les plus profondes sont éclairées, de jour, à l'aide d'un ingénieux réseau de lumiducs.
Il croyait avoir exploré tout le Nid. Il s'aperçoit que les zones situées à l'arrière des quartiers des soldates lui ont échappé. Il y a là ce qui ressemble à des prisons. N'a-t-il pas discerné des formes endormies derrière les portes opalines, à la lueur des photophores ? Seule la reine dispose d'une chambre. On dort en communauté, chez les uranies.
Il ne s'est pas trompé. On le pousse d'une bourrade dans l'une des petites pièces. Les crochets menaçants des soldates dissuadent Victor de protester. La porte se referme. Affamé, transi de froid, trop fatigué même pour une vibration de ses muscles alaires, Victor s'effondre sur ses pattes. Ses pattes dont les sensilles ont, le Ciel en soit loué, gardé leur acuité. L'odeur du pollen accumulé dans les corbeilles de la paire postérieure parvient au cerveau engourdi de Victor. Bientôt, ses mandibules ont rempli leur office. Réchauffé par le providentiel apport énergétique, délicieusement contenté et calmé par les propriétés hypnotiques des fleurs butinées ce jour-là, Victor s'endort. Comme disait sa grand-mère quand il avait six ans : "Demain, il fera jour". Apprends à différer ce que tu ne peux raisonnablement accomplir dans l'instant. Une des rares leçons de son enfance qui lui ait été profitable.

Il a entendu la ruche se réveiller, les sourds piétinements de ses milliers d'habitants témoigner de la reprise des activités. Afin de tromper son angoisse, il a entrepris une longue toilette. Il est occupé à débarrasser ses antennes de la moindre molécule à l'aide des brossettes de ses pattes antérieures quand les soldates reviennent le chercher. Il en est presque soulagé. Il sera bientôt fixé sur son sort.
Tandis qu'il progresse à travers le Nid, les uranies trahissent leur étonnement, leur intérêt, leur curiosité, par des faisceaux si odorants qu'il manque défaillir. Il en déduit que sa situation n'a rien d'habituel ni de conventionnel.
Et le voilà devant la reine. Malgré l'émoi qui le fait trembloter, il ne désespère pas de la persuader de s'allier aux humains. Son discours est au point. Préparé depuis la Terre.
Elle le laissera danser tout son soûl. Elle lui permettra même, afin de préciser ses dires, de toucher ses royales antennes, au grand dam de ses suivantes. Quand il s'arrête enfin, ayant épuisé toutes ses ressources gestuelles, tactiles et odorantes, il a la douloureuse surprise de l'entendre frotter ses ailes. Le rire de dérision. Sa cour lui fait chorus, et Victor voudrait disparaître tant il se sent ulcéré.
De toute façon, mon garçon, la disparition, c'est ce qui t'attend sous peu. Maudites femelles !
La reine prend la parole. Chou farci ne lui a rien appris qu'elle ne sache déjà, danse-t-elle. La première émissaire des Terriens a rempli sa mission de façon parfaite. Elle est devenue son alliée. Grâce à elle, la reine sait ce qu'il adviendrait de sa planète si les humains l'envahissaient. Heureusement, ils n'en ont pas encore tout à fait les moyens et leur désir est tel qu'ils ont envoyé ici beaucoup d'esprits très utiles au développement autochtone. Ses lettrées et ses astronomes ont tiré de grands profits de leurs enseignements. Chou farci est-elle en mesure d'accroître ces connaissances ?
Bouffée acide de Victor qui danse qu'il est un mâle, bon sang de bois, pas une damnée femelle... mais il a du mal à traduire ses jurons et la reine danse son incompréhension. Chou farci ne doit-elle pas se faire une raison ? Elle est une femelle, désormais, et n'est-ce pas bien supérieur à un statut de mâle ?
Son rire ailé retentit et Victor comprend qu'elle se moque à nouveau. Elle est parfaitement au courant du clivage homme-femme terrestre, et qu'il n'est guère favorable au "beau sexe".
Changement de registre : la reine danse son admiration. De toutes les émissaires, c'est Chou farci qui est restée cachée le plus longtemps. Les uranies ont bien eu quelques doutes, mais rien de sûr avant que Chou farci n'émette de façon si étrange, la veille du jour où elle a été promue butineuse. Ces émotions ont intrigué le Nid. La reine danse qu'elle voudrait les comprendre. Jamais aucune des émissaires n'en avait produit de semblables.
Maya ? se dit Victor. Pas question. Elle est tout ce qui lui reste. Il ne donnera pas la plus petite information sur ses sentiments pour Maya.
Il danse qu'il ne comprend pas à quoi la reine fait allusion. C'est oublier un peu vite à quel point sa nouvelle incarnation interdit tout mensonge. La reine émet un message impératif en direction de ses lieutenantes et Victor est entraîné dans le bâtiment interdit, en forme de radôme.
Il s'étranglerait de stupeur s'il était encore humain. La salle, immense, est gravée d'inscriptions. La voûte est un planétarium et il discerne ça et là des appareils étranges dont il jurerait qu'ils sont des instruments d'astronomie. Partout et jusque sur les parois qu'elles gravent, des uranies aux livrées éclatantes s'activent.
La reine a fait un signe et l'une de ses suivantes traduit : la collaboration de Chou farci est vivement souhaitée.
Invente, mon garçon, fais semblant. N'oublie pas que le sort de Maya dépend de toi.
Victor danse sa bonne volonté mais il n'a pas encore appris à tricher avec ce corps -il se demande d'ailleurs si c'est possible. Acide, brûlante, la colère de la reine l'affole. Même s'il acceptait maintenant de dire son amour et la tristesse d'en être séparé, sa panique est telle qu'il serait incapable de la moindre expression.
La reine le comprend, qui fait un nouveau signe. Quatre soldates se précipitent. Leurs mandibules hypertrophiées immobilisent les pattes antérieures et postérieures de Victor. Qui voit avec horreur deux des suivantes sécréter de la cire et commencer à en obturer ses stigmates, les orifices respiratoires de son corps d'insecte. Une paire, deux paires, quatre... Dès la sixième, sa vue s'obscurcit. A la huitième paire, l'air n'entre plus que par deux trachées, Victor est à l'extrême frange de la conscience, et il se dit que les uranies ont de drôles de façon d'exécuter leurs ennemis. Alors, il sent un corps immense se frotter contre lui, l'inonder de ses sécrétions, nouer aux siennes ses antennes et ses palpes, pénétrer ses orifices excréteurs et sexuels. Il jouit, au point qu'il croit sentir son corps s'écarteler, se disloquer, se fractionner en mille parcelles étincelantes qui toutes éprouvent le plaisir à son acmé. Quand il revient à lui, ses stigmates sont libres et il n'est plus qu'un bloc d'amour et de dévotion inaliénable pour la créature qui l'a transporté aux confins de lui-même. Il dit tout : les 50 milliards d'humains qui asphyxient la Terre, le fabuleux espoir né de la découverte de Promise, les tentatives de contact. Il dit sa vie de terroriste écologique et pourquoi on l'a condamné à mort. Il dit la violence et l'amour. Il dit Maya.
Cette femelle t'a utilisé, affirmera la reine quand il se sera vidé de tous ses souvenirs, et Victor acquiescera. Et dans le même instant, il sera devenu celle-qui-fut-Victor.
Vous êtes ma nouvelle race, danse alors la reine, en lui présentant chacune des dix-huit émissaires qui l'ont précédée. Et Chou farci hoche la tête, ivre de joie d'avoir été choisie.
Plus tard, soûlée de nectar et d'arômes festifs, elle discute avec la première émissaire. Elles baignent toutes les deux dans les effluves consensuels générés par l'amour de leur reine. La première, dont le nom évoque une peau de banane très mûre, dit qu'elle avait déjà rallié les uranies quand elle a construit le clavier. Chou farci devra, elle aussi, communiquer plusieurs fois avec la Terre afin que les humains demeurent confiants. La reine souhaite obtenir les plus savantes des émissaires. Nombre de points lui demeurent obscurs dans la banque de données de la sonde. Rien, cependant, qui ne puisse se résoudre en plus de cent ans, assure-t-elle. Quand les humains débarqueront en nombre sur Promise, elle sera prête. Qui sait d'ailleurs si elle n'aura pas déjà sa tête de pont sur la Terre. L'émetteur tachyonique marche si bien...
« Elle renverrait aux hommes l'esprit d'une uranie ? interroge Chou farci.
- L'idée la tente, acquiesce Peau de banane. Elle a juste un problème de réceptacle. Les larves des humains sont trop petites.
- Elle sait comment nous nous sommes incarnées ? s'étonne Chou farci.
- Qu'est-ce que l'esprit ? Un simple paquet de données, de l'information pure, ou quelque chose en plus qui pourrait être l'âme ? La reine pense qu'il y a un tropisme de l'âme pour la chair. Ses larves avaient la taille requise et l'esprit vierge à l'instant précis où le flux de tachyons les a traversées.
- Il suffirait de trouver quelques corps d'adultes cultivés in vitro malgré l'interdiction et nous aurions l'équivalent terrestre, s'enflamme Chou farci. En attendant, elle pourrait essayer sur les humains en coma dépassé.
- La reine va adorer ton idée, se réjouit Peau de banane. »
Tandis qu'ils rejoignent l'auguste créature sans cesser de danser leur dialogue ponctué d'exclamations aromatiques, une image clignote telle une vidéo déréglée dans l'esprit de celle-qui-fut-Victor. C'est Maya, qui frappe du poing à la porte, Maya qui ne veut pas rester dehors. D'un coup de brossette mentale, Chou farci la balaye. Le résultat la satisfait si fort que ses ailes font crisser un éclat de rire survolté.

Joëlle Wintrebert

Biographie et bibliographie de l'auteure

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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saison # 18 - hiver 2002

 

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