LE PALAIS DES
MONSTRES
par
Alain le Bussy
J'étais devant
le Palais des
Monstres
à la grande Foire d'Octobre, le mois où la ville
devient folle, surtout les conducteurs qui ne savent plus où
se garer. Je n'étais pas un fou de la foire, mais l'ambiance y
est particulière, et il peut être plus amusant ou
instructif de regarder les autres que de s'amuser soi-même. Et,
si je ne raffolais pas de la foire, j'aimais encore moins le genre
d'attraction dont ce "palais" était un bel exemple. Mais il
faisait froid dehors, il commençait à pleuvoir de plus
en plus dru et j'avais une bonne demi heure à tuer. Au
demeurant, la publicité était bien faite : des affiches
criardes et de mauvais goût comme on en voit toujours pour
annoncer des attractions de ce genre, qui avaient pourtant une
certaine qualité. Le forain avait trouvé un artiste
véritable, quelqu'un qui avait essayé, tout en
respectant le côté spectaculaire des
monstruosités annoncées, de traduire aussi la
détresse que devaient ressentir les vrais
phénomènes. Car il devait y avoir, bien sûr, des
faux, fruits d'un savant truquage.
Le mystère que laissaient planer les affiches m'a
accroché autant que la pluie froide me poussait vers un abri,
d'autant plus que je n'avais rien d'autre à faire. M'obstiner
à refuser d'entrer pour une question de principe aurait tenu
du masochisme, autre type de monstruosité... Et puis, le gars
qui poussait la gueulante dans le micro disait bien le texte que lui
ou un autre avait bien écrit.
Il faisait appel à l'être entier et complexe que nous
sommes tous. Il décrivait les tristes épaves
cachées derrière un rideau jadis pourpre, maintenant
tâché et délavé, pour remuer parfois le
fond de pitié sincère que chacun possède ou
croit devoir posséder en lui, et parfois le plus infâme
voyeurisme dont nous nous refusons tous, hypocritement, à
admettre la présence en nos êtres. Même si je ne
pouvais croire tout à fait - et je suis certain que je
n'étais pas le seul dans la petite foule assemblée
là - à la réalité de ces monstres, il me
suffisait de comprendre qu'ils en étaient réduits pour
vivre à faire parade de leurs difformités pour avoir
pitié d'eux. Même si ces tares étaient
aggravées par un soigneux maquillage, c'était
déjà assez triste pour que les plus sensibles aient
envie de pleurer.
Quand la pitié ne marchait pas, il restait le voyeurisme, un
peu de sadisme, l'attrait maladif pour l'horreur pure, qui se
transforme en sentiment rassurant que soi-même on a
échappé à ce sort infâme. Il y avait
surtout ce fond de curiosité surtout malsaine que nous
dissimulons tant bien que mal - et plutôt mal pour la plupart -
en nous-mêmes.
Sinon, un vague relent d'érotisme... avec par exemple, la
femme-poisson, dont on se demandait probablement tous, hommes comme
femmes, comment elle pouvait faire ça.
Je pensais
à tout cela devant la baraque, en écoutant le boniment
et en dévisageant mes congénères du coin de
l'oeil. J'avais rendez-vous avec des amis et j'étais en
avance. Je n'aimais pas ce genre d'attraction, mais je peux trouver
comme excuse que le vent glacé et la pluie froide m'ont comme
par hasard poussé dans la file. Je dois reconnaître que
je n'ai pas d'excuse pour avoir suivi, sortant mon porte-feuille pour
payer mon écot.
Je suis entré, au milieu de la foule murmurante.
Un instant de suspense, dans une sorte de salle d'attente, sur un
fond de musique grinçante.
*
Ils
étaient là. Dans des cages parfois. Parce que
c'était nécessaire ? Je ne crois pas, mais ça
accentuait l'impression d'animalité qui devait se dégager d'eux et
donnait le frisson aux plus sensibles, à l'idée du
danger qu'ils représentaient.
Il y avait la femme-panthère au corps doré
tacheté de noir, qui n'était qu'une bizarrerie pas
vraiment difforme. Puis, plus loin, à l'abri de quatre parois
de verre, la femme-crotale, sensée se chauffer aux rayons d'un
projecteur UV. Chaque fois qu'elle bougeait on entendait - bien
sûr - la fameuse crécelle chère aux westerns.
C'était déjà plus impressionnant.
La femme-poisson pouvait à peine faire deux brasses dans son
aquarium. Ce qui faisait bien réel, c'étaient les
branchies qui s'ouvraient et se refermaient sous ses bras.
L'homme sans membre méditait, posé sur un petit podium
bien éclairé, mais situé un peu en retrait. On
ne pouvait pas s'en approcher, afin de ne pas troubler ses pensées qui sont
la seule activité qui lui reste, avait dit le bonimenteur. J'ai
pensé cyniquement que c'était plus probablement pour
que nous ne puissions déceler les truquages qui en faisaient
un être si pitoyable.
Il y en avait d'autres, et d'autres encore. Le Palais des
Monstres
n'était visiblement pas une attraction de seconde zone.
*
Le
présentateur était entré. Son micro à la
main, juché sur une estrade qui dominait la salle de trois
marches, il attendait patiemment que toute la fournée dont je
faisais partie soit entrée sous la tente qui prolongeait le
semi-remorque où la plupart des monstres étaient
installés. On entendait cliqueter la caisse et sonner la
monnaie par dessus le piétinement sourd des nouveaux
arrivants.
Nous restions silencieux. J'avais repéré des familles,
ou des groupes d'amis, qui bavardaient en attendant de pouvoir
entrer. Maintenant, ils ne disaient plus rien. Ou s'ils parlaient,
c'était à voix très basse, un peu comme dans une
église, ou quand on vient au funérarium, s'incliner
devant un mort.
Il y avait dans l'air de vagues traces de ces lourds remugles
caractéristiques des ménageries, accentuées par
l'humidité qui imprégnait tout.
Visiblement, certains ne savaient pas comment se comporter. Les
monstres étaient humains, certes, et chacun se doutait qu'il y
avait plus de truquage que de vérité. Mais certains
d'entre eux copiaient trop bien l'animal. Mordraient-ils ou
grifferaient-ils si on s'en approchait trop?
Ils étaient bien humains, certes, mais tellement inhumains en
même temps... J'ai tout à coup eu le sentiment que la
grille de protection qui séparait la salle de la scène
avec ses cages, son aquarium et le reste n'était pas
nécessaire et que personne ne se risquerait à
portée de patte ou de dents des phénomènes.
"Un peu de silence, M'sieurs-Dames," réclama inutilement le
présentateur qui n'en dit pas plus à l'instant
même, attendant encore quelque secondes, afin que le maximum de
monde soit casé sous la tente.
Le public était bien dressé. Les derniers chuchotements
disparurent et le silence le plus total se mit à
régner, à peine troublé par le trafic du soir
qui passait à quelques dizaines de mètres de nous. Le
présentateur parut satisfait. Il sauta aisément la
grille de protection et prit place à côté du
podium de l'homme sans membres dont il caressa la tête en
passant. On l'entendit s'éclaircir la gorge.
"Je vous présente mes monstres," dit-il d'une voix calme et
bien posée qui ne ressemblait guère à celle dont
il harcelait les passants devant la baraque dix minutes plus
tôt. Il tendit le bras, main vaguement recourbée et fit
lentement un tour complet sur lui-même.
*
Je n'ai pas entendu
un mot de plus de son boniment, qui a duré plusieurs minutes
et devait contenir pas mal de détails croustillants, voire
scabreux sur sa ménagerie, à voir comment naissaient
des sourires parfois génés ou franchement salaces
autour de moi ou comment des plaisanteries graveleuses surgissaient
d'un coup entre les groupes qui s'ignoraient encore quelques instants
plus tôt.
Je n'ai pas entendu un mot après la phrase d'introduction. Je
savais ce qu'il montrait, et à qui il le montrait.
Il ne présentait pas les hommes sans bras ou les
femmes-panthères, les hommes sans membres ou les femmes sans
seins...
Quand il avait
fait son tour, son bras était resté tendu vers nous,
les hommes et les femmes sans coeur.
Alain le Bussy ©
1970
ce texte a
été publié dans ma Revue trimestrielle
différentes saisons
# 21 : automne 2003
.. général