L'AFFAIRE EN OR

par

Alain le Bussy

Ceci est une histoire vraie. Tout au moins la première partie. Car il est vrai que la légende de la voiture de luxe qu'on peut acheter pour une bouchée de pain revient régulièrement dans nos vallées. Je l'ai entendue en '54, quand j'avais sept ans, puis à nouveau quand j'en avais douze, et seize, et plus tard encore. C'est toujours la même, sauf que la marque change parfois: Ferrari, Maserati, Lamborghini, Mercédès, on a le choix.
Un jour, bien des années après, mon fils est rentré de l'école en me disant:
P'pa, tu parlais de changer d'auto. Je sais où tu peux acheter pas cher une presque nouvelle... Il y a seulement un petit problème.
Alors, je me suis décidé à prolonger cette légende par l'histoire qui suit...

*

C'était un soir d'automne, gris et pluvieux. Il n'y avait rien de bon à la TV. Et puis, la TV, ça lasse. J'ai proposé à Jacqueline d'aller prendre un verre. Ça nous arrivait rarement de sortir: on est en général bien ensemble, et les gosses nous retiennent à la maison. Les gosses! Ils sont grands maintenant et vivent leur propre vie, avec les copains, ou les copines. Ils sont très discrets sur ce qu'ils font et même assez discrets lorsqu'ils rentrent aux petites heures.
La voiture a démarré péniblement. Je me suis dit pour la vingtième fois que je devrais au moins faire remplacer la batterie avant l'hiver. Si pas la bagnole toute entière. Des chiffres se sont mis à danser dans ma tête tout en conduisant: non, je n'en avais pas les moyens. Il faudrait encore attendre quelques mois, pour avoir fini de rembourser le prêt de la véranda.
Nous n'avons pas été bien loin. Le bas du village nous suffisait. On était déjà presque à l'étranger, nous les gens du Mont. De toute manière, je serai toujours un étranger ici: je n'y suis pas né, et cela ne fait que quarante ans que je vis dans le patelin. On est assez renfermé, dans nos vallées, à seulement trente bornes de la grande ville.
Dans le Bas, il y avait le
Chamo, berceaux de nos premières sorties, il y a plus de vingt ans de cela. Le Chamo, ce n'est pas un animal bossu, mais l'abréviation du Chamonix, ce qui ressemble le plus à une boîte de nuit dans notre paisible village. Presque un scandale il y a vingt ans, un bistrot calme de nos jours.
On s'est installé dans un coin, un peu à l'abri du boucan généré par le juke-box. On ne supporte plus aussi bien le bruit qu'avant...
"Deux vins blancs!"
On s'est mis à siroter, silencieusement. Je suis sûr qu'elle revivait d'anciennes soirées. Enfin, moi, je me revoyais avec un peu moins de barbe, un peu plus de cheveux, beaucoup de kilos en moins aussi.
Le disque s'est terminé. A la table voisine, séparée de nous par une cloison de lattes, deux couples. Des gens plus jeunes, la trentaine environ. Ils parlaient fort, pour dominer le bruit des disques, et n'ont baissé la voix que graduellement.
"... te le jure: impeccable, la Mercédès. Je l'ai vue, j'ai tourné autour."
"Et le moteur?"
"Neuf. D'ailleurs, Domenico m'a montré les documents. La voiture avait été mise en circulation un mois avant. A peine rodée."
"Tu ne l'as pas achetée?"
Il y eut une sorte d'éclat de rire contrôlé, un gloussement. "Non. Le gars m'a ouvert la porte, m'a proposé de m'asseoir... et c'est là que j'ai renoncé."
"Malgré le prix? Dix mille balles, c'est pour rien..."
"On me paierait les dix mille, que je ne supporterais pas de rester une heure là dedans. L'odeur... Une puanteur innommable. A cause du cadavre."
A ce moment, le barman s'est sacrifié en enfilant quelques pièces dans le juke-box pour redonner un peu de tonus à l'atmosphère anémiée de la soirée. Un rock tonitruant à effacé la suite de la conversation et je me suis retrouvé seul avec Jacqueline. Elle avait suivi la conversation elle aussi, et ses yeux s'étaient mis à briller.
"Tu devrais quand même essayer, toi," a-t-elle dit.
"Essayer quoi?" J'ai fait l'innocent, je savais ce qu'elle voulait dire.
"La voiture... L'odeur n'est peut-être pas si désagréable."
"Non. Il n'y a probablement pas d'odeur du tout?"
"Pas d'odeur? Mais il vient d'en parler..."
"Je veux dire qu'il n'y a pas plus d'odeur que de voiture. C'est une vieille histoire, qui ressort tous les deux ou trois ans. Je suis sûr que tu l'as déjà entendue. Une voiture de luxe... Le propriétaire est mort au volant, au fond d'un bois, et a tranquillement pourri à bord durant quelques semaines... La veuve, ou les héritiers revendent la voiture, mais l'odeur reste, alors elle est à prendre pour une bouchée de pain."
Elle a hoché la tête. Elle connaissait l'histoire.
"C'est toujours dans un petit garage, au bord de la route de... Sans plus de précision. Et quand tu vas voir, il n'y a pas de voiture. Parfois pas de garage."
"Oui, mais cette fois, il a parlé de Domenico," a-t-elle rétorqué d'un ton triomphant.
J'ai marqué le coup. Domenico n'est pas un fantôme, même si c'est une sorte de sorcier. Un petit mécano d'origine italienne qui a un tel don avec les moteurs que les plus grands pilotes de rallyes du pays - et même de l'étranger - passent par chez lui pour qu'il mette leur bagnole au point.
Domenico existait, c'était certain. Et je savais où se trouvait son garage.
Je n'ai rien trouvé de convaincant à opposer à ça. Je me suis contenté de sourire en regardant Jacqueline dans les yeux.

*

J'ai tenu bon huit jours. Rien ne me poussait à aller jusque là, et Jacqueline n'a plus parlé de l'affaire. Puis un jour, mon chemin m'a amené à passer devant chez Domenico.
La Mercédès était là, bien en vue, avec un écriteau peint sommairement posé sur le pare-brise:
A SAISIR
l'occase de l'année
7.000 F !!!
Ce n'était plus 10.000, et la voiture existait réellement. J'ai fait demi-tour et je me suis arrêté dans un grincement de freins et d'amortisseurs épuisés à quelques mètres seulement de l'occase de l'année.
Un vieux bonhomme qui faisait briller une autre voiture à deux pas de là à l'aide d'un chiffon crasseux m'a jeté un coup d'oeil avant de reprendre sa tâche. Il a fallu que je fasse trois fois le tour de la Mercédès pour qu'il s'intéresse vraiment à moi, lâchant son chiffon et faisant deux pas dans ma direction.
"C'est bien le prix? Il ne manque pas un zéro?"
"Sept mille, c'est le prix." Pas un mot pour me vanter les qualités pourtant évidentes de la Mercédès. Comme s'il ne croyait déjà plus possible que quelqu'un se décide à l'acheter.
"Je peux l'essayer?"
Il a haussé les épaules. "Les clés sont dessus..."
J'ai ouvert la porte, bloquant machinalement ma respiration par anticipation de la puanteur annoncée. J'ai eu pourtant un mouvement de recul quand un souffle d'air fétide s'est échappé par la porte ouverte. Puis j'ai respiré avec précaution. L'odeur était bien là, mais pas aussi terrible que je ne le craignais. Je me suis assis, sous le regard incrédule du bonhomme. J'ai grimacé. Pas parce que ça puait: en fait, à part cette bouffée qui venait de s'échapper de l'habitacle, au bout de quelques instants je ne sentais plus rien. Et je ne voulais surtout pas que l'autre s'en aperçoive: des fois qu'il aurait décidé que le prix demandé ne correspondait pas à la valeur de l'occase.
J'ai mis le moteur en marche et j'ai fait deux fois le tour du parking. Impecc!
J'ai réussi à sortir de la voiture avec les yeux larmoyants et le nez froncé. J'ai respiré profondément une fois dehors. J'ai fait du théâtre, il y a bien des années, et mes souvenirs de comédien amateur m'ont été bien utiles durant les quelques minutes qui ont suivi, jusqu'à la signature du contrat.

*

Je n'ai vraiment pas eu à me plaindre de mon acquisition. La Mercédès était vraiment parfaite. Mieux que parfaite: une voiture neuve que je n'aurais jamais pu me payer et que je n'avais même pas à rôder, période toujours désagréable, voire angoissante pour moi.
J'étais un peu ennuyé: j'avais l'impression d'avoir volé la veuve du propriétaire, qui n'avait obtenu qu'une poignée de billets de mille pour une dépense deux cent fois plus importante (*). Je me suis renseigné, j'ai même été faire un tour sur place. Le brave homme ne l'avait pas laissée sans rien. Il avait une bonne assurance-vie et lui laissait en outre une villa où on aurait pu loger trois familles comme la mienne. Par ailleurs, la veuve ne semblait pas trop abattue par son nouvel état, et s'en consolait même fort ouvertement avec un étudiant en sociologie qui avait bien quinze ans de moins qu'elle. Je les ai vus se promener main dans la main dans le grand jardin - un petit parc, plutôt - soigneusement entretenu, car la veuve pouvait s'offrir les services d'un jardinier...
Bah! Malgré les commentaires dans leur village, c'étaient ses affaires, je n'avais pas à m'en mêler. Mais cela a évité à mon bon coeur de lui faire un versement anonyme correspondant à une partie de la véritable valeur de la Mercédès.
*
L'hiver s'est écoulé, puis le printemps est arrivé.
Je ne roulais jamais bien loin, mais souvent: je faisais les chiens écrasés ou les inaugurations d'écoles, de piscines et autres occasions de discours pré-électoraux pour un quotidien régional. Un boulot qui paie mal, mais laisse pas mal de temps libre pour écrire en espérant un jour que mes romans seront publiés.
Ça n'avait pas vraiment changé, mais maintenant, si je n'allais pas plus loin, je ne manquais aucun événement et Jacqueline me voyait moins souvent à la maison.
"Le boulot, le boulot... Ce sont des excuses. Tu adores te pavaner dans ta Mercédès, c'est tout!" Elle riait, mais je sentais qu'elle était un peu jalouse.
Le samedi suivant, j'ai décidé de lui offrir une promenade. Nous sommes partis pour Aywaille, où il y a un marché. Le printemps était arrivé et elle voulait acheter quelques plantes à repiquer. Quant à moi, j'aimais flâner entre les échoppes, regarder les gens, écouter le boniment des ambulants.
Il y avait foule. Des voitures garées des deux côtés de la rue principale, des gens qui traversaient partout. Je roulais au pas, cherchant une place où me garer.
Tout à coup, le moteur, jusque là presque silencieux, s'est mis à gronder. J'ai senti que la direction perdait sa souplesse et j'ai cru un instant à un pneu crevé.
Je me suis senti basculer en arrière, poussé par la pression de l'accélération. Pourtant, je ne touchais pas l'accélérateur. J'ai écrasé la pédale du frein, mais la voiture a continué à foncer. J'ai eu le temps de sentir une odeur de brûlé envahir l'habitacle. Une odeur vite effacée par la puanteur qui avait blessé mon nez quand j'avais ouvert la portière pour la première fois chez Domenico. Elle était revenue d'un seul coup.
Malgré mon pied sur le frein, nous prenions de la vitesse. Autour de nous, les badauds prenaient conscience du monstre qui fonçaient entre deux rangées de voitures et sautaient hors du chemin. Des poings se levaient, des bouches s'ouvraient, mais je n'entendais rien dans le rugissement du moteur déchaîné.
J'ai aperçu une silhouette. Une femme.
Il y a eu un choc sourd. Et bruyant tout à la fois. J'ai vraiment entendu les os craquer, les chairs se déchirer. Car le silence était revenu: le moteur ne grondait plus, la Mercédès s'était même arrêtée.
J'ai ouvert la portière et je suis sorti en tremblant. La foule se ruait sur moi et ma voiture, mais je n'entendais pas ses cris: je ne pouvais voir que le corps broyé et le visage intact de la veuve qui portait encore une expression horrifiée: elle avait reconnu la voiture juste avant le choc et avait compris bien avant moi.
Machinalement, j'ai posé la main sur la capot. J'ai éprouvé la même impression qu'en caressant un chat qui ronronne de satisfaction.

Alain le Bussy ©

(*) Précisons qu'il s'agit de francs belges. 7.000 FB, ça fait environ 1.100 FF, 170 ¤

 

Alain le Bussy : biographie et bibliographie

nouvelle : Le ramon de la Macrâle

nouvelle : Le palais des monstres

 

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

différentes saisons

saison # 22 - hiver 2003

 

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