KING, JOB et DIEU (1)

"Il n'y a rien de joli dans le Livre de Job."
(Le Fléau, 629).

William Blake, Job se lamentant, entouré de ses filles

Avant-propos.

Durant une longue période, que j'ai connue à son déclin, des enseignants publics conseillaient la lecture de La Bible à leurs élèves. La plupart des lycéens connaissaient alors des éléments de la doctrine religieuse par le catéchisme, qui ne s'occupait que peu du temporel. Le missel était bien suffisant pour les pratiquants, qui y trouvaient des psaumes et des extraits des Évangiles. Je n'ai jamais entendu un des prêtres que j'ai côtoyés à l'époque en Flandre m'inciter à lire La Bible: cette lecture avait à leurs yeux un caractère d'investgation déplacée, et il fallait être protestant, donc presque hérétique, pour lire l'Ancien Testament dans le texte, et non sous forme d'extraits choisis.

..

Cette étude fait partie d'une série de quatre, qu'il vaut mieux lire dans l'ordre suivant :

LA PLAINTE DES HOMMES

.LE LIIVRE DE JOB

DIEU EN QUESTION

LA CONDITION HUMAINE

Des enseignants laïques conseillaient la lecture de La Bible comme patrimoine de la pensée occidentale, au même titre que les oeuvres d'Homère, Platon ou Lucrèce, autant d'étapes importantes pour la compréhension de notre histoire. Personnellement, après un certain séjour en Afrique du Nord, j'y ai ajouté Le Coran, indispensable dès l'instant où le mélange des cultures était tel qu'une approche des croyances juives, musulmanes et chrétiennes ne pouvait valablement se faire qu'à partir de leurs sources religieuses lointaines1.
Il me plaît que dans les milieux enseignants actuels des voix se fassent entendre pour qu'on donne en classe des rudiments de culture religieuse, après des décennies de bannissement dues à une laïcité mal comprise. Les enseignements littéraires et artistiques sont particulièrement démunis quand il s'agit d'affronter des oeuvres dont les racines religieuses sont indispensables à leur bonne compréhension.

Le lecteur américain n'est pas autrement surpris de rencontrer le nom de Job cité de nombreuses fois dans des romans de King. Alors qu'en France l'inculture religieuse prend des proportions catastrophiques, aux États-Unis on enseigne encore partout le catéchisme, enseignement en diminution cependant dans les milieux urbanisés. Le lecteur français doit se rappeler que
La Bible est le livre religieux officiel2, sur lequel le président prête serment, et dont lecture est faite chaque jour dans les écoles. Les USA n'ayant pas connu la séparation de l'Église et de l'État, pas plus que les guerres de religion, de nombreuses variétés de croyances d'origine judéo-chrétiennes coexistent, des religions bien établies, comme les églises catholiques et protestantes, aux sectes les plus farfelues. Des millions d'Américains croient encore en la vérité absolue des Ancien et Nouveau Testaments, par exemple à la création de l'homme il y a quelques millénaires, et certains états n'autorisent pas l'enseignement du darwinisme dans les écoles.

Nonobstant le crédit relatif à accorder aux statistiques
3, la génération des baby-boomers, quelque soixante-quinze millions d'Américains nés entre 1947 et 1964 -le cas de King, né en 1947- retrouve actuellement les églises traditionnelles, un temps en perte de vitesse. 75% des Américains sont aujourd'hui affiliés à une église ou une association religieuse, 45% se rendent à un lieu de culte par semaine -autant qu'en 1947. 57% disent «prier tous les jours» et 78% au moins une fois par semaine. Et on retrouve aux USA l'opposition entre les croyants républicains partisans de la prison pour les coupables de délits, et les croyants démocrates, qui prétendent que ce sont les insuffisances sociales qui entraînent la criminalité, et que c'est sur l'amélioration de la justice sociale qu'il faut agir4.

Cette présence des religions explique pourquoi l'Américain -surtout l'Américaine- se retrouve sans peine dans la peinture de cette partie de sa vie qui occupe un temps non négligeable. King la caricature avec humour: "
Dimanche était un mauvais jour pour commencer quoi que ce soit, avec le catéchisme pour les enfants à neuf heures, la messe à dix heures, et la réunion des Young Men for Christ au presbytère de l'église méthodiste à dix- sept heures. A la réunion des YMC, un orateur montra aux jeunes gens un diaporama sur l'Armageddon. Tandis qu'il leur expliquait comment les pécheurs impénitents seraient affligés de brûlures, de plaies purulentes et de douleurs qui leur ravageraient les boyaux, Georgina Leandro et les autres dames patronnesses distribuaient des gobelets en carton de Za-Rex et des biscuits de flocons d'avoine. Le soir, il y avait toujours dans le sous-sol de l'église une fête où l'on chantait le Christ." (Tommyknockers, 474)

Ces indications permettront au lecteur français de préciser ses repères et peut-être prendra-t-il intérêt à cette partie de la pensée de King croyant attachée à réfléchir sur la difficulté de la vie humaine, l'idée de sa vacuité et sur la fragilité de l'existence dans la souffrance, qui ne pèse rien dans la balance divine
5.

Le mal est vécu par les hommes comme une défectuosité de la création, une défaillance de l'être ou une incapacité dans l'action
6. Des croyants lucides, comme King, sont bien obligés de relever les multiples monstruosités de l'humanité, morales, sociales et politiques. Se produisent dans le monde tant de souffrances humaines ou animales, tant de catastrophes naturelles, qu'ils en arrivent à soupçonner la volonté divine, voire à déclarer franchement mauvaise l'action de Dieu. Certains, après avoir cru en lui, mettent en doute son existence. Depuis longtemps les théologiens disputent de ce problème, mais leur argumentation se situe sur un plan très théorique, qui enlève beaucoup à l'impact de leurs arguments. Schématiquement résumé: tout homme serait, dans son essence, pécheur. Le mal et la souffrance donneraient aux hommes l'occasion de se grandir, de devenir meilleurs, plus éclairés sur le sens profond de la vie; de manifester aussi plus de compréhension envers les autres. La liberté individuelle serait liée à la possibilité d'éviter la faute. Depuis des siècles que cette argumentation est ressassée, réadaptée avec l'argumentation propre à chaque époque, elle n'a jamais dissipé le mystère que l'on affronte avec le mal, la souffrance et la douleur7. Le problème de Job est de tous les temps et de tous les pays.
Le
Livre de Job est le premier livre biblique consacré entièrement à l'homme qui souffre et se révolte. Il n'est plus beaucoup lu. Pour certains, le nom de Job n'évoque que sa misère («pauvre comme Job») ou le tas de cendres ou de fumier sur lequel il se tenait. Job est devenu le symbole de l'homme qui souffre8.

King a été profondément marqué par cet épisode de
La Bible, qui se trouve cité dans de nombreux romans. Il le prend même comme un exemple d'horreur: "Les récits d'horreur peuvent se diviser en deux catégories: ceux dans lesquels l'horreur résulte d'un acte inspiré par le libre arbitre -d'une décision consciente de faire le mal- et ceux dans lesquels l'horreur est prédestinée, où elle tombe du ciel comme la foudre. L'exemple le plus classique de ce dernier type est l'histoire de Job, dans l'Ancien Testament, où le malheureux devient une sorte de stade sur lequel Dieu et Satan se livrent à un match de foot spirituel."9

Dans certains romans, l'épisode de Job fait même l'objet de développements particuliers, de plusieurs lignes à un paragraphe entier. Si, dans le détail, on relève des approximations par rapport au texte littéral, on doit noter que King a bien compris l'essentiel du message du
Livre de Job10, qu'il a tiré profit de sa méditation, et que le livre a joué un rôle non négligeable dans sa réflexion éthique. Ses préoccupations sur l'attitude divine envers Job apparaissent également dans des essais ou interviews: car King est angoissé par cette situation d'un Dieu indifférent aux maux des hommes, dans une création qui laisse à désirer.

1ère partie: La plainte des hommes.

La sagesse populaire prétend depuis toujours que le bonheur n'est pas l'attribut normal de notre condition d'hommes. Vivre une situation si satisfaisante qu'on souhaiterait la prolonger indéfiniment est une aspiration aussi vieille que l'humanité. Pas facile à pratiquer. D'autant que les hommes ne placent pas le bonheur dans les mêmes objets ou le même état, et qu'ils n'ont qu'une vision confuse du bonheur. Au moins s'accordent-ils contre la souffrance de vivre et de mourir.

Le monde n'est pas ce qu'il devrait être.

Les exigences des hommes leur paraissent simples: être heureux, durablement. Le bonheur dans l'éternité. Mais le monde ne fonctionne pas ainsi. Gardener, dans Les Tommycknockers (59) déplore de "devoir apprendre, et réapprendre sans cesse", que l' éternité n'existe pas en amour: "Il avait alors souhaité rester éternellement ainsi -sauf que rien ne durait jamais éternellement. On lui avait appris que Dieu était amour, mais il se demandait quel genre d' amour Il dispense quand Il fait l'homme et la femme assez intelligents pour aller sur la lune, mais assez stupides pour devoir apprendre, et réapprendre sans cesse, que l'éternité n'existe pas."
Le bonheur n'est pas davantage accessible: "
Danny, enseigne le vieux Dick, écoute-moi. Il faut que je te parle sérieusement. Il y a des choses que l'on ne devrait pas avoir à dire à un enfant de six ans, mais les choses sont rarement comme elles devraient être. La vie est dure, Danny. Le monde ne nous veut pas de mal, mais il ne nous veut pas de bien non plus. Il se fiche de ce qui nous arrive. Les pires choses peuvent se produire sans que nous sachions pourquoi. Des braves gens meurent dans le désespoir et dans la douleur, laissant seuls ceux qui les aiment, et on est parfois tenté de croire qu'il n' y a que les méchants qui profitent des biens de cette terre." (Shining, 429)

Sans exiger l'éternité, une certaine durée ne serait pas pour déplaire: "
Il est vrai aussi que les journées authentiquement bonnes, bonnes de bout en bout, sont bien exceptionnelles. Dans le meilleur des cas, l'existence d'un individu ordinaire ne doit guère en comporter plus d'une trentaine au total. Louis Creed en concluait que Dieu, dans son infinie sagesse, se montrait infiniment moins parcimonieux lorsqu'il s'agissait de prodiguer aux pauvres humains leur ration de plaies et de calamités." (Simetierre, 253)

Dieu ne paraît pas aimer le bonheur des hommes, comme y songe tardivement Don Hagerty: "
Cet été-là (...) avait été le plus heureux de sa vie; il aurait dû se méfier. (...) Il aurait dû savoir que quand Dieu mettait un tapis aussi moelleux sous les pieds d'un gars comme lui, c'était pour mieux le faire tomber en tirant dessus." (Ça, 38)

Certains se résignent et font de difficultés vertus: "
Un vieux luthérien sans humour tel qu'Elbert Palamountain, pour qui l'idéal d'une bonne journée de travail c'était de patauger douze heures durant sous la pluie glacée d'octobre dans un champ boueux et de s'installer le dos raide dans la cabine de son camion pendant l'heure du déjeuner pour y manger des sandwiches à l'oignon en lisant le Livre de Job." (Talisman, 220) Ce qui ne suspend pas pour autant leur esprit critique, comme le père de Mike qui travaille dur dans sa ferme: «Mon père me disait souvent que Dieu aimait les rochers, les mouches, le chiendent et les pauvres gens plus que tout le reste de sa Création, et que c'était pour ça qu'il y en avait autant." (Ça, 271)

La maladie et la mort frappent, avec leur cortège de souffrances, comme elles touchent la famille de Bart: "
Il se surprit à repenser au jour où Mary et lui avaient appris (...) que Dieu avait décidé d'effectuer quelques travaux de démolition dans le cerveau de leur fils." (Chantier, 238) Morris a échappé au camp de concentration nazi, pour avoir un accident de travail qui l'a laissé partiellement paralysé: il s'estime content: "Voilà. Tout allait bien pour ses mains. Tout allait bien également pour ses bras. Ainsi donc il ne sentait plus rien à partir de la taille, et puis quoi? Dans le monde entier il y avait des gens paralysés à partir du cou. Il y avait des gens qui avaient la lèpre. Il y avait des gens qui mouraient de la syphilis. En ce moment même, quelque part dans le monde, il y avait peut-être des gens en train de monter dans un avion qui allait s'écraser. Non, ce n'était pas une bonne chose, mais partout il y avait pire.
Et il y avait eu, jadis, des choses bien pires en ce monde."
(Élève doué, 242)

Le résultat est que la gratitude envers Dieu est plutôt mitigée: "
Dieu soit loué pour ses petits cadeaux", résume ironiquement Richie. (Ça, 995) Ce qui n'empêche pas la multiplication des demandes d'aide à Dieu en cas de difficultés, dans un effort particulier pour faire coïncider un désir humain avec la volonté divine, pliée ainsi aux sollicitations de ses créatures.

La prière.

Les enfants, qui ont eu une instruction religieuse, ont appris la prière et ne doutent pas encore de son efficacité. Ellie, six ans, vient de perdre son petit frère écrasé par un camion sur la route: "«Je vais prier Dieu de toutes mes forces, dit Ellie d'une voix tranquille. Comme ça, il fera revenir Gage.
- Ellie...
- Dieu peut revenir sur ce qu'Il a fait, dit Ellie. Il peut faire tout ce qu'Il veut.
- Ellie, Dieu ne réalise pas ce genre de souhaits», dit Louis d'une voix embarrassée
.( )
« Si, dit Ellie. A l'école du dimanche, le maître nous a parlé de Lazare. C'est un bonhomme qui était mort, et Jésus l'a ressuscité. Il lui a crié: Lazare, sors! Le maître nous a même dit que s'il avait seulement dit: Sors! tous les morts de ce cimetière seraient sortis de leurs tombes. Mais Jésus ne voulait que Lazare.» (...)
«Ça s'est passé il y a bien longtemps, dit-il.
- Je vais tout préparer pour son retour, dit la fillette. J'ai sa photo, je vais me servir de sa chaise...
- EIlie, la chaise de Gage est trop petite pour toi, objecta Louis en prenant dans la sienne sa main brûlante de fièvre. Tu vas la casser.
- Dieu m'aidera à ne pas la casser», dit EIlie."
(Simetierre, 290)

L'adulte même devenu indifférent religieusement ne perd pas définitivement cette pratique, comme l'écrivain Johnny Marinville surveillé de près par le policier/Tak et qui se trouve en difficulté dans
Désolation (91): "Fais que le téléphone cellulaire marche! pria-t-il en s'adressant à un Dieu dont il s'était gentiment moqué durant presque toute sa vie de créateur, et surtout récemment dans une nouvelle intitulée «Le temps venu du Ciel», publiée dans le magazine Harper's et qui avait été assez bien accueillie. Je T'en supplie, fais que ce foutu téléphone marche, et je t'en supplie, fais que Steve l'entende. Puis, se rendant compte que c'était mettre la charrue avant les boeufs, il ajouta: Je te supplie de me donner une occasion d'utiliser ce téléphone, d'accord?"

Certains romans sont ainsi ponctués de prières, plusieurs fois renouvelées, de personnages qui réclament de l'aide. Gardener le poète, plutôt iconoclaste, s'adresse à Dieu quand il est en difficulté:
"ll n'avait pas prié depuis bien longtemps, mais il le fit. Ce ne fut qu'une courte prière, mais une prière tout de même.
« Mon Dieu,je T'en supplie », dit Jim Gardener à la faible lumière du soir.
Et il introduisit la clé dans le cadenas."
(Tommyknockers, 459)
Le cas de Gardener est intéressant dans la mesure où il révèle son rapport infantile au Père en s'appelant lui-même "le gosse". Il entre dans le vaisseau des Tommycknockers pour le faire décoller: "
Oh, Seigneur! Aidez-moi, je vous en prie, juste un peu d'aide. D'accord? Juste quelques moments de récréation pour le gosse, c'est tout ce que je demande, d'accord?" (589) Ses appels deviennent implorants, mêlés de culpabilité: "Un peu d'aide pour le gosse. Je sais que je ne suis pas grand-chose, j'ai tiré sur ma femme, je me suis mis dans de beaux draps, j'ai tué ma meilleure amie, ça aussi m'a mis dans de beaux draps (...), mais je Vous en supplie, mon Dieu, j'ai besoin d'aide en ce moment même." (590) Puis à chaque instant d'une manoeuvre périlleuse: "Je vous en supplie, mon Dieu, faites que la petite idée que j'ai soit juste." (590). Puis frénétiquement: "Mon Dieu, je Vous en supplie, juste un peu d'aide, tout de suite." (591) Enfin viennent, justifiés ou pas, les remerciements: "Je me suis branché sur eux, songea vaguement Gardener. Oh, Seigneur, merci. Seigneur! Je me suis branché sur eux tous! Ça a marché!" (591)
De tels retours de destinée sont considérés avec reconnaissance, quand la situation est suffisamment impérative, comme ce personnage qui doit téléphoner d'urgence, pour des raisons de mort, et qui n'a pas de monnaie dans la cabine téléphonique: "
En dernier recours, j'ai tâté de la main le creux où retombent les pièces. Il y avait une pièce de dix cents. Depuis ce jour-là, quand quelqu'un me dit qu'il ne croit pas en Dieu, je pense à ce que j'ai ressenti lorsque j'ai glissé mes doigts dans ce clapet et que j'ai senti la pièce." (Policier, 175)

Il est bien rare qu'une situation aussi heureuse se produise plusieurs fois sans contrepartie, comme le constate l'écrivain de
Ça en songeant à son enfance: "Dans ce monde, on paie toujours pour ce qui nous est donné. Peut-être est-ce pour ça que nous commençons par être des gosses. Dieu nous a fait près du sol, car il sait que nous sommes destinés à tomber souvent et à saigner beaucoup avant qu'on se soit rentré cette simple leçon dans la tête. On paie pour ce que l'on obtient, on possède ce pour quoi on a payé... et tôt ou tard, ce que l'on possède nous revient en pleine gueule 11" (90) Pire, cela peut même amener à douter de Dieu: "Prie tant que tu veux, David, mais ne t'attends pas à des résultats. Ton Dieu n'est pas là, pas plus qu'il n'était avec Jésus quand Jésus mourait sur la croix avec des mouches dans les yeux." (Désolation, 192)

Le sentiment de l'injustice.

Cette difficulté à obtenir des résultats par la prière entraîne des réactions de révolte. Harry fait cette constatation désabusée: "Mère Abigaël est un symbole théocratique pour la Zone libre (...), un symbole matériel d'une alliance avec Dieu (...). Comme la sainte communion ou les vaches sacrées de l'Inde (...). La plupart de ces vaches sont malades. Elles meurent de faim. Certaines ont la tuberculose. Et tout cela parce qu'elles sont un symbole. Les gens sont convaincus que Dieu s'occupera d'elles, comme les gens de la Zone sont convaincus que Dieu s'occupera de mère Abigaël. Mais j'ai mes doutes sur un Dieu qui dit de laisser une pauvre vache se balader toute seule jusqu'à ce qu'elle en crève." (Fléau, 734).

L'enfant est sensible à l'injustice qui paraît le frapper matériellement, mais plus encore quand il est atteint dans son affectivité: "
«Je ne veux pas que Church soit comme toutes ces bêtes mortes!» s'écria Ellie avec une soudaine fureur. Elle était au bord des larmes. «Je ne veux pas qu'il meure! Jamais ! Church est mon chat à moi! Il n'est pas le chat du Bon Dieu! Si le Bon Dieu veut un chat, Il n'a qu'à s'en trouver un autre! Qu'il prenne tous les chats qu'll veut et qu'Il les fasse mourir, je m'en fiche, mais pas Church ! Church est à moi! »" (Simetierre, 57)

Cette injustice du sort semble plus grande encore quand elle touche un être qui a rendu des services à la collectivité, et plus que tout encore, quand il s'agit d'un enfant. Dans Les Langoliers, la petite Dinah meurt après avoir sauvé le groupe12: "«Je t'en prie, Dinah, respire!» dit Laurel. Elle prit dans les siennes la main de la fillette et se mit à l'embrasser à plusieurs reprises, comme si ses baisers avaient pu rappeler à la vie ce qui n'y était plus accessible. Il était injuste que Dinah meure après les avoir tous sauvés; aucun Dieu ne pouvait exiger un tel sacrifice. (...)
Mais Dinah ne respira pas. Au bout d'un long moment, Laurel reposa la main de la fillette sur son corps. (...) Dans son esprit hurlait un cri de protestation outragé: Oh, non! C'est pas juste! C'est pas juste! Dieu, rends-la-nous! Rends-la-nous, bon sang, c'est tout ce qu'on te demande!
Mais Dieu ne la rendit pas."
(237)

Les adultes qui perdent un être cher crient aussi à l'injustice: "
Les premières larmes commencèrent à couler. «Oh! Johnny, tout aurait pu être si différent. Ça n'aurait pas du finir comme ça.»
Elle baissa la tête, la gorge nouée. Les sanglots la submergeaient.
(...) «Ce n'est pas juste», cria-t-elle. (...) Oh! mon Dieu, ce n'est pas juste." (L'accident, 374)

Dieu aime souvent appeler aux hommes qu'ils sont des "vermisseaux", comme le disait Shakespeare:
"Nous sommes dans la main de Dieu comme des mouches dans la main d'une enfant: Il nous tue par plaisir." (Le Roi Lear, IV, 1) Au mieux, Dieu considère les hommes comme des jouets: "Dieu parfois s'amusait à jouer de vilains tours." dit la mémé (Brume,536) Ou: "Je faillis lui dire. Cette voiture; c'était cette putain de voiture; cette vieille pute laide et rouillée. Je faillis lui dire, mais ça me restait dans la gorge, comme si le raconter, c'était trahir mon ami Arnie, ce pauvre vieil Arnie sur lequel un Dieu mauvais plaisant avait décidé de s'acharner." (Christine, 62)

On s'interroge avec acrimonie sur l'opportunité de son action: "
Oui, c'est vrai. Dieu est tout-puissant. Il m'a fait passer à travers le pare-brise d'une voiture, je me suis cassé les jambes, j'ai passé cinq ans dans le coma, trois personnes sont mortes. La fille que j'aimais s'est mariée. Elle a un un fils, qui devrait être le mien, d'un avocat qui se casse le cul pour réussir à Washington. Si je reste sur mes pieds plus de deux heures, c'est comme si on m'enfonçait des éclats de verre dans les jambes qu'aux couilles. Dieu est vraiment très marrant. Il l'est même tellement qu'il a organisé un monde d'opérette où une poignée de boules multicolores peut vous survivre. Un monde ordonné et dirigé par un Dieu de tout premier ordre. Il devait être de notre côté au Vietnam, parce que c'est de cette manière catastrophique qu'il mène les choses depuis le commencement des temps." (L'accident, 194) Johnny ironise, mais son persiflage côtoie la révolte.

La révolte métaphysique.

Suivant l'incompréhension, la révolte apparaît, quand un homme se dresse contre sa condition et la création. Le révolté affirme qu'il n'accepte pas la manière dont il est traité. Il refuse son approbation à la vie qui lui est faite. Ainsi Morris, survivant des camps de la mort, se souvient de l'effacement concentrationnaire, sa femme gazée dans les douches, les exécutions, les fours: "Il y avait eu les fours crématoires, c'était pire, ça aussi, les fours crématoires qui remplissaient perpétuellement l'air de l'odeur douceâtre des Juifs brûlant comme des torches que nul ne voyait. Les visages horrifiés des vieux amis... des parents... des visages qui fondaient comme des chandelles, des visages qui semblaient fondre sous vos yeux -de plus en plus minces, transparents. Et un jour ils avaient disparu.Où? Où va la flamme d'une torche quand un vent glacé l'a éteinte? Au paradis. En enfer? Des lumières dans la nuit, des chandelles dans le vent. Quand finalement Job s'écroula et se mit à douter 13, Dieu lui demanda: Où étais-tu quand j'ai créé le monde? Si Morris Heisel avait été Job, il aurait répondu: Où étais-tu quand ma Rachel est morte (...)? Tu regardais les Yankees contre les Senators? Si tu ne sais pas mieux tenir ton affaire, hors de ma vue.
Oui, il y avait pire que se casser le dos, il n'avait aucun doute là-dessus. Mais quelle sorte de Dieu lui aurait laissé se casser le dos pour rester paralysé à vie après avoir vu mourir sa femme, ses filles et ses amis?"
(Élève doué, 243)

De l'interrogation sur le comportement de Dieu à la contestation de certaines de ses actions, il n'y a qu'un pas, vite franchi. La mère de Johnny, hospitalisé dans le coma depuis cinq ans, perd un peu la tête et se met, sous l'influence d'une secte, à croire à des soucoupes volantes divines. Sarah, l'amie de Johnny, médite: "
Dieu envoyant des soucoupes volantes, songea-t-elle, ce n'était pas plus fou que Dieu broyant le cerveau de Johnny, que Dieu condamnant Johnny, à la non-vie qui n'est pas la mort-délivrance." (L'accident, 61) Plus tard, Johnny, rétabli, a un don de voyance, qui le contraint, par éthique, à devoir supprimer un dangereux politicien, Stillson, seule voie qui s'offre à lui pour éviter de redoutables malheurs aux hommes: "Tout à coup, Johnny voulut mourir. Son talent, un don de Dieu? Alors Dieu était un dangereux maniaque. S'il voulait la mort de Greg Stillson, pourquoi à sa naissance ne lui a-t-il pas passé le cordon ombilical autour du cou? Pourquoi Dieu avait-il choisi Johnny Smith pour accomplir cette sale besogne? Il n'avait pas pour mission de sauver le monde, c'était la tâche des psychiatres, et ceux-là seuls, du reste, en avaient la prétention." (id. 340)

La révolte apparaît ainsi dans la mesure où la divinité n'offre pas de réponse à une exigence qui paraît juste. D'une part, le révolté oppose le sentiment de justice qu'il trouve en lui au principe d'injustice qu'il voit en oeuvre dans le monde. D'autre part, il souffre de son ignorance des causes. Au moins, tant qu'à supporter, on voudrait savoir pourquoi.

Les théologiens judéo-chrétiens feront tardivement intervenir la désobéissance du premier couple pour expliquer le mal qui frappe les hommes: "
Tu m'as dit que nous n'arrêtions pas de nous tuer les uns les autres à cause du péché originel?14" proteste un personnage du Grand Bazar, qui s'insurge contre le fait qu'il y ait "un Dieu capable simultanément de nous aimer au point de nous servir son fils tout chaud sur la croix et de nous expédier en enfer sur une bombe simplement parce qu'une pauvre conne a croqué la mauvaise pomme." (Rêves & C., 86) On peut d'ailleurs considérer que, dans cette perspective, les hommes peuvent ne pas se sentir vraiment responsables d'une faute commise par de lointains aïeux: "Les gens font ce qu'ils ont toujours fait, observai-je. Et ne me dis pas que c'est parce qu'ils sont faits pour être méchants, s'ils le sont. Si tu veux absolument rejeter la faute sur quelqu'un, rejette-la sur Dieu." (id. 83)

De la révolte, on peut passer au blasphème et à la mise en cause de Dieu. Certains passages cités plus haut en sont très proches. Job, s'il s'est révolté, n'a jamais douté de Dieu et n'a pas blasphémé. Il est temps de le rencontrer: le lecteur qui n'a pas vraiment réfléchi sur le problème du mal s'apercevra, qu'en vingt-cinq siècles, le monde n'a guère évolué.

Roland Ernould © 2003.
(roland.ernould@neuf.fr).
Site web Stephen King:
http://rernould.perso.neuf.fr

 L'auteur des peintures et dessins illustrant cette étude :

William Blake (1757-1827) est un peintre, graveur et poète visionnaire anglais, auteur des Chants d'innocence (1789, 1794) et des Chants d'expérience (1794), essentiellement des sujets religieux, comme en témoignent ses illustrations des ouvrages de John Milton ou celles de John Bunyan, comme le Voyage du pèlerin ou bien encore vingt et une illustrations du Livre de Job pour la Bible (années 1820). Ses recueils de poèmes illustrés, d'un genre unique dans la littérature occidentale, préfigurent le romantisme.

Notes :

1 Par exemple l'Union Rationaliste (à cette époque particulièrement agressive à l'égard de la croyance religieuse) éditait un recueil de Jacqueline Marchand Légendes juives et chrétiennes (1968, préface de Vercors).

2 "Le coffre et la banquette arrière de la voiture étaient bourrés de cartons de livres. Pour la plupart, des exemplaires de la Bible, de tous formats, de reliures variées. Là résidait l'essentiel de la pensée humaine, la clef de voûte de la majorité silencieuse." (L'accident, 11)

3 Statistiques données par la revue Valeurs Actuelles, 11/10/1997.

4 C'est le point de vue de King.

5 Pour répondre à des demandes de lecteurs, qui ne me paraissent pas indiscrètes, je précise que je suis incroyant.

6 Le mal et la souffrance ne sont vus ici que dans la perspective de King, liée à l'existence du Dieu biblique. Il va de soi que ce problème fondamental de la révolte contre le mal peut être considéré dans une optique athée, comme l'a fait Albert Camus dans ses essais Le mythe de Sisyphe et L'Homme révolté (Gallimard 1943 et 1951), réflexions qui n'ont rien perdu de leur actualité.

7 Notamment la souffrance du jeune enfant paraît inexplicable dans la perspective d'une organisation divine judéo-chrétienne du monde. L'enfant n'a commis aucune faute, n'a aucune liberté à exercer et se trouve incapable de comprendre la pertinence possible de sa douleur.Il subit le péché originel? Mais cela veut-il dire qu'il y a également un péché originel qui accable les animaux, qui eux aussi souffrent? Dostoïevski soutenait que la mort d'un seul enfant pouvait rendre l'idée de Dieu inacceptable.

8 "Chaque fois,il retrouvait Lydia versant des flots de larmes, consommant mouchoir sur mouchoir. Lydia, une femme qui aurait dû épouser Job, ne se déplaçait jamais sans une provision de petits mouchoirs en dentelle, juste au cas où se présenterait une raison de pleurer un bon coup." (L'accident, 241)

9 Anatomie de l'Horreur, 76.

10 En notes, j'aurai l'occasion de préciser les inexactitudes ou approximations.

11 Allusion au caprice de Yahvé qui détruit tous les biens de Job.

12 Le sacrifice de l'individu à la collectivité qui se traduit par une sanction présente la même difficulté éthique que la mort d'un enfant. Comme le déplore Job,,sévèrement sanctionné dans sa chair: "Je sauvais le pauvre qui implore / et l'orphelin sans appui. / La bénédiction du désespéré venait sur moi / et le coeur de la veuve je faisais crier de joie." (Livre de Job, 29, 12/3). Les citations de La Bible sont de la traduction Osty, Seuil éd. 1973.

13 À aucun moment Job ne doute de son Dieu, même dans les pires difficultés, même aiguillonné par sa femme qui le pousse à le maudire.

14 Rappelons que le péché originel est une invention de Saint-Augustin (IVè siècle)

ce texte a été publié dans ma Revue trimestrielle

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 # 21  automne 2003

   

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